1L’augmentation du salariat fait partie des grandes transformations de l’agriculture, concomitante du déclin numérique des exploitants ainsi que du développement des sociétés et des firmes (Hervieu et Purseigle, 2013). La part du travail salarié est estimée à 35 %, dont 15 % de travailleurs saisonniers (Agreste, 2018). Cette évolution s’accompagne d’un certain nombre de problématiques du point de vue du travail, de l’emploi et des conditions de vie.

5Celui-ci, sous la forme juridique d’une association, met à disposition de ses entreprises adhérentes des salariés qui lui sont liés par un contrat de travail. Il a notamment pour but de proposer des CDI à temps plein sur la base d’emplois fragmentés, sur un principe de « maillage » et de temps de travail partagé entre ces différents emplois. Contrairement aux agences d’intérim, un premier intérêt du GE est donc de viser des besoins réguliers et de les stabiliser sur le long terme. Il est ainsi vu comme une innovation économique et sociale à même de sécuriser et développer les parcours professionnels (Zimmermann, 2011 ; Lenancker, 2018).

6Cette idée est à relativiser : bien que stabilisant l’emploi dans certains cas, le GE ne contredit pas le mouvement général de précarisation de l’emploi (cf. encadré 1). À partir d’une enquête qualitative sur le salariat agricole précaire en Languedoc-Roussillon (cf. encadré 2), l’objectif est ici de livrer un regard sociologique sur les usages qui peuvent être faits du GE et ses effets sur les travailleurs au-delà de la stabilisation de l’emploi. Nous procédons à une analyse par cas (Passeron et Revel, 2005) qui vise à rendre compte des spécificités de la structure étudiée en accédant en profondeur aux trajectoires, à la condition et au discours de trois ouvrières permanentes. Arrimée à une méthode biographique et longitudinale, cette approche permet d’accéder à la double acception de la « soutenabilité » (Roux, 2020). D’une part, un travail soutenable est un travail qui peut être enduré. Cela suppose d’appréhender la dimension temporelle, classiquement étudiée par les travaux sociologiques et ergonomiques notamment (Volkoff et Gaudart, 2015). Mais d’autre part, un travail soutenable est aussi un travail qui peut être accepté. Cela nécessite d’être attentif à la dimension subjective, celle-ci étant socialement située. En résumé, il s’agit de mettre en lumière la façon dont les contraintes et variables objectives (origine sociale, appartenance de classe, genre, diplôme, marché de l’emploi local, secteur d’activité, entreprise…) s’incarnent dans des trajectoires pour rendre soutenable ou non un travail donné du point des individus concernés. La visée se veut ainsi illustrative d’un usage possible du GE ; de potentialités dont il resterait à déterminer les probabilités de reproduction et les variations. La visée est également compréhensive, à la recherche à la fois des causes structurelles et des raisons qui amènent des individus à accepter et à rester dans les emplois non qualifiés parmi les plus usants et à risque pour la santé.

Encadré 1. Les groupements d’employeurs dans l’emploi agricole

À partir principalement des données de la Mutualité sociale agricole (MSA), l’économiste Axel Magnan (2022) note dans sa thèse que le salariat agricole précaire augmente sensiblement depuis de nombreuses années au point de dépasser largement, en nombre total de personnes embauchées directement par les exploitations agricoles, le salariat permanent : 604 800 (apprentis, CDD, contrat saisonnier, contrat vendanges) contre 142 000 (CDI) en 2016.

Nous observons une même tendance dans les GE hors-agriculture. Le volume de travail y augmente également. Le nombre d’heures travaillées double en 15 ans. Et là aussi, si cette évolution s’est traduite par des embauches en emploi permanent (52 % des heures étant réalisées par des salariés en CDI), 85 % des contrats sont principalement des CDD (Lenancke, 2018).

Encadré 2. Remarques sur le terrain, l’enquête et la population

Il est à noter que nous n’avons pas eu l’occasion d’avoir de plus amples informations sur les autres salariés du GE (dont la proportion de femmes et d’hommes) qui, sur un total de 19, sont tous ouvriers serristes en CDI (pour un seul chef de culture).

Isabelle, Charlotte et Manuelle ont été contactées par l’intermédiaire de l’une des adhérentes du GE (Magalie), avec laquelle nous avons par ailleurs effectué deux entretiens semi-directifs. Les ouvrières ont été interviewées à deux reprises, à l’été 2011 et à l’été 2013, via des entretiens non directifs. Le second entretien a un intérêt notable en ce qu’il permet de compléter et de prolonger l’analyse des trajectoires, ainsi que d’observer l’évolution de la situation – et, partant, du discours – depuis deux ans.

Magalie nous a dirigé exclusivement vers ces trois ouvrières. À ses yeux, elles ont en effet pour intérêt de faire partie des personnes qui voulaient ou veulent faire « autre chose » : Manuelle est une ancienne auxiliaire de puériculture ; Charlotte possède un CAP esthétique ; Isabelle est diplômée d’un BEP couture. Derrière cette expression, c’est donc comme si, dans les représentations de Magalie, ces ouvrières, parce qu’un peu plus diplômées et « ouvertes » à d’autres métiers que l’agriculture, étaient plus enclines à se prêter à l’exercice de l’entretien, les hommes lui apparaissant plus taiseux ou en tous cas moins intéressés.

Ironie du sort pourrait-on dire : en nous dirigeant vers ces ouvrières, Magalie nous a ainsi fait rencontrer, en milieu populaire, les personnes a priori les plus disposées à avoir un propos critique des conditions de travail dans ce GE.

7Adossé à cette posture méthodologique, l’article donne à voir un usage du GE débouchant en l’occurrence sur un travail difficilement soutenable. Notons que cette insoutenabilité ne peut être associée ici à un effet propre du GE tant il en va pour une bonne part des tendances observables indépendamment de celui-ci – notamment le contexte évoqué ci-avant de prévalence des diverses formes de pénibilités et de risques professionnels. Aussi l’article propose-t-il une analyse des formes que le GE peut prendre en agriculture et de la façon dont il peut être vécu par les travailleurs. Il présente tout d’abord la combinaison des facteurs d’insoutenabilité à l’œuvre (1). Il place ensuite la focale sur les trajectoires des ouvrières pour mettre en perspective le processus d’« engrenage » dans l’insoutenabilité et les variations inter- et intra-individuelles de ce processus (2).

Un usage du groupement d’employeurs : logique marchande et division du travail

8Le dispositif juridique du GE est apparu en 1985 en agriculture à la suite de la loi Montagne. Société coopérative ou association à but non lucratif de type loi 1901, il est d’abord limité aux entreprises agricoles et artisanales de moins de onze salariés. Les réglementations qui suivent favorisent le développement des grandes entreprises et des GE multisectoriels, s’étendant aux secteurs industriel et commercial. Le seuil passe ainsi de 100 salariés en 1987 à 300 en 1993. Alors qu’il est peu utilisé dans les autres secteurs, son institutionnalisation entraîne un important développement en agriculture, où il est largement dominant, représentant les trois quarts des GE en France métropolitaine. À mesure du processus de concentration des structures de production et d’agrandissement de la taille des exploitations depuis la « modernisation agricole », le nombre de GE quadruple quasiment dans le secteur, d’environ 1 000 en 1995 à presque 4 000 (hors CUMA) en 2015, sur un total de 6 500 GE tous secteurs confondus (Lenancke, 2018). La mécanisation des cultures, la saisonnalité des travaux et la pérennisation de la main-d’œuvre sont les principales motivations des employeurs souhaitant s’associer pour se partager les services d’un salarié.

9Le GE étudié est le fruit de cette évolution législative. Son usage poursuit une logique marchande sans s’accompagner de mesures particulières quant à l’évolution professionnelle et aux conditions de travail. Trois grands facteurs d’insoutenabilité se combinent entre eux : l’intensification du travail, l’individualisation de la relation salariale et la division sexuée du travail au détriment des ouvrières.

1. Économies d’échelle et intensification du travail

10Le GE existe depuis 1997. Il est situé dans une commune rurale du Languedoc-Roussillon, région regroupant 60 % des GE agricoles (Lenancke, 2018). Il est le fruit de l’association de plusieurs exploitants maraîchers souhaitant mutualiser les moyens de production et la main-d’œuvre. Il a pour particularité de s’inscrire dans un projet commercial plus large, telle que l’indique sa place dans l’organigramme de la société, qui s’organise en quatre niveaux :

11• des serres, regroupées sur un même site (pour un total d’environ 10 hectares), sont la propriété de 12 entreprises agricoles à responsabilité limitée (EARL). Ces sociétés de production sont dirigées par des non-salariés agricoles, adhérents d’un GE au sein duquel travaillent les trois enquêtées ;

12• les EARL du groupement vendent les fruits et légumes récoltés à la coopérative, qui embauche des saisonniers ;

13• la coopérative, à son tour, distribue les produits à des organisations de producteurs (OP) de plusieurs régions de France ;

14• les OP vendent les fruits et légumes à une Société par actions simplifiées (SAS), l’une des plus importantes du Sud de la France. Entre autres, la SAS négocie avec la grande distribution – « l’essentiel de nos clients », explique Magalie, l’une des adhérentes et directrice administrative et financière de la structure.

16La singularité est ici de regrouper les EARL sur un même site. Comme l’exprime Magalie et selon une tendance régulière aux GE (Lenancke, 2018), ce dispositif est l’occasion de réaliser des « économies d’échelle, sur le chef de culture, le chauffage, plein de choses ». En dénote l’investissement dans deux nouvelles centrales de cogénération – lorsque l’implantation des serres près de sites industriels permet de récupérer l’électricité et la chaleur qui s’en dégage. Finalement, la fonction principale du dispositif, « reproductible » selon Magalie, est de répondre à une concurrence internationale venant spécialement de l’Espagne et des pays d’Afrique du Nord :

« Parce que souvent, en tout cas pour la production sous serre, ça va être plus vers des gros sites, avec plusieurs associés, plutôt qu’un qui se développe tout seul. »

18Pour les salariés, les contraintes de productivité se traduisent par l’introduction d’une « double-densité » (soit un dédoublement des plants), relate Manuelle, ouvrière serriste de 50 ans, ainsi que par des accidents du travail. Les deux autres ouvrières, Charlotte et Isabelle (toutes deux âgées de 35 ans), ont ainsi chacune contracté une déchirure des nerfs cruraux et sciatiques lorsque, voulant gagner du temps pour répondre aux exigences de cadence, elles n’ont pas conservé la posture et les gestes adéquats (elles ont utilisé les hanches plutôt que la force du haut du corps et des jambes) pour transporter les chariots de récolte, « trop lourds ».

« Le technicien en lutte intégrée, il ne fait pas les 2 kilomètres tous les jours ; alors que les salariés, eux, oui. Ce sont eux qui travaillent dans les plantes ! Donc, il y a des besoins de formation sur la lutte intégrée : pour identifier les insectes ravageurs, les insectes auxiliaires, les différentes maladies qui puissent apparaître… Pour avoir ce système d’alerte ! »

20Ensuite, dorénavant, la plantation a lieu plus tôt (« Avant, c’était planté fin août ou mi-août ; maintenant, c’est au mois de juillet ! ») afin de commercialiser les produits sur une plus grande partie de l’année. Les ouvriers ont donc moins de temps pour désinfecter la serre, ce qui a engendré des infections des plantes et davantage de travail. Leur temps de travail, annualisé (1 607h dans l’année), est d’ailleurs variable chaque mois et parfois même chaque semaine, et défini par le GE afin de s’adapter au cycle végétatif. L’amplitude va de 28 heures l’hiver à 39 heures l’été.

21Le déploiement du dispositif ne s’inscrit donc pas dans une logique de consolidation des parcours professionnels ou des conditions de travail, à l’instar d’autres GE. D’une part, hormis un chef de culture, la totalité des salariés du GE sont des ouvriers serristes et la plupart ne connaissant pas d’évolution de carrière. Il n’y a donc pas de politique de qualification. D’autre part, seul le statut juridique associatif différencie le dispositif d’une entreprise classique, tel que l’explique Manuelle :

« Ce sont plusieurs employeurs qui sont regroupés au sein d’un site, mais on ne nous extirpe pas d’un site pour aller sur un autre site. On reste toujours sur notre site de production. »

22Ceci étant, les salariés ne travaillent pas dans différentes entreprises aux lieux, collectifs, tâches et horaires de travail variés, où il s’agirait d’enrichir ses compétences et diversifier ses expériences, ce qui est généralement présenté comme une plus-value du GE – même si cette diversité du travail peut aussi avoir ses contraintes comme celles liées au temps de transport ou à l’adaptation à différents environnements professionnels (Berthe, 2007 ; Zimmerman, 2011 ; Lenancke, 2018). Ce travail localisé en un même lieu et une même production ne contribue pas à réduire sa répétitivité (un facteur classique des TMS) et son ennui : « C’est répétitif tout le temps. Il n’y a rien de nouveau. Pff, c’est toujours effeuiller, récolter… », explique Isabelle. Cette absence de diversification limite ainsi les possibilités de mettre à distance – au moins un temps, dans une autre entreprise adhérente du GE – des conditions de travail difficilement soutenables. Et si nous pouvons penser que le fait de travailler sur un même lieu puisse participer au rapprochement, aux sociabilités et à la solidarité entre ouvriers, cela paraît compromis par d’autres facteurs d’individualisation (de la relation salariale) et de différenciation (division sexuée du travail) présentés ci-dessous.

2. Une individualisation de la relation salariale

23L’intensification du travail a d’autant plus de risques de durer et de s’accentuer si nous savons que : 1) le cumul des contraintes industrielles et marchandes se concentre à mesure que nous descendons dans l’échelle des qualifications ; 2) l’absence de contre-pouvoir limite la capacité d’expression des salariés. Or le GE n’échappe pas à la tendance générale de l’individualisation et de la contractualisation des relations professionnelles.

25D’autre part, le GE participe à la dilution de la figure de l’employeur, puisque l’emploi est mutualisé, contrairement à la sous-traitance et à l’intérim. La subordination du salarié est étirée entre deux types de relations : de droit, le liant au GE ; de fait, avec l’entreprise adhérente. Dans l’intérim par exemple, la différence entre l’entreprise prestataire et l’agence temporaire de travail est plus nette, car chacune est située dans des lieux distincts et chacune est incarnée par des personnes différentes. Pour le GE en revanche, la relation tripartite entre le salarié, l’adhérent et le groupement interroge. Dans le cas présent, ces deux dernières entités se recoupent en une même personne et en un même lieu. Alors que le GE est le regroupement de plusieurs EARL appartenant à plusieurs employeurs, les ouvrières ne font pas la distinction entre les deux aspects. Elles échangent avec une seule personne, Magalie, identifiée comme « la patronne ». Les ouvrières n’ont donc pas de plus-value intrinsèque à travailler dans ce GE du point de vue du rôle d’intermédiation et de régulation que pourrait jouer le GE dans la relation avec tel ou tel adhérent, dans les incitations à la formation ou à l’amélioration des conditions de travail, comme vu dans d’autres GE et dans d’autres structures fonctionnant sur le principe du « tiers employeur » (Dif-Pradalier et Roux, 2022). Cela d’autant plus qu’il n’existe pas de marqueur collectif au sein de la structure étudiée, surtout depuis qu’il n’y a plus de délégué du personnel. Les prises de décision s’organisent principalement entre les adhérents, tel que le relate Magalie :

« La coopérative a un conseil d’administration, le groupement a un bureau… Mais bon, pour tout ce qui est décisions officielles, approbation des comptes, etc., au quotidien, on discute entre nous, sur les décisions à prendre. »

26Cela est convergent avec le constat récurrent que, comme ici, « la proximité avec les entreprises adhérentes ne crée pas systématiquement un sentiment d’appartenance à ce collectif de travail que constitue le GE », favorisant le dialogue informel et les arrangements interindividuels (Lenancke, 2018). Nous verrons alors plus bas que la « loyauté » n’est pas forcément suffisante pour obtenir des évolutions de poste, des formations ou une augmentation de salaire, attribuées « au cas par cas », explique Magalie.

27Ces pratiques se comprennent notamment au regard du statut juridique hybride du GE : le groupement renvoie à une association à but non lucratif, qui rassemble des entreprises à but lucratif. Ce faisant, s’il s’est vu assigner des missions de lutte contre la précarité ou de développement du territoire, cette ambivalence autorise comme ici un usage principalement marchand non contrebalancé par un contre-pouvoir salarié. À cet effet, au-delà du GE, nous relevons une caractéristique majeure des ouvriers agricoles. Pour de multiples raisons (précarité de l’emploi, hétérogénéité et éclatement de la main-d’œuvre, diversité des filières, domination historique des instances représentatives patronales du secteur…), ils font partie des moins syndiqués (Pignoni, 2016), et ce, depuis plusieurs décennies, tel que le constatait par exemple Françoise Bourquelot (1972) dès les années 1970 parlant du « groupe social le plus défavorisé ».

3. Ouvrières « du bas », ouvriers « du haut »

28La sociologie a montré que la fragilisation des collectifs de travail agit également à partir de catégorisations et hiérarchisations liées à l’âge, au genre ou à l’origine socio- ethnique. Plutôt que les mécanismes de ségrégation raciale (Diallo, 2020 ; Mazenc, 2021b), cet article renseigne la division sexuée du travail. Pour la comprendre, présentons comment le travail est scindé en deux grands collectifs.

29« L’équipe du haut » (il s’agit d’une culture hors-sol) rassemble uniquement des hommes, explique Magalie, qui travaillent sur des chariots électriques surélevés. Ils s’occupent notamment de la taille et, lors de la récolte, de faire descendre les plants à « l’équipe du bas ». Celle-ci regroupe principalement des femmes qui, en pleine saison, ramassent les fruits et légumes à hauteur de hanche et les déposent dans un chariot qu’elles transportent sur des rails.

30Comment cette distinction est-elle justifiée ? Magalie avance la plus grande pénibilité du travail des hommes, qui manipuleraient plus de poids. Nous retrouvons là des différenciations sexuées observées dès les années 1960, singulièrement depuis l’enquête pionnière de Madeleine Guilbert (1966) sur les ouvrières de l’industrie. La distribution des fonctions entre les femmes et les hommes reposait sur les mêmes schèmes de perception, issus d’une homologie entre le travail domestique et le travail professionnel : les premières se voyaient attribuer les tâches les plus simples, répétitives et rapides, tandis que les seconds se voyaient confier les tâches plus techniques et, surtout, réclamant une force physique. Il s’agit d’une hiérarchisation se traduisant en discrimination : les tâches masculines étant plus hautement considérées, les hommes bénéficiaient de meilleures rémunération et qualification de leur emploi.

31Ainsi, au sein du GE, la prime à l’objectif, auparavant octroyée à l’ensemble des ouvriers, n’est plus appliquée qu’à l’équipe du haut. Il s’agirait de « récompenser » le travail des hommes et de les « fidéliser », eux qui auraient tendance à se diriger vers le bâtiment, secteur offrant un niveau de salaire plus important. En effet, 300 euros par mois, « c’est quand même une prime importante, parce que le salaire de base c’est juste un peu plus que le Smic », rappelle Magalie.

32Pourquoi ne pas également accorder la prime à l’équipe du bas ? Le critère de la pénibilité laisse alors la place à un autre type d’argument, celui du salaire d’appoint : « Ce n’est pas le même profil. En bas, il y a plus de femmes. Donc, souvent, c’est un deuxième salaire. »

33Ainsi, la hiérarchisation sexuée des tâches et des rémunérations repose également sur le primat du rôle domestique par rapport au rôle professionnel attribué aux femmes.

34Cette division sexuée du travail rappelle que la condition ouvrière prend une forme différente entre les hommes et les femmes. Charlotte, constatant les « privilèges » dont bénéficient les ouvriers « du haut », parle de « discrimination féminine » à l’encontre des ouvrières « du bas ». Elle conteste le bien-fondé du critère de la plus grande pénibilité du travail des hommes, lesquels éprouveraient d’ailleurs les plus grandes difficultés à réaliser les tâches des femmes durant l’été, période où ils ne travaillent plus en hauteur. Les ouvrières font face à des sources de pénibilité non valorisées par l’entreprise :

« Nous, quand on doit effeuiller, ce n’est pas juste un petit bourgeon du haut ; on a vraiment beaucoup de feuilles à enlever. Quand on doit cueillir, c’est pareil : on doit porter des chariots extrêmement lourds… Et on attend de toucher la prime à l’objectif, comme eux ! »

35Remarquons que ce défaut de reconnaissance vaut également pour les lourds et anciens chariots de récolte occasionnant douleurs et blessures : cette pénibilité, rencontrée surtout par les ouvrières, n’est pas, comme pour celle des hommes, prise en compte dans la politique de valorisation symbolique et monétaire de leur travail. Ces éléments corroborent le constat classique et général suivant lequel « les conditions de travail vécues par les femmes demeurent moins visibles que celles endurées par les hommes, ce qui est un frein à leur amélioration » (Gollac et al., 2014).

L’« engrenage » dans un travail difficilement soutenable

36Comment comprendre, au vu de ce qui précède, l’ancienneté des ouvrières dans cette structure ? Pour répondre à cette question, nous concentrons notre propos sur Charlotte et Isabelle, deux sœurs jumelles embauchées environ au même moment par le GE. En effet, Manuelle est davantage dotée en ressources et en ambitions, du fait de son alliance, de ses expériences professionnelles passées et des mobilités géographiques occasionnées. Ancienne auxiliaire de puériculture et manipulatrice en radiologie pendant une dizaine d’années à la Réunion et à Paris, elle a aussi été associée à son conjoint dans le cadre de divers projets entrepreneuriaux dans l’import-export. Elle est ainsi la seule à avoir obtenu une réelle promotion interne comme technicienne en conseil phytosanitaire. Pour cela, elle a usé simultanément de la prise de parole (voice), en exprimant son désir de se former au poste, et la menace de la défection (exit), en exigeant une rupture conventionnelle si la formation ne lui était pas attribuée. Elle est aussi la seule à entrevoir une porte de sortie du GE autre que le chômage, alors même qu’elle est nettement plus âgée (elle a 50 ans, alors que Charlotte et Isabelle ont 35 ans). Elle prévoit de suivre son conjoint, actuellement travailleur indépendant en informatique, dans la création d’une société agricole dans un pays de l’océan Indien.

37Au contraire de Manuelle, Isabelle et Charlotte sont toujours ouvrières serristes la majeure partie de l’année, et ont un niveau de rémunération proche du Salaire minimum de croissance. Leurs cas permettent tout d’abord d’observer en quoi toutes deux sont soumises à un même « engrenage », puisant dans une situation professionnelle et des dispositions similaires. Mais leurs trajectoires donnent également à voir des variations, au niveau interindividuel et intra-individuel (entre les deux séries d’entretiens), qui soulignent le rôle essentiel du temps pour réunir les conditions d’émergence et d’expression de l’insoutenabilité du travail.

1. Garder le CDI par sécurité et s’en satisfaire

38Charlotte et Isabelle, filles d’une vendeuse d’un stand de boucherie (elles n’ont pas connu leur père), ont grandi dans des cités HLM (Habitation à loyer modéré). Jusqu’en 1987, date de leur déménagement des Hauts-de-Seine dans une petite ville du Languedoc-Roussillon, elles vivaient dans ce qui est aujourd’hui un quartier prioritaire d’une Zone urbaine sensible (Zus), un territoire qui concentre les populations à bas revenus. Elles évoquent cet héritage social et familial pour expliquer leur « échec » et leurs « problèmes scolaires ». Comme les autres personnes enquêtées de manière générale, leur scolarité est relativement courte (CAP esthétique pour Charlotte, CAP-BEP couture pour Isabelle), les orientant vers des emplois précaires et non qualifiés pas toujours déclarés : femme de ménage, serveuse, vendeuse. Il faut également avoir à l’esprit le marché de l’emploi roussillonnais. L’agriculture y occupe une place prépondérante en termes d’offres d’emploi non qualifiées (cf. encadré 2) dans une région historiquement peu industrialisée et aux forts taux de chômage (Ballet et al., 2015).

39C’est dans ce contexte qu’à la fin des années 1990, Charlotte et Emmanuelle font leurs premières saisons agricoles pour l’exploitation de l’un des adhérents du GE, sur le site situé à la sortie de leur commune où elles ont vécu leur adolescence. Une des caractéristiques majeures en milieu populaire est effectivement de se projeter dans un espace des possibles localisé et familier (Siblot et al., 2015). Elles se rendent sur place directement, candidatant spontanément, sans connaître l’entreprise. Leur première embauche est pensée comme transitoire, en attendant mieux ailleurs. Mais on leur propose ensuite un CDI dans le GE sur le même site. L’acceptation, à 23 ans (en 1999), de l’emploi permanent dans cette structure, s’effectue par défaut d’autres possibles envisageables. Charlotte exprime sa résignation après avoir connu une nouvelle période de chômage et avoir développé de nouvelles recherches d’emploi infructueuses, jusqu’à un bilan de compétences qu’elle a trouvé inutile :

« J’ai signé mon CDI. J’ai dit : “C’est bon, j’en ai marre !” »

40Dans une région où l’emploi agricole, le plus souvent saisonnier, concentre l’essentiel des offres d’emploi disponibles, ce CDI apparaît comme une opportunité d’accéder à la stabilité de l’emploi.

41Une part de cette résignation puise sans doute également dans les rapports sociaux de sexe faisant par exemple primer la carrière des hommes sur celle des femmes. Mais dans le cas présent, les conjoints des deux sœurs étaient eux aussi ouvriers de la même structure avant d’être licenciés. D’autre part, l’ethos populaire du « sens des limites », inclinant à vivre « conformément à sa condition » (Bourdieu, 1974), connaît bien des variations selon le genre, avec notamment une division sexuée du travail dans le couple attribuant aux femmes le primat de leur rôle de mère sur celui de travailleuse (Roux, 2020). Cependant, l’acceptation de sa condition d’ouvrier agricole s’est retrouvée chez les femmes comme chez les hommes enquêtés (en emploi stable ou saisonnier), exprimant des formes similaires de fatalisme et de résignation.

42Depuis douze ans, Charlotte et Isabelle sont placées dans une situation contradictoire : à un travail difficilement soutenable répond la nécessité de garder son emploi. Ainsi, Isabelle se dit prise dans ce qu’elle appelle un « engrenage » (« Tu restes, tu gagnes [de l’argent]… […] Après, tu ne pars plus, parce que tu ne cherches pas. »), c’est-à-dire dans une situation non désirée initialement et dont il devient de plus en plus difficile de sortir, selon la métaphore mécanique que recouvre cette expression. Cet engrenage doit se comprendre dans la continuité de sa trajectoire. En effet, pour les travailleurs du « salariat subalterne » (Siblot et al., 2015), le fait d’avoir un emploi qui engendre des revenus et une sécurité est souvent un critère suffisant pour le garder. L’intériorisation de la nécessité incline à reléguer au second plan la question de l’intérêt intrinsèque du travail.

43Pour Isabelle, la crainte de perdre son emploi est d’autant plus grande qu’elle est dorénavant la principale pourvoyeuse des revenus du couple, qui reste endetté de l’emprunt de la maison, depuis que son mari, lui aussi ouvrier du GE, vient d’être licencié – à l’égal de celui de Charlotte. Elle ne veut donc pas prendre le risque de quitter son travail pour trouver mieux ailleurs, comme l’ont essayé d’autres ouvriers du GE et qui n’ont pas été réembauchés. La sécurité de l’emploi, même dans un travail non désiré, reste ainsi une option préférable au risque de la désaffiliation :

« Moi, je ne dis pas qu’il faut partir à l’aventure, comme ça, “je donne ma démission, parce que je sais qu’ils vont me reprendre” ; puis, finalement, ils ne te gardent pas. Et là tu perds tout, par contre, hein : ton chômage, tout… […] Je crois que c’est la peur au ventre, en fait. Parce que maintenant, on a un crédit, la maison… […] Il n’y a plus de travail ; et avoir un CDI, franchement, c’est super dur. »

44Comme les saisonniers d’origine populaire installés dans l’emploi agricole faute de mieux, Charlotte ajoute à ce principe de réalisme un fatalisme qui conduit non plus seulement à accepter par défaut sa condition mais aussi à s’en satisfaire, indiquant en quoi la soutenabilité renvoie à un travail supportable et acceptable :

« Il y a des fois, je pense à partir, parce que j’en ai marre. Mais des fois, je me dis : “Oh, allez, je suis bien ici. On n’est pas pire qu’ailleurs…” Pour moi, c’est un travail comme un autre : on est passionnés ou on ne l’est pas. »

2. Insoutenabilité latente, insoutenabilité effective

46Celle-ci, en effet, est en arrêt de travail pour dépression. Elle raconte avoir contracté des œdèmes (visibles lors de l’entretien) et une pneumopathie en raison de produits toxiques diffusés pendant les heures de travail des ouvriers, ainsi qu’une névralgie cervico-brachiale. Elle évoque également le harcèlement du chef de culture, qui assigne un traitement particulier aux femmes de l’équipe du bas, personnalisant ainsi la domination masculine au sein du GE. Charlotte est par exemple rappelée à l’ordre quand elle prend une pause pour aller aux toilettes. La gestion par les adhérents, principalement informelle, de ses conflits avec le chef de culture, l’isole sur l’exploitation, renforçant son impression que « tout a été calculé » pour son départ.

47Ces éléments rappellent que les ouvrières sont plus fréquemment exposées à un contrôle disciplinaire que les ouvriers, qu’elles ont moins d’autonomie sur leur lieu de travail et qu’elles ont moins de possibilités de s’appuyer sur un soutien collectif (Gollac et al., 2014). Comme chez les ouvrières de l’industrie dans les années 1970, il s’agit d’une source de pénibilité qui peut être difficilement supportable, où « les rapports de domination viennent doubler les rapports d’exploitation » d’une façon particulièrement sensible pour les femmes (Kergoat, 1978). C’est ce que nous mesurons lorsque Charlotte raconte comment elle a fini par atteindre un point de saturation. Les symptômes de la pénibilité physique, liés notamment à des temps de travail outrepassant le cadre légal, sont comme révélés ou accentués par ce traitement disciplinaire :

« J’étais en train de travailler. J’avais une grosse douleur. Je vais aux toilettes. Le chef me dit : “Ah non, tu n’y vas pas à 9h40”. J’étais là : “Qu’est-ce que je fais là ?!” Je ne pouvais même plus bouger le bras. Parce qu’en plus, ils nous font travailler huit heures d’affilée… Et j’ai baissé les bras : je suis rentrée chez moi, je n’ai rien dit à personne et je n’y ai plus jamais remis les pieds. »

49La seconde remarque renvoie à la compréhension de l’insoutenabilité du travail. Le cas de Charlotte donne à voir le décalage entre l’existence d’un travail que l’on pourrait objectivement qualifier d’insoutenable et la perception de cette insoutenabilité par les individus concernés. Avant que ces pathologies soient reconnues par le psychologue du travail, que Charlotte soit déclarée en arrêt de travail et qu’elle décide de ne plus retourne travailler pour le GE, s’est effectivement écoulée une longue période durant laquelle sa santé a été exposée.

50Ce n’est pas que la dimension temporelle de la soutenabilité (Volkoff et Gaudart, 2015) qui est ici en jeu, mais également la dimension subjective, liée à des dispositions sociales et à un contexte professionnel donné. L’enquête biographique et longitudinale permet alors de répondre à l’étonnement rétrospectif formulé par Charlotte lors du second entretien, à suite de sa rupture conventionnelle :

« Mais comment j’ai fait pour supporter tout ça ? »

51Ce n’est que lorsqu’est atteint un point de saturation physique et psychique que l’insoutenabilité, jusque-là latente, devient ici effective. C’est désormais sous le prisme de l’aliénation que sont perçus les ajustements qui consistaient à accepter sa condition :

« Je m’étais dit : “Ma foi, c’est quand même un travail !” Sur lequel je me suis endormie un sacré paquet de temps, lobotomisée… »

52Comme le schématise le tableau des trajectoires des trois femmes enquêtées (cf. annexe), les deux années qui séparent les entretiens effectués avec Isabelle et Charlotte font évoluer leur situation et leur discours respectifs : tandis que les difficultés demeurent supportées et acceptées tant bien que mal par Isabelle, qui continue de travailler dans le GE (insoutenabilité latente), ce n’est plus le cas pour Charlotte, en arrêt maladie (insoutenabilité effective). Si ces deux cas illustrent les grandes tendances à l’œuvre dans l’insoutenabilité du travail, ils permettent aussi de distinguer les conditions de maintien ou de sortie de ce processus. Sur le second aspect, insistons notamment sur l’importance de la reconnaissance sociale de la souffrance au travail et de l’existence de droits. D’une part, l’arrêt de travail pour dépression formalise les logiques collectives qui en sont à l’origine, éloignant l’interprétation de la responsabilité individuelle et de l’échec (« J’ai baissé les bras »). D’autre part, les indemnités compensatrices qui en découlent, tout comme l’allocation chômage succédant à la rupture conventionnelle, desserrent la contrainte économique. Charlotte peut désormais trouver dérisoire l’argument financier qui l’incitait à garder cet emploi :

« Tu gardes quand même le chômage ; la possibilité qu’on te reconnaisse la dépression, aussi. Du coup, tu auras tes indemnités… Tu ne perds pas tout, quoi. »

Conclusion

53Les cas qui viennent d’être analysés ne doivent pas être considérés comme isolés et aléatoires, mais comme le résultat d’une construction sociale. D’une part, destiné à « simplifier et à sécuriser des situations de travail émiettées », l’évolution du GE « participe à l’affaiblissement du collectif salarial en renforçant le pôle employeur » (Mouriaux, 2005). D’autre part, le processus d’intensification du travail et sa division sexuée se retrouvent ailleurs qu’en agriculture. Cela autorise la reproduction voire l’accroissement des pénibilités, risques professionnels et maladies auxquels les ouvriers de manière générale, les ouvriers agricoles en particulier et les ouvrières en leur sein sont les plus exposées. Cela rappelle que stabilité et qualité de l’emploi ne vont pas forcément ensemble (Centre d’études de l’emploi, 2006).

54En raisonnant en termes de soutenabilité, nous avons voulu rendre compte du long et complexe processus qui amène à se diriger vers l’emploi agricole, à accepter de s’y stabiliser dans la durée même si le travail est difficilement soutenable, puis d’en sortir par une sorte d’effet de saturation. Les salariés les plus qualifiés ne sont pas épargnés par les problèmes de santé au travail (Roux, 2022). Mais les salariés subalternes restent ceux qui, tout en étant les plus insatisfaits, attachent le plus d’importance à avoir un emploi, les amenant à le conserver par crainte de l’insécurité de l’emploi.

56Dans le « nouveau capitalisme agricole » (Purseigle et al., 2017), tout laisse finalement penser que le salariat agricole, déjà historiquement dégradé, se prête tout particulièrement à ce type d’usage du GE et à l’engrenage dans l’insoutenabilité mis ici en perspective. En tous les cas et en l’état actuel, le GE ne semble pas en mesure de corriger à lui seul les problèmes structurels d’emploi et de travail, notamment car aucune contrainte légale n’y assure la sécurisation et le développement des parcours professionnels. Renouveler le type d’enquête qualitative ici déployée tout en offrant une vue statistique d’ensemble des GE agricoles – qui fait aujourd’hui défaut – aiderait à avancer dans la validation de cette hypothèse.