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Dossier

Scénaristes et réseaux sociaux numériques : la mise en place d’une nouvelle reconnaissance ?

Scriptwriters and Social Networks: New Forms of Recognition 
Déborah Gay
p. 53-67

Résumés

Cet article sur l’usage des ré­seaux sociaux numériques effectué par un scénariste lors du tournage et de la diffusion d’une websérie illustre l’émergence d’une modalité de recon­naissance en tant qu’expert et co-producteur. L’étude ethnographique du parcours d’un scénariste parvenu à prendre une place d’expert en amont et lors du tournage bénéficie d’une enquête sur sa prise en main de la communication de la série sur les réseaux sociaux numériques. Ce scénariste s’y est positionné comme seul créateur et figure d’autorité de cette fiction. Cette étude a été réalisée dans le cadre d’une observation participante où la position de la chercheuse est aussi à interroger en tant que facilitateur de cette prise de position du scénariste.

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Texte intégral

1En 1995, Dominique Pasquier écrit des scénaristes français qu’ils sont des personnes qui n’ont pas « de moyen d’avoir un contact direct avec le public comme peuvent le faire d’autres professionnels. Leur métier est solitaire et il ne jouit d’aucune visibilité sociale : pas de bain de foule dans la rue comme les animateurs, pas de badauds autour des tournages comme les réalisateurs, pas de starifications par les médias comme les comédiens. Un scénariste, serait-il le plus illustre de sa profession, est condamné à l’anonymat » (Pasquier, 1995, 96). Près de 25 ans plus tard, cette affirmation est-elle toujours d’actualité ? Concernant la France, le travail de Muriel Mille en 2013 sur Plus belle la vie (France 3, créé en 2004) semble confirmer qu’il existe une multiplicité de scénaristes, inconnus du grand public, travaillant sur cette série populaire de France 3. Ces scénaristes œuvrent à plusieurs, dans différents ateliers, pour produire cette fiction hebdomadaire et « [a]vec le caractère collectif de la fabrication du feuilleton la notion d’auteur se trouve en partie diluée » (Mille, 2013, 300). Comme l’a également étudié Monique Dagnaud (2006), avant le tournage, le scénario naît d’allers-retours entre scénariste, producteur, chargés de programme, etc. Cette dilution des rôles dans l’écriture est due en partie au fait que la production des séries télévisées est le fruit d’un travail collaboratif ; j’emprunte ici à Howard Becker ([1988], 2010) les notions de « personnels créatifs » et de « personnels de renfort » pour parler de ce monde de l’art. Les séries télévisées sont produites grâce à un « personnel créatif », qui peut aussi bien englober les réalisateurs que les scénaristes, tous ceux et celles qui s’investissent dans une production en étant recrutés pour leur vision artistique et leurs talents d’écriture. Elles sont également réalisées grâce à un « personnel de renfort », donc ceux et celles qui peuvent être plus facilement interchangeables : assistant réalisateur, régisseurs, scripts, etc. Pendant le tournage, comme le montre Gwenaële Rot (2019, 328), il n’est pas évident de connaître les rôles effectifs joués par tous les acteurs de la production, tels les chefs décorateurs ou les directeurs de la photographie : « À chaque fois, le travail de composition est double : composition artistique d’une part et d’autre part composition politique ». Les lignes entre personnel créatif et de renfort sont donc difficiles à définir clairement, ce qui complexifie d’autant plus la question de l’auteur d’une série télévisée.

2Les recherches sur les scénaristes et leur apparition dans l’espace public comme figures d’autorité concernent dans leur majorité l’industrie des séries télévisées américaines, tel le travail de François-Ronan Dubois (2015) sur la figure du showrunner dans la série télévisée de Tina Fey, 30 Rocks (NBC, 2006-2013). Le showrunner est le principal scénariste d’une série télévisée, mais il gère également en partie le travail de directeur artistique, gestionnaire des finances... Ce phénomène d’auctorialisation de la position de showrunner fait partie des questions abordées dans l’ouvrage de Michael Z. Newman et Elana Levine, Legitimating Television, au cœur du passage de la série télévisée d’une forme culturelle dévalorisée à une forme culturelle légitime. Le rôle de Twitter comme amplificateur de cette tendance y est également évoqué. Je peux évoquer ici l’exemple du showrunner Bryan Fuller qui n’hésite ainsi pas à s’exprimer sur Twitter au sujet de la série télévisée dans laquelle il est impliqué ; lors de la diffusion d’Hannibal (NBC, 2013-2015), il a ainsi beaucoup interagi directement avec les spectateurs.

  • 1 L’ouvrage de Nicolas Brigaud-Robert a été lu sous forme numérique, d’où l’absence de pagination.

3Cette pratique du live tweet reste pour autant encore peu utilisée en France (Jost, 2019) où il n’existe pas de position de showrunner. Dans l’Hexagone, la question de « l’auteur » d’une série télévisée est définie par la loi, et comme le rappelle Nicolas Brigaud-Robert (2014, document non paginé1) : « Ceux-ci sont au nombre de cinq, il s’agit : du réalisateur, du scénariste, du dialoguiste, de l’auteur de la musique et de l’auteur de l’œuvre d’origine s’il en existe une (en cas d’adaptation d’une œuvre préexistante) ». Le réalisateur reste souvent cité comme créateur d’une série télévisée : ainsi que l’explique le journaliste Pierre Ziemniak (2017) dans son ouvrage sur les séries télévisées en France, ces fictions ont hérité de l’histoire du cinéma et des effets de la Nouvelle Vague qui portent aux nues les réalisateurs au détriment des scénaristes.

4Pourtant, ces dernières années, les scénaristes français sont de plus en plus visibles aussi bien dans les médias que sur les réseaux sociaux numériques, comme semblent le confirmer les apparitions régulières de Fanny Herrero (Dix pour cent, France 2, 2015-...), Éric Rochant (Le Bureau des légendes, Canal+, 2015-...), Frédéric Krivine (Un village français, France 3, 2009-2017) ou Anne Langlois (Engrenages, Canal+, 2005-...).

  • 2 Le nom de la websérie, comme les noms et prénoms des différents membres de la production ou le no (...)

5Je m’intéresserai ici plus particulièrement au lien entre réseaux sociaux numériques et constitution du scénariste comme figure d’autorité dans la production et la circulation de l’information sur la série sur laquelle il travaille, dans le cadre de l’étude d’une websérie spécifique, Activistes2. Cette websérie raconte l’histoire de la vie d’un centre LGBT associatif à Lyon, vue par les yeux d’un personnage d’origine maghrébine, Bilal, qui vient de quitter sa famille et sa banlieue pour vivre ouvertement son homosexualité. La première saison de cette websérie a été diffusée sur la plateforme de France Télévisions, entre mai et juin 2017 et j’ai pu y assister dans le cadre d’une observation participante.

6Les questions qui structureront cet article sont les suivantes : comment le scénariste a-t-il pu se positionner en tant que « créateur » de cette web-série et en devenir le représentant ? Quel a été son usage des réseaux sociaux numériques et comment a-t-il pu ainsi cimenter une position d’autorité ?

7Pour y répondre, je reviendrai d’abord sur le contexte de production : j’analyserai comment sa nature-même de websérie a permis au scénariste de s’imposer sur toutes les étapes de la production et de justifier une présence accrue sur le plateau de tournage, donc en rupture avec les conventions habituelles. Ensuite, j’observerai comment cette présence lui a conféré une certaine expertise dont il a pu se prévaloir sur les médias sociaux, une expertise renforcée par sa fonction de « témoin » en tant qu’ancien membre d’une association luttant pour les droits LGBT. Du fait de la méthodologie de la recherche, une observation participante, j’ai pu également renforcer ce mécanisme de la constitution d’une figure d’autorité. J’étudierai enfin l’usage de la websérie par les scénaristes des industries télévisuelles et la manière dont le scénariste observé a pu prendre en main la communication de la websérie sur les réseaux sociaux numérique et user de son réseau personnel comme du réseau élargi pour asseoir une position de créateur et d’auteur de la websérie. Cette position auctoriale renforcée a été rendue possible par sa connaissance amateure des stratégies de communication sur Internet et son expérience de fan et de critique de séries.

1. Contexte de production, contexte de recherche : la place de « l’expertise »

8La production d’une websérie permet la mise en place de conditions favorables au scénariste : ce dernier peut arriver en position de force face à des producteurs, en ayant le soutien de la chaîne et donc négocier une place plus importante dans le processus créatif. En l’occurrence, cette place a été consolidée par ma présence. Cet investissement dans une websérie semble pouvoir être valorisé par la suite pour des productions audiovisuelles télévisuelles.

1.1. Une arrivée du scénariste en position de force

9Activistes est une websérie qui a connu un développement particulier dans le paysage des séries françaises. Elle a été écrite par Stanley Keravec, un homme ouvertement gay, qui a été critique de série puis scénariste, et a longtemps milité dans une association au centre LGBT de Lyon. La websérie est donc inspirée de son expérience personnelle. Pendant cinq ans, aucune société de production n’a voulu s’engager dans le projet et le défendre face aux diffuseurs télévisuels, ce qui est le processus classique des productions. Stanley Keravec a fini par proposer son projet directement à la plateforme de webséries de France Télévisions. Cette plateforme accepte en effet des projets de fiction directement portés par des scénaristes, sans passer par des producteurs : une de leurs missions au sein du groupe audiovisuel est l’innovation. Ensemble, ils ont trouvé dans un second temps une société de production, qui a alors engagé deux réalisateurs, Mathieu Potier et Jean Puget. Le fait de pouvoir choisir une société de production en étant soutenu par un diffuseur a permis au scénariste d’arriver en position de force : trois sociétés de production se sont portées volontaires pour développer cette fiction et le choix lui est revenu. Cela lui a permis d’exercer ensuite un droit de regard sur le choix des réalisateurs et de demander d’avoir accès au plateau.

10Par le contact direct avec le diffuseur web, le scénariste a pu développer son projet et arriver en position de force, mais pour un financement moindre : pour 100 minutes de fiction, la part du diffuseur était de 278 000 euros. Pour une production télévisuelle, le scénariste-producteur et auteur Pierre Ziemniak (2017) rappelle que pour 60 minutes de fiction en 2016 sur les chaînes nationales gratuites, il faut compter en moyenne entre 876 000 euros et 1 461 100 euros, et un peu moins du double pour des chaînes de télévisions privées. Le financement d’Activistes, est donc bien en deçà des usages télévisuels. Les producteurs n’ont alors pas pu investir dans une campagne de communication importante, d’autant plus qu’ils n’étaient pas suivis par le diffuseur : avec un budget annuel d’environ quatre millions d’euros, celui-ci n’avait pas non plus les moyens de défendre ses webséries par des campagnes promotionnelles. Cela ouvre la voie au scénariste qui peut alors proposer de prendre en main gratuitement la communication sur les réseaux sociaux numériques. Je reviendrai sur ce point dans une seconde partie.

1.2. L’observation participante : le renforcement de la position du scénariste

11J’ai pu avoir accès au terrain de recherche d’Activistes en amont de la production et suivre le développement de cette websérie, des premiers débats avec la société de production à la post-production, grâce à ma connaissance préalable du scénariste de la websérie. Ce dernier a été, tout au long de l’enquête, mon « allié » au sens de Beaud et Weber (2010) : il était celui qui m’a ouvert toutes les portes du terrain, en se portant garant de moi auprès du reste des acteurs et actrices de la production. Sur le plateau, tout le monde ne connaissait pas forcément mon rôle dans la production et à cause de ma proximité avec le scénariste, la première assistante décoration m’a considérée un temps comme l’assistante du scénariste. Il existe en effet sur le plateau une division sexuée du travail très forte, horizontale comme verticale ; les femmes sont souvent assistantes, sauf dans le cas du maquillage et de l’habillage, comme l’a montré également Muriel Mille (2013). L’assistante décoratrice a lu mon rôle à l’aune de cette grille où les métiers les moins reconnus sont tenus par des femmes.

12Ce travail de recherche s’est appuyé sur le travail de Donna Haraway (2007) concernant la production d’un « savoir situé » : mon regard et ma position sur le terrain de l’observation participante étaient fonction de mon genre comme de mon statut d’universitaire. Il m’a été demandé très tôt sur le plateau quelle était mon identité sexuelle, question formulée de manière frontale : y répondre semblait expliciter les raisons de ma recherche universitaire. Je suis en effet une femme blanche et bisexuelle. J’ai été par conséquent perçue comme une experte et une ressource concernant les questions LGBTQ. Il y avait peu de personnes ouvertement non-hétérosexuelles sur le plateau, mis à part deux comédiens, le scénariste et moi-même.

  • 3 Carnet de terrain, entrée du 22 février 2017. Lors de cette observation participante, j’ai tenu u (...)

13Sur le plateau d’Activistes, la représentation d’une minorité LGBT est donc réalisée par une majorité hétérosexuelle qui s’appuie sur les ressources à sa disposition : il nous a été par exemple demandé, au scénariste et à moi-même, de conforter un comédien hétérosexuel sur sa légitimité et capacité à incarner un personnage gay, de rassurer les réalisateurs pour la mise en scène, etc. Il faut préciser que le réalisateur pressenti dans un premier temps par Stanley Keravec et la production était lui-même ouvertement gay. Mais le scénariste n’avait pas été convaincu par ce premier réalisateur, qui faisait partie selon ses dires « d’un certain monde gay parisien », différent du milieu LGBT lyonnais qu’il souhaitait représenter (ce réalisateur semblait méconnaître l’importance des sociabilités existant autour des saunas gays en région face à l’utilisation des applications de rencontre3).

14Cette défiance du scénariste s’explique peut-être également par la crainte de la perte du rôle d’expert, et donc d’une position de pouvoir. L’étude de Jeremy P. Birnholtz (2006) sur la notion d’auteur dans le milieu concurrentiel de la recherche scientifique a montré qu’un des moyens de défendre sa position dans ce milieu est d’être considéré comme très impliqué, capable de travailler de longues heures. Ces observations peuvent être transposables en partie dans le milieu tout aussi concurrentiel de l’industrie télévisuelle. Il faut projeter l’image d’un désir sacrificiel comme si l’artiste se définissait par son engagement à tout offrir à son art, notamment sa vie privée et ses loisirs. En étant sur le plateau de tournage sans être rémunéré davantage, en offrant gratuitement une aide et une expertise sur un milieu inconnu du reste de l’équipe (le milieu associatif et le milieu LGBT), le scénariste est parvenu à cimenter sa position comme acteur incontournable du projet, et donc auteur de premier plan. Il a occupé une place vacante de mentor et de figure d’autorité expertale et testimoniale pour cette fiction. Si pour Bruno Latour (2007), la recherche permet la légitimation de certaines personnes ou certains groupes sociaux, je peux supposer que le travail que j’ai effectué sur le plateau, ma proximité avec le scénariste et l’intensité de mon regard ont conforté en partie la place de ce dernier au sein de la production.

1.3. De la websérie à la série télévisée : responsabilités et position auctoriale

15L’intérêt de la websérie comme lieu possible de production d’une expertise auctoriale semble être partagé par l’ensemble des scénaristes de séries télévisées. En effet, lors d’une réunion organisée par la Guilde des scénaristes à Paris le 15 novembre 2016, journalistes et scénaristes se sont rencontrés « en off » pour parler de la place des scénaristes en tant qu’experts de leur fiction. La Guilde des scénaristes a été fondée à la fin de l’année 1993 et « souhaite défendre le droit inaliénable de l’auteur et affirmer la spécificité de la profession » (Pasquier, 1995, 66). Ce syndicat professionnel rassemble environ 360 scénaristes qui travaillent aussi bien pour l’animation que le cinéma, la télévision ou le web. La question au cœur de la rencontre était la suivante : « Faut-il être producteur pour garder la main sur son œuvre ? ». Lors de cette réunion étaient invités des scénaristes spécialisés dans les séries télévisées : une fois leur scénario acheté, les scénaristes perdent en effet la main sur leur œuvre, à la différence du modèle anglo-saxon basé sur le métier de showrunner. J’étais présente à cette réunion en tant que journaliste, membre de l’Association des critiques de séries, invitée par la Guilde, et comme universitaire. Cette position de chercheuse a été dévoilée en fin de conférence, et suite à ma demande de pouvoir retranscrire les propos tenus pendant cette réunion. Les membres de la Guilde ont tous accepté sous couvert d’anonymat.

  • 4 Carnet de terrain, entrée du 15 novembre 2016.

16Interrogé sur la différence entre séries et webséries, l’un des membres de la Guilde a répondu : « Les webséries permettent d’apprendre des compétences [...]. C’est vrai que le problème est, quand tu demandes à être présent aux phases de production d’une série télévisée, on te demande : “Mais, tu l’as déjà fait ?”. Là, tu peux dire oui4 ». La websérie est donc considérée comme un terrain d’apprentissage pour les scénaristes, qui leur permettrait de partir en position de force lors de négociations avec producteurs et réalisateurs pour une « vraie » série de télévision.

17Comme expliqué plus haut, la production d’une websérie favorise en effet la présence des scénaristes aux phases de production : ils peuvent alors acquérir de l’expérience et faire valoir celle-ci dans le cadre d’autres projets. Réaliser une websérie offre la possibilité aux scénaristes d’éprouver plusieurs rôles qui renforcent leur position d’auteur et, par ailleurs, de s’investir dans une communication sur Internet et donc d’être connu du grand public, ce qui est le thème de la seconde partie.

2. La prise en main de la communication par le scénariste

18Être présent sur un plateau de tournage permet au scénariste non seulement de se présenter comme expert de la fiction qu’il a écrit, mais également de prendre en main la communication sur les réseaux sociaux numériques. Cette communication s’appuie sur un réseau préconstitué grâce à une expérience de critique de série amateur sur Internet, qui nourrit son réseau professionnel. Cette parole d’autorité s’impose d’autant plus que sur les RSN, un contact direct avec l’audience est ainsi rendu possible. Pour étudier cette prise de parole, j’ai effectué une veille en temps réel et des sauvegardes sur les médias sociaux numériques, notamment sur les pages de la websérie et du scénariste, du producteur et d’un des réalisateurs, lors de la production et de la diffusion.

2.1. Du réseau personnel au réseau web : communiquer en amont de la diffusion

  • 5 Carnet de terrain, entrée du 18 mars 2017.

19Louise Merzeau (2013, 178), parlant « d’autorité informationnelle », a montré que sur les réseaux sociaux numériques en général, la figure d’autorité est celle qui crée et relaye les informations. Dans le cadre d’Activistes, ni la société de production, ni le diffuseur ne souhaitaient investir dans la communication de la websérie, par manque de moyens financiers. Le scénariste d’Activistes a alors proposé de prendre en charge la communication sur les réseaux sociaux numériques lors de la saison 1, mettant à profit son expertise, non seulement de la fiction, mais également des médias. En effet, Stanley Keravec, avant d’être scénariste, a été pendant plusieurs années à la fois critique amateur de séries télévisées et rédacteur en chef bénévole d’un webzine sur l’actualité des fictions européennes de 2007 à 2012. Sa présence assidue sur Internet, sur les forums et les sites de critique de séries, lui a permis de communiquer à l’époque avec d’autres critiques amateurs et professionnels. Non seulement scénariste, il a écrit sur les séries et est un utilisateur actif d’Internet : il ressemble au portrait de l’amateur dessiné par Patrice Flichy (2010), qui acquiert des compétences par le biais de sa pratique. Il sait comment communiquer avec les médias, ayant parfois travaillé pour certains d’entre eux de manière anecdotique, et échanger sur Internet. Il a un réseau, créé lors de sa pratique de la critique des séries télévisées, réseau qu’il a sollicité pour communiquer sur sa propre websérie. L’un de ces contacts, journaliste pour VSD, a d’ailleurs fait le déplacement lors du dernier jour de tournage d’Activistes5, et a rédigé une pleine page pour son magazine.

20Stanley Keravec a également géré les pages officielles de la websérie qu’il a lui-même créées. Il a ainsi pu contacter directement les relais qu’il souhaitait toucher : le magazine gay Têtu, par exemple, qui avait disparu des kiosques en juillet 2015 et est revenu sous une nouvelle forme pendant le tournage d’Activistes. Stanley Keravec a donné deux numéros de relance du magazine à deux comédiens de la websérie, Ali Guerrouj, qui interprète le personnage principal de Bilal, et Octavius Silène, qui joue un rôle secondaire, pour les prendre en photo, et a partagé l’image sur les réseaux sociaux numériques. La légende sur l’application de partage de photos Instagram est la suivante : « Sur le plateau nos deux comédiens @[Ali Guerrouj] et [Octavius Silène] découvrent avec enthousiasme le nouveau @tetumag entre deux prises. #[Activistes] #séries #webséries #tournage #backstage #coulisses #tetu #lgbt #gay #centrelgbt ». Le « @tetumag » a permis de faire directement appel à la rédaction du magazine, appel relancé grâce au mot-dièse « #tetu ».

  • 6 Carnet de terrain, entrée du 28 février 2017.
  • 7 Carnet de terrain, entrée du 10 mars 2017.

21J’étais présente au moment de cette action et Stanley Keravec m’a déclaré, avant de prendre la photo : « On fait nos putes6 ». L’« enthousiasme » des deux comédiens sur la photo Instagram était bien évidemment mis en scène, la célébration du retour de ce magazine était un moyen de faire parler de la websérie. Peut-être était-ce aussi ma présence qui a incité le scénariste à dédramatiser cette instrumentalisation de la sorte. L’action, quoiqu’intéressée, a été récompensée, puisque dans le deuxième numéro de reparution du magazine, le numéro 214 dans la continuité, un dossier de cinq pages a été consacré à Activistes. La photo d’Instagram d’Activistes a été publiée en fin de magazine, dans une rubrique qui met en scène de nombreuses photos diffusées sur les réseaux sociaux numériques par des lecteurs, magazine en main. Par ailleurs, un journaliste est venu sur le plateau de tournage, le 10 mars 2017. Il était présent sur Lyon et connaissait le comédien principal de la websérie, qui l’avait contacté en amont, et a donc passé la journée sur le plateau7. Il a ensuite vendu à Têtu un dossier de cinq pages sur la websérie. Il y a donc bien dans cet exemple un usage stratégique des réseaux sociaux numériques qui n’a pu être efficace que grâce à des relations interpersonnelles préexistantes.

22Avant sa diffusion, Stanley Keravec a ainsi réussi à faire parler d’Activistes dans les médias communautaires et généralistes. Par son usage des réseaux sociaux numériques, et sa volonté de créer une audience autour d’Activistes, le scénariste a par ailleurs assis sa position d’autorité.

2.2. Communiquer avec une audience : instaurer un rendez-vous

23Le diffuseur a décidé de publier un nouvel épisode tous les mercredis et vendredis entre le 17 mai et la mi-juin. Il aurait pu choisir de mettre en ligne tous les épisodes d’un coup. Mais sa volonté était de profiter d’une période où avaient lieu de nombreux événements en lien avec la communauté LGBT, entre le 17 mai, journée mondiale de lutte contre l’homophobie et la transphobie, et le mois des fiertés et parades en France.

24Comme l’explique Patrice Flichy (2010, 35) : « Dans le domaine des séries télévisées, où il y a toujours un décalage entre le tournage et la diffusion, mais aussi entre les différents espaces de réception, les fans se mobilisent activement [...]. Les fans peuvent commenter chaque épisode de la série, avec le scénario et des extraits de dialogues, et tenter avec les éléments en leur possession de résoudre les énigmes ». Stanley Keravec connaissait ce concept de marketing de « fenêtre de temps », ayant été lui-même un fan ; et il a essayé de créer une dynamique collective d’émulation autour de la diffusion. Par exemple, il a interpellé les spectateurs entre deux épisodes via la page Facebook de la série. Suite à une confrontation houleuse entre le héros, Bilal, et sa sœur Noûr, il a écrit sur la page Facebook d’Activistes : « TEASING #5 Alors l’épisode d’hier soir ? Pensez-vous que [Noûr] reste à Lyon ? Découvrez la réponse demain dans l’épisode 6, dès demain sur Studio 4. Et pour ceux qui auraient manqué le rendez-vous d’hier soir, c’est ici : bit.ly/[LAserie] ».

25Surtout, Stanley Keravec a lancé un CuriousCat pendant la diffusion de la websérie. Il s’agit d’une plateforme sur laquelle des inconnus peuvent poser des questions anonymement à un individu donné. Dès le lendemain de la diffusion du deuxième épisode d’Activistes, le 20 mai 2017, le scénariste a invité les spectateurs à venir lui parler, via son propre fil Twitter @[Stanley_k] : « Après cette première semaine engagée, des commentaires, des questions ? J’y réponds ! ». Et de mettre le lien de son CuriousCat. Puis, la semaine suivante, le 26 mai 2017 : « Faisons-en une tradition ! Ce week-end, je réponds à vos questions / commentaires / critiques sur @[Activistes] ». Ces tweets ont été repris par le fil officiel de la websérie. Ce faisant, il a incité le spectateur ou la spectatrice non seulement à suivre la série, mais à en faire un rendez-vous d’échange. Pour Jean Châteauvert (2016, 122), concernant les fictions web : « S’il n’y a pas le rendez-vous précis de la grille horaire, il y a cette fenêtre de temps, où mon visionnement et ma réaction, mon commentaire et mon geste de recommander trouvent écho et pertinence au sein de la communauté d’internautes qui m’a invité à regarder cette vidéo ». Pendant ce temps court qui sépare deux épisodes, la réaction de l’audience a été pertinente sur les réseaux sociaux numériques : une fois l’épisode suivant diffusé, la question concernant le personnage de Noûr est devenue obsolète. L’interpellation à travers des questions a participé à une stratégie de Stanley Keravec d’amplification du suspens, jouant sur un cliffhanger et sur des effets d’attente d’un nouvel épisode de la série. Il a instauré l’idée d’une communauté et d’un rendez-vous, en encourageant les spectateurs à suivre la série en temps réel et à communiquer avec lui.

2.3. Réaliser une participation de l’audience comme seul interlocuteur

26Le scénariste a donc tenté de susciter un intérêt à suivre les épisodes en « temps réel », au fur et à mesure de leur diffusion, bien que les webséries restent ensuite visibles et accessibles sur YouTube jusqu’à sept ans après leur sortie (durée des droits de diffusion négociés par France Télévisions). Cet intérêt a aussi été alimenté par la participation à une communauté de spectateurs, dont l’existence, comme l’a montré Marie-Caroline Neuvillers (2019, 116), est particulièrement considérée par l’industrie télévisuelle comme « gage de crédibilité ». De plus, Stanley Keravec a utilisé l’action du retweet, pour relayer les réactions de l’audience d’Activistes sur Twitter sur son fil propre et sur le fil officiel de la websérie. Ce sentiment d’entrer dans les coulisses d’une série et de peser sur ceux qui la fabriquent a pu encourager les spectateurs à continuer à s’exprimer et à échanger sur la série puisque leur parole était écoutée.

27L’articulation de tous ces éléments permet une redistribution des forces en présence et une redéfinition des fonctions : le scénariste profite d’un accès direct au public. Olivier Gadeau (2015) met en avant plusieurs « champs de données » à prendre en compte dans son analyse des traces d’autorité informationnelle des journalistes québécois sur Twitter : photo, pseudonyme, description de profil et URL. Stanley Keravec a réussi à se poser non seulement comme le scénariste, mais surtout comme le créateur de la websérie. Lors d’une session sur CuriousCat le concernant, il écrit via le Twitter officiel d’Activistes : « Des commentaires ou des questions sur #[Activistes] ? Le créateur de la série vous répond ce week-end ». Les deux réalisateurs, Marc Puget et Mathieu Potier, disparaissent dans ce dispositif communicationnel que Stanley Keravec a mis en place, d’autant plus que Marc Puget n’a pas de compte Twitter et que Mathieu Potier tweete très peu, n’utilise pas son visage en photo de profil (contrairement au scénariste) et n’apparaît que sous un pseudonyme qui est le nom de sa websérie précédente : @[NomWebsériePrécédente]. Il faut cliquer sur ce pseudonyme pour arriver sur son profil Twitter et voir son nom apparaître. Ces éléments d’identification personnelle renforcent d’autant plus l’occultation des réalisateurs d’Activistes comme figures d’autorités sur les réseaux sociaux numériques. Ils n’y existent pas en tant qu’individus : l’un est absent et le second est le représentant d’une websérie autre. Stanley Keravec peut donc prétendre à une reconnaissance plus importante qu’auparavant de son travail et de sa personne par le biais de son implication dans « sa » websérie, et grâce aux réseaux sociaux numériques qui autorisent la mise en place de liens directs entre le public et les créateurs de contenus.

28Grâce à son utilisation des réseaux sociaux numériques, axés avant tout sur des individus et des personnalités, comme le sont Twitter, Instagram ou même CuriousCat, Stanley Keravec est devenu la figure d’autorité d’Activistes. Cette légitimité née tout au long de la fabrication et de la diffusion de la saison 1 est d’autant plus forte qu’il reste scénariste pour la saison 2, alors que Mathieu Potier et Marc Puget sont remplacés par un nouveau réalisateur. Pourtant, suite à la nomination de la websérie au festival de la fiction TV de La Rochelle, le fil Twitter du festival annonce : « Catégorie Séries Web et Digitales : [Activistes] de [Marc Puget] et [Mathieu Potier] pour France Télévisions (Studio 4) ». Cela souligne l’importance que gardent encore les réalisateurs dans des dispositifs traditionnels de reconnaissance professionnelle que sont les festivals. Là, l’autorité numérique échappe encore au scénariste. La société de production a pourtant envoyé Stanley Keravec à La Rochelle, reconnaissant implicitement le travail artistique et communicationnel qu’il avait effectué sur et hors plateau.

Conclusion

29La communication autour d’Activistes a eu lieu dans un contexte spécifique qui a eu pour conséquence une prise en main de la communication par le scénariste, aidé en partie par son profil d’ancien critique de série et de militant gay ainsi que par les réseaux sociaux numériques. Le fait qu’il s’agisse d’une websérie lui a permis de s’investir sur le plateau, grâce à la négociation préalable d’une place plus conséquente qu’il n’est habituel de donner aux scénaristes. Sa position a été consolidée par ma présence à ses côtés, en tant que chercheuse, attentive à son discours. L’usage des réseaux sociaux numériques par le scénariste était soutenu par la société de production, de manière au moins implicite, et ma présence a pu renforcer sa position dans les rapports de force inhérents à ces productions culturelles.

30La websérie est un terrain reconnu par les scénaristes comme un endroit où obtenir une expérience intéressante pour ensuite se positionner sur des fictions développées pour la télévision. Comme cette websérie était moins financée que les séries télévisées, les producteurs ont profité de la présence du scénariste pour communiquer sur les réseaux sociaux numériques. Dans une logique économique propre aux industries culturelles, l’expérience d’un scénariste à la fois militant chevronné et amateur de séries a été investie dans un travail bénévole de promotion de cette fiction. Par la prise en charge de la communication stratégique sur les médias sociaux, le scénariste s’est présenté comme principal auteur et créateur de la fiction, ainsi que comme figure d’autorité d’infomédiation (Alloing, 2016).

31Une hypothèse peut être alors émise : les scénaristes ne pourront plus être totalement occultés comme c’était le cas il y a vingt ans car ils peuvent désormais échanger directement avec le public sur Internet grâce aux médias sociaux numériques. La websérie est par exemple devenue un lieu de légitimation d’une position d’autorité pour les scénaristes, ces derniers devenant les représentants de fictions sur lesquelles ils travaillent.

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Bibliographie

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Beaud S., Weber F. (2010). Guide de l’enquête de terrain : produire et analyser des données ethnographiques, Paris, La Découverte.

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Notes

1 L’ouvrage de Nicolas Brigaud-Robert a été lu sous forme numérique, d’où l’absence de pagination.

2 Le nom de la websérie, comme les noms et prénoms des différents membres de la production ou le nom des personnages, ont tous été modifiés.

3 Carnet de terrain, entrée du 22 février 2017. Lors de cette observation participante, j’ai tenu un carnet de terrain de façon journalière, auquel je fais référence dans le cadre de cet article.

4 Carnet de terrain, entrée du 15 novembre 2016.

5 Carnet de terrain, entrée du 18 mars 2017.

6 Carnet de terrain, entrée du 28 février 2017.

7 Carnet de terrain, entrée du 10 mars 2017.

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Pour citer cet article

Référence papier

Déborah Gay, « Scénaristes et réseaux sociaux numériques : la mise en place d’une nouvelle reconnaissance ? »Études de communication, 55 | 2020, 53-67.

Référence électronique

Déborah Gay, « Scénaristes et réseaux sociaux numériques : la mise en place d’une nouvelle reconnaissance ? »Études de communication [En ligne], 55 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2023, consulté le 17 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/edc/10682 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edc.10682

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Auteur

Déborah Gay

Laboratoire LERASS, Université Toulouse-Jean Jaurès
dg.lorraine@gmail.com

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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