1Dès les années 1990, la Chine a suscité l’admiration pour sa croissance économique. Aujourd’hui, le développement du pays et l’enrichissement d’une partie de ses habitants sont incontestables, même si les statistiques officielles sont souvent sujettes à caution. Parvenue au deuxième rang de la hiérarchie économique mondiale (voire au premier, en parité de pouvoir d’achat), la Chine poursuit son ascension et son produit intérieur brut pourrait dépasser celui des États-Unis d’ici à 2030. Mais la progression de la Chine suscite également de l’inquiétude, car elle fut non seulement fulgurante mais a bousculé ainsi la hiérarchie des nations, tout en étant porteuse d’une remise en cause de l’ordre international construit après la Seconde Guerre mondiale.

2Depuis quelques années, les analyses pointant les fragilités de l’Empire du Milieu comme sa volonté hégémonique se succèdent. Mais un aspect est très souvent oublié par les analystes : la capacité de la Chine à se nourrir et, en corollaire, sa dépendance alimentaire grandissante, ainsi que l’impact de cette situation sur les marchés mondiaux agricoles.

3Car malgré ses succès économiques, la Chine reste confrontée à la contrainte de l’alimentation. Elle doit approvisionner en biens alimentaires un nombre d’habitants représentant près de 19 % de la population mondiale, tout en étant dotée de moins de 8 % des terres cultivables et de ressources en eau insuffisantes. Le choix de l’industrialisation s’est de plus traduit par une urbanisation importante et une élévation des niveaux de vie occasionnant une relative occidentalisation des modes de consommation. Il s’ensuit que, depuis plusieurs années, la Chine éprouve de réelles difficultés à atteindre ses objectifs d’autosuffisance alimentaire. En devenant fortement importatrice de produits agricoles, et s’exposant ainsi au risque de la dépendance alimentaire, la Chine entre en contradiction avec sa volonté de contrôle de son approvisionnement alimentaire.

4Pour mieux comprendre les enjeux de la réponse des autorités chinoises à cette dépendance alimentaire croissante, cet article se propose d’abord d’expliciter la notion chinoise de sécurité alimentaire et la volonté de contrôler l’offre alimentaire, issues de son histoire millénaire et toujours présentes dans les esprits des dirigeants actuels. La deuxième partie s’attachera à analyser les limites de la politique productiviste poursuivie pendant des décennies, qui malgré des niveaux de production records, a mené à des impasses environnementales et n’a pas empêché l’apparition d’un déficit agricole croissant. De crainte de perdre la main sur son approvisionnement agricole, et donc de se retrouver fortement dépendante pour son alimentation, la Chine a dû modifier sa politique agricole, en prenant en compte l’état environnemental de ses ressources foncières et hydriques tout en reconnaissant nécessaire un certain niveau d’importation. Mais afin de rester maître de ses importations, le gouvernement chinois a fortement appuyé les investissements à l’étranger afin de sécuriser les flux de produits agricoles. C’est ce dont traitera la troisième partie, avant que ne soient abordées les implications de cette nouvelle politique pour le reste du monde, en termes de conflits, de dépendance réciproque ainsi que de captation de la valeur ajoutée.

Le développement de la notion de sécurité alimentaire en Chine

1. Une idée très ancienne et toujours actuelle

5Bien avant l’unification de la première Chine, en -221 av. J.-C., les penseurs et gouvernants chinois placèrent l’agriculture et l’alimentation de la population au centre de la gestion des Royaumes avec le Gouvernement comme régulateur de la production agricole. L’agriculture et la capacité à nourrir la population devant constituer les principales préoccupations des souverains, les troubles liés à l’alimentation étaient souvent l’une des causes du renversement des dynasties. Négliger l’agriculture, en particulier l’entretien des stocks de céréales permettant de prévenir les famines, a d’ailleurs causé la chute de plusieurs empereurs : ils avaient perdu le « mandat du ciel » qui leur conférait leur légitimité (Crook, 1999).

6Surnommée The Land of Famine par Mallory, aucune autre civilisation n’aurait conservé cette constante idée de famine qui influence encore aujourd’hui la nation qu’est la Chine (Mallory, 1926). La conscience de la nécessité d’éviter des famines joua un rôle crucial dans l’élaboration des politiques publiques et dans la définition des objectifs assignés à l’État. Le pays aurait en effet connu, entre 1765 av. J.-C. et 1911, plus de 2500 sécheresses et plus de 3000 famines, soit presque une par an (Bu et Bruins, 2004). Les nombreux penseurs, confucianistes et légistes, ont tous mis en avant l’importance de l’agriculture comme source de richesse et de stabilité, mais également de puissance permettant de résister à un voisin menaçant ou, au contraire, de le défaire (Wu, 2007 ; Yu et Wang, 2014). Maîtriser son approvisionnement agricole était une condition de puissance d’un État et donc de sa survie. Il est intéressant de remarquer que cette idée liant la puissance d’un État à la santé de son agriculture a traversé les siècles puisque le plus important document d’orientation politique annuel mentionnait en 2015 : « Pour que la Chine soit forte, son agriculture doit être forte » (Comité central du Parti Communiste et le Conseil de l’État, 2015).

7Pour mener ces objectifs à bien, d’ambitieuses politiques agricoles ont été très tôt mises en œuvre (stockage public avec construction de greniers, travaux d’irrigation, mesures de prévention et de secours en cas de catastrophes naturelles…). A contrario, le commerce alimentaire avec d’autres pays est resté relativement réduit jusqu’au début du vingtième siècle. La plupart du temps, la Chine n’a compté que sur ses propres forces, approvisionnant ses régions déficitaires grâce aux surplus de celles en excédent. Il faut attendre la première moitié du vingtième siècle pour que les importations agricoles jouent un rôle non négligeable dans l’approvisionnement des villes côtières. Autrement dit, la Chine a réussi l’exploit de nourrir la population la plus nombreuse au monde, et en croissance, sans peser sur les grands équilibres agricoles mondiaux.

2. Une volonté de maîtriser son approvisionnement alimentaire

9Le contexte international joua également un rôle important dans la volonté chinoise de rester autosuffisante. Le déclenchement de la guerre de Corée fut le prétexte pour le Gouvernement américain de décréter un embargo total contre la Chine, en cherchant à l’imposer à ses alliés, pour tenter d’endiguer la puissance chinoise et de limiter ses capacités militaires. Si les États-Unis levèrent finalement leur embargo permettant d’importantes importations chinoises de blé à partir des années 1970, cet épisode a renforcé la méfiance des dirigeants chinois vis-à-vis du commerce international et forgé l’idée de vulnérabilité de leur pays à l’arme alimentaire.

13La Chine affiche donc une volonté toujours actuelle de rester maître de son approvisionnement à travers des slogans comme « à tout moment, le bol des Chinois doit être fermement tenu entre leurs mains » et que « ce bol doit être rempli de grains chinois ».

Une politique d’autosuffisance qui a atteint ses limites

14Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la politique agricole chinoise a évolué et connu de nombreuses ruptures plus ou moins tragiques. Mais l’impératif de nourrir la population reste gravé dans l’esprit des dirigeants : les décisions reléguant l’agriculture au second plan ont souvent eu des conséquences jugées suffisamment graves pour convaincre le pouvoir d’opérer une marche arrière et de replacer le secteur agricole au centre des préoccupations politiques et économiques.

1. Une politique agricole chinoise évolutive

15L’agriculture a été le premier secteur à bénéficier de la politique de réforme et d’ouverture en 1978, à travers la décollectivisation, la hausse des prix et la libéralisation progressive du commerce. Mais la fin des années 1980 a vu un tournant de la politique chinoise au profit des secteurs industriels et des provinces de la côte. Les documents d’orientation politique ignorent alors l’agriculture et traduisent clairement une réorientation des priorités économiques. Ce délaissement des campagnes a eu plusieurs conséquences : l’écart de revenus entre ruraux et urbains s’est accru, les écoles rurales et les systèmes de pension ruraux ont souffert du manque de financement, enfin le développement des villes s’est effectué au détriment des ressources en eau et en terres des campagnes.

16Dans les années 1990, les frustrations ainsi créées se sont muées en colère, parfois en émeutes, notamment dans les zones périurbaines et ont fait craindre la menace de forces de contestations, alors même que l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en décembre 2001 ouvrait les frontières du pays et mettait en concurrence produits locaux et importés, notamment agricoles.

17Dans les années 2000, la politique agricole chinoise subit une nouvelle réorientation. L’agriculture et le milieu rural reviennent au premier plan des préoccupations à la suite de plusieurs événements : les pressions extérieures sur la capacité de la Chine à se nourrir elle-même décrites plus haut, l’entrée du pays à l’OMC et les nouveaux dirigeants élus à la tête du parti communiste en 2002, qui décident de rompre avec la politique de l’équipe précédente. Cette nouvelle direction repose sur la problématique des san nong (les trois nong), centrale en Chine : l’agriculture (nongye) avec l’objectif d’augmenter la production, les agriculteurs (nongmin) avec l’objectif d’augmenter leurs revenus et le milieu rural (nongcun) dont la modernisation des infrastructures reste prioritaire (Chaumet et Pouch 2017).

18Le mot d’ordre à partir de 2003 étant de « donner plus, prendre moins et libéraliser » (Lin et Wang 2012), les budgets consacrés aux san nong ont décuplé depuis 2003, dépassant les 1700 milliards de RMB en 2015, soit environ 280 milliards d’euros. Pour concrétiser le « prendre moins », les autorités ont initié en 2000, puis généralisé en 2006 l’unification et la suppression des taxes rurales formant le « fardeau paysan », allégeant d’autant la pression fiscale sur les agriculteurs.

2. Une politique productiviste qui a produit ses effets

19L’objectif de la politique agricole chinoise d‘accroître toujours plus les volumes de production, pour atteindre les niveaux d’autosuffisance fixés, a reposé à partir de 2004 sur des incitations économiques à l’intensification pour les seules productions des grains : subventions aux intrants, subventions à la mécanisation, aides directes… Le Gouvernement chinois a également mis en place un système de prix minimums garantis permettant de stabiliser le prix intérieur dans les principales provinces productrices de riz, de blé, de maïs, de soja et de colza. En intervenant directement sur le marché intérieur à travers l’achat de l’excédent d’offre par des organismes de stockage public dès que le prix de marché descendait sous le prix garanti, les autorités chinoises ont pu assurer un prix relativement stable aux producteurs et encourager la production à l’aide de toujours plus d’intrants. Ces prix minimums ainsi que les subventions et aides directes ont connu des hausses régulières pour tenter de compenser la hausse des coûts de production, et pour inciter les producteurs à persister dans les productions de grains. Les consommateurs comme les contribuables furent donc mis à contribution pour renforcer la sécurité alimentaire.

20La production chinoise de grains (céréales, soja et tubercules) a ainsi progressé sans discontinuer de 2003 à 2015, passant de 430 à 621 millions de tonnes, d’après les données officielles, soit une hausse de 44 % (voir graphique 1). L’analyse de la sécurité alimentaire chinoise se mesure encore très souvent par la disponibilité en grains par habitant. Celle-ci a évolué à la hausse, malgré certains « accidents », depuis les années 1950 et a donc absorbé la croissance de la population. La disponibilité affiche aujourd’hui près de 450 kg par habitant, soit 40 % de plus qu’en 1978, à la veille des réformes (graphique 1).

21Une grande partie de cette hausse est à mettre au crédit de la production de maïs qui a presque été multipliée par deux, tandis que le blé et le riz progressaient respectivement de 50 % et de 30 %. La hausse de la production proviendrait d’un accroissement de près de 13 % des surfaces ensemencées en céréales entre 2003 et 2014, mais surtout d’une intensification de la production. La hausse des rendements a été rendue possible par l’utilisation de nouvelles variétés mais également par l’application d’intrants (engrais, phytosanitaires) en très grandes quantités. Certains chercheurs doutent cependant de la fiabilité des statistiques chinoises et remettent en cause cette croissance impressionnante (Xu et al., 2014).

3. Un déficit commercial agricole et agroalimentaire croissant

24Alors que les récoltes de céréales n’ont cessé de croître depuis 2004, les importations et le stockage liés aux prix minimums de ces produits ont dans le même temps fortement progressé. Car l’écart entre le prix garanti et les prix mondiaux n’a cessé de se creuser, alors que le marché intérieur n’était protégé que par des droits de douane de 1 % au sein de contingents tarifaires de plusieurs millions de tonnes. Une partie des volumes supplémentaires n’a pas trouvé de débouchés sur le marché chinois ou à l’exportation, venant gonfler les réserves de céréales qui ont atteint des niveaux astronomiques, plus de 200 millions de tonnes pour le maïs. La hausse de la production chinoise de céréales a donc surtout servi à constituer des stocks devenus pléthoriques tandis que la consommation était satisfaite de manière croissante par l’importation. À l’inverse, la production de soja a décliné entre 2004 et 2015, tirant des importations déjà massives pour répondre à la demande d’huile et de tourteaux. Plombés par des coûts élevés d’alimentation animale et une qualité parfois défaillante, les produits animaux tels que le lait ou la viande bovine font également face à des importations en hausse.

25Résultat, le déficit commercial a atteint 50 milliards de dollars en 2013 (graphique 3). La Chine est en effet devenue au fil des ans, première importatrice mondiale de soja (avec plus de 90 millions de tonnes par an et les 2/3 des fèves échangées sur le marché mondial), de riz, de produits laitiers, de viande bovine…

4. Les freins à la production agricole chinoise

26Le développement de l’agriculture chinoise s’est, en outre, trouvé confronté à des contraintes hydriques de plus en plus prégnantes. Les volumes disponibles sont faibles et se réduisent, l’eau est géographiquement mal répartie entre le Nord et le Sud et sa qualité se dégrade progressivement. La proportion d’eaux souterraines dont l’utilisation pour les activités humaines est limitée par le niveau de pollution a été évaluée à plus de 60 % en 2014 par les autorités chinoises. Plus de 4 millions d’hectares, soit 6 % des surfaces irriguées, dont les deux tiers dans le nord du pays, seraient irrigués avec de l’eau polluée. La Chine fait également face à des problèmes de sols agricoles. Une partie importante des sols est en effet dégradée par l’usage excessif des engrais et par les pollutions d’origine industrielle et urbaine. En 2013, les autorités avaient annoncé que 3,3 millions d’hectares, près de 3 % de la surface agricole, étaient trop pollués pour être cultivés. L’année suivante, un rapport officiel a révisé ces chiffres, estimant que 16 % du territoire et 19 % des terres cultivées dépassaient les seuils de pollution admis en Chine, notamment pour le cadmium, le nickel et l’arsenic.

28La politique d’agrandissement des exploitations agricoles tente de résoudre ce problème. L’augmentation de la taille des fermes permettrait de diminuer les coûts de production, d’augmenter la productivité des travailleurs et donc les revenus, motivant les agriculteurs à poursuivre leur activité agricole. Mais la taille moyenne des quelque 200 millions d’exploitations serait de 0,7 ha en 2013 (Ji et al., 2016), toujours très loin des moyennes en France (55 ha), ou encore aux États-Unis (175 ha).

29Au niveau des produits agricoles, il s’agit de relever le défi du prix, de la qualité, de la sécurité sanitaire des aliments, plus largement de l’adéquation de l’offre à la demande afin de nourrir la population et freiner les importations. Produire des volumes ne suffit pas si les consommateurs n’achètent pas les aliments. Le marché des poudres de lait infantiles – depuis le scandale de l’ajout de mélamine qui, en 2008, a intoxiqué 300 000 bébés (Chaumet et Desevedavy, 2009) – en offre un exemple frappant : la défiance des consommateurs alimente en grande partie les importations. L’écart de prix, mais aussi de qualité du riz chinois face aux productions des pays voisins du sud est également à l’origine d’importations croissantes depuis quelques années.

Une réorientation récente pour garder le contrôle de l’approvisionnement alimentaire

30Après avoir prôné, pour des raisons géopolitiques et géoéconomiques de maîtrise de l’approvisionnement alimentaire, l’intensification de l’agriculture et l’augmentation à outrance des volumes, les autorités chinoises se sont rendu compte de l’impasse, environnementale et commerciale dans laquelle menait cette voie. Une nouvelle stratégie a été lancée en 2015 et repose sur deux piliers pour permettre de conserver la maîtrise de l’alimentation de la population. Cette politique est qualifiée de « duale », c’est-à-dire reposant sur la production locale et des importations modérées, contrôlées de manière croissante par des capitaux chinois.

31Si l’autosuffisance en produits stratégiques demeure toujours la priorité de la politique agricole chinoise, l’explosion des importations de soja et la hausse des achats de maïs, d’orge et de sorgho ont compromis l’objectif de 95 % d’autosuffisance en grains défini en 1996 obligeant les autorités chinoises à modifier en 2014 le champ des produits concernés. Cette vision était de toute manière vouée à être revue car elle regroupait des produits destinés à la consommation humaine et d’autres utilisés en grande partie dans l’alimentation animale. Ainsi, l’autosuffisance doit être basique pour les céréales, tandis que l’auto-approvisionnement en blé et le riz, regroupés sous l’appellation « 口粮 » (kou liang) doit être absolu, sans que ces termes n’aient été explicités. La Chine recentre ainsi sa sécurité alimentaire sur les deux principales céréales destinées à l’alimentation humaine.

1. Le pilier local : adapter l’offre locale à la demande sur le long terme

32A contrario de la seule question des quantités produites traitée par la politique agricole telle qu’appliquée au cours des dernières décennies, les thèmes abordés par la nouvelle réforme sont multiples et concernent la qualité, l’efficacité comme la durabilité de la production agricole. Outre l’objectif de longue date, élever les revenus des agriculteurs, la réforme s’attaque à un nouvel objectif : adapter l’offre à la demande.

33Ce premier pilier se décline en 2 axes.

Préserver les capacités de production

34Le premier axe consiste à maintenir des niveaux de production élevés, surtout en grains, tout en freinant les atteintes aux ressources foncières et hydriques. Le but est de restaurer les capacités de production domestiques et assurer la sécurité alimentaire sur le long terme, le gouvernement chinois étant conscient que les marchés internationaux ne pourront nourrir la Chine. L’appel à des récoltes record a disparu des discours officiels.

35Le XIII^e plan quinquennal chinois (2016-2020) a confirmé cette réorientation, érigeant en priorité la préservation des capacités de production, la protection des sols et l’adoption d’une « gouvernance écologique » utilisant des technologies propres. Les ressources naturelles deviennent dans la politique chinoise une « réserve » de production qu’il faut entretenir. Les mesures prises pour limiter les pollutions environnementales deviennent plus contraignantes et sont à l’origine d’une stagnation, voire parfois d’une baisse de certaines productions agricoles.

36Le plan de développement durable de l’agriculture ambitionne ainsi d’avoir étendu les techniques d’irrigation plus économes en eau, comme l’aspersion ou le goutte-à-goutte, à 75 % des surfaces irriguées en 2030 contre moins de 50 % aujourd’hui. Les autorités ont annoncé que le volume d’eau consacré à l’irrigation devrait se stabiliser, à partir de 2030, à un niveau supérieur de 10 % à celui de 2013. En outre, la croissance de l’épandage d’engrais et de pesticides, +1,3 % par an en 2013, devra être ramenée à 1 % puis stoppée à partir de 2020. Enfin, il est prôné de mieux valoriser les résidus de culture et les déjections animales, et de les substituer au maximum aux engrais artificiels. À ce plan pour l’agriculture durable s’en ajoutent deux autres destinés à lutter contre la pollution de l’eau et des sols. Leurs objectifs sont d’une part, améliorer la qualité des sept principaux fleuves du pays d’ici à 2020 et restaurer en dix ans la qualité des eaux urbaines, d’autre part de rendre utilisables 90 % des terres agricoles polluées d’ici à 2020 et 95 % d’ici à 2030.

37Le rapport de 2013 pointe une nouvelle source de pollution devenue prépondérante : les déjections animales. Elles seraient responsables de près de 60 % des rejets agricoles de phosphore et de près de 40 % de ceux d’azote. Les exploitations de grande taille sont montrées du doigt pour leur forte contribution à ce phénomène. Une des mesures phares dans la lutte contre les pollutions d’origine animale consiste à délimiter des zones sans élevage qui englobent des périmètres habités et/ou comprenant des sources d’eau potable et/ou des zones environnementalement fragiles et/ou des zones touristiques. En décembre 2017, les zones interdites totalisaient au niveau national 630 000 km², soit une superficie supérieure à celle de la France continentale, et plus de 200 000 élevages avaient été fermés ou déplacés. Cette mesure a été complétée par une taxe sur les pollutions environnementales qui vise les pollutions de l’air, de l’eau et du sol.

Rééquilibrer les productions agricoles pour freiner les importations

38Cette réorientation vers la durabilité présente également un deuxième axe avec pour objectif de corriger la situation combinant des surplus dans certaines productions (maïs) et des manques dans d’autres (soja, fourrages, lait), en adaptant, pour chaque production, l’offre à la demande. Il s’agit donc de faire évoluer les structures de production pour favoriser une meilleure allocation des ressources permettant de répondre à la demande en produits agricoles. D’un point de vue quantitatif, l’idée est d’utiliser les avantages comparatifs des différentes zones de production agricole mais également de réduire les productions en surplus et de développer celles en déficit, telles que les fourrages ou les productions animales. Le maïs est au centre de ce changement de politique. Le prix minimum du maïs, comme celui du soja ou du colza, a été supprimé et seuls subsistent les prix garantis du blé et du riz. Dans les zones où la culture de cette céréale possède peu d’avantages comparatifs, les agriculteurs reçoivent des subventions pour les inciter à arrêter sa production ou à privilégier la rotation avec le soja, comme c’est le cas dans la province du Heilongjiang. Dans le même temps, la consommation industrielle est encouragée par des subventions et les stocks, fardeaux financiers, sont écoulés. Ainsi, la production chinoise de maïs, après avoir atteint un pic en 2015, a reculé en 2016 et 2017, conséquence d’un recul des surfaces semées (graphique 5). À l’inverse, la production de soja a progressé de 23 % en deux ans, bien que cette progression ne suffise pas à freiner les importations.

39Mais le rééquilibrage consiste également à améliorer la qualité des produits en éliminant l’offre inadaptée et/ou bas de gamme, et en promouvant la montée en gamme et le marketing tout en renforçant la sécurité sanitaire…

2. Des investissements à l’étranger pour sécuriser l’approvisionnement

40Le deuxième pilier de cette nouvelle politique encourage les investissements à l’étranger, pour sécuriser les importations et limiter la dépendance vis-à-vis d’acteurs extérieurs.

41Alors que la consommation alimentaire chinoise ne cesse de croître et de se diversifier, l’écart entre la production intérieure et la demande nationale se creuse de manière structurelle. Pour satisfaire la demande, tout en limitant les impacts environnementaux, les autorités chinoises ont admis en 2015 le recours nécessaire aux importations à un niveau qualifié d’« approprié », mentionnant l’utilsation rationnelle des marchés internationaux pour satisfaire la demande de certains produits. Il s’agit d’acter dans les textes officiels une réalité présente depuis 10 ans dans le commerce chinois. Il est à noter que si la position officielle reconnaît nécessaire un certain niveau d’importations, des universitaires considèrent que la Chine peut importer une plus grande partie de son alimentation sans risque pour son indépendance (Mao et al., 2013). Ils estiment en effet que les ressources financières chinoises sont très importantes et largement suffisantes pour permettre l’importation et que le risque d’embargo est extrêmement faible.

42Pour que cette stratégie d’importations d’eau et de terres virtuelles n’entre pas en contradiction avec le contrôle de la sécurité alimentaire, elle repose de manière croissante sur des investissements chinois permettant de sécuriser l’approvisionnement. Ces investissements à l’étranger permis par une forte croissance économique et par l’accumulation d’importantes réserves de change forment, ce qu’il est convenu d’appeler, la « politique d’internationalisation des capitaux chinois » (走出去). Initiée au milieu des années 2000 pour encourager les investissements chinois, d’entreprises privées ou publiques, à l’étranger, elle concerne tous les secteurs économiques et a connu un second souffle grâce au vaste projet des nouvelles routes de la soie lancé en 2013. La déclinaison de cette politique dans le secteur agricole a d’abord pour objectif d’utiliser les ressources étrangères pour assurer un approvisionnement domestique adéquat en produits agricoles, en diversifiant les sources d’approvisionnement et en évitant une trop grande dépendance aux marchés internationaux et à certains pays, considérés comme des adversaires, à l’instar des États-Unis. Outre ces desseins largement connus, les investissements chinois ont également pour but d’augmenter les productions dans certains pays étrangers, dont les pays africains, permettant de contribuer à la sécurité alimentaire locale et mondiale… et donc à la sécurité alimentaire chinoise (Brautigam et Tang, 2009). Enfin, dernier objectif, renforcer l’influence chinoise dans le monde et la montée en puissance de son « soft power », pour l’instant bien faible comparé à celui des autres grandes puissances.

43Pour conserver en partie ce contrôle, et la souveraineté alimentaire du pays, les investissements à l’étranger sont encouragés dans tous les maillons de la filière. Au fil des ans, les investissements se sont diversifiés dans toutes les directions, poussés par le déficit commercial agricole croissant de la Chine. D’abord le fait de grandes entreprises d’État ou contrôlées par les gouvernements locaux, le jeu est désormais ouvert aux entreprises privées ou à des institutions financières. Si l’Afrique, les pays asiatiques voisins et la Russie comptaient parmi les premières destinations, l’Océanie, l’Amérique du Sud, l’Europe et l’Amérique du Nord se sont peu à peu ajoutées à la liste, permettant de couvrir pratiquement toute la planète (Chen et Guo, 2017 ; Grain, 2019). De même, les productions végétales ne sont plus les seules visées, puisque le porc, le lait et la viande bovine prennent maintenant une part non négligeable dans les investissements chinois. Le secteur du commerce de commodités a attiré les investissements chinois, à travers le rachat des traders Noble et Nidera par Cofco, pour ne pas dépendre des « ABCD », comme celui de la transformation avec l’acquisition de Smithfield par Shuanghui ou les investissements de Synutra et Biostime en France. C’est aujourd’hui le tour des intrants agricoles avec le rachat Syngenta par ChemChina. Cette évolution permet à la Chine d’étendre son contrôle sur une part toujours plus grande des filières agricoles et de rattraper son retard technologique.

44Ces investissements chinois, parfois accueillis par la méfiance ou le refus, sont également source de tension au niveau international. L’ampleur des investissements tout comme les méthodes parfois irrespectueuses de certaines entreprises chinoises peuvent créer des tensions. Les observateurs chinois concèdent en effet que de nombreuses entreprises ne cherchent pas à s’adapter et à comprendre les pays d’accueil (Weng, 2015). D’une manière générale, le manque d’initiatives des entreprises en matière de responsabilité sociale des entreprises, en Chine comme à l’étranger, ne joue pas en leur faveur.

45Notons enfin que la Chine a développé des coopérations agricoles avec des pays en développement à travers la création de fermes expérimentales, de centres de démonstration de technologies agricoles, l’envoi de plus de 3 000 experts sur le terrain et la formation en Chine de 5 000 experts étrangers… Deux objectifs sont poursuivis par ces programmes : tenter d’effacer l’image d’une Chine « colonialiste » créée avec les rachats de terres et accroître l’offre agricole au niveau mondial, afin de détendre les prix, en aidant des pays en développement à augmenter leurs productions.

46Depuis la mise en place de cette nouvelle politique « duale », le Brésil est devenu le premier fournisseur de produits agricoles et alimentaires, surtout du soja et des viandes, de la Chine, avec 1/4 des importations en valeur, devant les États-Unis dont les envois vers l’Empire du Milieu ont reculé depuis 2013… et ont poursuivi leur déclin en raison du conflit commercial qui a opposé en 2018 et 2019 les deux puissances (graphique 6).

3. De récents obstacles se dressent en travers de la nouvelle politique agricole

48En outre, l’accord signé avec les États-Unis en janvier 2020, à la suite d’un an et demi de guerre commerciale, semble contrecarrer les objectifs chinois de diversification des sources d’approvisionnements agricoles. Conclu pour deux ans, l’accord prévoit une très forte hausse des achats de produits agricoles étatsuniens (+19,5 milliards de dollars en 2021 par rapport au niveau de 2017 qui était de 24 milliards de dollars), avec comme conséquence logique un recul des importations d’autres pays. Si la Chine respecte cet accord, pourra-t-elle reprendre sa politique de diversification en 2022 ?

Quelles implications pour le reste du monde ?

49Si cette nouvelle politique atteint ses objectifs de maîtrise de l’approvisionnement alimentaire, par un haut niveau de production stabilisé et le contrôle des flux, elle pourrait modifier les échanges commerciaux construits jusqu’à présent, affecter les marchés mondiaux mais également transformer durablement les rapports de force au sein de l’économie agricole mondiale.

50D’une part, les entreprises chinoises contrôlent une proportion croissante des aliments importés et de leur valeur ajoutée. Si le lait, la viande porcine ou bovine sont bien produits dans d’autres pays à partir de ressources locales, les propriétaires deviennent de plus en plus souvent chinois. Ainsi, certains experts estiment que 50 % des volumes de poudre de lait infantile importés en Chine proviennent d’investissements chinois à l’étranger et que seuls 50 % seraient aux mains d’entreprises à capitaux étrangers.

51En outre, en faisant produire hors de ses frontières, la Chine cherche à externaliser l’utilisation des ressources naturelles et les impacts environnementaux. Alors que la Chine semble subir, tous secteurs confondus, un échange écologique inégal avec l’ensemble de ses partenaires économiques, notamment les pays développés (Yu et al., 2014), supportant ainsi les conséquences environnementales (externalités négatives) induites par la production des marchandises exportées, ses achats sur le marché international semblent placer le pays dans une position opposée, en ce qui concerne le secteur agricole, comme peut en témoigner l’exemple de la progression du soja en Amérique du Sud au détriment de la forêt, de la biodiversité, des ressources hydriques et de certaines populations locales.

52Enfin, la faim croissante de la Chine peut mener à des rivalités croissantes pour l’utilisation des ressources alimentaires. Les cas le plus médiatisés jusqu’à présent concernent les incidents impliquant des pêcheurs dans la mer de Chine méridionale, dans des zones maritimes dont la propriété est disputée entre plusieurs États. Ainsi, sur les 45 incidents majeurs recensés entre 2010 et 2016, les garde-côtes chinois furent impliqués dans 71 % des cas, dans la majorité des cas contre des bateaux de pêche (CSIS, 2016).