1En prenant pour objet le vidéoblog professionnel Entrez dans ma classe1 tenu par une professeure des écoles depuis le 3 juillet 2017, nous explorons la manière dont s’articulent l’autorité numérique et la reconnaissance professionnelle.
2Plusieurs études montrent que le groupe professionnel des enseignants du primaire « fortement isolé et en manque de reconnaissance sociale » (Charles et al., 2018, 272), traverse une crise intense. À défaut d’une reconnaissance institutionnelle de leur métier, les professeurs des écoles se tourneraient donc vers des supports d’expression en ligne afin de « construi[re] eux-mêmes les conditions de leur reconnaissance » (Merzeau, 2013, 183) : cette hypothèse s’appuie sur l’idée que « l’autorité émerge et évolue à l’intérieur des échanges discursifs » (Candel et Gkouskou-Giannakou, 2017b, 21).
3La diversification des dispositifs d’autopublication qui se sont développés depuis plusieurs années, la montée en puissance d’une parole publique « constituée en marge des instances traditionnelles de représentation » (Connan et al., 2013, 147) amènent les groupes professionnels à repenser les modalités habituelles de leur fonctionnement, de leur structuration et de leur régulation (Convert et Demailly, 2007), modifiant alors les processus de reconnaissance. L’autopublication en ligne des professionnels, qu’il s’agisse d’écrits d’écran comme les blogs ou de séquences vidéo comme les chaînes YouTube personnelles, rend ainsi compte à la fois des rhétoriques et des stratégies énonciatives autour des représentations du métier, mais procède aussi d’une volonté de faire valoir son expertise, de « se hisser au rang d’énonciateur légitime et ainsi aspirer à parler de et au nom de la profession » (Charles et al., 2018 ; Connan et al., 2016, 3), d’acquérir une reconnaissance et une notoriété trop souvent minimisées au sein de l’institution. L’appartenance à la fonction publique contraint la définition et la crédibilité de cette parole, dans le sens où les obligations statutaires comme le devoir de réserve et l’obligation de discrétion la limitent a priori.
4Notre recherche ne peut faire l’économie d’un questionnement sur la manière dont s’articulent les notions d’autorité et de reconnaissance : cette réflexion s’appuiera sur des références empruntées tant aux sciences de l’information et de la communication, qu’aux études littéraires et à la sociologie. Une fois les fondements théoriques posés, nous présenterons les approches méthodologiques retenues pour analyser la chaîne YouTube Edmc. Enfin, nous explorerons trois tensions qui se manifestent dans les rapports qui existent entre, d’une part, la reconnaissance professionnelle à laquelle l’auteure du vlog aspire et, d’autre part, l’autorité numérique qu’elle acquiert au fil de ses publications. Seront confrontés le partage d’expérience et le pouvoir exercé sur autrui, la quête de reconnaissance et la dilution de la fonction auctoriale sur les réseaux sociaux, l’autorité énonciative et l’autorité institutionnelle.
5Cette contribution se nourrit d’une recherche menée, entre 2015 et 2018, en réponse à un appel à projets initié par la DÉPP du ministère de l’Éducation nationale : à partir des représentations du métier de professeur des écoles, il s’agissait alors d’appréhender les causes de la crise intense que traverse ce groupe professionnel ainsi que les facteurs qui ont contribué à dégrader l’image et l’attractivité du métier d’enseignant. Ainsi, alors que la très grande majorité des professeurs des écoles déclarent apprécier l’exercice de ce métier, notamment en raison de son utilité sociale, ils sont nombreux aussi à partager un profond malaise, à se sentir isolés et en manque de reconnaissance sociale, peu valorisés, tant par la société française et par les parents, que par l’État qui les emploie (Charles et al., 2018). L’une des problématiques abordées et analysées dans ce cadre consistait à saisir les rhétoriques professionnelles et les stratégies énonciatives déployées par les professeurs des écoles sur la blogosphère. De manière contrastée, les auteurs des blogs étudiés investissent ces supports de publication d’« enjeux de reconnaissance », comme Nassira Hedjerassi et Marianne Cailloux (2016) le montrent aussi à propos des professeurs documentalistes.
6L’« enfermement dans le monde de l’enfance » (Dubet, 2002, 119), la féminisation du métier, l’activité de formation, le recours à l’argument de la vocation enseignante, sont autant d’attributs qui concourent à l’euphémisation du travail et du statut professeur des écoles :
« C’est au nom de l’amour, de la passion, du génie, de la formation, de l’engagement que ce déni de travail – total ou partiel – est opéré, comme si la reconnaissance du travail venait salir un espace de pratique, le dévaloriser, voire le désacraliser. Ici on ne travaille pas, ou pas “vraiment”, on met en œuvre ses valeurs, ses talents, ses devoirs ou ses sentiments » (Krinsky et Simonet, 2012, 11).
7C’est en particulier la part invisible du travail du professeur des écoles que l’auteure d’Edmc cherche à exposer dans son vlog et à faire reconnaître. La « scène médiatisée » (Voirol, 2005, 99) ménage en effet aux enseignants une visibilité qui détermine non seulement leur autorité, mais aussi leur satisfaction professionnelle. En effet, conduisant « à atténuer, voire à suspendre les contradictions du mérite et de l’égalité en protégeant les individus de la dévalorisation de soi et de la culpabilité » (Dubet, 2002, 399), la reconnaissance est l’une des conditions de l’épanouissement de l’identité et de la réalisation de soi (Honneth, 2004, 135).
8Entre les notions de visibilité, de reconnaissance et d’autorité se tissent des relations complexes que nous ne faisons qu’évoquer ici. En tant qu’acte public, le processus de reconnaissance dépend d’une relation de communication, de médias et de supports sémiotiques qui assurent une visibilité et expriment la valeur sociale d’une personne ou d’un groupe de personnes ; il implique une transformation, une « concession à l’autre [d’]une autorité morale sur nous » (Honneth, 2005). Or, les espaces discursifs et les pratiques communicationnelles dans lesquels s’inscrit la construction de l’autorité sont des dispositifs déterminés par des contraintes matérielles, techniques, sociales, idéologiques (Candel et Gkouskou-Giannakou, 2017a et b). L’autorité est donc à comprendre « ni comme une qualité des acteurs, ni comme une substance objective qu’ils détiendraient », mais comme « des phénomènes dynamiques à la rencontre de médiations hétérogènes » soumis à la fois à des cadres médiatiques et aux usages qu’en font les utilisateurs (Candel et Gkouskou-Giannakou, 2017a, 67).
9Dès lors, il importe de situer le vidéoblog dans une généalogie culturelle et littéraire de supports de l’expression du soi (Rouquette, 2008 ; Deseilligny, 2008). Le vidéoblog dérive du blog qui compte parmi les écritures de soi dont Françoise Simonet-Tenant note qu’elles revêtent une « réalité protéiforme » (2004, 19) : par exemple, en situation professionnelle ou dans le secteur de la formation, les écritures de soi se déclinent notamment sous la forme du mémoire professionnel, de l’histoire de vie, du journal de bord (Crinon et Guigue, 2006 ; Delcambre, 1990). Par son rythme et par la prédominance de la première personne, le blog hérite lui-même du journal personnel dont l’écriture « survient le plus souvent lorsque l’identité du sujet se voit mise en danger ou, tout au moins, se trouve dans une situation de vulnérabilité » (Simonet-Tenant, 2004, 95). Tout en s’inscrivant dans une lignée de formes d’écritures, le vlog est un support de l’image et de l’oralité : en tant que création audiovisuelle, il partage des points communs avec certains genres télévisuels, les films autobiographiques et le digital storytelling ; rendu public et sollicitant les échanges, il emprunte à la correspondance et revêt un « caractère conversationnel » (Di Crosta, 2017, 32).
10Les écritures de soi, « trop souvent réduites à une simple confession complaisante ou narcissiste » (Castellani, 2016, 12), tissent en effet des rapports complexes avec l’autorité. Or, de même que le vlogging à propos de l’école n’a fait l’objet que de très rares études (Snelson, 2015), la question de l’autorité numérique sur YouTube n’a été que peu corrélée à celle de la reconnaissance professionnelle. Le choix d’appréhender cette corrélation à partir de l’exemple qu’est le vlog, en tant que support d’expression spontanée d’une enseignante, ne vise pas la représentativité, mais focalise l’attention sur les ressources et les compétences mobilisées par les enseignants pour faire valoir leur expertise et leur activité professionnelle.
11Pour obtenir une reconnaissance sociale de leur métier, les enseignants ont investi des formes d’expression variées, individuelles ou collectives. Ainsi la presse associative contribue-t-elle de manière très significative, et cela depuis le début du XXe siècle, à l’expression du militantisme et à la construction de l’identité professionnelle enseignante (Cardon-Quint et d’Enfert, 2014). L’expression enseignante se développera également en ligne à partir des années 1980 sur le Minitel (Derrien, 2002), puis sur les plateformes plus récentes que sont les sites web, les listes de diffusion, les forums et les réseaux sociaux.
12Les vidéoblogs professionnels participent de l’engouement pour les chaînes web-vidéo qui constituent une source d’information plébiscitée par des publics tant néophytes que professionnels. Pour autant, Edmc compte parmi les rares vlogs français réalisés par des enseignants du premier degré et connaît en outre un succès important sur la scène médiatique professionnelle. Exclusivement consacré à la vie professionnelle, il s’inscrit dans un dispositif réticulaire composé à la fois de supports numériques et de publications qui appartiennent au corpus classique de ressources spécialisées.
13La chaîne YouTube au cœur de cette étude présente une activité et une audience significatives : à la date du 28 mai 2020, elle comporte un total de 83 vidéos de durées variables qui s’échelonnent de 3 min 7 s à 25 min 42 s ; de 24 000 abonnés en 2018, à l’issue de la première année d’existence d’Edmc, le nombre d’abonnés dépasse les 50 000 individus pour un nombre de vues supérieur à trois millions. Proposées régulièrement au rythme d’une à six par mois, les vidéos suscitent plus de 7 000 commentaires au total. Reliée à des pages Instagram, Facebook et Pinterest, la chaîne est également associée à un blog commencé en mars 2018 pour partager certains des documents pédagogiques qui accompagnent les vidéos, ainsi qu’à une rubrique dans la revue professionnelle La Classe. Professeure des écoles depuis 2009, son auteure occupe depuis septembre 2018 le poste de directrice d’école.
- 2 ELAN (Version 5.5) [Computer software] (2019). Nijmegen, Max Planck Institute for Psycholinguisti (...)
- 3 Analyse par Alceste (version 2017) basée sur une classification descendante hiérarchique.
- 4 Entretien réalisé avec l’auteure du vlog le 28/02/2020.
14Pour appréhender la manière dont s’articulent l’autorité numérique et la quête de reconnaissance professionnelle, nous combinons plusieurs approches méthodologiques. S’appuyant sur le logiciel Elan2, l’annotation des vidéos obéit à une grille de lecture que nous organisons autour des critères que sont les modalités du dire, le traitement visuel et sonore, ainsi que les thèmes, les espaces, les objets et les gestes représentés. Davantage que pour la vue d’ensemble qu’elle produit, cette analyse systématique nous intéresse surtout pour l’identification d’extraits particulièrement représentatifs que nous soumettons à un examen détaillé. Par ailleurs, un ensemble choisi des discours prononcés par l’auteur dans ses vlogs fait l’objet, après transcription des vidéos, d’une analyse textuelle et plus précisément d’un traitement automatique et statistique de la distribution du vocabulaire selon la méthode Reinert (1993) qui s’appuie sur le logiciel Alceste3. Il s’agit là de dégager les principaux univers sémantiques du corpus et ainsi d’isoler les classes d’énoncés significatifs qui, par exemple, se rapportent au champ de la reconnaissance professionnelle. Un entretien avec l’auteure4 permet de préciser et de vérifier certaines hypothèses ou interprétations, de corroborer, ou non, les résultats obtenus.
15L’analyse de ce vlog met en exergue certains des paradoxes de la construction de l’autorité numérique du professeur des écoles : incarnées dans des pratiques professionnelles, les formes de l’autorité traditionnelle s’articulent avec les propriétés et les usages des dispositifs médiatiques. La première tension réside dans la confrontation d’une volonté de partage et de l’exercice d’un pouvoir.
16La notion de partage est d’abord inscrite dans le dispositif même du vlog, que ce soit par l’intermédiaire de « technosignes » (Paveau, 2017, 337) comme les boutons d’appréciation et de partages, de termes d’adresse, d’espaces d’échanges tels que les commentaires. Par ailleurs, elle se concrétise aussi bien dans l’intention de l’auteure de témoigner de son expérience professionnelle que dans la forme dialogique, voire polylogique, des échanges qui circulent sur YouTube et d’une plateforme à l’autre (Combe, 2019).
17Commun dans le monde enseignant, le partage d’expériences, de supports et de méthodes pédagogiques se manifeste dans les pratiques de publication de l’auteure. Il constitue un thème central dans le discours de l’auteure, aussi bien dans ses vidéos que dans son métadiscours : « je ne compte pas forcément combien j’ai de vues... j’ai envie de partager quelque chose » (entretien du 28/02/2020). L’analyse d’après la méthode Reinert fait apparaître que le champ sémantique du partage (cf. fig. 1) est mobilisé en particulier dans les livraisons qui concernent la conception du vlog et surtout dans le rituel de clôture qui vise à entretenir la relation avec les publics.
Figure 1 : Réseau de formes du terme « partage »
(graphique extrait du traitement effectué avec le logiciel Alceste)
18Le vlog offre un support à des échanges qui, au-delà du dialogue ou de la conversation, atteignent une dimension polylogique ménagée notamment par la « porosité des contenus qui circulent entre les différentes plateformes qui viennent parfois elles-mêmes s’entremêler » (Combe, 2019, 76). « J’aime bien avoir des retours, j’aime bien échanger » (vlog 1) : d’emblée, l’auteure d’Edmc annonce son goût pour l’interaction et investit plusieurs espaces médiatiques, notamment un blog, une page sur Pinterest, Facebook et Instagram et une rubrique dans la revue La Classe, pour multiplier les accès aux informations qu’elle diffuse.
19Pour autant, la mise en scène de soi privilégiée dans le vlog est ambiguë : elle oscille entre le mode magistral et celui de la confidence. Si la « tête parlante » peut évoquer la conversation (Di Crosta, 2017) ou le dialogue intimiste, elle présente le vlogueur comme unique détenteur de la parole, l’échange étant nécessairement différé. Louise Merzeau (2013, 172) y voit l’affrontement de deux formes de l’autorité : dans l’une « attachée aux cénacles », « la confidentialité [...] est un marqueur d’excellence et de pouvoir », dans l’autre « c’est au contraire le fait de relayer l’information qui augmente son crédit auprès de sa communauté ».
20Entrez dans ma classe exploite la présentation de soi en jouant sur les imaginaires qui entourent la figure traditionnelle de la maîtresse d’école et de l’autorité que lui confère sa fonction. Le générique montre l’enseignante écrivant au tableau noir et se retournant face à la classe ; dans la première vidéo, l’enseignante choisit de s’adresser à son public, assise à son bureau. Enfin, c’est sans doute dans le geste d’ouvrir la porte de la classe et d’y introduire le spectateur que se manifeste de la manière la plus nette le pouvoir que l’enseignant exerce sur l’espace pédagogique (cf. fig. 2). Dans un tel dispositif, la différence est ténue entre le geste de livrer son expérience professionnelle au regard des pairs et celui de recommander des ressources didactiques et des pratiques pédagogiques. Ainsi exposée, l’expertise vient consolider l’autorité didactique et pédagogique de la youtubeuse que lui confère le statut d’enseignant.
Figure 2 : Images extraites d’Edmc (vlogs 1, 6 et 77)
21Comment la quête de reconnaissance se concilie-t-elle avec la dilution de la fonction auctoriale sur les réseaux sociaux (Merzeau, 2013) ? En nous appuyant sur la réflexion menée par Gérard Leclerc, nous nous interrogeons ici sur la pertinence de « l’analyse de la signature [...] par rapport à ce qu’on appelle depuis des siècles l’“autorité” d’un énoncé ou d’un auteur » (Leclerc, 1996, 11) : la signature symbolise à la fois la source de l’énonciation, la capacité et la liberté d’un individu, dans sa dimension psychologique, sociale et culturelle, à s’exprimer en son nom propre et à assumer la responsabilité de son énoncé. L’autorité énonciative se fonde sur le crédit accordé à l’auteur, sur la croyance dans le rapport établi entre son nom et la qualité de son œuvre : « le nom de l’auteur fait donc le lien entre l’auctorialité et l’autorité » (Leclerc, 1996, 11). Or, les médias numériques transforment le processus de construction de l’autorité en déléguant la fonction d’auteur aux « industries du texte » : prédéterminant les gestes de communication, ces dispositifs numériques constituent un cadre dans lequel les énonciateurs « viennent “augmenter” ce qui existe déjà en dehors d’eux » et cherchent à « gagner en autorité » (Candel et Gkouskou-Giannakou, 2017b, 2122).
22La blogosphère se caractérise par une porosité entre la signature et l’anonymat, entre la sphère publique et la sphère privée, et enfin entre la personnalisation et la dissémination (Merzeau, 2013, 181). De fait, ces ambiguïtés ressortent à l’analyse du vlog.
23Alors que, sans être dissimulée, l’identité civile de l’auteur n’est pas affichée, en raison notamment du devoir de réserve auquel sont tenus les fonctionnaires et de la conformité aux rites de mise en scène (Combe Celik, 2014) de soi sur YouTube, le vlog fait l’objet d’une forte personnalisation : l’auteure se filme dans son cadre professionnel et familial, émet des jugements personnels, présente ses méthodes de travail et élabore une charte graphique qui permet d’identifier les contenus qu’elle publie sur différents supports de communication. S’ils servent de paravent à l’auteure entre le monde physique et l’espace numérique, le titre Entrez dans ma classe, le nom de « Jeanne », la charte graphique et la figure de l’énonciatrice dans les vidéos font aussi office de signature dans la sphère médiatique.
24Se mettant en scène dans son espace professionnel, la classe, mais aussi dans des lieux publics, comme des brocantes ou des magasins, ou à son domicile, la youtubeuse cherche à montrer le débordement du temps de travail sur le temps personnel. Espace public et espace privé ne se situent pas de chaque côté d’une frontière plus ou moins poreuse ou mobile : c’est leur définition qui change. Servant de cadre au vlog, la classe matérialise et prolonge la personnalité de l’enseignante, et « pour cette raison, elle peut être considérée comme un espace privé » (Dubet, 2002, 105). Ainsi redéfini, l’espace public qu’est la classe se confond avec l’intimité de l’enseignante. Dès lors, le titre Entrez dans ma classe et les vidéos, assez nombreuses, dans lesquelles l’auteure présente l’aménagement et la décoration de sa classe prennent un sens particulier. En effet, « on ne laisse pas n’importe qui entrer dans “sa” classe, car c’est dans sa matérialité même que se projette et s’objective le travail de l’instituteur » (Dubet, 2002, 105) : or, précisément, la youtubeuse invite le spectateur à « entrer dans sa classe ». Ce geste incite à poursuivre les recherches sur le statut de l’intimité dans l’activité professionnelle, de même que sur les effets de l’intimité sur l’autorité.
25Les propriétés du dispositif qu’est le vlog participent en outre à la dispersion de la figure de l’énonciateur que ce soit par la qualification que permettent les commentaires et les boutons d’appréciations, ou par la réplication de l’énoncé sur d’autres supports. La diversification des contextes de communication amène avec soi une variation des points de vue sur l’énoncé et l’énonciateur. Ainsi la youtubeuse multiplie-t-elle les accès aux ressources qu’elle produit et distingue-t-elle ses usages des différents réseaux sociaux : pendant qu’elle dépose ses ressources pédagogiques sur Pinterest, qu’elle publie les posts sur Facebook au rythme de la parution des vidéos sur YouTube, elle favorise Instagram pour les échanges plus nourris avec les enseignants (entretien du 28/02/2020). La multiplication des supports renforce, par le nombre, la présence et, de fait, la notoriété de l’énonciateur dans l’espace numérique.
- 5 « Entrez dans ma classe : une maîtresse Youtubeuse ! Aménagement des espaces éducatifs », Classe (...)
- 6 « Entrez dans ma classe, avec Jeanne », La Classe, septembre 2018, n° 291, p. 46.
26L’énonciateur du vlog « est (d)écrit autant qu’il est (d)écrivant » (Merzeau, 2013, 181-182) : la publication multiplateforme sur les réseaux sociaux et les références au vlog dans les médias spécialisés, comme les sites La Classe de demain et Les Outils TICE5, participent autant à la construction d’une identité numérique de l’enseignante qu’à son appréciation par les pairs. Un support traditionnel de publication vient renforcer, de manière symbolique, l’autorité acquise initialement en ligne par la youtubeuse : pour la rentrée scolaire 2018, la revue professionnelle spécialisée La Classe adressée depuis 1989 aux instituteurs et professeurs des écoles ouvre une rubrique intitulée Entrez dans ma classe et tenue par l’auteure du vlog6. Signalée systématiquement en page de couverture, que ce soit en pleine page pour le numéro 291 ou sous forme de vignette pour les numéros suivants, cette rubrique fait l’objet d’une livraison mensuelle dans les pages centrales de la revue.
27Le déplacement du contenu diffusé sur le vlog vers la revue est très significatif. La chaîne YouTube se trouve recommandée et validée par une instance éditoriale proche du groupe professionnel. Diffusée à environ 15 000 exemplaires7, La Classe est une publication professionnelle lue et reconnue par les professeurs des écoles depuis plus de trente ans. Par ce transfert, le vlog bénéficie de l’autorité détenue par la revue. La transposition de la vidéo sur papier se fait selon un « format inédit », selon l’expression employée par l’équipe éditoriale, qui emprunte à celui du roman-photo et qui présente l’avantage de conserver certains des éléments iconographiques, discursifs et narratifs caractérisant le vlog Edmc. Le choix de ce format est également à rapporter au renouveau que connaît le roman-photo sur Internet, notamment grâce aux genres du blog et du vlog (Baetens, 2013, 3). Si la revue apporte une forme de reconnaissance professionnelle à la youtubeuse, elle bénéficie donc en retour de l’autorité numérique acquise par l’auteure du vlog.
28Dans la vie professionnelle quotidienne, l’autorité de la youtubeuse ne se trouve pas pour autant augmentée. Ni les supérieurs hiérarchiques, ni les collègues, ni les parents ne semblent tenir compte du succès du vlog dans leurs relations avec l’enseignante (entretien du 28/02/2020). Dans ce silence réside une tension qui resterait à explorer.
29Afin de faire reconnaître leur activité professionnelle, les professeurs des écoles recherchent des moyens qui soient situés en marge des instances habituelles, voire officielles, de valorisation, « en dehors des circuits éditoriaux classiques » (Merzeau, 2013, 180) et qui leur permettent « de s’autoriser, de se légitimer, de se faire valoir dans un projet personnel ou collectif, de se qualifier dans une expertise, un savoir ou une écriture » (Candel et Gkouskou-Giannakou, 2017a, 10). Or, c’est précisément l’autorité conférée à l’enseignante par sa position dans l’institution scolaire, fragilisée par la perte d’attractivité du métier de professeur des écoles (Charles et al., 2018), qui la conduit à réaliser un vlog : la youtubeuse cherche à « montrer plus réellement ce qu’est [ce] métier bien souvent méprisé ces dernières années » (vlog 62). Pour Gérard Leclerc (1996, 14), « il est difficile, pour ne pas dire impossible, de comprendre la nature de l’autorité énonciative sans la profiler sur le fonds de l’autorité institutionnelle ». C’est en vertu de son statut d’enseignante, de ses compétences pédagogiques et didactiques, ainsi que de son expérience de plusieurs années que l’auteure prend position sur les conditions de travail des directeurs d’écoles, comme dans l’épisode 78 « École direction épuisante », qu’elle publie des vidéos qui se rattachent au genre du tutoriel, comme par exemple le vlog 79, ou qui, comme dans les livraisons 21 et 49, présentent les conditions d’accès au métier et relèvent du conseil d’orientation professionnelle.
30C’est aussi sa position institutionnelle qui lui confère légitimité et crédibilité auprès des usagers de sa chaîne YouTube. Par leur fonction d’appréciation, les commentaires sont un lieu dans lequel s’exprime et se lit l’autorité acquise en ligne par l’enseignante youtubeuse. Leurs auteurs n’appartiennent pas à la hiérarchie de l’institution scolaire, mais sont principalement des pairs enseignants et des usagers de l’école, parents et élèves : le vlog « touche [...] un public très très large, que ça soit des enseignants, des parents d’élèves, que ça soit aussi des futurs enseignants ou alors des élèves qui sont en CM1-CM2 ou au collège... » (entretien du 28/02/2020). On notera que le taux de satisfaction moyen, c’estàdire le ratio like / dislike, sur l’ensemble des 81 vlogs de cette chaine atteint, au 14 mars 2020, plus de 97 %. Or, dans la première livraison de son vlog, la youtubeuse déclare : « je suis toujours en train de raconter ce que je fais à mes collègues en leur disant : eh, regarde, est-ce que ça va ? Qu’est-ce que t’en penses ? Et les élèves ? T’as vu ? Ils ont aimé ? Pas aimé ? ». Ces propos produisent un écho frappant avec les modalités d’évaluation formalisées sur YouTube par les boutons « like » et « dislike », mode de hiérarchisation et de classement dont Louise Merzeau (2013, 174-175) souligne le caractère affinitaire. Pour autant, l’étendue de l’audience d’Edmc dilue, selon l’auteure, « l’impression de notoriété, de reconnaissance, d’un même public » (entretien du 28/02/2020).
31Valorisation des compétences et des performances, gratitude, compassion, identification à l’auteur sont autant de formes qu’adopte la reconnaissance (Klein et Marion, 1996) dans ces commentaires. Parmi les marques de reconnaissance, celles qui témoignent d’une contribution indirecte de la vlogueuse à augmenter l’attractivité du métier d’enseignant nous semblent être particulièrement significatives, et cela en particulier parce que l’auteure déclare que le projet du vlog ne consistait ni à présenter un « beau métier », ni à inciter à le pratiquer, mais se résume dans la formule « “regardez le métier : voilà ce que c’est, c’est ça... !” ».
32Les supports d’expression en ligne vers lesquels se tournent certains enseignants créent-ils des conditions favorables à l’émergence d’une reconnaissance professionnelle ? Quelles sont les formes qu’y emprunte l’autorité ?
33En focalisant notre analyse sur le vidéoblog d’une professeure des écoles, nous avons d’emblée exclu la possibilité de formuler une réponse générale à ces questions. En revanche, à partir de cet exemple précis, nous avons pu saisir certains paradoxes qui sous-tendent la construction de l’autorité numérique et de la reconnaissance professionnelle. Ainsi apparaît-il que la valeur du partage se trouve confrontée à l’exercice d’un ascendant sur autrui. La reproductibilité et l’ubiquité de la figure de l’auteur sur les réseaux sociaux affectent le crédit accordé au professionnel. Enfin, alors que les étudiants, mais aussi les collégiens et les lycéens, trouvent dans le vlog une source d’identification et de motivation pour devenir enseignants, et déclarent à l’auteure : « J’aimerais beaucoup devenir maîtresse comme toi » (vlog 48 : commentaires) ou « J’ai envie de devenir comme toi » (vlog 1 : commentaires), le rapport entre l’autorité numérique acquise par l’enseignante et la reconnaissance professionnelle accordée par l’institution reste incertain.
34Au fil de ce bref parcours, nous espérons avoir aussi laissé entrevoir que la publication en ligne, outre l’enjeu de reconnaissance qu’elle revêt, offre un support de sociabilité, de créativité et de réflexivité aux enseignants, contribuant ainsi au développement collectif des pratiques et des compétences professionnelles.