1Le Nicaragua est un pays pauvre d’Amérique centrale dont l’histoire tumultueuse est liée à de multiples crises sociopolitiques et aux désastres naturels. L’agriculture y est un secteur économique majeur avec, selon la Banque centrale du pays, un apport à hauteur de 15 % au PIB, devant les mines (14 %) et le commerce (11 %). Depuis l’inversion du rapport entre population rurale et urbaine dès le milieu des années 1980, la population est majoritairement urbaine. La population rurale représente cependant encore 40 % du total (World Urbanization Prospects: The 2014 Revision), pour l’essentiel occupée dans l’agriculture (80 % de la population rurale).
2L’agriculture est d’autant plus importante qu’elle fournit aux Nicaraguayens 80 % de leurs aliments : maïs, haricot, sorgho, riz, viande et produits laitiers. Les conditions biophysiques et climatiques permettent à différentes formes d’exploitations de produire un large panel de cultures et d’élevages (Maldidier, Marchetti, 1996). De grandes propriétés produisent des cultures pour l’export (canne à sucre, bananes, arachide, sésame, café, cacao), de l’élevage bovin dans les plaines du Pacifique et les montagnes du Centre Nord, ou dans des enclaves sur la côte atlantique. Dans les interstices, des exploitations familiales produisent des aliments, parfois combinés avec un élevage diversifié, du café ou du cacao (Merlet, 1990). Les cultures alimentaires pour le marché local engagent de nombreuses familles sur peu d’espace, l’élevage bovin et les plantations dominant les surfaces. Les besoins ne sont donc pas couverts et le pays importe des céréales (riz, blé) et d’autres aliments, en plus de recevoir de l’aide. Si l’agriculture fournit la base d’une diète peu diversifiée, elle a une faible productivité et est soumise aux aléas et aux désastres naturels qui influencent la variabilité des quantités ainsi que des prix (Bornemann et al., 2012 ; Solornazo, 2016), à la hausse depuis une quinzaine d’années (CEPAL, 2017). Selon plusieurs organisations internationales (FAO et al., 2020) 1, la tendance est à l’augmentation du déficit alimentaire.
3Aujourd’hui, 17 % de la population nicaraguayenne souffre de la faim. (FAO et al., 2020) Si l’indice mondial de la faim (GHI) s’est amélioré au cours des 30 dernières années, le Nicaragua reste l’un des pays les plus touchés par la faim en Amérique centrale. Depuis 2013, le nombre de personnes sous-alimentées a peu évolué. Si le pays est parvenu à maintenir des niveaux bas de malnutrition et à baisser la malnutrition chronique (Solornazo, 2016), il compte un pourcentage élevé d’adultes en surpoids et d’obèses (FAO et al., 2020) ce qui reflète le double fardeau de la malnutrition (FAO, 2019). Comme dans d’autres pays, l’insécurité alimentaire touche surtout les pauvres et les ruraux : 94 % de la population rurale est en situation de pauvreté multidimensionnelle (INIDE, 2016 ; FAO, 2018). Les inégalités entre les sexes et les classes d’âge, la dégradation des ressources naturelles, l’isolement et l’accès limité aux services, sont autant de facteurs d’insécurité alimentaire.
4Cette situation interroge l’évolution des politiques publiques du Nicaragua. Politique agricole et politique alimentaire, indissociables, ont été longtemps marquées par un encouragement à l’agro-exportation pour engendrer des devises et à l’importation d’aliments pour satisfaire les besoins locaux. Si les années 1980, période révolutionnaire, marquent un tournant dans la trajectoire des politiques (Olson, Gawronski, 2003), un autre changement institutionnel semble intervenir au tournant des années 2000 avec la mise sur agenda de la lutte contre la pauvreté et de la souveraineté alimentaire. En quoi les années 2000 marquent-elles une inflexion, voire une bifurcation, dans la trajectoire des politiques agricole et alimentaire au Nicaragua ? Assiste-t-on à un changement institutionnel ? De quel ordre ? Quelle a été l’efficacité de ce changement au vu de la mise en œuvre des nouveaux instruments créés ?
5L’article analyse les trajectoires des politiques dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation au Nicaragua à partir de plusieurs approches. Basé sur la pratique de la sociohistoire de l’action publique et l’institutionnalisme historique pour comprendre quand et comment les institutions changent, l’article démontre l’existence d’une conjoncture critique dans les années 2000, période à partir de laquelle s’opère un changement institutionnel (Capoccia, Kelemen, 2007 ; Hall, 2010). Il part de l’hypothèse de l’existence du changement pour en décrypter les origines et les mécanismes. Il propose de qualifier le niveau de changement et interroge son efficacité à partir de l’analyse empirique des discours sur la mise en œuvre de deux instruments de la politique actuelle : le Bon productif alimentaire (BPA, Bono Productivo Alimentario ou Faim zéro [Hambre Cero]) et le Programme intégral de nutrition scolaire (PINE, Programa Intergral de Nutricion Escolar ou Goûters scolaires, [Merienda Escolar]), étudiés dans une région agricole où persiste l’insécurité alimentaire. Le choix d’analyser ces programmes tient à leur importance dans la politique rurale actuelle, le premier comme programme promouvant l’agriculture familiale, et le second comme programme social dirigé vers une population particulièrement vulnérable : les enfants.
6Après une présentation des approches, les résultats s’organisent en deux temps. (1) Une première partie, fondée sur une analyse documentaire et complétée par des enquêtes, montre l’évolution des politiques agricoles et alimentaires. Elle analyse en particulier les sentiers de dépendance que sont les antécédents des options de politiques mobilisées pendant les années 2000, période considérée comme une conjoncture critique. (2) Outre le contenu de la politique de souveraineté et de sécurité alimentaire (SSAN), une deuxième partie explicite en quoi les nouvelles politiques marquent un changement institutionnel en termes de contenu, sur la base de matériaux bibliographiques et en termes de mise en œuvre, sur la base de données empiriques portant sur la perception de l’application des deux programmes. L’article se termine sur des éléments de conclusion.
7L’article se situe dans la lignée de travaux dans le champ de la sociohistoire de l’action publique (Dubois, 2003 ; Payre, Pollet, 2005 ; Cossart, Hayat, 2015). S’ils ne constituent pas un corpus homogène et ne prétendent pas apporter un cadre théorique en soi, ces travaux offrent une clé de lecture intéressante pour comprendre la complexité de l’action publique à la lumière du passé et en extraire des leçons apprises (Baudot, 2014). Ce champ de recherche permet d’interroger les relations de pouvoir dans l’élaboration des politiques et les formes de gouvernement de la société. Ces travaux mettent en évidence les continuités et les ruptures au-delà des temporalités de l’alternance politique et des changements de régimes, y compris les plus radicaux (Lascoumes, Le Galès, 2012).
8L’étude mobilise ainsi la pratique de la sociohistoire pour présenter les continuités et les ruptures, ainsi que la production de catégories relatives aux connaissances et à l’action (Baudot, 2014). Elle met l’accent sur l’émergence de catégories administratives dans les discours et les documents de politique, en particulier les instruments (Lascoumes, 2007). Nous partons de l’hypothèse que les instruments de politique incarnent des rationalités convergentes et sont appuyés par un groupe social qui participe à son élaboration. À la différence de la sociologie de l’action publique, la sociohistoire de l’action publique permet en effet l’analyse des instruments comme des courroies de transmission des intentions et des contenus des politiques jusqu’à leur mise en œuvre (Baudot, 2014).
9L’article mobilise également l’institutionnalisme historique et s’inspire des travaux de Peter Hall (Hall, 1993, 2010) lesquels montrent que le choix des instruments est un indicateur de changement institutionnel, de sédimentations et de ruptures. Les instruments peuvent être sous-tendus par un sentier de dépendance dans le sens où « les capacités de l’État et les politiques héritées structurent les décisions ultérieures » ou au contraire, marquer des conjonctures critiques qui donnent lieu à des séquences réactives (Mahoney, 2000) infléchissant les trajectoires nationales (Capoccia et al., 2007 ; Capoccia, 2015 ; Collier, Munck, 2017). Selon ces travaux, l’analyse des instruments permet de qualifier l’ordre du changement qui va de l’ajustement du policy mix à l’introduction de dispositifs élaborés dans le cadre d’un changement de paradigme. Lorsque le changement est de troisième ordre (Hall, 1993), il provoque une bifurcation de la trajectoire de politiques publiques (figure 1).
Figure 1. Combinaison des approches mobilisées
Source : les auteures.
10Enfin, l’article s’appuie sur une approche permettant l’analyse de la mise en œuvre des politiques publiques telle que synthétisée par d’Auteuil (2007). Cette approche permet de dégager trois volets d’analyse : la conformité des instruments mis en œuvre aux plans initiaux, leur efficacité et la perception des acteurs sur leur performance. L’article questionne ainsi l’efficacité du changement institutionnel opéré qui se traduit par la mise en œuvre de deux instruments : le Bon productif alimentaire (BPA ou Faim zéro) et le Programme intégral de nutrition infantile (PINE ou Goûters scolaires).
- 2 La révision de littérature à l’origine de ce travail a été amorcée en 2012 et a donné lieu à deux (...)
- 3 SALIMA a été financé par le Métaprogramme GloFoodS et a permis la conduite d’une enquête ménage au (...)
11La démarche mobilise plusieurs sources de données : (i) des informations secondaires issues de la littérature grise (stratégies et plans d’action, lois, programmes) et celles permettant un état de l’art sur les politiques agricole et alimentaire au Nicaragua2 ; (ii) des données primaires d’une enquête plus large conduite en 2016 dans le cadre du Projet SALIMA « Sécurité alimentaire des individus dans les maisons agricoles »3, incluant 6 focus groups menés dans des villages (qui illustrent les disparités de la région d’étude) et des entretiens semi-directifs (11 leaders locaux et 8 acteurs de la mise en œuvre des programmes étudiés). Si la prise de note a été la règle, les enquêtés ont souvent refusé l’enregistrement, ce qui ne permet pas de resituer des verbatim. Les focus groups ont rassemblé entre 6 à 15 personnes, femmes et hommes de différentes classes d’âge. Ils ont traité de l’évolution de l’environnement productif et institutionnel, des régimes alimentaires et des stratégies déployées pour surmonter les crises, et des relations de genre et intergénérationnelles. Les acteurs enquêtés ont été sélectionnés pour leur rôle dans la mise en œuvre des programmes étudiés (figure 2).
Figure 2. Nature des acteurs enquêtés et implication dans la mise en œuvre du BPA et du PINE
Appartenance institutionnelle
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Implication dans la mise en œuvre
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Effectif
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Cabinets de la Famille
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Présélection de bénéficiaires
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12 (11 au niveau villageois, 1 au niveau municipal)
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Institut Nicaraguayen de Technologie Agricole (INTA)
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Assistance technique agricole
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1
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Ministère de la Famille, de la Communauté, de l’Économie Coopérative et Associative (MEFCCA)
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Mise en œuvre du BPA
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2 (1 au niveau municipal, 1 au niveau régional)
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Ministère de l’Éducation (MINED)
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Mise en œuvre du PINE
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1 (délégué municipal)
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Programme Alimentaire Mondial (WFP)
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2 (national)
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Écoles publiques
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Distribution de repas aux enfants scolarisés
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1 (directrice d’école)
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Source : les auteures.
12Les entretiens auprès des acteurs ont porté sur les intentions et le fonctionnement des programmes comme sur la perception de leurs effets. Certains ont autorisé la consultation de leurs fichiers, ce qui a permis l’analyse fine des critères de sélection des bénéficiaires.
13L’hypothèse générale de l’article est que les années 2000 sont une période de conjoncture critique suivie d’une séquence réactive ouvrant la voie à un changement institutionnel graduel qui s’affirme après l’élection d’Ortega en 2007. Inscrites dans des sentiers de dépendance, les politiques agricole et alimentaire bifurquent alors pour cibler la production familiale et alimentaire qui, dans le cas du Nicaragua, a historiquement été marginalisée, alors que l’agro-export était la priorité des politiques publiques.
14Sans revenir sur l’émergence du capitalisme agraire et la marginalisation de la paysannerie dès le XIXe siècle au Nicaragua (Merlet, 1990 ; Merlet et al., 2000 ; Merlet et al., 2009), les politiques agricoles ont historiquement ciblé les grandes propriétés (Fréguin-Gresh, Pérez, 2018). Dès les années 1930, une élite politique et économique (Paige, 1985) facilite l’insertion du pays sur le marché mondial par l’agro-exportation (indigo, coton, sucre, banane), et l’exportation de bois et de minerais, combinée à des importations alimentaires massives (Wiggins, 2007). Ces politiques favorisent la concentration foncière et l’accumulation de capital (Gould, 2008). Les seuls documents de politiques liés à l’alimentation renvoient alors au commerce et à la sûreté sanitaire des denrées agricoles.
15Pendant les décennies 1930-1970, la famille Somoza contrôle le Nicaragua dans le cadre d’une dictature militaire (Merlet et al., 2000). Elle impose le caractère agro-exportateur et la dépendance au marché du Nicaragua dans un contexte de soutien des États-Unis et d’investissements étrangers (Wiggins, 2007). La modernisation de l’agriculture (Hurtado, 2000), soutenue par l’État (accès au foncier, assistance technique, crédits), concerne l’expansion cotonnière sur les plaines du Pacifique (Fréguin-Gresh, 2017). En parallèle, une masse de paysans pauvres grandit (Merlet, 1990, 2002), le mécontentement populaire et la faim augmentent (Maldidier et al., 1996), comme en témoigne l’alerte de l’Institut de Nutrition de l’Amérique centrale et Panamá sur la malnutrition généralisée dans les années 1950. La réponse de l’État à la misère se limite à créer un Institut « agraire » qui organise la colonisation agricole dès 1963, sans donner accès aux terres aux paysans qui travaillent à bas coûts dans les plantations (Merlet et al., 2000).
16En 1972, le tremblement de terre détruit la capitale et conduit à l’effondrement de l’économie et des institutions publiques. Qualifiée de conjoncture critique dans certains travaux (Olson et al., 2003), cette période ouvre une fenêtre d’opportunités pour lutter contre la pauvreté (voir figure 3). Les structures socio-économiques et les institutions sont détériorées, l’aide est détournée (Mahoney, 2001 ; Rueda Estrada, 2013), le modèle agro-exportateur est en crise (Maldidier et al., 1996) et la population souffre de la faim (Barroso Peña, 2011). Un soulèvement populaire conduit par le Front sandiniste de libération nationale (FSLN) aboutit à un changement de régime (Austin et al., 1985 ; Figueroa Ibarra, 2005). La Révolution marque une bifurcation dans l’histoire et les politiques publiques du Nicaragua.
17Ainsi, dans les années 1980, la Révolution promeut de nouvelles orientations de politique agricole et alimentaire (Austin et al., 1985). L’agenda est centré sur l’alphabétisation, la santé, la transformation du système agricole, en particulier autour de la question foncière et des conditions sociales de production (Groupemement IRAM-AEDES, 2000). Si l’agro-export reste essentiel pour engendrer des devises (sentier de dépendance), les interventions publiques (réforme foncière, crédits, assistance technique, prix garantis, services à la commercialisation) ciblent la paysannerie (Zalkin, 1987). La priorité est donnée à l’autosuffisance alimentaire (Austin et al., 1985) par la relance de la production et le renforcement de l’emploi rural, ce qui répond, en partie, aux demandes de la population.
18Alors que le pays subit des forces internes et externes hostiles à la Révolution, un ministère du Développement Agricole et de la Réforme agraire (MIDINRA) est créé pour gérer la production de fermes d’État et de coopératives. Le gouvernement installe un réseau de commercialisation d’aliments avec l’Entreprise alimentaire de base (ENABAS) qui achète la production à prix contrôlés et subventionne la consommation (Rueda Estrada, 2013). La junte lance un Plan Alimentaire Nicaraguayen (PAN) centré sur la production et la consommation de produits locaux, négligés jusque-là au profit des aliments importés, et un programme d’incitation à l’autoconsommation promouvant la production alimentaire, y compris en ville (Berth, 2014). Les objectifs de réduction des injustices, de la pauvreté et de la malnutrition sont atteints (Redclift, 1986). Pourtant, dès mi-1980, les conflits nuisent à la production agricole (Ortega, 1986). Les déséquilibres économiques, l’écart entre prix et salaires, le recours aux subventions, les solutions complexes (travail contre nourriture) et la concentration des dépenses dans la défense sont difficiles à gérer. La fin des années 1980 est marquée par une guerre de faible intensité qui, combinée à des années de sécheresse, minimise les effets des interventions dont les résultats sont mitigés (Grigsby Vado, Pérez, 2007), à cause de la contre-réforme agraire (Roux, 2010).
19Dans les années 1990, le retour au pouvoir de gouvernements libéraux dans un contexte de réconciliation nationale met à nouveau la priorité sur la libéralisation du marché et l’agro-export : libéralisation, privatisation des entreprises et des circuits de distribution, réduction du déficit public et de l’inflation. Bien que la croissance se rétablisse dès mi-1990, la population est pauvre et souffre de la faim, notamment dans les campagnes. Peu d’interventions publiques traitent de ces questions, en dehors d’actions ciblées sur la nutrition infantile soutenues par l’aide (plan d’action national pour la nutrition, programme d’éducation pour tous). En plus de problèmes de mise en œuvre, ces interventions sont limitées et peu efficaces (Gajate Garrido, Inurritegui Maúrtua, 2002).
20Le passage de l’ouragan Mitch en 1998, l’une des pires catastrophes naturelles qu’a connue le pays, permet l’ouverture d’une fenêtre d’opportunités pour un nouveau changement. La période qui s’amorce se distingue par la coexistence de deux répertoires dans les discours sur la lutte contre la pauvreté et la faim. Si le discours dominant promeut la sécurité alimentaire par le marché grâce aux devises de l’agro-export, caractéristique du sentier de dépendance « historique », une autre approche promeut la souveraineté alimentaire.
21La majorité de la population a été fragilisée par des années de conflits, puis par l’austérité des années 1990, ultralibérales. À la fin des années 1990, près de 44 % de la population vit avec moins de US$1 par jour et 75 % avec moins de US$2, ce qui fait du Nicaragua le pays le plus pauvre des Amériques, après Haïti (OXFAM, 1998). La pauvreté est une réalité criante lorsque Mitch frappe l’Amérique centrale. Selon la CEPAL, l’ouragan affecte près de 20 % la population (6 000 morts). Les plus pauvres, vivant dans des habitats précaires, sont les plus touchés (CEPAL, 1999). Selon Bradshaw et Linneker (2003), une catastrophe comme Mitch tend « à révéler les structures et les relations de pouvoir existantes […] apportant des changements profonds […] et des opportunités de transformation ». L’ouragan offre un espoir de reconstruction et une occasion pour la société civile, le gouvernement et les agences internationales, de collaborer avec un objectif commun : améliorer des conditions de vie des gens (Bradshaw et al., 2003).
22Ainsi, dès le début des années 2000, une série d’infléchissements des politiques s’observe. Ces derniers sont à l’initiative d’une coalition formée par des acteurs sociaux et les sandinistes, en résistance aux institutions établies par les gouvernements libéraux, soutenues par les élites et les organismes internationaux. Alors que la notion de souveraineté alimentaire émerge dans les débats internationaux en réaction aux débats du cycle de l’Uruguay du GATT, dont la fin permet la création de l’OMC qui prône la sécurité alimentaire par le marché (Godek, 2014), la société civile et des députés sandinistes s’emparent du concept et l’introduisent dans les débats relatifs à un projet de Politique nationale de sécurité alimentaire et nutritionnelle (PNSAN).
23Si la loi n’est pas adoptée dans un premier temps, un plan d’action lancé pour la période 2001-2006 permet la mise en œuvre de plusieurs instruments de politique alimentaire. Parmi eux, le Programme intégral de nutrition scolaire fournit un verre de lait et des collations pour les enfants scolarisés. Le Programme alimentaire mondial (WFP) joue un rôle central dans la coordination et la distribution des dons pour ce programme. Dans le même temps, un Réseau de protection sociale (RPS) est créé pour transférer de l’argent aux familles pauvres pour améliorer leurs approvisionnements alimentaires (Moore, 2009).
24Si les effets restent limités, cela permet toutefois d’améliorer la diversité de l’alimentation (Hoddinott, Wiesmann, 2008) et sont un marqueur de changement.
25De plus, alors que la communauté internationale s’engage en faveur de la réduction de la pauvreté (Déclaration de Copenhague de 1995, sommet du G7 de 1999), le gouvernement présente en 2000 un document de stratégie de réduction de la pauvreté (IPRSP) (McIlwaine, 2001) pour postuler à l’initiative « pays pauvres très endettés » (HIPC) de la Banque mondiale et du FMI. Ces agences s’affirment comme acteurs majeurs du développement au Nicaragua, plaçant des fonds dans la réactivation du secteur agricole et s’imposant comme garantes des programmes publics, sous condition (Le Coq et al., 2013). Leur rôle dans les orientations des politiques est un élément singulier au Nicaragua, et plus généralement de la fabrique des politiques publiques au Sud (Darbon, 2004).
26Ce changement graduel s’inscrit dans une transformation globale qui s’opère dans les années 2000, à une échelle plus large à l’international. Cette transformation se caractérise par la reconnaissance, dans les politiques publiques et les interventions de développement, du rôle de l’agriculture, y compris familiale, et du caractère intersectoriel et multiprofessionnel des moyens d’existence des ruraux (Ashley, Maxwell, 2001 ; Ellis, Biggs, 2001 ; World Bank, 2007).
27En 2007, Ortega est élu à la présidence et continue à l’être après ses réélections en 2011 et 2016. Son gouvernement assure la continuité de certaines politiques publiques, comme celles favorisant la stabilité macroéconomique et les investissements étrangers, ce qui traduit une nouvelle fois un sentier de dépendance. Toutefois, sa stratégie, le Plan national de développement humain (PNDH), réoriente le contenu des cadres de politiques de lutte contre la pauvreté et la faim (Le Coq et al., 2013) et le fonctionnement des institutions. Le rôle de l’État est renforcé, une nouvelle gestion de la coopération externe est amorcée (Gobierno de Reconciliación y Unidad Nacional, 2012) et la cible des politiques se recentre sur certaines catégories administratives : les populations marginalisées et les acteurs de l’économie familiale, dont les agriculteurs, comme en témoigne la création en 2012 du MEFCCA (ministère de la Famille, de la Communauté, de l’Économie Coopérative et Associative), nouvelle institution en charge du monde rural.
28Il est alors possible de qualifier le changement qui s’opère comme étant de troisième ordre : les cadres d’interprétation de l’action sont remis en cause dans une période d’incertitudes normatives (Hall, 1997). Le gouvernement va puiser dans un stock de diagnostics et d’instruments élaborés sur la base des fondements anciens. C’est le cas du Bon productif alimentaire (BPA), qui repose sur les travaux d’un économiste fondateur d’une idéologie pour le développement agraire de la Révolution sandiniste (Núñez Soto, 1984 ; Núñez Soto et al., 1995), devenu en 2008 conseiller présidentiel sur les questions sociales. L’objectif du Bon productif alimentaire est rappelé dans un document de travail en 2007 (CIPRES, 2007). Il se traduit par la création d’un sous-programme productif alimentaire (MAGFOR, 2008) lequel se réfère à l’ouragan Mitch comme événement marquant ayant permis de « rendre visible le panorama rural de la tragédie […] du Nicaragua ».
29La Sécurité et souveraineté alimentaire et nutritionnelle (SSAN) est mise à l’agenda et une loi pour la promouvoir (n° 693 de 2009) est promulguée. La loi se donne un double objectif : assurer des revenus aux ménages et garantir le droit à une alimentation saine, suffisante et adaptée, promouvant la durabilité environnementale et économique et l’inclusion, insistant sur les femmes, les enfants et les jeunes. Elle permet de fournir des services aux acteurs des filières, en donnant la priorité aux aliments de base, et aux petits producteurs. La loi fait du Nicaragua l’un des rares pays à incorporer le concept de souveraineté alimentaire dans une politique (Godek, 2014).
30Une nouvelle politique est élaborée suite à la promulgation de la loi de SSAN : le programme PRORURAL Inclusif, qui cible l’agriculture familiale, la réduction de la pauvreté, l’adaptation au changement climatique et le renforcement de la SAN (GRUN, 2009). PROPRURAL Inclusif, comme politique agricole et alimentaire, s’organise autour de trois programmes : (1) le Programme alimentaire national (PNA), qui intègre à la fois le Bon productif alimentaire BPA qui octroie des ressources productives pour stimuler l’autoconsommation et la génération de revenus et le Programme de « Potagers Sains » ; (2) le Plan national pour l’agro-industrie (PNAIR) qui vise à accroître la production de valeur ajoutée à partir de la production), et (3) le Programme forestier national (PNF). D’autres instruments concernent l’éducation et la santé.
Figure 3. Le changement institutionnel des années 2000 dans la trajectoire socio-historique du Nicaragua (1960-2017)
Source : les auteures.
31En 2014, après une évaluation positive de PRORURAL Inclusif (Kester, 2009 ; GRUN, 2015), le gouvernement développe des plans annuels de production agricole qui favorisent l’accès au marché et d’autres instruments centrés sur certaines productions (riz, sorgho, café, bétail). Des programmes sociaux, comme le programme de nutrition PINE, sont élaborés avec la révision du Plan stratégique d’éducation. Une originalité des programmes est la participation active des femmes comme « protagonistes » du développement des familles et des villages. Pour la mise en œuvre, un système de coordination intergouvernemental est instauré avec la création d’un Système national de production, de consommation et de commerce (SNPCC). Ces évolutions confirment la bifurcation de la trajectoire de la politique et le changement institutionnel.
32Le contenu de la politique rappelle celui des années 1980. Toutefois, le contexte est différent : les tensions politiques et sociales, internes et externes, sont moins fortes, même si elles restent latentes et que l’isolement progressif du régime ortéguiste tend à renforcer avec le temps ; le financement est moins contraint par la nécessité de générer des devises, car des accords de partenariat sont signés, notamment celui avec l’Alliance bolivarienne pour les Amériques (ALBA) (McBain-Haas, Wolpold-Bosien, 2008).
33Les enquêtes révèlent, d’une part, que les contenus des programmes étudiés sont conformes aux contenus annoncés dans la loi de SSAN. Les bénéficiaires du BPA sont prioritairement les femmes, un aspect positif de l’instrument (Carrión Fonseca, 2015). Il repose sur des dons de biens productifs à des femmes identifiées pauvres pour renforcer la production alimentaire et la capitalisation de leurs familles. Le don d’intrants (vaches et truies gestantes, poulets et coq, semences, outils, matériaux de construction, etc.) obéit à des critères définis par l’instrument et interprétés par les techniciens opérant dans la région. Il s’accompagne d’assistance technique, de formations et de financements. Les bénéficiaires doivent gérer un compte d’épargne pour rapporter un surplus de 20 % de la valeur reçue grâce à une caisse de microcrédit pour le développement de leurs villages. Le ministère de la Famille (MEFCCA) est chargé de la planification opérationnelle et de la mise en œuvre locale. Le PINE offre des repas équilibrés dans les écoles publiques. Son effet attendu est le renforcement de la fréquentation scolaire.
34Les enquêtes montrent, d’autre part, des conditions particulières de mise en œuvre des instruments sur le terrain. Elles révèlent que, comme dans les années 1980 où beaucoup de dirigeants révolutionnaires manquaient de compétences techniques et de gestion (Austin et al., 1985), des organisations locales tiennent une place centrale. Les Cabinets de famille, communauté et de la vie, qui s’inspirent des Comités sandinistes de défense (CDS) des années 1980, jouent en effet un rôle central dans le choix des bénéficiaires de programmes. Les Cabinets existent dans les communautés rurales et les quartiers urbains. Depuis leur création, leur rôle et leur légitimité sont controversés (Stuart Almendárez, 2009).
- 4 Parmi les 24 critères des registres consultés pendant les enquêtes, ce sont le statut de propriété (...)
35Selon les enquêtes, les Cabinets intègrent des personnes (auto)désignées leaders locaux, ce qui les rend, pour certains, légitimes dans la prise de décision au vu de leur connaissance de la population. Cependant, leur légitimité dépend des forces politiques locales et de l’éthique personnelle de leurs représentants, faisant de leur rôle dans la mise en œuvre de programmes publics un élément sensible (Kester, 2009 ; Finnegan, 2011). Les enquêtes confirment un biais de sélection en faveur des femmes insérées dans la vie politique. Le dépouillement des fichiers des techniciens du ministère de la Famille ne fait pas apparaître explicitement ce critère4, qui est pourtant mentionné par les enquêtés.
36L’universalité et la non-discrimination promues dans la loi de SSAN sont donc questionnées. Elles le sont d’autant plus que les enquêtes révèlent d’autres critères non explicités qui excluent une partie des potentielles bénéficiaires : c’est le cas des familles ayant des migrants considérées non pauvres par les techniciens qui sont exclues des aides. Cette situation montre le rôle des agents de première ligne ou « bureaucrates de terrain » (Dubois, 2012). Leur rôle ne se réduit pas à une stricte application de règles, celles-ci n’étant pas univoques, et leur possibilité de réinterprétations et d’adaptations aux cas singuliers. Ainsi, les enquêtés dénoncent un système clientéliste, qui perdure depuis des décennies (Pérez Márquez, 2007 ; Grupo Venancia, 2015), et qui est aussi le marqueur d’un sentier de dépendance.
37Il en résulte une efficacité mitigée des instruments. Selon les enquêtes, le Bon productif alimentaire est mis en œuvre partout. Pourtant, les fichiers des techniciens en charge du suivi indiquent seulement 537 familles bénéficiaires à Cinco Pinos à la date de l’enquête, pour une population d’environ 6 800 personnes (40 % de la population). Ce nombre réduit de bénéficiaires peut s’expliquer par le processus de sélection restrictif et réinterprété par les Cabinets et les techniciens du MEFCCA. En outre, des hommes ont pu être bénéficiaires à la place de leurs épouses : les femmes sont rarement propriétaires de parcelles, un critère déterminant de l’éligibilité au dispositif des bénéficiaires car elles doivent montrer qu’elles ont les moyens de nourrir les animaux reçus (une vache). Le PINE comporte aussi certaines limites. Selon un responsable du MINED, il est mis en œuvre dans toutes les écoles publiques pour tous les enfants scolarisés. Se pose alors la question des enfants qui ne sont pas scolarisés et qui, de facto, ne bénéficient pas du PINE. S’il n’a pas été possible d’obtenir le taux de scolarisation dans la région d’étude, on peut supposer qu’il suit les tendances nationales : cinq enfants sur dix termineraient l’école primaire (Näslund-Hadley et al., 2012). Les enquêtes montrent que beaucoup d’enfants, en particulier les filles, ne vont pas à l’école. Certains parents déclarent être réticents à les y envoyer : d’une part, les petites filles aident aux tâches ménagères ; de l’autre, les écoles sont souvent loin à pied, et les parents ne peuvent pas systématiquement les accompagner, refusant de les laisser partir seules.
38Une autre source de tension tient à la nature des produits donnés. Les aliments donnés par le PINE proviennent de ENABAS et d’entreprises de transformation liées à l’État. Celles-ci, selon les entretiens avec le WFP, s’approvisionnent sur le marché national, et de préférence localement pour certains produits qui reçoivent des contrôles de qualité. Dans le cas du Bon productif alimentaire, alors que la composition du don fait l’objet d’âpres discussions, les tensions concernent la qualité des dons (Kester, 2009 ; Finnegan, 2011).
39Nous nous sommes appuyées sur le croisement des approches de la sociohistoire de l’action publique, de l’institutionnalisme historique et de la mise en œuvre des politiques publiques pour proposer une analyse des trajectoires des politiques agricole et alimentaire au Nicaragua. La démarche nous a permis d’identifier une conjoncture critique, suivie d’une séquence réactive, dans les années 2000, d’en décrypter les origines et les mécanismes. Elle a mis à jour le niveau de changement institutionnel à l’aune de l’étude des discours sur la mise en œuvre de deux instruments de la politique actuelle, tout en interrogeant leur efficacité.
40Alors que le Nicaragua a longtemps suivi un modèle fondé sur le capitalisme agraire et l’agro-exportation au détriment de la production vivrière et paysanne locale, le tournant qui s’amorce avec la conjoncture critique prend sens après l’élection d’Ortega en 2007, redonne la priorité à l’agriculture familiale et productrice d’aliments. À partir de 2008, les instruments de politique se recentrent sur des programmes sociaux et productifs destinés aux populations historiquement pauvres, marginalisées et en insécurité alimentaire, avec un objectif affirmé de souveraineté alimentaire. S’il s’agit d’une bifurcation dans la trajectoire des politiques, l’analyse a montré en même temps les effets mitigés de la mise en œuvre, convergeant avec les travaux de plusieurs auteurs (Kester, 2009 ; Tschirley et al., 2010 ; Finnegan, 2011 ; Carrión Fonseca, 2015 ; Solornazo, 2016).
41Cela étant, l’idée même de bifurcation peut être relativisée : de fait, le changement institutionnel n’échappe pas aux effets de sentiers de dépendance dans le sens où idéologies, principes et pratiques des périodes antérieures peuvent sédimenter, se maintenir ou être remobilisées.
42Ainsi, nous retiendrons un premier sentier de dépendance, que nous pouvons qualifier de « permanence », à savoir celle de l’insertion au marché par l’agro-exportation qui, au fil de la trajectoire nationale, n’a finalement jamais été réellement remise en cause. Le deuxième, relevant plutôt d’une récurrence de la trajectoire, tient à la prégnance du clientélisme et des logiques politiciennes et partisanes dont nous avons vu qu’elle expliquait, en partie, les limites dans la mise en œuvre du Bon productif alimentaire. Le processus de sélection des bénéficiaires est révélateur d’un clientélisme fondé sur des appartenances au parti gouvernemental. Cette situation questionne l’universalité et l’inclusion affichées dans les lois et mériterait d’être un objet à étudier sur le temps long, pour confirmer son rôle permanent de sentier de dépendance au Nicaragua. Enfin, un troisième sentier de dépendance peut être ici qualifié de résurgence dans le sens où les antécédents historiques aux origines du changement sont en partie remobilisés dans les discours et les instruments prônant la souveraineté alimentaire. C’est le cas du BPA qui est le prolongement et l’élargissement d’un programme de développement agraire amorcé dans les années 1990, mais aussi de ses conditions institutionnalisations mobilisant des organes du parti gouvernemental.
43Si l’ensemble des résultats vient confirmer la pertinence du cadre d’analyse, certaines de ses limites méritent d’être soulevées. La démarche d’identification de bifurcation dans la trajectoire socio-historique des politiques publiques repose en effet sur un niveau d’analyse sectoriel, ciblant exclusivement les politiques agricole et alimentaire. Or le curseur des effets de bifurcation peut possiblement se déplacer et se complexifier par une approche trans-sectorielle des politiques (économiques et sociales) et, plus encore, par la prise en compte du niveau macro-économique orienté vers la croissance dont nous pouvons supposer qu’il constitue le fil d’Ariane des sentiers de dépendance. De même, la démarche se heurte à la question des seuils de temporalités que nous sommes conduits nécessairement à figer, comme dans toute analyse de trajectoire, et donc de la durabilité des changements institutionnels. À ce titre, le maintien de certains instruments peut être menacé par le contexte géopolitique actuel en Amérique latine, qui s’est traduit, notamment, par la fin de la coopération effective avec le Venezuela qui fragilise la capacité du gouvernement à financer les politiques nationales. Enfin, une perspective de recherche pourrait aussi être de mobiliser d’autres cadres complémentaires, notamment ceux qui pourraient éclairer en quoi le clientélisme est un élément de structure qui traverse les périodes et tend à verrouiller les dynamiques de transformations et les possibilités de changement.
44Enfin, le pays traverse depuis de 2018 une nouvelle période d’incertitudes et de troubles socio-politiques qui ont aggravé la vulnérabilité de la population. La question se pose de savoir si les avancées permises par ce dernier changement institutionnel ont ouvert la voie à une lutte durable contre la pauvreté et la faim. Selon les chiffres officiels, la pauvreté aurait reculé dans le pays en dix ans (INIDE, 2016), des données que nous pouvons interroger au vu de celles de la FAO (FAO et al., 2020) lesquelles estiment que, depuis 2013, le nombre de personnes sous-alimentées au Nicaragua a stagné, voire plus récentes (Servicio Jesuita a Migrantes, 2018) qui montrent que la crise actuelle a accru le chômage et la précarité. Cela peut signifier que les politiques menées n’auraient pas été aussi efficaces qu’annoncé ou qu’elles peuvent être soumises à des effets, parfois brusques, de réversibilité.
45Le cas du Nicaragua invite à faire un parallèle avec d’autres situations, comme celle du Brésil qui a mis en œuvre pendant plus d’une décennie des politiques sociales et productives volontaristes (dont le nom de certaines a inspiré le Bon productif alimentaire et le programme de nutrition PINE) avec des résultats que nous croyions durables, jusqu’au changement de gouvernement en 2016. Voilà qui confirme l’urgence à mesurer la portée des changements institutionnels et leur capacité à apporter des réponses à des défis structurels.