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Les pesticides comme dispositif de marché de la grande distribution

Pesticides as a market device. How supermarkets trading standards influence agricultural practices
Loïc Mazenc et Jeanne Pahun
p. 23-39

Résumés

Ancré dans une sociologie des marchés, cet article propose à partir du cas de la filière pomme de terre d’analyser les relations d’interdépendance entre pratiques agricoles et commercialisation en grandes et moyennes surfaces. Trois dispositifs de marché au service de l’approvisionnement de la grande distribution sont étudiés : les centrales d’achats, les cahiers des charges et les étapes d’agréage. Ces trois dispositifs de marché, garants du respect des normes commerciales élaborées par les acteurs de la grande distribution, représentent un faisceau de contraintes imposées aux agriculteurs, faisant du recours aux pesticides un présupposé pour participer à la scène marchande. Les pesticides en tant que tels peuvent ainsi être analysés comme des dispositifs de marché permettant aux acteurs de la grande distribution d’assurer la stabilité de leur approvisionnement, de leurs relations commerciales mais aussi de leur position hégémonique au sein de la filière.

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Notes de l’auteur

Cette recherche a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au sein de deux projets de recherche l’ANR-20-PCPA-0005 et l’ANR-20-PCPA-0008. Les auteur·es souhaitent remercier Thomas Debril, François Dedieu et Guilhem Anzalone pour leur contribution à cette recherche, ainsi que les deux relecteurs/relectrices anonymes pour leurs commentaires avisés.

Texte intégral

  • 1  Une base de 71 millions d’euros a ainsi été consacrée chaque année au plan Ecophyto jusqu’en 2020. (...)
  • 2  Voir par exemple : Le bilan des plans Écophyto (2019), Cour de Comptes, novembre, 6 p., ou le rapp (...)
  • 3  Indicateurs des ventes de produits phytopharmaceutiques, un NODU agricole 2018-2020 au plus bas de (...)
  • 4  Communiqué de presse (2023). Une nouvelle stratégie nationale en construction sur les produits phy (...)

1En 2008, le Gouvernement français lançait le programme Écophyto dont l’objectif principal était la réduction de moitié de l’usage des pesticides à l’horizon 2018. Quinze ans après son lancement et malgré les fonds substantiels qui lui ont été consacrés1, les différents rapports d’inspection des organismes officiels d’évaluation2 font état de l’échec du programme : en 2022, le nombre de doses unité (Nodu, indicateur historique du plan) n’a pas diminué par rapport à son niveau de 2009, celui-ci est même en augmentation de 9 % (le Nodu agricole en 2009 était de 82 millions d’hectares3 contre 89,4 millions d’hectares en 20224).

  • 5  O. Mora (dir.), J. A. Berne, J.-L. Drouet et al. (2023). Agriculture européenne sans pesticides ch (...)

2La littérature académique analyse cet échec selon différents prismes : le faible coût des pesticides (Carpentier et Reboud, 2020), la complexité de la réglementation, ainsi que de son contrôle (Jouzel et Prete, 2022), la mauvaise conception des politiques publiques (Aulagnier, 2020) ou bien encore le rôle des acteurs de l’agrochimie dans l’élaboration des définitions du problème public (Goulet et al., 2023). Peu d’études se consacrent à l’analyse de l’influence des acteurs de l’aval des filières, tels que les industries agroalimentaires, les transporteurs ou les distributeurs (Bonneuil et Hochereau, 2008 ; Lamine et al., 2010, Magrini et al. 2016). Or la récente prospective de l’INRAE sur les différents scénarios de réduction de pesticides en Europe à l’horizon 2050 (Mora et al., 2023) insiste justement sur le rôle que sont appelés à jouer ces acteurs dans la transformation du secteur. Le premier message clé du rapport rappelle ainsi que : « construire une agriculture sans pesticides chimiques en Europe en 2050 suppose la prise en compte du système alimentaire dans sa globalité, et l’implication de tous ses acteurs »5.

3Analyser le rôle de l’ensemble des acteurs du système alimentaire est donc crucial pour identifier les freins et les leviers du changement de pratiques à l’échelle des systèmes de culture. Parmi les acteurs de l’aval, la grande distribution occupe une place centrale. Parfois décrits comme véritables « pilotes » des filières agroalimentaires (Burch et Lawrence, 2005), les acteurs de la grande distribution ont acquis ces dernières décennies un pouvoir disproportionné par rapport aux autres acteurs des chaînes agroalimentaires (Hingley, 2005). Ces acteurs possèdent par exemple un ascendant sur leurs fournisseurs concernant le partage de la valeur au sein des filières (Burch et Lawrence, 2007), via notamment l’établissement de contrats qui leur sont favorables et la menace constante du déréférencement de ces fournisseurs (Billows, 2017). Les acteurs de la grande distribution, en imposant leur raison organisationnelle ou logistique (Meynard et al., 2013), influent aussi sur les acteurs du monde agricole et plus particulièrement sur leurs techniques de production. C’est par exemple ce que montre un ensemble d’études en socio-économie consacrées à la filière du blé dont la production agricole est largement soumise aux normes commerciales issues des distributeurs (Ricci et al., 2011). Les cahiers des charges élaborés par la grande distribution imposent aux céréaliers un nombre restreint de variétés, sélectionnées selon des critères de productivité et de qualité (teneur en protéine du blé), mais associées au recours systématique d’intrants (Lamine et al., 2011a). Au-delà de ces critères, l’aspect visuel est aussi déterminant et certains traitements chimiques n’ont pour unique objectif que d’assurer l’aspect régulier des produits (taille, formes, couleur), contrôlé par un cahier des charges précis (Lamine et al., 2011 b).

4Cet article s’inscrit dans la continuité de ces études consacrées aux relations d’interdépendance entre pratiques agricoles et commercialisation en grandes et moyennes surfaces (GMS), études qui démontrent que l’écologisation du secteur agricole ne peut se faire sans l’enrôlement des acteurs de la distribution. Il entend ainsi fournir de nouveaux éléments de compréhension sur l’inertie, voire l’augmentation, de la consommation de pesticides en France. Nous montrons ainsi que l’usage des pesticides est en partie déterminé par les normes qu’établissent les acteurs de la grande distribution. Or le problème public des pesticides demeure encore aujourd’hui un impensé dans l’élaboration de ces normes. Nous constatons ainsi dans le cas de l’usage de pesticides au sein de la filière pommes de terre, un gouvernement des pratiques agricoles par la grande distribution mais sans contrôle hiérarchique direct de sa part. Dans le prolongement de cette analyse, nous montrons que les pesticides peuvent être analysés comme des dispositifs de marché régulateurs du système (Dupuy et Thoenig, 1986), permettant aux acteurs de la grande distribution d’assurer la stabilité de leur approvisionnement, de leurs relations commerciales et de leur position hégémonique au sein de la filière. Au-delà des enjeux de régulation de la production et des enjeux d’approvisionnement, les pesticides ont aussi une fonction de reproduction des positions économiques de la grande distribution.

  • 6  Les différentes enquêtes Pratiques culturales en grandes cultures d’Agreste donnent les chiffres s (...)
  • 7  Étude de comportement d’achat des pommes de terre au rayon fruits et légumes. Une offre en rayon é (...)
  • 8  Industrie de la pomme de terre : les chiffres clés (2024). Comité national interprofessionnel de l (...)
  • 9  Communiqué de presse Campagne 2023-2024 (2024). Union Nationale des Producteurs de Pommes de Terre (...)

5Pour analyser les liens entre pratiques de la grande distribution et consommation de pesticides dans les filières agricoles, nous avons sélectionné la filière pomme de terre qui présente de nombreux intérêts pour l’analyse : elle compte parmi les productions les plus traitées chimiquement en France (17 passages en moyenne) avec un nombre de traitements stable sur les 15 dernières années6. Elle est aussi très largement distribuée et achetée en supermarché (deux fois plus que les autres fruits et légumes)7. La filière pomme de terre est segmentée en plusieurs marchés : la pomme de terre primeur (4 % du volume de production) la pomme de terre de fécule destinée à l’industrie (9 %), la production de plants (8 %) et la pomme de terre de conservation (79 %). Les producteurs de cette dernière catégorie sont relativement homogènes, cultivant les tubercules sur des dizaines d’hectares, principalement dans le nord et l’ouest de la France, en rotation avec d’autres grandes cultures. Au sein de cette catégorie de la pomme de terre de conservation, une partie est destinée à l’export (43 %), une partie à la production de chips, de frites et de purée (21 %), une autre à la consommation animale (19 %) et une dernière à la vente en supermarché (17 %)8. C’est en particulier ce segment dit du « frais » que nous avons étudié, soit celui de la pomme de terre de conservation achetée et distribuée par la grande distribution. En 2023, la production de ce type de pommes de terre s’élevait à 6,8 millions de tonnes et représentait 154 000 ha cultivés en France9.

6Les objets d’études de cette recherche sont les principaux dispositifs mis en œuvre par la grande distribution pour assurer son approvisionnement en pommes de terre. Nous nous interrogeons sur la prise en compte des pesticides dans ces dispositifs de marché, que cela soit dans leur conception ou leur fonctionnement. La qualification des produits, soit la capacité d’un marché à différencier les produits qui circulent en son sein et à en assurer l’approvisionnement souhaité (Naves, 2016), rejoint un questionnement central de la sociologie économique des marchés (Callon et al., 2000). Au sein de cette littérature, les dispositifs de marché qui contribuent à la formation des échanges marchands, à la classification des produits et à leur circulation sont caractérisés de différentes manières : outils de gestion (Chiapello et Gilbert, 2020), dispositifs de calcul (Callon et Muniesa, 2003), market devices (Callon et al., 2007). Inscrits dans cette littérature, nous analysons les principaux dispositifs mis en œuvre au sein de la grande distribution pour assurer son approvisionnement en pommes de terre : tablette numérique, catalogue de références, fiches et grilles d’agréage, cahier des charges (figure 1). Leur étude permet de fournir des éléments de compréhension généraux sur les mécanismes de fonctionnement des marchés agricoles contemporains, et en particulier sur le caractère prescriptif des acteurs de l’aval en matière d’utilisation de pesticides.

Figure 1. Lieux, acteurs et dispositifs de marché clés dans l’approvisionnement en pommes de terre de la grande distribution

Figure 1. Lieux, acteurs et dispositifs de marché clés dans l’approvisionnement en pommes de terre de la grande distribution

Source : les auteurs.

7Notre enquête repose sur 41 entretiens semi-directifs menés par les auteurs entre 2022 et 2023 dans deux régions d’étude principales : l’Occitanie et la Bretagne. La moitié de ces entretiens ont été réalisés auprès de salariés de la grande distribution (23). Parmi ces salariés, des chefs de rayon, des sourceurs, des acheteurs, des agréeurs et des responsables qualité de trois enseignes différentes : Carrefour, Leclerc et Intermarché. Des entretiens complémentaires ont été menés auprès de salariés de négociants et de grossistes (5), de conseillers techniques de structures indépendantes et de certification (2), de salariés des interprofessions de la filière et des instituts techniques (6) et de producteurs de pommes de terre ou de coopératives (5). Les producteurs de pommes de terre enquêtés présentent des types d’exploitations variées : certains sont spécialisés dans la culture de la pomme de terre sur des superficies dépassant les 100 hectares, tandis que d’autres adoptent une approche diversifiée, avec moins de 10 hectares consacrés à la pomme de terre.

8Les attentes en termes d’approvisionnement sont précises et homogènes d’une enseigne de grande distribution à l’autre. Pour décrire ces attentes, nous dressons dans une première partie « l’état des étals », c’est-à-dire le type et les différentes qualités de pommes de terre que l’on trouve en supermarché, ainsi que les requêtes explicites formulées par les chefs de rayon concernant ce produit. La satisfaction de ces exigences en matière d’approvisionnement est rendue possible grâce à trois principaux dispositifs de marché : les centrales d’achats, les cahiers des charges et les étapes d’agréage de contrôle et de sanction de la qualité. Dans chacune des trois parties consacrées à ces dispositifs de marché, nous montrons d’une part comment ces règles d’approvisionnement fixées par la grande distribution permettent de maintenir l’ordre établi de hiérarchisation économique des acteurs des filières agroalimentaires. Les acteurs de la grande distribution n’agissent pas seuls et il existe un travail de facilitation du maintien de la norme effectué par d’autres acteurs de la filière, comme les négociants. Nous montrons d’autre part que ces trois dispositifs de marché visent à répondre à l’ensemble des normes simultanément (il n’y a pas de cloisonnement couplant une norme à un dispositif) et qu’ils font du recours aux pesticides un présupposé pour participer à la scène marchande (Barrey et al., 2000) de la vente en supermarché. En ce sens nous qualifions le recours aux pesticides comme un instrument de marché au service de la grande distribution et de son approvisionnement, que cela soit en matière de pomme de terre ou plus généralement de fruits et légumes frais.

L’état des étals

  • 10  CNIPT (2021). Le journal de la pomme de terre, n° 1278, 28 janvier.

9Afin de déterminer les principales demandes en termes d’approvisionnement en pommes de terre des supermarchés, nous avons mené une première série d’entretiens auprès de dix chefs de rayons issus de quatre enseignes différentes. De manière uniforme, les rayons des supermarchés proposent des pommes de terre majoritairement lavées ou parfois juste brossées, conditionnées en filets de 10 kg à 1 kg, ou bien dans de plus rares cas en sachets micro-ondables ou en vrac. À l’échelle nationale, les pommes de terre issues de l’agriculture biologique représentent moins de 4 % des volumes achetés par les consommateurs10 ; leur présence dans ces grandes surfaces non spécialisées est donc marginale. Dans les rayons de ces enseignes, les pommes de terre sont parfois classées selon leur utilisation potentielle : purée, frites, vapeur, etc. Cependant, les informations principales systématiquement mises en avant dans le rayonnage sont l’origine géographique et le nom de la variété. Les trois principaux critères des chefs de rayons qui gèrent le réassort de ces étals sont les suivants : obtenir un rayon toujours fourni, panaché et « de qualité ».

10Un « bon » rayon de pommes de terre est tout d’abord un rayon rempli. L’une des tâches quotidiennes des chefs de rayons est ainsi d’arpenter les allées et d’anticiper les commandes de réassort. Les centrales d’achats concentrent la très grande majorité de ces commandes. Sur les 10 chefs de rayons enquêtés seul l’un d’entre eux se fournissait à l’extérieur du réseau des centrales d’achats. Il existe une forte routinisation des commandes de réassort en pomme de terre. Celles-ci sont quasi journalières et se déroulent soit par l’intermédiaire d’une tablette électronique via laquelle les chefs de rayons passent leurs ordres auprès de la centrale, soit de manière automatique en fonction de l’actualisation des stocks lors des passages en caisse.

11Le deuxième critère d’un « bon » approvisionnement est d’avoir un rayon rempli toute l’année d’un ensemble panaché de pommes de terre, c’est-à-dire présentant différentes variétés, différentes gammes (« entrée de gamme », « cœur de gamme » et « premium ») et si possible avec quelques références locales de tubercules. Proposer aux consommateurs les mêmes gammes de variétés tout au long de l’année est un impératif pour les chefs de rayons qui sont nombreux à assimiler ces noms de variétés à des marques commerciales.

« Enquêtrice : Vous trouvez que les consommateurs font vraiment attention au nom des variétés ?

Chef de rayon : Oh oui. S’il n’y a pas de Bintje, s’il n’y a pas de Charlotte, ils iront ailleurs. […] c’est des vieilles marques. »

(Entretien avec un chef de rayon #8, Douarnenez, le 14 mars 2023)

  • 11  Entretien avec un chef de rayon (#6), Villefranche-de-Rouergue, le 20 mars 2023.
  • 12  Entretien avec un chef de rayon (#5), Villefranche-de-Rouergue, le 14 septembre 2023.

12Pouvoir proposer quelques références locales apparaît aussi important pour certains chefs de rayon. Deux raisons sont principalement invoquées : répondre à la demande de clients du magasin « parce qu’il y a des gens qui n’achèteront qu’en local ! »11 et répondre à leur propre envie de faire « bosser des agris du coin »12. Pour acheter des références locales, les chefs de rayons se tournent directement vers des négociants, des grossistes ou des producteurs locaux. Nous estimons que ces achats représentent entre 0 % et 15 % des achats de pommes de terre en supermarché, avec de rares exceptions de chefs de rayon qui se fournissent, s’ils sont dans des bassins de production de pommes de terre, entièrement auprès d’opérateurs locaux (c’est le cas pour un des enquêtés).

13La majeure partie des pommes de terre commercialisées sont conditionnées sous forme de filets ajourés et permettent de juger leur qualité visuelle. Les chefs de rayons s’accordent pour définir cette qualité comme suit :

« Il faut que la pomme de terre, elle soit jolie, qu’elle n’ait pas de trou noir, qu’elle soit bien ronde. Il faut qu’elle soit lisse, il faut qu’elle soit jolie quoi. Ah et puis il faut qu’elle soit lavée surtout, il faut plus qu’il y ait de terre dessus. »

(Entretien avec un chef de rayon #1, Toulouse, le 2 mars 2023)

14À ces critères esthétiques (rondes, sans tâche ni trou, lisses et lavées) s’ajoutent ceux de la couleur (il ne faut pas que la pomme de terre présente des variations de couleur ou qu’elle soit verdie) et de l’absence de germes. D’autres critères sont parfois évoqués par les chefs de rayons, tels que la texture (il ne faut pas que la pomme de terre soit molle) et enfin, bien que cité dans un seul des entretiens menés, il faut qu’elle ait bon goût.

15À la question de savoir pourquoi les chefs de rayons jugent telles qualités ou tels critères indispensables à la bonne composition de leurs rayons, la figure du consommateur a été souvent invoquée dans les entretiens menés :

« Derrière le chef de rayon ou derrière la base, vous avez un consommateur ! […] Celui qui est réellement responsable, c’est le consommateur ! »

(Entretien avec un producteur, Pontivy, le 12 mai 2023)

  • 13  Études consultées : évolution des modes de vente des pommes de terre fraîches, 2022, CNIPT ; étude (...)

16Cependant, à l’instar d’autres secteurs (Jullien et Pardi, 2015), la grande distribution, en déterminant les critères et les normes de l’offre, en façonne aussi la demande. De plus, certaines attentes des consommateurs semblent mal évaluées par les chefs de rayons. Par exemple, les études13 de l’interprofession ont montré que le critère variété est peu déterminant dans l’acte d’achat des consommateurs alors qu’il s’agit d’un critère (proposer des variétés connues) jugé comme absolument prioritaire par les chefs de rayons enquêtés.

17Les trois normes principales de l’approvisionnement étant établies (quantité, panachage de variétés et qualités esthétiques stables), nous étudions dans les parties suivantes les trois dispositifs de marché centraux qui permettent de garantir cet approvisionnement : les centrales d’achats, les cahiers des charges et les étapes d’agréage développées par la grande distribution.

Des tablettes, des centrales et des tonnes

18Les chefs de rayon effectuent la majorité de leurs achats par l’intermédiaire des centrales d’achats (aussi appelées bases) pour plusieurs raisons. Premièrement, un pourcentage d’achats auprès de ces centrales leur est parfois imposé en fonction des enseignes :

« La base, elle est à [X], et en gros on est obligé d’avoir 75 % de nos achats qui proviennent de la base. Donc là les adjoints chefs de rayon, ils ont une tablette, et sur la tablette, ils indiquent le nombre de lots qu’ils veulent, et la référence. Donc, en direct, ça part à la base, qui ensuite nous envoie les produits qu’on a commandés. »

(Entretien avec un chef de rayon #2, Toulouse, le 4 mars 2023)

19Au-delà de cette obligation, l’approvisionnement des magasins via les centrales d’achats est encouragé dans toutes les enseignes enquêtées grâce à la mise en œuvre de divers dispositifs, ou « outils de gestion » (Chiapello et Gilbert, 2020), tels que la tablette mentionnée dans l’extrait d’entretien précédent. Sur cette tablette, des prix conseillés, des commandes préremplies, un historique des ordres passés et de l’état des stocks ; en somme une simplification des procédures d’achat qui élimine le processus de négociation avec les fournisseurs et facilite une routinisation des commandes pour les chefs de rayons :

« Déjà le contact est plus rapide, c’est simple, c’est par l’intermédiaire d’une tablette. C’est rapide, c’est efficace, on a l’habitude, et on ne rentre pas forcément dans des jeux de négociation avec le producteur. Que ce soit négociation de prix, de produits, etc., l’autre avantage, c’est que la base dispose d’un stock énorme. On a beaucoup plus de chance d’avoir le produit à cent pour cent en passant par la base qu’avec un producteur local. »

(Entretien avec un chef de rayon #2, Toulouse, le 4 mars 2023)

20Concrètement, pour passer leurs commandes (références et nombre de colis), les chefs de rayons doivent se connecter le matin au logiciel de leur tablette pour recevoir les lots de marchandises à J +1 ou J +2. Sur leur tablette s’affichent toutes les références du catalogue de la centrale, ainsi que le prix d’achat au fournisseur et le prix de vente en rayon conseillé. Pour la composition de ses étals, le chef de rayon dépend ainsi largement de ce que lui soumet sa centrale d’achats. Son travail de réassort est un travail routinisé, avec très peu de marges de manœuvre sur le contenu du catalogue ou les prix et c’est un travail médié grâce aux outils de gestion tels que les tablettes ou les commandes automatiques. Un chef de rayon expliquait ainsi :

« Il faut comprendre que notre lien avec la base c’est quasi uniquement par la tablette, on rentre un chiffre, et on appuie sur commander. C’est tout. On les voit une fois par an en gros, parfois ils font une espèce de visite collective pour qu’on aille voir la supply chain, mais c’est tout. Mais c’est au niveau de la base que tout se gère, on est presque des exécutants, et de plus en plus je trouve. »

(Entretien avec un chef de rayon #1, Toulouse, le 2 mars 2023)

21Le déclassement qui s’exprime dans les propos de ce chef de rayons est en partie le fruit de l’obligation de passer par les centrales d’achats. Les outils de gestion, tels que la tablette, qui facilitent et déterminent fortement les comportements organisationnels de ces chefs de rayon, limitent la contestation de ce déclassement. Passer par la centrale est légitimé par le fait que cette voix d’approvisionnement est plus rapide, plus facile, plus efficace et moins cher. La délégation de l’approvisionnement est ainsi la résultante d’un travail de légitimation et de mise en place de dispositifs de marché qui rendent l’approvisionnement auprès des centrales d’achats aussi incontournable qu’accepté.

22Ce passage quasi systématique par les centrales entraîne une massification des achats sur le marché de la pomme de terre. Ces achats sont effectués par le service achats des centrales auprès de grossistes, de négociants, de coopératives ou plus directement, mais plus marginalement, de producteurs. Fournir une centrale d’achats implique un engagement annuel sur des volumes bien plus importants que s’il s’agissait de livraisons en magasin. L’ensemble des sourceurs enquêtés, soit les acteurs des centrales d’achats en charge de l’identification et du suivi de fournisseurs, font ainsi référence à « une taille minimum » et « une structuration minimum » des fournisseurs capables d’émarger au catalogue des centrales. Pour les sourceurs, c’est précisément la structuration de l’entreprise qui permettra de répondre aux critères que la direction qualité aura définis en amont :

« Globalement on cherche quand même à avoir des tailles minimums d’entreprises ; c’est aussi pour répondre, enfin, pour que ce soit plus précis pour nous en termes de normes, etc., parce que derrière c’est quand même des investissements de répondre aux cahiers des charges de nos différentes marques, donc on est souvent quand même sur des fournisseurs qui sont relativement structurés. »

(Entretien avec un sourceur #2, en ligne, le 11 mai 2023)

  • 14  Rapport Final projet ANR SOCIOAGRIPEST, Pesticides et santé des travailleurs agricoles : entre mis (...)
  • 15  Ibid, pp. 13-16.

23Les liens entre massification des achats et recours aux pesticides seraient à explorer davantage. Des études précédentes ont souligné par exemple que plus un agriculteur possédait d’hectares emblavés simultanément en pommes de terre, plus il avait tendance à traiter ses parcelles de manière systématique (un traitement hebdomadaire contre le mildiou pendant la saison de l’été) et indifférenciée (quels que soient la variété plantée ou l’état des champs)14. Plusieurs facteurs explicatifs sont avancés, comme la prépondérance du risque économique (le manque à gagner d’une mauvaise récolte ou d’un lot de produits déclassés est démultiplié en cas de « gros » contrat) ou la multiplication au sein d’une même exploitation de parcelles emblavées qui rend coûteuse leur gestion différenciée15.

24Plus que les magasins et leurs chefs de rayons, ce sont ainsi les acteurs des centrales d’achats qui pilotent l’approvisionnement des supermarchés. Le service qualité et les services commerciaux, en collaboration avec les sourceurs, établissent ainsi le contenu du catalogue et de l’assortiment des produits au sein desquels les chefs de rayons font leur sélection pour remplir leurs étals. En amont de la constitution de ces catalogues et assortiments, se trouve l’élaboration des cahiers des charges, dispositifs synthétisant les attentes de la grande distribution en termes d’approvisionnement et dont nous examinons le lien avec les pesticides dans la partie suivante.

Cahiers des charges et imposition de variétés

  • 16  Ce premier arrêté a été modifié par l’arrêté du 18 février 2009 qui portait sur la modification de (...)

25En France, toutes les productions sont soumises à une réglementation minimale établie par l’arrêté du 3 mars 1997 concernant le commerce des pommes de terre de primeur et de conservation16. Cette réglementation fixe certaines obligations concernant la qualité des tubercules, leur calibre ou l’étiquetage des unités de vente. Une récente étude concernant cette réglementation montre que la plupart des cahiers des charges issus des règlements nationaux, européens ou internationaux « autorisent, voire exigent de recourir aux produits phytosanitaires pour protéger les cultures » (Grimonprez, 2023). Les auteurs de cette étude soulignent le fait que les rédacteurs du cadre réglementaire et des accords interprofessionnels ne se sont pas encore emparés de la problématique phytosanitaire et que celle-ci demeure donc absente des différentes normes de production et de commercialisation de la pomme de terre, voire qu’elle encourage indirectement leur utilisation dans la filière.

26À cette réglementation s’ajoutent d’autres cahiers des charges établis par des établissements privés. Un responsable d’affaire d’un grand bureau d’audit et de certification explique au sujet de leur élaboration :

« [Il y a] des verrous qui sont importants. En fruits et légumes, le plus lourd des verrous, c’est le verrou phyto, bien sûr. Et bien sûr [nous] on ne s’engage pas dans quelque chose qui va faire prendre un risque à un moment donné, on validerait quelque chose qui serait contre nature si je puis dire. [Notre organisme de certification] ne s’engagera pas là-dedans, ça c’est sûr. »

(Entretien avec un responsable affaires d’un bureau d’audit et de certification, par téléphone, le 24 février 2023)

27Selon ce professionnel de la certification, la réduction des pesticides est donc l’un des derniers sujets abordés lors de la construction de nouveaux cahiers des charges dans les filières fruits et légumes. Ainsi, concernant la filière pomme de terre, la majorité des cahiers de charges actuels, hors label AB ou assimilés, peuvent être considérés comme des instruments de marché visant à stabiliser les échanges entre acteurs des filières agroalimentaires au prix d’une incitation indirecte à la consommation de pesticides par ces filières.

28À ces cahiers des charges issus de la réglementation publique ou de la régulation privée de la filière s’ajoutent les grilles de classification et les nomenclatures internes propres aux enseignes de la grande distribution (Bernard de Raymond, 2004). Ces nouveaux cahiers des charges sont la formalisation de l’exigence des enseignes concernant les spécificités et les qualités des produits attendus, tout en assurant leur comparabilité entre fournisseurs. Ces documents, élaborés par les services qualité des enseignes, en collaboration avec les équipes de sourcing, servent au référencement de fournisseurs, à la gestion de leurs relations commerciales avec les acheteurs des centrales et au contrôle, assuré par les agréeurs, des livraisons effectuées. On peut considérer les sourceurs, les acheteurs et les agréeurs comme des « travailleurs du marché » (Cochoy et Dubuisson-Quellier, 2000), c’est-à-dire des personnes dont « le métier […] a souvent pour tâche principale de définir les objets de l’échange, de les qualifier, de construire les nomenclatures et les critères qui permettent de les situer et de les apprécier » (p. 361). Au sein des cahiers des charges établis par ces acteurs, l’imposition de variétés aux producteurs est un facteur majeur du recours aux pesticides au sein de la filière pomme de terre. Par le truchement des cahiers des charges et des contrats associés, la grande distribution impose en effet à ses fournisseurs les variétés qu’elles souhaitent mettre en rayons :

« Les contrats servent également à cela. C’est de faire planter des choses que vous savez vendre, et dont vous avez besoin. »

(Entretien avec un acheteur de grande distribution, en ligne, février 2023)

  • 17  Pomme de terre, Résultats d’essais 2022 et préconisations 2023, synthèse nationale, Arvalis, 2023, (...)
  • 18  Quelles pommes de terre bio adaptées aux aléas climatiques ? L’action agricole picarde, 13 mars 20 (...)
  • 19  Rapport sur les nouvelles variétés de pommes de terre proposées à l’inscription du catalogue offic (...)

29Les variétés principales demandées par la grande distribution ont la caractéristique d’être peu résistantes à la principale maladie à laquelle sont exposées les cultures de pommes de terre, le mildiou, dont la lutte chimique représente jusqu’à 80 % de l’IFT de la filière selon les producteurs enquêtés. En effet, les pommes de terre « stars » des rayons de supermarché, l’Amandine, la Charlotte, la Bintje ou l’Agata, sont toutes les quatre des variétés dites « sensibles ». Elles ont par exemple des scores respectifs de résistance au mildiou du feuillage de 4/9, 4/9, 3/9, 4/9 (1 étant le score le plus sensible et 9 le plus résistant)17. Certaines variétés plus récentes obtiennent des scores bien plus élevés aux tests des maladies les plus communes de la pomme de terre. À titre d’exemple, l’Esperanto, variété reconnue pour résister au mildiou, à la sécheresse, et globalement à l’ensemble des problématiques émergentes du réchauffement climatique18 obtient un score de 8/9 de résistance au mildiou feuillage, de 6/9 au mildiou tubercule et de 7/9 à la gale commune. Mais c’est au niveau de ces résultats visuels que la variété pêche : son noircissement après cuisson est « assez marqué » et elle est sensible aux « tâches cendrées »19, autant de critères visuels qui n’influencent pas le goût ou la teneur à la cuisson, mais sont pourtant rédhibitoires pour les acteurs de la grande distribution. Un sélectionneur enquêté déplore ainsi :

« Les variétés sensibles ou assez sensibles représentent 80 % des variétés inscrites en France. Qu’est-ce qui explique ? Comment le dire ? L’inertie du marché. Les vendeurs qui sont entre autres les grandes surfaces, les acheteurs ne veulent que ce qu’ils connaissent. Or ils connaissent des variétés sensibles parce qu’il y a dix ans, il n’y avait que des variétés sensibles. […] On cultive encore de la Bintje, une variété qui a une centaine d’années ou 80 ans. C’est de la folie ! Il y a une inertie absolument dramatique pour le changement de variétés et elle est dictée par le marché. Il faut être clair, les producteurs produisent ce qu’ils vont vendre. L’acheteur leur dit qu’il veut de l’Agata, de la Bintje et très peu disent qu’ils veulent de l’Allians, de la Coquine et de la Passion qui sont résistante au mildiou. Tout le monde le sait et on fait porter le chapeau aux consommateurs. Quand on parle de ce sujet à Carrefour, à Leclerc, à Auchan ou à Intermarché, ils disent que l’Agata se vend et ils ne veulent pas l’arrêter. Bien sûr, elle se vend puisqu’ils ne mettent que cela. Elle n’est pas bonne, mais elle est belle. »

(Entretien avec le responsable d’une station de création variétale, Bretagne, le 8 février 2023)

30En effet, pour la grande distribution, les critères agronomiques (notamment ceux de multirésistance) ne passent qu’après d’autres critères de sélection (couleur, forme, taille, rendement, fritabilité, etc.). Nombreux sont les producteurs rencontrés à avoir insisté sur ce point. Le fait de concevoir un rayonnage proposant les mêmes références de pommes de terre tout au long de l’année (excepté lors de la période des pommes de terre nouvelles) présente aussi une contradiction avec les modalités de leur production. Certaines variétés sont plus précoces que d’autres et seraient ainsi plus adaptées à une consommation uniquement lors des mois d’hiver.

31Les demandes en termes de variétés issues de la grande distribution sont relayées par les différents fournisseurs des centrales d’achats aux producteurs selon le principe suivant :

« On demande aux producteurs de planter ce que nous on nous demande. »

(Entretien avec un acheteur négociant de Parmentine, en ligne, le 12 mai 2023)

32Et ce, même si certains acheteurs ou négociants enquêtés jugent que certaines variétés demandées par la grande distribution sont « dépassées », voire « dégénérées », et qu’elles ne tiennent pas assez compte des enjeux de production des agriculteurs. Cependant, ces acteurs intermédiaires ne bénéficient que de peu de marges de manœuvre pour traduire auprès de la grande distribution les contraintes des producteurs.

33Les étals des supermarchés sont donc composés de pommes de terre dont la sélection de variétés renforce la dépendance de la filière aux pesticides ; pesticides que nous pouvons définir comme un moyen externalisé de garantir la stabilité de l’approvisionnement de la grande distribution. Pour s’assurer du respect des cahiers des charges qu’elle impose à ses fournisseurs, la grande distribution a mis en place des dispositifs de contrôle sur les plateformes d’agréage de leurs centrales d’achats. Ces dispositifs ont aussi un impact direct sur la consommation globale de pesticides au sein de la filière.

Fiches et grilles d’agréage : l’imposition d’une qualité décorrélée des enjeux agronomiques

34Pour vérifier que ces cahiers des charges soient bien respectés et assurer la stabilité de leur approvisionnement, les services qualité des enseignes de la grande distribution élaborent des « fiches techniques », ou des « fiches d’agréage », autant de « dispositifs de calcul » (Callon et Muniesa, 2003) qu’ils cherchent ensuite à imposer à l’ensemble des acteurs de la relation commerciale. Ces documents jouent un double rôle : ils permettent non seulement de référencer de nouveaux fournisseurs, mais également d’approuver les produits arrivant sur les plateformes des centrales d’achats. L’objectif est de maintenir le contrôle de la grande distribution sur son approvisionnement en équipant les agréeurs chargés de vérifier la conformité des produits d’outils dotés de la plus grande « puissance de calcul » (Callon et Muniesa, 2003), afin d’assurer leur position dominante vis-à-vis de leurs fournisseurs.

35Les agréeurs fonctionnent en équipes spécialisées par catégorie de marchandises : il existe ainsi dans chaque centrale une équipe de 3-4 personnes qualifiées pour l’agréage des fruits et légumes. Cette équipe est dirigée par un manager, lui-même agréeur, et souvent spécialisée sur une production particulière. En effet, il n’existe pas à l’échelle des centrales d’agréeur spécifique « pomme de terre », mais à l’échelle des réseaux de centrales des différentes enseignes, on compte généralement une personne spécialisée dans cette production. En fonction des informations qui lui sont transmises par les équipes des différentes plateformes d’agréage de son enseigne, cet agréeur a la charge d’effectuer des retours au service qualité afin de faire évoluer au besoin les cahiers des charges ou les fiches d’agréage.

36Le processus d’agréage commence par une première vérification générale des marchandises pour s’assurer que les produits reçus correspondent à ceux commandés. Cette vérification consiste en une comparaison des informations de l’étiquette des produits reçus avec celles des bons de commande spécifiant références et quantités. Ensuite, les agréeurs effectuent des contrôles prioritaires sur certains lots sélectionnés en fonction des précédentes non-conformités relevées. Si les derniers lots envoyés à la centrale par le fournisseur en question présentaient des anomalies, un contrôle est effectué. Si des anomalies avec ce fournisseur ont été constatées par des agréeurs d’autres centrales d’achats sur l’ensemble du territoire, un contrôle est également effectué.

37Ces contrôles débutent par la sélection aléatoire d’échantillons sur l’ensemble du lot. Les pommes de terre sélectionnées sont évaluées à l’aune des critères établis dans les fiches techniques (absence de dommages dus au gel, aux blessures ou aux parasites, texture de la pomme de terre, etc.) et des grilles d’agréages notamment concernant la taille et la couleur des tubercules. Concernant le contrôle des normes en matière de produits phytosanitaires et de leurs résidus, très peu de plateformes d’agréage sont équipées pour réaliser ces procédures, qui ne sont dans tous les cas, que très rarement opérées. Les agréeurs rédigent ensuite leur rapport d’agrément, indiquant, en fonction du degré de non-conformité établi par des critères spécifiés dans la fiche technique, si le produit est accepté tel quel, s’il est accepté avec un avertissement au fournisseur, ou s’il est rejeté. Au bout de trois refus auprès d’un même fournisseur sur l’ensemble des centrales dont elle dispose, l’enseigne arrêtera de travailler avec ledit fournisseur, pendant un temps au moins. Ainsi les écarts en termes d’aspect esthétique sont donc beaucoup plus traqués et sanctionnés que les écarts relatifs aux traitements chimiques sur les tubercules.

38Pour la grande distribution, ces contrôles et les instruments qui outillent les contrôleurs, sont d’une importance cruciale pour assurer la qualité et la stabilité de cette qualité dans l’approvisionnement de leurs rayons de supermarché. Le couple formé par les agréeurs et les outils de calcul dont ils disposent (fiches et grilles d’agréage) forme une « agence calculatrice » (Callon et Muniesa, 2003) particulièrement puissante au sein du marché, c’est-à-dire avec une forte capacité « à établir une liste à la fois finie, longue et diversifiée d’entités […] et à formaliser des procédures et des algorithmes aptes à multiplier les hiérarchies et les classements possibles entre ces entités. »

39Les différentes enseignes enquêtées ont fourni des efforts importants pour standardiser leurs pratiques d’agrément sur les différentes plateformes et pour en mutualiser en temps réel les opérations de contrôle. Ces connexions entre agences de calcul (équipe d’agréeurs et outils à leur disposition) permettent de consolider l’ensemble des opérations de contrôle à l’échelle nationale et d’établir via des logiciels de contrôle des indicateurs de performance de chaque fournisseur. Cette mutualisation des données permet de renforcer le poids de la grande distribution face aux fournisseurs, dont les agences calculatrices demeurent faibles en comparaison. À cette asymétrie d’équipement entre acteurs s’ajoute le recours à des grilles d’agréage visuel qui peuvent parfois bénéficier à l’agréeur, dont le jugement personnel peut s’opérer au détriment des fournisseurs. Cet ensemble permet à la grande distribution une mise en forme de l’offre par une succession de modifications et d’épreuves, de qualifications et de requalifications des produits (Callon et al., 2000).

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40En imposant des normes et des critères stricts dont elle est capable d’assurer systématiquement le contrôle, la grande distribution conditionne l’accès à son marché à la mise en conformité des productions. Pour les producteurs, y accéder implique donc de se plier aux normes et aux pratiques établies par cette dernière. Comme toute denrée alimentaire produite dans un contexte de division capitalistique du travail et de spécialisation productive des aires géographiques, la pomme de terre circule parmi des espaces hétérogènes (exploitations agricoles, centres de conditionnement, plateformes d’achats, magasins), il n’est pas étonnant que les critères de qualité associés à cette production diffèrent entre les acteurs des différents maillons de la filière (Bernard de Raymond, 2004). Cependant, les critères de qualités contenus dans les fiches et les grilles d’agréage sont des critères qui viennent renforcer la dépendance aux pesticides des producteurs. En effet, pour passer les étapes d’agréage, il faut être en mesure de proposer des lots de pommes de terre dont les critères de qualité sont pesticides-dépendants. Les aspects visuels prépondérants dans ces critères de sélection entraînent en effet l’utilisation d’un panel important de produits phytosanitaires : une pomme de terre sans trou (donc sans taupin) suppose l’utilisation d’insecticide ; une pomme de terre de couleur homogène suppose des traitements aux champs pour empêcher l’apparition de la gale argentée ou du rhizoctone brun ; une pomme de terre de taille homogène suppose un défanage contrôlé (à 70 % d’origine chimique dans le cas de la pomme de terre). En outre, le fait de laver les pommes de terre pour pouvoir les présenter en rayons « propres » ou sans terre détériore aussi leur capacité de conservation et leur texture. Il en va de même pour le conditionnement en filet qui expose les pommes de terre à la lumière et entraîne l’apparition de germes. Dès lors, traiter les tubercules contre le phénomène de germination (encouragé par l’humidité et la lumière) représentait un poste important des traitements chimiques post-récolte avant l’interdiction en 2020 du chlorprophame (CIPC), antigerminatif dont les risques sanitaires chroniques et aigus pour les consommateurs ont été reconnus par l’agence européenne de sécurité sanitaire en 2017. Depuis, les producteurs de pommes de terre utilisent des produits alternatifs (majoritairement des huiles essentielles) dont le coût, 3 à 5 fois plus élevé20, est pour partie supporté par les producteurs eux-mêmes, pour partie par les pouvoirs publics21.

Conclusion

41Étudier les dispositifs de marché mis en place par les acteurs de la grande distribution pour garantir leur approvisionnement permet de décrire le système d’interdépendance qui les relie aux agriculteurs. L’efficacité de ces dispositifs réside dans leur capacité à assujettir la production aux impératifs et desiderata de la grande distribution, sans que cela génère de conflits ou de contestation au sein des filières. Les moments de tension qui peuvent être associés aux négociations de prix ou au contrôle des marchandises sont dissous dans une routine hebdomadaire et une asymétrie d’équipement entre acteurs du marché, toutes deux garantes de l’intégration et de l’acceptation des contraintes de la grande distribution par les acteurs de l’amont.

42Ces dispositifs de marché permettent d’une part de reproduire des relations de pouvoir et une organisation interne favorable aux acteurs de l’aval, mais nous avons montré d’autre part qu’ils induisent la reproduction des modèles techniques de la production agronomique sous pesticides. Les centrales d’achats exercent grâce à ces dispositifs une pression constante pour maintenir les volumes livrés ; le catalogue et les cahiers des charges élaborés par les services qualité ou les sourceurs des centrales sont saturés de variétés sensibles aux principaux ravageurs des cultures ; la prépondérance des critères esthétiques au sein de l’approvisionnement et la capacité des enseignes à en effectuer un contrôle systématique renforcent la norme des traitements systématiques.

43Pour s’inscrire dans ces dispositifs et participer à la relation commerciale, le recours aux pesticides est ainsi un implicite obligatoire du marché. En ce sens, les pesticides peuvent être analysés eux-mêmes comme un nouveau type de dispositif de marché de la grande distribution et au service de ses normes d’approvisionnement. L’emprise du marché et des agencements marchands (Callon, 2017) mis en œuvre par la grande distribution réside dans cette capacité à déployer des dispositifs à l’extérieur de son champ d’action mais au service de ses intérêts. L’élaboration des normes commerciales par les acteurs de l’aval constitue en ce sens un moment clé de l’exercice de leur pouvoir au sein de la filière. Elle permet de gouverner les pratiques agricoles à distance par la définition de règles de marché et des conditions pour y participer.

44Impératifs implicites de participation aux échanges commerciaux régulés par les normes de qualité fixées par la grande distribution, les pesticides sont un moyen externalisé de garantir la stabilité de son approvisionnement. L’injonction à traiter les cultures est incorporée dans les dispositifs de marchés étudiés. En ce sens, elle ne repose pas sur un travail politique explicite des acteurs de la grande distribution, ce qui peut expliquer l’absence totale de point de vue à ce sujet des acteurs enquêtés. Ici les dispositifs de marché au service de la satisfaction des normes commerciales fixées par la grande distribution reposent sur le présupposé suivant : le recours aux pesticides par les acteurs de l’amont. À l’échelle de la filière, les producteurs, les négociants ou les distributeurs, acceptent ainsi tacitement l’utilisation des pesticides comme une nécessité incontournable pour garantir le bon fonctionnement de la filière. Par conséquent, les discussions sur les alternatives aux pesticides ou sur les risques associés à leur utilisation sont souvent limitées. La construction de la figure d’un consommateur responsable de l’offre qui lui est faite vient légitimer l’immobilisme des pratiques au sein de la filière. Ainsi, à contre-courant de « l’illusion » que véhiculent les discours sur la transition agro-environnementale (Ansaloni et Smith, 2021), le fordisme agricole n’a pas disparu : les exploitations agricoles sont toujours des unités spécialisées de production de matières premières dont les exigences de qualité et le processus de production sont dictés avant tout par des entreprises de négoce, de transformation, et de distribution. Non seulement la grande distribution façonne les pratiques agricoles mais elle participe également, et lourdement, à définir la demande de produits agricoles. En ce sens, les pesticides ne sont pas seulement des outils agricoles, mais aussi des éléments essentiels du tissu relationnel et politique qui compose la filière pomme de terre en tant que stabilisateurs des relations commerciales et garants des normes d’approvisionnement exigées par la grande distribution. Supprimant l’imprévu (Karpik, 2000) de production, les pesticides agissent comme des régulateurs du système (Dupuy et Thoenig, 1986).

45Ce travail sur les dispositifs de marchés concrets et de leurs prérequis fonctionnels permet d’ouvrir la boîte noire de l’influence de la grande distribution sur les pratiques agricoles. Il propose ainsi des pistes d’analyse autour des verrouillages marchands qui freinent la transition environnementale des pratiques agricoles et montre qu’au-delà de l’agentivité des agriculteurs, le recours aux pesticides repose aussi sur des normes, des règles et des conventions dictées par le marché. Comprendre ces agencements marchands est dès lors capital pour pouvoir agir sur ce problème public majeur.

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Notes

1  Une base de 71 millions d’euros a ainsi été consacrée chaque année au plan Ecophyto jusqu’en 2020. Sur le site du ministère de l’Agriculture, Le Plan Ecophyto qu’est-ce que c’est ? 7 février 2022.

2  Voir par exemple : Le bilan des plans Écophyto (2019), Cour de Comptes, novembre, 6 p., ou le rapport Évaluation des actions financières du programme Écophyto (2021), CGEDD, CGAAER et IGF, mars, 208 p.

3  Indicateurs des ventes de produits phytopharmaceutiques, un NODU agricole 2018-2020 au plus bas depuis 2012-2014 Un premier résultat provisoire pour le NODU agricole 2021, site du ministère de l’Agriculture, 16 novembre 2022.

4  Communiqué de presse (2023). Une nouvelle stratégie nationale en construction sur les produits phytopharmaceutiques, pour la réduction des effets sur la santé et l’environnement, et pour l’adaptation des techniques de protection des cultures. Ministère de la Santé et de l’Accès aux soins, 12 juillet.

5  O. Mora (dir.), J. A. Berne, J.-L. Drouet et al. (2023). Agriculture européenne sans pesticides chimiques en 2050. Résumé de la prospective. INRAE, 14 p.

6  Les différentes enquêtes Pratiques culturales en grandes cultures d’Agreste donnent les chiffres suivants : IFT 2006 : 16,6 ; IFT 2011 : 15,6 ; IFT 2017 : 18,8.

7  Étude de comportement d’achat des pommes de terre au rayon fruits et légumes. Une offre en rayon éloignée des attentes des consommateurs (2018). Comité National Interprofessionnel de la Pomme de Terre, juillet.

8  Industrie de la pomme de terre : les chiffres clés (2024). Comité national interprofessionnel de la pomme de terre (CNIPT), https://www.lespommesdeterre.com/chiffres-cles/, site internet consulté le 28 novembre.

9  Communiqué de presse Campagne 2023-2024 (2024). Union Nationale des Producteurs de Pommes de Terres, 11 janvier.

10  CNIPT (2021). Le journal de la pomme de terre, n° 1278, 28 janvier.

11  Entretien avec un chef de rayon (#6), Villefranche-de-Rouergue, le 20 mars 2023.

12  Entretien avec un chef de rayon (#5), Villefranche-de-Rouergue, le 14 septembre 2023.

13  Études consultées : évolution des modes de vente des pommes de terre fraîches, 2022, CNIPT ; étude sur les perspectives pour l’achat et la consommation de la catégorie pommes de terre, 2019, CNIPT ; une offre en rayon éloignée des attentes des consommateurs, 2018, Usages & attitudes à l’égard de la pomme de terre, 2019, CNIPT.

14  Rapport Final projet ANR SOCIOAGRIPEST, Pesticides et santé des travailleurs agricoles : entre mise en visibilité et invisibilisation, octobre 2017, 32 p.

15  Ibid, pp. 13-16.

16  Ce premier arrêté a été modifié par l’arrêté du 18 février 2009 qui portait sur la modification de la date limite de commercialisation des pommes de terre primeurs.

17  Pomme de terre, Résultats d’essais 2022 et préconisations 2023, synthèse nationale, Arvalis, 2023, 100 p.

18  Quelles pommes de terre bio adaptées aux aléas climatiques ? L’action agricole picarde, 13 mars 2023.

19  Rapport sur les nouvelles variétés de pommes de terre proposées à l’inscription du catalogue officiel français, CTPS, décembre 2022, 21 p.

20  Propos tenus par Michel Martin, responsable du pôle stockage et valorisation des pommes de terre à Arvalis, dans l’article : « Comment les “patatiers” français sont passés des produits phytosanitaires à l’huile de menthe », La Croix, 3 mai 2021.

21  La région Hauts de France a par exemple lancé plusieurs appels à projets pour accompagner financièrement les agriculteurs sur ce dossier : un premier de 7,5 millions d’euros (2022) et un second de 5,9 millions d’euros (2022).

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Table des illustrations

Titre Figure 1. Lieux, acteurs et dispositifs de marché clés dans l’approvisionnement en pommes de terre de la grande distribution
Crédits Source : les auteurs.
URL http://journals.openedition.org/economierurale/docannexe/image/13924/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 57k
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Pour citer cet article

Référence papier

Loïc Mazenc et Jeanne Pahun, « Les pesticides comme dispositif de marché de la grande distribution »Économie rurale, 392 | 2025, 23-39.

Référence électronique

Loïc Mazenc et Jeanne Pahun, « Les pesticides comme dispositif de marché de la grande distribution »Économie rurale [En ligne], 392 | Avril-juin 2025, mis en ligne le 01 mai 2025, consulté le 08 novembre 2025. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/13924 ; DOI : https://doi.org/10.4000/13y7h

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Auteurs

Loïc Mazenc

LABEX SMS, Université de Toulouse ; loic.mazenc@gmail.com

Jeanne Pahun

LISIS, INRAE, Noisy-le-Grand ; jeanne.pahun@gmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont susceptibles d’être soumis à des autorisations d’usage spécifiques.

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