Navigation – Plan du site

AccueilNuméros375RechercheGouvernance et croissance des gra...

Recherche

Gouvernance et croissance des grandes exploitations agricoles : la place de l’agri-entrepreneur

Governance and growth of large-scale farms: The role of the agro-entrepreneur
Fanny Lepage et Foued Cheriet
p. 25-40

Résumés

Le producteur agricole est reconnu comme étant le principal responsable de la conduite de son exploitation et des stratégies mises en place pour opérationnaliser sa croissance. Il a toutefois été démontré qu’il est encadré et influencé dans ses choix stratégiques par un système de gouvernance. L’objectif de cet article est de mieux comprendre les spécificités des producteurs et du système de gouvernance des exploitations agricoles de grandes tailles, peu étudiées dans la littérature empirique, alors qu’elles se développent de façon importante. Les résultats montrent la présence d’un profil d’agri-entrepreneur, d’une forte implication des acteurs extérieurs en tant que partenaires du dirigeant, de modes privilégiés de croissance externe ainsi que d’une formalisation de la gouvernance et de l’organisation de l’exploitation.

Haut de page

Texte intégral

1Le secteur agricole revêt un caractère stratégique au Québec et joue un rôle majeur dans son économie : les 28 000 exploitations génèrent des revenus de l’ordre de 8 milliards de dollars et plus de 56 000 emplois directs (ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, 2017a). L’agriculture est d’ailleurs reconnue comme l’un des huit secteurs de l’économie canadienne à haut potentiel de croissance à horizon 2030 (Conseil consultatif en matière de croissance économique, 2017). Toutefois, pour être en mesure de réaliser ce potentiel, des stratégies efficaces devront être mises en place afin de contourner certains freins tels que les faibles quantités de quotas et de terres agricoles disponibles, ou encore les prix élevés qui leur sont associés.

  • 1  Nous privilégions dans cet article l’acception suivante (Lorrain et al., 1994) : « la particularit (...)

2Le producteur agricole en tant que propriétaire-dirigeant1 de l’exploitation agricole agit en chef d’entreprise (Fitz-Koch et al., 2018 ; Condor, 2020). Il est le principal responsable de la conduite de son exploitation et par conséquent des stratégies mises en place pour opérationnaliser sa croissance. Toutefois, comme proposé par Foliard (2010), le dirigeant à la tête de ce type de structure, bien que maître à bord, ne décide pas seul. Il a en effet été démontré que les producteurs agricoles tout comme les dirigeants des grandes entreprises sont encadrés, influencés, mais également contraints dans leurs choix stratégiques par un système de gouvernance. Ce système est constitué de parties prenantes diverses et de mécanismes variés de pilotage et de contrôle (Lepage et al., 2014).

3Nous nous intéressons dans cette recherche aux grandes exploitations agricoles québécoises. Généralement, ces structures sont caractérisées par des surfaces importantes, et des chiffres d’affaires conséquents, mais il demeure complexe d’adopter une classification standard de la grande exploitation agricole étant donné les spécificités de chacune. Ces spécificités portent par exemple sur la localisation géographique, le secteur de production, la qualité productivité des sols ou encore utilisation plus ou moins intensive en capital ou en main-d’œuvre. Par ailleurs, une multiplicité d’indicateurs peuvent être potentiellement utilisés (Gollin, 2018). En guise de référence pour le secteur agricole québécois et en utilisant le revenu brut comme indicateur, le ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (2017a) considérait que les grandes exploitations (générant plus de 500 000 $) représentaient 15 % de la population et accaparaient près de 70 % du revenu agricole brut total.

4L’objectif de cet article est de mieux comprendre les spécificités des producteurs et du système de gouvernance des exploitations agricoles de grande taille. S’agit-il d’un agri-entrepreneur, au sens de la littérature en entrepreneuriat (prise de risque, intention entrepreneuriale, saisie d’opportunité, etc.) ? Comment ces chefs d’entreprise accompagnés de leurs parties prenantes font-ils évoluer les structures de gouvernance afin d’assurer le développement de leurs exploitations ? Il s’agira donc, dans ce travail, d’identifier les liens existants entre les trois construits suivants : spécificités des producteurs-dirigeants agricoles, systèmes de gouvernance et trajectoires de croissance des grandes exploitations agricoles.

5Ces questionnements peuvent s’inscrire dans une approche des paradoxes de la dynamique organisationnelle (Smith et Lewis, 2011 ; Lewis et Smith, 2014 ; Miron-Spektor et al., 2018). Au-delà des tensions sur les ressources de la grande exploitation et de son dirigeant, plusieurs interrogations se posent sur les arbitrages effectués dans la gestion de ce type de structures : l’ambition de croissance du propriétaire-dirigeant et son attachement à son outil de production, sa volonté d’élargir la gouvernance de son entreprise, mais aussi sa condition d’indépendance, son souhait de proximité couplé à ses choix de maîtrise de l’amont-aval de sa structure, son désir de flexibilité organisationnelle versus un attrait pour la formalisation…

6À travers une démarche qualitative et exploratoire, basée sur des études de cas de grandes exploitations agricoles basées au Québec, nous montrerons dans ce travail que ces producteurs présentent un profil spécifique avec des qualités entrepreneuriales et réalisent des choix plutôt atypiques pour la gestion agricole. Ces choix sont davantage proches de ceux observés dans les grandes entreprises, tant en matière de modes de gouvernance (élargie et formalisée) que par rapport aux trajectoires de croissance (externe et partenariale).

7Notre travail est structuré en trois parties. Dans un premier temps, nous aborderons les considérations théoriques du profil du propriétaire-dirigeant et de la gouvernance dans le cadre des stratégies de croissance agricole. Nous présenterons ensuite la démarche méthodologique de cette étude élaborée grâce à la réalisation de sept études de cas et discuterons enfin les résultats obtenus et leurs implications dans le contexte québécois.

Revue de la littérature

1. Le propriétaire-dirigeant agricole : un agri-entrepreneur

8Le débat autour du caractère entrepreneurial de l’agriculture n’est pas nouveau (Ferrières, 1957 ; Sachs, 1973). Souvent, les études académiques antérieures ont analysé le profil entrepreneurial du dirigeant en « petite agriculture » et rarement, de telles investigations n’ont été menées lorsqu’il s’agissait de grandes exploitations (Bourgeois et Maresca, 1985 ; McElwee, 2008 ; Le Clanche et Mouchet, 2015 ; Condor, 2020).

9De nombreuses recherches théoriques et empiriques se sont intéressées aux spécificités du profil de l’agri-entrepreneur : ses compétences (McElwee, 2006), ses capacités d’innovation (Le Clanche et Mouchet, 2015), le processus de son installation (Simon, 2013), ses choix de croissance (Lagarde, 2006) de même que ses pratiques (Petit et al., 2015). En s’inspirant notamment des travaux de Schumpeter (1934) et van der Ploeg (2008), Petit et al. (2015) proposent la définition suivante de l’entrepreneur du domaine agricole : « peut être défini comme un acteur lié aux marchés de capitaux (foncier, main-d’œuvre, intrants agricoles…) et capable d’innover ou d’utiliser l’innovation pour développer la création de richesse sur un marché compétitif. Les modes d’organisation développés par l’entrepreneur peuvent s’inspirer de modèles préexistants ou innovants, mais le principal facteur expliquant le spin-off de l’innovation est lié à sa capacité à mobiliser des capitaux. »

10Le point commun de ces recherches est que les comparaisons entre agriculteurs et petits entrepreneurs ou dirigeants d’entreprise sont pertinentes, voire recommandées (Bourgeois et Maresca, 1985). Concernant les petites entreprises ou les exploitations agricoles de petite taille, il est maintenant admis que, malgré leur très grande diversité, ces structures présentent certaines caractéristiques communes et que l’étude de ces « unités d’analyse » nécessite de prendre en considération leurs spécificités (McElwee, 2006 ; Remy, 2011), qu’elles soient liées au rôle central et au profil du propriétaire-dirigeant (Marchesnay et Fourcade, 1997) ou encore à la proximité qui influence l’ensemble des activités de l’entreprise (Torrès, 1999).

2. Profil du propriétaire dirigeant agricole et gouvernance

11Depuis son origine comme champ théorique, la gouvernance a été étudiée en fonction du besoin des entreprises d’accéder à des ressources externes pour croître. Afin de minimiser les conflits d’intérêt entre les dirigeants et les principaux apporteurs de capitaux (actionnaires, prêteurs et capital-risqueurs) qui engendrent des coûts (Jensen et Meckling, 1976), des mécanismes de gouvernance permettant d’orienter les décisions stratégiques sont instaurés. Ceci est notamment le cas dans les grandes entreprises où propriété et contrôle sont clairement séparés, mais également dans de plus petites structures comme les start-up qui sont à la recherche de capitaux externes afin d’accélérer leur croissance (Tarillon et al., 2015). Bien que moins formalisée dans les entreprises de petites et moyennes tailles (Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, 2008), l’évolution du système de gouvernance semble lui bien réel afin de pouvoir accéder à une croissance importante.

12Certains auteurs se sont récemment intéressés aux modes d’organisation de la production agricole, à l’instar de van der Ploeg (2008), présentant trois modèles types d’agriculture (capitaliste, paysanne et entrepreneuriale), et d’Hervieu et Purseigle (2011) qui mettent en lumière la question de l’éclatement des modèles classiques et celle de l’émergence de l’agriculture de firme. En validant empiriquement l’existence de ces dernières, Nguyen et Purseigle (2012) soulignent que ce ne sont pas tant les caractéristiques structurelles que leur logique propre de fonctionnement et d’intégration au territoire qui les distinguent. Elles sembleraient constituer une forme potentielle vers laquelle les grandes exploitations familiales peuvent évoluer en réaction à leur environnement interne et externe. Purseigle et Chouquer (2013) font par la suite le constat supplémentaire que les « agri-firmes » semblent également détenir des modes de gouvernance et de gestion atypiques.

13Ces résultats rejoignent ceux de Nguyen et al. (2017) qui constatent l’émergence d’exploitations au profil atypique et des schémas de financement du capital d’exploitation peu conventionnels. De ceci, il ressort quatre idéaux-types de schémas de gouvernance financière promus par un financement via des capitaux externes : gouvernance actionnariale guidée principalement par une logique financière ; gouvernance de type capitalisme familial ; gouvernance de type entrepreneurial ; gouvernance de type solidaire.

14Ces évolutions des systèmes de gouvernance semblent initiées aussi bien par des objectifs de pérennité que de croissance. La mise en place de structures de gouvernance adaptées à la croissance a par ailleurs déjà été observée dans le système coopératif agricole (Chaddad et Iliopoulos 2013). Ces auteurs ont démontré que les coopératives modifient leur structure de propriété pour attirer le capital-risque et minimiser les conflits potentiels entre les membres ayant des intérêts de plus en plus divergents et parfois opposés.

15Il est également possible que l’évolution du système de gouvernance soit liée au profil du producteur agricole. Il a en effet été montré que les systèmes de gouvernance étaient plutôt hétérogènes entre les exploitations agricoles puisque fortement liés aux caractéristiques du dirigeant (Lepage et al., 2014). Dans l’évolution de son système de gouvernance, le producteur agricole est toutefois influencé par les autres parties prenantes dont les membres de sa famille et les institutions financières qui sont les principaux partenaires du dirigeant dans la mise en place du plan de développement de l’exploitation.

16En tant que principal fournisseur de capitaux, les banques ont en effet un rôle central dans le financement de la croissance des entreprises agricoles et par conséquent sont un acteur incontournable de leur gouvernance. Pour les institutions financières, le financement des petites et moyennes entreprises (PME) représente un risque élevé étant donné la forte asymétrie d’information et la faible communication entre le propriétaire-dirigeant et les banques (St-Pierre 1999). Les relations entre les banques et le dirigeant sont d’ailleurs considérées comme étant plus contraignantes que celles qu’il entretient avec les membres de sa famille ou ses associés (Charreaux 1998).

17Les modalités du système de gouvernance, instaurées par les parties prenantes et potentiellement influencées par le profil de l’exploitant agricole, devraient orienter la trajectoire et les modes de croissance des exploitations agricoles (cf. figure 1). C’est ce que nous nous attacherons à comprendre à travers notre analyse empirique basée sur 7 études de cas de grandes exploitations agricoles au Québec.

Figure 1. Schéma d’analyse unissant profil du producteur et structure de gouvernance dans la mise en place de stratégie de croissance

Figure 1. Schéma d’analyse unissant profil du producteur et structure de gouvernance dans la mise en place de stratégie de croissance

Source : adaptée de Wirtz (2011), Lepage et al. (2014) et Tarillon et al. (2015).

3. Démarche méthodologique

18Dans cette recherche, la méthode des cas multiples a été mobilisée afin de répondre à deux objectifs principaux : d’abord, identifier les traits communs existant parmi les propriétaires-dirigeants de grandes exploitations agricoles et ensuite, définir comment évolue le système de gouvernance de ces entreprises, en lien avec leurs choix stratégiques de croissance.

19Les études de cas multiples ont à la fois le potentiel de pouvoir étudier en profondeur un phénomène peu généralisé et trouver des similitudes comme des divergences existant entre les observations de ce phénomène. Ces études dégagent des constats qui se veulent des indicateurs de tendance potentiellement observables dans la population étudiée. Le nombre limité de répondants rencontrés ne permet toutefois pas de généraliser les résultats à l’ensemble des grandes exploitations agricoles québécoises.

20L’identification des cas a été réalisée en partie grâce à un échantillonnage basé sur la réputation qui consiste à sélectionner les cas d’après la recommandation d’un expert ou d’un informateur clé (Miles et Huberman, 2005). Ainsi, dans un premier temps, 15 experts-conseils travaillant directement avec les entreprises agricoles ont été contactés et 10 ont accepté de fournir une liste d’entreprises agricoles québécoises qui :

  • s’étaient développées de façon importante au cours des dernières années ;

  • se positionnaient parmi les leaders dans leur secteur de production ;

  • démontraient un potentiel à poursuivre ce développement.

21Aucun critère spécifique de croissance (interne, externe ou conjointe) n’a été annoncé, ceci permettant de considérer les différentes modalités de la gouvernance en fonction de ces stratégies diverses. Les cas présentent des entreprises de grande, voire de très grande taille du secteur agricole (en référence à leur surface ou à leur cheptel) lorsqu’elles sont comparées aux autres exploitations de leur secteur de production respectif.

  • 2  Les auteurs tiennent à remercier le Groupe AGÉCO d’avoir fourni le support matériel, financier et (...)

22Dans un second temps, une recherche à travers diverses publications spécialisées en agriculture (revues, articles de journaux, sites web, concours valorisant les succès d’entreprise) a également été effectuée afin de cibler des exploitations potentielles. Une première liste de 22 grandes exploitations agricoles a été définie. À la suite d’une validation des critères d’échantillonnage, cinq entreprises ont été retirées par manque de concordance et dix ont refusées de participer. Sept études de cas ont donc été réalisées dans les grands secteurs québécois de production agricole (cf. tableau 1). Dans le cadre d’entretiens en profondeur de type semi-dirigé2 d’une durée moyenne d’environ deux heures, le directeur général et actionnaire, majoritaire ou paritaire, de ces exploitations a été questionné sur :

  • le profil du dirigeant et ses projets de développement ;

  • les caractéristiques structurelles et organisationnelles de l’entreprise ;

  • les modalités de croissance de l’entreprise ;

  • les facteurs qui sont à l’origine du développement de l’entreprise ;

  • le fonctionnement du système de gouvernance.

Tableau 1. Description des cas à l’étude

-

Spécialisation

Activités

Nombre d’employés

Structure de propriété

Cas 1

Laitière

400 vaches laitières ; 1200 hectares en grandes cultures

Centre entreposage grains ; Transport de lait ; Vente de semence ; Travail à forfait

15 à 18

Propriété individuelle

Cas 2

Bovine

4500 bouvillons ; 1500 hectares en grandes cultures

Centre entreposage grains

20

Combinaison : intergénérationnelle et actionnaires non familiaux

Cas 3

Porcine

3200 truies ; 600 hectares en grandes cultures

Unités d’engraissement porcin : 110 000 porcs/an

Meunerie, Société de transport ; Société d’équipement agricole

65

Fratrie

Cas 4

Porcine

2000 truies ; 300 hectares en grandes cultures

Unités d’engraissement porcin : 140 000 porcs/an

Meunerie ; Société de transport

35-40

Fratrie

Cas 5

Maraîchère

210 hectares en production légumière diversifiée

Société d’entreposage et conditionnement

Société de commercialisation

20 temps pleins

70 saisonniers

Structure intergénérationnelle

Cas 6

Maraîchère

320 hectares de brocoli ; 445 hectares en grandes cultures

Société de commercialisation

45 temps pleins

112 saisonniers

Fratrie

Cas 7

Avicole

200 000 poules pondeuses, 110 000 poulettes, 20 000 reproducteurs

Meunerie biologique ; 270 hectares

Huile de tournesol biologique ; Boutique à la ferme

40

Combinaison constituée d’une fratrie, d’un couple et d’une structure intergénérationnelle

Source : les auteurs.

23Des verbatims ont été recueillis à partir des enregistrements des entretiens, puis une analyse de contenu thématique a été effectuée. Telle qu’opérationnalisée dans cette étude, l’analyse de contenu est orientée sur le sens de l’unité (un mot, une section de phrase, une phrase entière ou plusieurs phrases) et son lien avec un thème (Thietart, 2007).

24Les dirigeants rencontrés ont entre 40 et 60 ans et ont tous repris seuls ou en association la ferme familiale. Ils ont des parcours académiques diversifiés, certains dans le milieu agricole, d’autres pas, mais sont tous rapidement revenus sur la ferme familiale à la fin de leurs études bien que certains aient travaillé à l’extérieur.

Résultats obtenus

1. L’agri-entrepreneur à la tête des grandes exploitations agricoles

25Pour les sept propriétaires-dirigeants rencontrés, la croissance fait partie intégrante de la vision qu’ils ont de leur entreprise agricole. Cette vision se définit par l’ambition de faire croître l’entreprise et de se retrouver à la tête d’une exploitation d’une plus grande taille. En fonction des secteurs de production, certains s’exprimeront sur cette croissance en termes d’accroissement du cheptel ou encore des surfaces cultivées ou bien via l’ajout de nouvelles activités. Aucun des dirigeants rencontrés n’a exprimé la croissance ou la taille de son entreprise sous la forme d’indicateurs classiques comme le chiffre d’affaires ou le nombre d’employés.

26Tels les dirigeants des entreprises en forte croissance (Julien, 2002 ; Barringer et al., 2005), ces exploitants agricoles ont une vision stratégique tournée vers et pour la croissance. Cette ambition semble faire partie des caractéristiques entrepreneuriales de ces propriétaires-dirigeants. Alors que plusieurs dirigeants de petites et moyennes entreprises refusent la croissance de peur de perdre leur autonomie et leur indépendance (Marchesnay, 2003), les producteurs rencontrés considèrent la croissance comme une façon d’acquérir du pouvoir sur les compétiteurs voire sur les autres acteurs de leurs filières respectives.

« Notre vision de la ferme est une entreprise florissante qui se développe constamment. » (Cas 5)

27Afin de concrétiser cet objectif de croissance, ils misent sur la recherche d’informations justes et actuelles, que ce soit sur les prévisions d’évolutions des prix des produits et des actifs, des avancées technologiques disponibles dans leur secteur de production ou encore sur les politiques et règlements en vigueur et à venir. Il s’agit de producteurs curieux et informés qui montrent un intérêt à comprendre les facteurs influençant leur performance et leur capacité de croître. Par cette recherche d’informations, ils tentent également d’anticiper les changements dans leur environnement de travail.

  • 3  Ce réseau regroupe l’ensemble des individus et organisations auquel le producteur se réfère, de fa (...)

28Cette recherche d’informations passe aussi bien par la consultation de sites internet ou de revues spécialisées que par la mise en place d’un réseau3 auquel les producteurs se réfèrent fréquemment pour prendre leurs décisions : prêteurs, conseillers agronomiques, fournisseurs de matériel agricole sans oublier les autres producteurs. Bien que l’importance de ce réseau dans la réussite des très petites entreprises (TPE) tout comme dans celle des exploitations agricoles ait déjà été démontrée (Lepage et al., 2014), son apport semble d’envergure lors de la croissance de ce type d’entreprises et ce dans ses trois fonctions : développer une conscience élevée des opportunités et des menaces de l’environnement, ancrer les décisions sur l’expérience des autres acteurs et transmettre les connaissances et les informations.

29Le concept d’« opportunité » est ainsi central dans les discours recueillis. Ces occasions d’affaire se présentent souvent comme l’identification d’un nouveau débouché commercial, la possibilité d’acheter une ferme voisine ou encore de créer un partenariat, avec un client, un fournisseur ou un prestataire de service. Ces opportunités favorisent un développement rapide et permettent de contourner la croissance interne modérée, occasionnée par les faibles quantités de quotas et de terres disponibles.

« Si certains se développent, c’est parce qu’ils vont voir ailleurs ce qui se passe, ils connaissent les opportunités, ils établissent des réseaux de contact. Il ne faut pas être isolé dans sa ferme. Il faut toujours avoir un plan B et C. Pour prendre les décisions stratégiques, il faut toujours se demander ce que font les meilleurs pour réussir. Il faut aller chercher de l’information. » (Cas 3)

30La capacité de ces producteurs à saisir les opportunités semble reposer, entre autres choses, sur l’habileté de ces derniers à évaluer le potentiel de l’opportunité et les options de financement dont ils disposent. Les producteurs rencontrés semblaient tous avoir une excellente connaissance de leur entreprise mais également de leur marché. Ils démontraient avec aisance leurs connaissances de leurs données et ratios comptables. Ils sont ainsi capables d’évaluer rapidement les bénéfices financiers potentiels d’un investissement d’opportunité ainsi que les possibles conséquences sur l’entreprise des risques encourus.

31Alors qu’ils sont tous en maîtrise de leurs données comptables et informations stratégiques, le profil de formation des producteurs rencontrés est diversifié. Pour certains, leur formation équivaut à un baccalauréat professionnel alors que d’autres sont titulaires de master et d’autres encore sont ingénieurs. La formation de ces gestionnaires n’est d’ailleurs pas nécessairement de nature agricole (soudeur, biologiste, comptable). Ainsi, la formation ne semble être ni un frein ni un levier à la capacité de se développer et de saisir les opportunités.

32Enfin, ces producteurs ne se représentent pas comme l’homme à tout faire de leur entreprise mais bien comme une pièce de puzzle parmi tant d’autres. Les chefs d’exploitation rencontrés ont une forte estime de leur équipe de travail. Dans ces entreprises, dont le nombre de salariés peut dépasser la centaine en période estivale, la délégation est de mise. Dans ces structures, il y a des cadres « supérieurs » formés, spécialisés et de confiance qui ont sous leur responsabilité la prise d’une partie ou de la totalité des décisions opérationnelles. À noter que dans les exploitations étudiées, la main-d’œuvre salariée fournit l’essentiel du travail. Bien qu’elle soit principalement non spécialisée et constituée, pour la plupart, de travailleurs étrangers temporaires, les exploitants rencontrés ont le souhait de responsabiliser leurs ressources humaines.

« Chaque employé est spécialisé, développe des aptitudes précises. Il faut optimiser les compétences de chacun. La formation des employés est essentielle, ils doivent comprendre ce qu’ils font et pourquoi ils le font. Ils doivent se sentir impliqués et responsabilisés. Il faut chercher à les rendre autonomes. » (Cas 4)

33Compte tenu de ce portrait, les exploitants rencontrés s’éloignent du profil managérial classique du propriétaire-dirigeant de TPE (Julien, 1994) ou encore d’exploitation agricole de plus petite taille (Julien et Marchesnay, 1992) (cf. tableau 2). Il est possible d’assimiler les producteurs rencontrés au profil d’agri-entrepreneur tel que défini par McElwee (2008) privilégiant la croissance et la diversification de son exploitation.

Tableau 2. Profils de dirigeants agricoles classiques versus ceux des grandes exploitations

-

Exploitations agricoles classiques

Grandes exploitations

Vision

Axée sur la pérennité du patrimoine et la transmission

Axée sur la croissance et la réussite de l’entreprise qui permettra à terme de la transmettre

Rôle

Dominant, faible délégation, homme-orchestre

Distinct pour chaque actionnaire, délégation entre les dirigeants et les salariés, chef d’orchestre

Processus décisionnel stratégique

Réactif à l’environnement, instinctif, court terme

Réactif aux opportunités, proactif en fonction des objectifs définis, structuré entre les gestionnaires et les actionnaires

Recherche et utilisation d’informations

Faible utilisation des informations et des techniques formelles de gestion.

Importante recherche d’informations diversifiées auprès de sources variées, à la recherche d’innovations leur permettant d’atteindre leur objectif de façon plus efficiente

Source : les auteurs.

2. Une structure de gouvernance élargie et minimisant les conflits d’intérêt

34Le désir de croissance plutôt que d’indépendance incite ces producteurs à faire évoluer ainsi qu’à formaliser le fonctionnement de leur organisation et de leur structure de gouvernance afin de pouvoir atteindre leurs objectifs. Alors que toutes les études de cas réalisées présentent des exploitations structurées en multiples sociétés (entre 4 et plus de 10) chapeautées d’une maison-mère (holding), la structure de propriété de ces holdings est quant à elle diversifiée.

35Il est possible de constater que les structures basées uniquement sur un noyau familial (couple ou intergénérationnel) ne sont pas majoritaires et qu’elles sont dans la plupart des cas accompagnées d’un actionnaire externe à ce noyau.

36Ces producteurs « agri-entrepreneurs » semblent privilégier des structures de propriété dans lesquelles les risques de conflits d’intérêt avec le noyau familial sont restreints et où les objectifs de rentabilité et de performance financière sont privilégiés par rapport à ceux portant sur la qualité de vie de la famille et du couple.

« À mon avis, il y a beaucoup moins de risque de conflits lorsqu’on ne s’associe pas avec un membre de sa famille, la liberté d’action est également plus grande. » (Cas 2)

37Les décisions stratégiques sont prises à la suite de discussions entre les actionnaires puis avec le conseiller financier. Tous les producteurs rencontrés se sont d’ailleurs exprimés sur le rôle déterminant du conseiller financier dans leur capacité à se développer et d’autant plus afin de pouvoir accéder aux opportunités d’affaires. En effet, contrairement aux projets de développement planifiés, la capacité de croître via des opportunités est étroitement liée à la rapidité des institutions financières à débloquer les fonds nécessaires. Ainsi, ces investissements au processus décisionnel rapide font en sorte que les exploitants exigent que leur banquier soit flexible dans les modalités proposées et disponible rapidement lorsque la situation l’exige.

« Être là pour les opportunités qui demandent d’être flexible et de pouvoir accéder rapidement à des capitaux. » (Cas 3)

38Ceci incite le dirigeant à mettre en place une relation de confiance voire de complicité avec son principal financeur. Il n’hésite pas à changer de banquier lorsque cette relation d’exception est difficile à établir ou lorsqu’elle semble se détériorer. Ainsi, le conseiller financier n’est pas considéré comme un simple fournisseur de fonds mais bien tel un réel allié.

« La relation avec le conseiller financier est primordiale. Le lien de confiance est déterminant dans la réalisation des projets de développement. » (Cas 1)

39Ainsi, alors que Marchesnay et Fourcade (1997) mentionnent les relations parfois difficiles et conflictuelles entre le dirigeant et le banquier en période de forte croissance, les propriétaires-dirigeants de grandes exploitations agricoles rencontrés semblent considérer, plus que jamais, cet acteur comme un partenaire incontournable et misent sur des relations solides, transparentes et exemptes de conflits afin de concrétiser leur projet de croissance.

40Aucun des producteurs rencontrés n’a indiqué consulter les membres non-actionnaires de sa famille lors de la prise de décision. Pour la plupart, les décisions stratégiques sont formalisées de façon prévisionnelle dans des plans d’investissement à court, moyen et long termes et qui prévoient un « coussin » financier permettant de saisir des opportunités d’affaire non planifiées. Les producteurs rencontrés n’hésitent pas à consulter des ressources externes à l’exploitation, mais également externes au secteur agricole afin de se faire accompagner dans la réalisation de cette planification stratégique.

3. Formalisation de la gouvernance et stratégies de croissance externe à dominante partenariale

41Les montages juridiques en holding permettent aux producteurs agricoles de conserver leur exploitation principale au sein de leur famille tel un patrimoine à protéger, tout en développant leur entreprise via d’autres sociétés. Plusieurs de ces nouvelles sociétés sont créées à travers des partenariats bien souvent sous la forme de co-entreprise en propriété avec des associés non familiaux (d’autres producteurs ou acteurs amont ou aval de la filière).

42Ainsi, que ce soit par manque de compétences ou de ressources internes, les producteurs rencontrés se sont montrés ouverts à la mise en place d’alliances afin d’assurer leur projet de développement. La stratégie de s’allier pour développer les exploitations agricoles semble présenter plusieurs avantages tels que le partage des risques mais également la possibilité de se diversifier dans des secteurs d’activité moins bien maîtrisés par l’exploitant lui-même (commercialisation, logistique...). Plutôt que de considérer qu’ils perdent de la liberté en s’alliant ou en partageant la propriété de certaines de leurs activités, les producteurs rencontrés y voient plutôt un catalyseur à leur développement. Aussi, et hormis les cas 5 et 6, toutes les autres exploitations ont également adopté des stratégies de croissance par acquisition.

43Pour se développer et devenir l’un des principaux leaders de leur secteur d’activité, tous les exploitants rencontrés ont poursuivi leur spécialisation en tentant à la fois de croître de façon organique, en se procurant des actifs de production lorsque disponibles, puis de se diversifier verticalement (via la mise en place d’une nouvelle activité en amont ou en aval de la production agricole) afin de mieux contrôler leurs coûts de production et le prix reçu pour leurs produits Dans certains cas, cette diversification va jusqu’à intégrer la recherche et le développement de nouvelles variétés comme de profils génétiques.

« Nous avons, pour nous développer, un problème de variétés disponibles pour répondre aux conditions du Québec, nous nous sommes donc associés pour tenter de développer de nouvelles variétés. » (Cas 5)

44De façon générale, en tant que petites entreprises, aussi bien la gouvernance (Lepage et al., 2014) que la structure organisationnelle (Julien, 1994) des exploitations agricoles sont empreintes d’informalité. Ceci implique un manque de suivi des opérations, un processus décisionnel instinctif et non planifié et peu de mécanismes de gouvernance internes à l’entreprise clairement définis ou identifiés comme tels. La situation observée dans les cas étudiés démontre toutefois davantage de formalisation instaurée par la volonté de l’agri-entrepreneur de réaliser sa vision souhaitée de développement de son entreprise. Dans ce sens, ce mode de gouvernance « élargie » et formalisée, se rapproche davantage de ceux observés dans des entreprises de taille intermédiaire que dans les exploitations agricoles classiques.

45Dans les cas observés, cette formalisation de la gouvernance se manifeste de différentes manières : les rôles et responsabilités de chaque actionnaire, les processus de prise de décision, la mise en place de conseil d’administration, l’élaboration de plan d’investissement à court et moyen termes sont ainsi clairement définis.

« Chaque actionnaire est directeur de son département : production, vente et marketing, administration, recherche et développement, service technique… Il y a un consultant en entreprise qui aide à structurer chaque département et rôle des actionnaires. À chaque semaine, il y a un comité de direction pour discuter de la planification puis chaque directeur travaille avec son équipe pour remplir les objectifs. » (Cas 6)

46Ainsi, bien que la confiance demeure un mécanisme privilégié de gouvernance, elle n’empêche pas les producteurs de structurer leur façon de faire, de décider afin d’atteindre leur objectif de croissance et convaincre les acteurs de la gouvernance de les accompagner dans cette démarche. Il est possible de constater que malgré la taille grandissante de leur exploitation, ces propriétaires-dirigeants possèdent encore suffisamment de pouvoir décisionnel pour être en mesure d’influencer et de choisir les acteurs de gouvernance ainsi que de restreindre les risques de conflits d’intérêts.

« Pour réussir, il faut garder les meilleurs partenaires et abandonner les moins bons. » (Cas 4)

« Il faut s’entourer des meilleurs. Il faut aller chercher les meilleurs des grandes structures pour qu’ils comprennent bien la vision du développement. » (Cas 3)

47Pour réussir son développement, le propriétaire-dirigeant de la grande exploitation n’hésite pas à structurer son entreprise et à formaliser davantage sa gouvernance. Il ose ouvrir sa structure de propriété à des individus hors du noyau familial et ne craint donc pas pour son indépendance face au capital, contrairement au profil-type d’entrepreneur fréquemment observé dans les milieux ruraux (Julien et Marchesnay, 1992). Il n’hésite pas non plus à recourir au financement bancaire et va même au-delà en considérant son financeur tel un réel partenaire. Ainsi, le processus de formalisation de la gouvernance dans les TPE voire les petites et moyennes entreprises (PME) ne semble pas uniquement s’imposer lors de l’ouverture du capital (Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques, 2008). Il est également initié par le propriétaire-dirigeant pour des raisons qui demeurent toutefois encore inconnues. Bien que la présence d’une formalisation « volontaire » ait déjà été soulevée (estimée à 10 % des PME), ce processus demeure obscur, dans son déclenchement et son suivi.

48Nos résultats montrent clairement la présence d’« agri-entrepreneurs » schumpétériens à la tête des grandes exploitations agricoles au Québec. Ces derniers privilégient des modes de croissance à dominante partenariale et externe. La gouvernance y est plus formalisée et n’est que peu centrée sur le propriétaire-dirigeant. L’actionnaire externe au noyau familial et le banquier sont dans ce sens des acteurs importants pour accompagner le producteur dans ses projets de développement. Les caractéristiques du dirigeant agri-entrepreneur, de la gouvernance élargie et formalisée ainsi que de la croissance externe et partenariale rapprochent ces exploitations davantage des PME en croissance que des petites exploitations agricoles. Enfin, les résultats de la présente recherche montrent la cohérence entre le processus de formalisation de la gouvernance et celui de la croissance de l’exploitation.

49En reprenant le schéma présenté en figure 1, nous avons pu, à la lumière de nos résultats, identifier les liens potentiels entre les différents construits (profil du producteur, mode de gouvernance et trajectoires de croissance), que nous présentons dans la figure 2. Tout d’abord, nous devons signaler que notre analyse rend compte du rôle central du producteur, qui agit en réel agri-entrepreneur avec des ambitions de croissance forte, se traduisant par une recherche continue d’informations à travers la mobilisation d’un réseau social proche mais aussi des acteurs externes plus éloignés. Cela renseigne aussi d’une capacité d’innovation managériale et de saisie des opportunités d’affaire. De même, ce producteur agri-entrepreneur agit en véritable chef d’orchestre à travers la mobilisation de compétences en gestion des ressources humaines et de valorisation des compétences spécifiques des membres de son équipe. Enfin, cette ambition de croissance n’est pas exclusive d’un attachement fort au métier d’agriculteur, et dépend davantage des caractéristiques du profil de l’entrepreneur qui orientent in fine certains choix des stratégies de croissance (diversification liée, spécialisation par croissance organique interne, stratégie partenariale). Il s’agit là d’un premier lien important entre profil du propriétaire dirigeant et trajectoire de croissance.

Figure 2. Synthèse des résultats et liens entre profil du producteur, gouvernance et croissance des grandes exploitations agricoles au Québec

Figure 2. Synthèse des résultats et liens entre profil du producteur, gouvernance et croissance des grandes exploitations agricoles au Québec

Source : les auteurs.

50Ce profil agri-entrepreneurial suggère également des choix en termes de mode de gouvernance et de son ouverture de manière progressive vers une possible entrée de capitaux externes (Nguyen et al., 2017). L’importance du noyau familial n’exclut pas une implication importante des parties externes avec des structures en holding. Cela peut réduire la latitude managériale du dirigeant comme signalé par d’autres recherches (Wirtz, 2011 ; Lepage et al., 2014), mais dans les cas étudiés, cela permet davantage de renforcer les capacités de recueil d’informations, de saisie d’opportunité et de développement du réseau d’affaire. À cet effet, l’exemple du rôle du banquier est édifiant. Ensuite, les ambitions de croissance et son profil agri-entrepreneurial influencent le producteur dans son choix de formaliser la gouvernance de sa structure, permettant ainsi de rechercher d’autres opportunités de financement et de collaboration. Ces deux relations traduisent donc un second lien important entre le profil du producteur et les modes de gouvernance. Enfin, cette gouvernance élargie et « déjà » formalisée, permet à l’agri-entrepreneur d’acquérir des compétences de gestion supplémentaires et le prépare à opter pour des stratégies partenariales et de croissance externe, y compris concernant des opérations de diversification verticale ou horizontale. Cela signifie que le choix du mode de gouvernance est aussi lié à la trajectoire de croissance envisagée. Il s’agit là d’un troisième lien pertinent entre mode de gouvernance et trajectoire de croissance des grandes exploitations agricoles.

Conclusion

51Pour être en mesure de réaliser le potentiel de développement associé au secteur agricole québécois, les producteurs devront faire évoluer leur entreprise en contournant certains freins liés à leur environnement et aux spécificités du secteur agricole. Notre recherche s’interrogeait sur les spécificités des producteurs et du système de gouvernance des exploitations agricoles de grande taille. Nous avons donc appliqué un double questionnement académique au secteur agricole : une analyse entrepreneuriale (analyse du profil du dirigeant), et une analyse des liens entre la gouvernance et la croissance de l’exploitation agricole à travers le modèle de la gouvernance (Charreaux, 1997).

52À ce stade exploratoire, l’objectif n’était nullement de confirmer des relations, mais d’identifier des liens potentiels et de renforcer la pertinence d’un croisement théorique (entrepreneuriat agricole-gouvernance). Les sept études de cas réalisées ont permis d’identifier des traits communs qui sous-tendraient les trajectoires de croissance des grandes exploitations :

  • d’abord, les propriétaires-dirigeants des grandes exploitations possèdent un ensemble de caractéristiques associées à l’agri-entrepreneur dans la littérature ;

  • ensuite, une forte implication des acteurs de la gouvernance (actionnaires, réseau social et banquier) qui partagent les objectifs communs de développement de l’entreprise et la vision du dirigeant afin de réduire les risques de conflits d’intérêt ;

  • enfin, la formalisation de la gouvernance et de l’organisation de l’entreprise par la mise en place d’une structure de propriété et de mécanismes de gouvernance. Ces dispositifs favoriseraient la réalisation du développement de l’entreprise via un processus décisionnel organisé.

53Ces premiers résultats montrent donc un profil entrepreneurial classique, mais peu analysé jusque-là pour les dirigeants des grandes exploitations agricoles (Remy, 2011 ; Le Clanche et Mouchet, 2015). La maîtrise du métier agricole coïncide ainsi avec des qualités managériales d’un propriétaire-dirigeant et des ambitions affirmées de croissance. De même, la gestion de l’exploitation n’exclut pas une gouvernance élargie, incluant des associés, des investisseurs et d’autres parties prenantes. Enfin, les ambitions de croissance ne se limitent pas à des augmentations des surfaces ou du cheptel, mais intègrent des opérations de diversification verticale via des alliances et des partenariats.

54Notre recherche présente néanmoins certaines limites, tant conceptuelles que méthodologiques. La première concerne le choix du modèle théorique d’analyse de la croissance de ces exploitations. Il serait important d’isoler les trois composantes (dirigeant, gouvernance, croissance) et d’analyser chacune de manière approfondie. Ensuite, la taille de l’échantillon, le caractère qualitatif du recueil et du traitement des données, les spécificités de la région géographique (par rapport aux choix des cultures, aux soutiens publics, au foncier agricole) ne permettent pas de généralisation des résultats obtenus. Ces limites n’en sont pas moins des perspectives de recherche autour de la thématique des propriétaires-dirigeants et de la gouvernance des grandes exploitations agricoles.

Haut de page

Bibliographie

Barringer B. R., Jones F. F., Neubaum D. (2005). A quantitative content analysis of the characteristics of rapid-growth firms and their founders. Journal of Business Venturing, vol. 20, n° 5, pp. 663-687.

Bourgeois L., Maresca S. (1985). Agriculteurs et petits entrepreneurs : peut-on faire des comparaisons ? Économie rurale, n° 169, pp. 3-4.

Chaddad F., Iliopoulos C. (2013). Control rights, governance, and the costs of ownership in agricultural cooperatives. Agribusiness, vol. 29, n° 1, pp. 3-22.

Charreaux G. (1997). Vers une théorie du gouvernement des entreprises. Le gouvernement des entreprises : Corporate governance, Théories et faits. Paris, Economica, pp. 421-469.

Charreaux G. (1998). La gouvernance des PME. PME-PMI : le métier de dirigeant et son rôle d’agent de changement. Paris, Economica, pp. 109-116.

Condor R. (2020). Entrepreneurship in agriculture: a literature review. International Journal of Entrepreneurship and Small Business, à paraître.

Conseil consultatif en matière de croissance économique (2017). Libérer le potentiel de croissance des secteurs clés. Gouvernement du Canada, disponible en ligne : https://www.budget.gc.ca/aceg-ccce/pdf/key-sectors-secteurs-cles-fra.pdf.

Ferrières J.-M. (1957). L’exploitant agricole peut-il être un chef d’entreprise moderne ? Paysans, n° 6, pp. 22-28.

Fitz-Koch S., Nordqvist M., Carter S., Hunter E. (2018). Entrepreneurship in the Agricultural Sector: A Literature Review and Future Research Opportunities. Entrepreneurship Theory and Practice, vol. 42, n° 1, pp. 129-166.

Foliard S. (2010). La gestion des TPE classiques, entre territorialité et fidélité. 10e Congrès international francophone en entrepreneuriat et PME, Bordeaux.

Gollin D. (2018). Farm size and productivity: lessons from recent literature. IFAD research series.

Hervieu B., Purseigle F. (2011). Des agricultures avec des agriculteurs, une nécessité pour l’Europe. Projet, vol. 321, n° 2, pp. 60-69.

Institut sur la gouvernance d’organisations privées et publiques (2008). Rapport du groupe de travail sur la gouvernance des PME au Québec. Pour développer des entreprises championnes, 54, disponible en ligne : https://igopp.org/wp-content/uploads/2014/04/40_2008-05-22_IGOPP-Rapport_Gouvernance_des_PME_VF.pdf.

Jensen M. C., Meckling W. H. (1976). Theory of the Firm: Managerial Behavior, Agency Costs and Ownership Structure. Journal of Financial Economics, vol. 3, n° 4, pp. 305-360.

Julien P.-A. (1994). Les PME : bilan et perspectives. Paris, Economica, 437 p.

Julien P.-A. (2002). Les PME à forte croissance. Montréal, Presses universitaires du Québec, 264 p.

Julien P.-A., Marchesnay M. (1992). Des procédures aux processus stratégiques dans les PME. In A. Noël (dir.), Perspectives en management stratégique, tome 1, Paris, Economica-Gestion, 1992-1993, 431 p.

Lagarde V. (2006). Le profil du dirigeant comme variable explicative des choix de diversification en agriculture. La revue des sciences de gestion, vol. 4, n° 220-221, pp. 31-41.

Le Clanche J.-F., Mouchet C. (2015). Le petit agriculteur schumpeterien, un acteur de l’évolution de l’agriculture du XXIe siècle. Colloque de la SFER. Structures d’exploitation et exercice de l’activité agricole : continuités, changements ou ruptures ? Rennes, 12-13 février, 22 p.

Lepage F., Couderc J.-P., Perrier J.-P. (2014). Déterminants des décisions d’investissement dans les exploitations laitières. Une approche par la théorie de la gouvernance élargie. Économie rurale, n° 341, pp. 6-24.

Lewis M. W., Smith W. K. (2014). Paradox as a Metatheoretical Perspective: Sharpening the Focus and Widening the Scope. The Journal of Applied Behavioral Science, vol. 50, n° 2, pp. 127-149.

Lorrain J., Belley A., Ramangalahy C. (1994). Relation entre le profil de comportement des propriétaires-dirigeants et le stade d’évolution de leur entreprise. Revue internationale P.M.E., vol. 7, n° 1, pp. 9-34.

Marchesnay M. (2003). La petite entreprise : sortir de l’ignorance. Revue française de gestion, vol. 144, n° 3, pp. 107-118.

Marchesnay M., Fourcade C. (1997). Gestion de la PME/PMI. Paris, Nathan, 317 p.

McElwee G. (2006). Farmers as entrepreneurs: developing competitive skills. Journal of Developmental Entrepreneurship, vol. 11, n° 3, pp. 187-206.

McElwee G. (2008). A taxonomy of entrepreneurial farmers. International Journal of Entrepreneurship and Small Business, vol. 6, n° 3, pp. 465-478.

Miles M., Huberman M. (2005). Analyse des données qualitatives. Bruxelles, De Boeck, 480 p.

Ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation (2017a). Cahier thématique 3 : perspectives d’avenir pour les entrepreneurs agricoles et les pêcheurs, 46 p. Disponible en ligne: http://collections.banq.qc.ca/ark:/52327/bs2890711.

Miron-Spektor E., Ingram A., Keller J., Smith W., Lewis M. (2018). Microfoundations of Organizational Paradox: The Problem Is How We Think about the Problem. Academy of Management Journal, vol. 61, n° 1, pp. 26.

Nguyen G., Lepage F., Purseigle F. (2017). Chapitre 2. L’entrée de capitaux externes dans les exploitations agricoles. Le nouveau capitalisme agricole, Paris, Presses de Sciences Po Académique, pp. 65-96.

Nguyen G., Purseigle F. (2012). Les exploitations agricoles à l’épreuve de la firme. L’exemple de la Camargue. Études rurales, vol. 2, n° 190, pp. 99-118.

Petit O., Martin V., Kuper M., Ameur F., Papin Stammose C. (2015). Worker, peasant or entrepreneur ? Analysis of the entreprenerial logics and pratices of familiy farmers in agrarian reform cooperatives in the Saiss (Morocco). 26th Euro-mediterranean regional conference and workshops, Innovate to improve irrigation performances, Montpellier.

Purseigle F., Chouquer G. (2013). Les territoires saisis par la firme. Études rurales, vol. 191, n° 1, pp. 9-18.

Remy J. (2011). De la célébration de l’agriculture familiale à la promotion de l’agriculteur-entrepreneur : succession ou coexistence ? Pour, vol. 212, n° 5, pp. 165-178.

Sachs R. E. (1973). The farmer an entrepreneur personality. Sociologia ruralis, vol. 13, n° 2, pp. 194-214.

Schumpeter J. A. (1934). The theory of economic development. Cambridge, MA, Harvard University, 255 p.

Simon B. (2013). L’installation en agriculture. La construction de l’intention entrepreneuriale. Économie rurale, n° 334, pp. 23-38.

Smith W. K., Lewis M. W. (2011). Toward a theory of paradox: a dynamic equilibrium model of organizing. The Academy of Management Review, vol. 36, n° 2, pp. 381-403.

St-Pierre J. (1999). La gestion financière des PME : théories et pratiques. Québec, Presses de l’Université du Québec, 322 p

Tarillon C., Grazzini F. Boissin J.-P. (2015). Trajectoires de croissance et structures de gouvernance élargies : une lecture des représentations des dirigeants fondateurs de start-up. Revue internationale P.M.E., vol. 28, n° 3-4, pp. 65-101.

Thiétart R.-A. (2007). Méthodes de recherche en management. 3e édition, Paris, Dunod, 586 p.

Torrès O. (1999). Les PME. Paris, Dominos Flammarion, 127 p.

van der Ploeg J. D. (2008). The new peasantries: struggles for autonomy and sustainability in an era of empire and globalization. London, Routledge, 356 p.

Wirtz P. (2011). The cognitive dimension of corporate governance in fast growing entrepreneurial firms. European Management Journal, vol. 29, n° 6, pp. 431-447.

Haut de page

Notes

1  Nous privilégions dans cet article l’acception suivante (Lorrain et al., 1994) : « la particularité d’être à la fois un gestionnaire, un administrateur et un exécutant ». Ce fameux homme-orchestre qui détient le capital, prend les décisions stratégiques et les opérationnalise.

2  Les auteurs tiennent à remercier le Groupe AGÉCO d’avoir fourni le support matériel, financier et logistique nécessaire à la réalisation de ces entretiens.

3  Ce réseau regroupe l’ensemble des individus et organisations auquel le producteur se réfère, de façon volontaire, pour rechercher des conseils, des informations ou pour discuter et échanger (Lepage et al., 2014).

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1. Schéma d’analyse unissant profil du producteur et structure de gouvernance dans la mise en place de stratégie de croissance
Crédits Source : adaptée de Wirtz (2011), Lepage et al. (2014) et Tarillon et al. (2015).
URL http://journals.openedition.org/economierurale/docannexe/image/8534/img-1.png
Fichier image/png, 73k
Titre Figure 2. Synthèse des résultats et liens entre profil du producteur, gouvernance et croissance des grandes exploitations agricoles au Québec
Crédits Source : les auteurs.
URL http://journals.openedition.org/economierurale/docannexe/image/8534/img-2.png
Fichier image/png, 166k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Fanny Lepage et Foued Cheriet, « Gouvernance et croissance des grandes exploitations agricoles : la place de l’agri-entrepreneur »Économie rurale, 375 | 2021, 25-40.

Référence électronique

Fanny Lepage et Foued Cheriet, « Gouvernance et croissance des grandes exploitations agricoles : la place de l’agri-entrepreneur »Économie rurale [En ligne], 375 | janvier-mars, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/8534 ; DOI : https://doi.org/10.4000/economierurale.8534

Haut de page

Auteurs

Fanny Lepage

Université Laval, Québec, Canada ;fanny.lepage@eac.ulaval.ca

Articles du même auteur

Foued Cheriet

Institut Agro-Montpellier SupAgro, Montpellier ; foued.cheriet@supagro.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search