1La vague des manifestations de 2013 au Brésil marque un point d’inflexion important dans la vie politique du pays. L’apparition de nouvelles formes d’organisation sociale, la perte d’autorité des institutions politiques traditionnelles et la multiplicité des agendas médiatiques ont attiré l’attention du public. À son tour, la dynamique de communication a aussi été au centre du débat.
2Pour la première fois au Brésil, les réseaux sociaux ont été utilisés et compris comme étant les éléments centraux d’un grand soulèvement social. Cette nouveauté pouvant être abordée sous plusieurs angles, le présent article a pour objectif de comprendre de quelle façon l’utilisation de ces médias modifie la construction d’un monde commun (Arendt, 1958), c’est-à-dire si et comment l’utilisation de ces environnements de média met en question et modifie les dynamiques de visibilité et d’autorité qui vont construire la vision partagée de la société brésilienne autour des manifestations de 2013.
3Les mouvements de 2013 représentent la plus grande manifestation qui a secoué le pays après son processus de re-démocratisation dans les années 1980-1990. D’après Gohn (2013), on ne trouve que trois autres événements comparables dans l’histoire brésilienne : en 1992, lors de la destitution du président Collor de Melo , en 1984, lors du mouvement pour les élections présidentielles au suffrage direct (Diretas Já), et dans les années 60, lors des grèves qui ont précédé le coup d’état militaire de 1964 et les mobilisations étudiantes de 1968.
4Provoquées par l’augmentation du prix du transport public, les manifestations ont, au fur et à mesure, intégré une multiplicité de revendications. Les tarifs de transport public apparaissent rapidement comme l’un des nombreux thèmes abordés, comme on peut le voir sur les pancartes des défilés mentionnant les sommes dépensées pour préparer le pays à la Coupe du Monde de 2014, de la qualité du système de santé publique et de celui de l’éducation publique, de la lutte contre la corruption et de la violence policière, entre autres.
5Les manifestations se sont déroulées dans un climat de grande hétérogénéité en termes de demandes et de participants (Locatelli, 2013 , Gohn, 2013). Cette nouvelle réalité, qui défie les forces traditionnelles de la sphère politique brésilienne, met en évidence aussi une nouvelle dynamique de construction de l’autorité, où les médias sociaux jouent un rôle central. De cette nouvelle myriade d’acteurs qui participent à ce moment politique et utilisent les médias sociaux pour se faire entendre, découlent des nouvelles dynamiques de visibilité et d’autorité. Ces processus, qui changent le rapport de force entre les différents acteurs sociaux, modifient la façon dont se construit une vision partagée de la réalité sociale, le monde commun proposé par Hannah Arendt (1958).
6Pour Hannah Arendt (1958), la polis est l’espace où les personnes peuvent être vues et entendues. Il ne s’agit pas d’un espace concret , c’est un espace virtuel qui émerge de l’utilisation des répertoires d’actions et des paroles socialement partagés.
7La polis ne correspond pas à la cité-État comme espace physique : c’est d’abord l’organisation des personnes, vu qu’elle découle de l’agir et du parler ensemble , le véritable espace correspond aux personnes qui partagent cet objectif, indépendamment du lieu où elles se trouvent (Arendt, 1958, 198).
8Pour Arendt, la constitution de la polis se fait avec la constitution d’un monde commun. C’est l’existence du monde commun qui rend une collectivité d’actions possibles car il est l’arrière-plan du langage et des normes à partir desquels l’action va se développer. Selon Arendt, c’est aussi la coexistence dynamique de divers points de vue qui se heurtent et se nourrissent mutuellement (Voirol, 2005).
9Notre argument est que, à l’ère des réseaux sociaux, la simple publication d’un avis ou d’une information ne rend pas forcément visible le point de vue de quelqu’un dans la polis. En ce sens, les médias sociaux obéissent à une autre logique que celle des médias de communication de masse. Si le modèle broadcast repose sur quelques centres d’information chargés de diffuser son contenu au grand public, le même phénomène n’est pas valable pour un post sur Twitter ou sur Facebook, par exemple. Il nous semble que le fait qu’un plus grand nombre de gens puisse publier sur les réseaux sociaux ne signifie pas forcément que plus de personnes soient entendues dans les débats publics.
10Ainsi, Cardon (2011) souligne que la dynamique de communication numérique oscille entre la lumière et l’obscurité. En même temps qu’elle crée des nouvelles formes possibles d’échanges dialogiques, la communication numérique crée aussi des nouvelles façons d’« être vu » par un public ne participant pas directement à l’échange communicant. Thompson (2005) nous explique que le passage du tête-à-tête à l’interaction médiée change à son tour les formes de visibilité. Si auparavant le visible correspondait à ce que l’œil était capable de percevoir – la visibilité était alors bidirectionnelle (lorsqu’on voyait quelqu’un, on était également vu par lui) –, désormais, la visibilité n’a pas (ou a peu) de limites en termes d’espace et de temps, étant unidirectionnelle.
11Voir n’égale jamais une « vision pure », il ne s’agit pas d’ouvrir les yeux et d’apercevoir un objet ou un événement tout simplement. Au contraire, la vision est toujours façonnée par un ensemble plus large de présupposés et de structures culturelles, par les repères parlés ou écrits qui accompagnent souvent l’image visuelle et engendrent la façon dont les images sont vues et interprétées (Thompson, 2005, 37).
12De ce fait, les médias jouent un rôle important dans la construction du monde commun des sociétés contemporaines, où l’interaction médiée devient centrale. Olivier Voirol nous explique que dans l’interaction médiée, le sens du monde devient inséparable des apparences médiatisées et l’horizon de visibilité s’étend corrélativement (2005, 97). Selon lui, quoique les médias ne soient pas le seul moyen pour attirer l’attention dans ce scénario, leur rôle est central dans la création et le maintien de l’espace de visibilité. Pour l’auteur, les médias seraient le moyen principal pour que les acteurs sociaux deviennent connus au-delà de leur cercle immédiat d’attention (Voirol, 2005).
13Thompson estime pour sa part que gagner en visibilité à travers les médias revient à obtenir une sorte de présence ou de reconnaissance dans l’espace public, ce qui peut aider à attirer l’attention sur une situation ou à promouvoir une cause (2005, 52). C’est pour cette raison que les luttes pour la visibilité sont devenues centrales dans les sociétés. En ce qui concerne les mouvements sociaux plus particulièrement, Gitlin (1980) affirme qu’ils sont tributaires des communications à large échelle pour pouvoir communiquer à leur public cible qui ils sont et quelles sont leurs revendications.
14Thompson (2005) estime que les technologies numériques rendent cette nouvelle dynamique de visibilité plus complexe, vu qu’elles intensifient le flux informationnel et font qu’un plus grand nombre de personnes peuvent produire et diffuser du contenu. Néanmoins, bien que les médias sociaux puissent être envisagés comme un environnement où les possibilités de lutter contre les inégalités augmentent en termes d’expression et de participation dans le débat public (Castells, 2013), elles présentent beaucoup d’inégalités. Alors que les nouveaux environnements de communication donnent voix à des groupes sociaux auparavant réduits au silence, cela ne se traduit pas par une distribution égalitaire de visibilité. Or, la formation du monde commun, tel que proposé par Arendt (1958), ne cesse d’être marquée par des luttes pour le pouvoir, par des mécanismes de domination et des luttes pour la visibilité (Voirol, 2005).
15C’est aussi Hannah Arendt (1972) qui décrit l’autorité comme une relation qui s’établit entre la violence et la persuasion, sans se confondre avec ces deux états. Selon elle, l’autorité s’appuie toujours sur une hiérarchie qui est reconnue par les différents acteurs en relation. Dans un contexte où les traditionnelles forces politiques sont contestées et le débat public devient plus accessible, l’établissement des relations d’autorité est plus complexe. Dans des environnements de communication où beaucoup de gens peuvent parler mais très peu sont vraiment entendus, le fait d’atteindre des taux de visibilité élevés peut être vu comme une nouvelle forme d’autorité. Ces deux notions sont, donc, fortement liées dans ce nouvel environnement de communication et construction social.
16L’objectif de cet article est de comprendre comment l’utilisation des médias sociaux, et notamment de Twitter, affecte la construction de la visibilité et de l’autorité, dans le cas des manifestations de 2013. Nous le ferons en mobilisant deux formes de mesures de ces notions sur Twitter, dans le cadre d’une analyse de corpus que nous détaillerons dans la section suivante.
17Notre corpus a été construit autour du hashtag #vemprarua, l’un des plus utilisés pendant les manifestations. Ce hashtag signifie « viens dans la rue » et a été amplement utilisé dans la mobilisation. Le terme utilisé pour la collecte de données était « vemprarua » sans hashtag, la non-utilisation du signe # permettant d’élargir la collecte de données. On peut encore élargir la recherche en soustrayant la sensibilité aux majuscules et minuscules, ce qui permet de capturer même les mots écrits en lettres capitales ou avec des accents. La recherche a donné un ensemble de 97 707 tweets collectés entre le 1er juillet et le 30 septembre 2013.
- 1 Pour une discussion plus large sur le rôle de Twitter dans des protestation voir : Santos N. (201 (...)
18Même si Twitter n’est pas le média social le plus utilisé au Brésil, le choix de travailler avec ces données se justifie par l’importance et l’intensité d’usage de la plateforme dans la couverture des grands événements sociaux1 (Rogers, 2014 , Morozov, 2011). L’accès aux données a aussi été décisif dans cette approche.
19Afin d’analyser quels acteurs sont devenus plus visibles sur Twitter dans le débat autour des manifestations de 2013, nous avons fait deux types d’analyse. D’abord, nous avons analysé les tweets ayant été retweetés au moins 10 fois dans notre corpus. Ensuite, nous nous sommes concentrés dans l’analyse des hyperliens les plus utilisés dans notre corpus. Avec ces deux analyses, nous avons cherché à repérer quels étaient les acteurs qui devenaient plus visibles dans la discussion autour des manifestations de 2013, soit à partir de la réplication des messages postés sur la plateforme (des tweets), soit à partir des liens les plus utilisés, qui fonctionnent comme des connections entre différents acteurs de l’écosystème communicationnel.
20Les retweets sont couramment utilisés comme mesure de visibilité et autorité dans les études sur Twitter (Meraz et Papacharissi, 2013 , Zago, Recuero et Bastos, 2015 , Neumayer et Rossi, 2018). Néanmoins, cette démarche a des limites comme le disent Neumayer et Rossi (2018) qui affirment qu’il n’est jamais possible de mesurer avec précision la visibilité d’un contenu posté sur les réseaux sociaux.
21La logique des retweets garde des similarités par rapport à celle des médias de masse (Meraz et Papacharissi, 2013) : le message d’un certain producteur d’information gagne de la visibilité à travers le public qu’il touche. La différence, c’est que le public en question s’élargit au fur et à mesure que le réseau de sociabilité reproduit le message, ce qui fait que l’on ajoute au public initial une série d’autres réseaux qui ne sont pas forcément associés à l’utilisateur originaire de la publication. Donc, le fait de gagner de la visibilité à partir des réplications d’un message dépend directement de la reconnaissance des membres du réseau de l’acteur, s’ils lui confèrent ou non l’autorité en relation avec le message qu’il diffuse.
22Nous nous intéressons à deux questions spécifiques à la dynamique des retweets : le genre des acteurs retweetés et le nombre d’abonnés susceptibles de jouer un rôle dans cette dynamique. La première question nous permettra d’identifier les acteurs les plus visibles dans le débat public, tandis que la seconde se penchera sur l’importance de la taille du public initial pour garantir sa visibilité. Cette approche nous permettra d’établir s’il existe des différences importantes ou non par rapport au modèle broadcast.
23Le choix d’analyser tous les messages retweetés au moins 10 fois nous a donné un sous-corpus de 358 tweets. Nous avons visité les profils des auteurs de ces messages afin de voir qui ils étaient, s’ils étaient toujours actifs et combien d’abonnés chacun avait. Il est important de souligner que cette analyse fut réalisée 5 ans et 6 mois après l’éclosion des manifestations.
24De ces 358 tweets, nous avons exclu 90 tweets de la part de profils qui n’étaient plus disponibles. Ce sont des profils supprimés, suspendus par Twitter, ou dont tous les tweets ont été exclus. Ce nombre considérable de tweets appartenant à des comptes qui ne sont plus disponibles (25 % de notre corpus) est signe de la volatilité des traces numériques et représente une de plus grandes difficultés pour ce genre de recherche. L’analyse de l’autorité des usagers dans la conversation doit aussi prendre en compte cette volatilité des données et des interactions numériques. De même, nous avons exclu 10 comptes privés, car l’accès à leurs données n’était pas possible, ainsi que deux comptes qui n’étaient plus en portugais. Pendant les manifestations, leurs tweets étaient en portugais, ainsi que leurs profils, mais au moment de notre étude, la description de ces deux profils et leurs tweets apparaissaient en russe et nous n’étions donc pas en mesure de les analyser. Nous avons par contre maintenu les tweets qui sont apparu dans notre corpus en espagnol, en anglais et en italien.
25Enfin, nous avons supprimé de notre corpus les tweets provenant de faux comptes. Nous avons considéré comme faux les comptes indiquant des noms ou des organisations avec lesquels ils n’avaient clairement aucun lien. D’autres types de faux, comme des comptes automatisés ou semi-automatisés (Cresci et al., 2014 , Haustein et al., 2016 , Ruediger, 2017) et des personnages humoristiques et satiriques (Ferrari, 2018) n’ont pas été exclus de notre corpus. En ce sens, nous avons identifié un seul faux compte, appelé « @whatsappbr », essayant évidemment de se faire passer pour le compte de l’application WhatsApp, ce qui n’était pas le cas. Nous avons exclu trois tweets de ce compte. Suite à l’exclusion de ces tweets, notre corpus comptait 253 tweets, publiés par 182 utilisateurs différents.
26Pour classer les utilisateurs de ces messages, nous avons combiné les classifications proposées par Bennett, Segerberg et Yang (2018) et présentées par Newman (2016), en les adaptant à notre corpus. Nous avons réalisé une classification exploratoire de 80 tweets selon six catégories (média traditionnel, média alternatif, individu, personnalité publique, parti politique / politique et organisation) présentes dans la littérature, et nous avons décidé d’ajouter une catégorie supplémentaire due à son importance pour notre corpus et pour notre analyse, la catégorie de l’humour. Celui-ci est en effet très présent dans le discours politique brésilien (Chagas et al., 2019), d’où le besoin d’une catégorie à part.
27De même, les comptes de partis politiques / politiciens représentent une catégorie spécifique. Les profils « corporate » n’appartenant pas aux médias ou à la politique traditionnelle ont été classés comme « organisations ». Les profils personnels ont été classés comme personnalité publique ou individu. Nous considérons comme personnalités publiques des personnes connues sur la scène médiatique brésilienne, comme des chanteurs, des acteurs, des joueurs de foot, des combattants de l’UFC et d’autres personnalités.
28Le Tableau 1 présente le résultat de cette classification. Les individus forment une large majorité, totalisant 118 profils, ce qui représente 65 % du corpus. En deuxième place, les organisations avec 25 comptes (14 %), tandis que les personnalités politiques comptent 14 profils (8 %). Quoique le média traditionnel apparaisse en cinquième position avec 6 profils, même derrière le média alternatif qui compte 8 profils, il est important de souligner que ses tweets occupent la première position en termes de retweets.
29Les trois messages les plus retweetés ont été publiés par des profils du type média traditionnel , de même, 5 des 10 tweets les plus reproduits proviennent également de ce média. Le résultat semble suggérer que les messages de ce type de profil sont diffusés plus largement, mais que d’autres types d’utilisateurs sont vus plus souvent. Les tweets humoristiques sont aussi fréquents que les médias traditionnels et les politiciens / partis politiques apparaissent comme les moins fréquents, avec 5 profils.
Tableau 1 : Classification des tweets les plus reproduits par type d’utilisateur
30Il est intéressant de souligner qu’il existe différents types de profils individuels, tels que ceux des commentateurs politiques, de ceux qui communiquent surtout à propos du sport, d’une idole, ou de la vie de tous les jours, et qui ne publient qu’occasionnellement à propos des questions politiques. Aussi, nous observons que l’entrée sur l’arène de la visibilité se produit un bref instant pour la plupart des profils. Parmi les 118 profils classés dans la catégorie « individus », 100 sont apparus parmi les plus retweetés une seule fois (85 % de la catégorie). Cela montre que la visibilité des messages publiés par des individus relève de circonstances très spécifiques et qui, dans la plupart des cas, ne se reproduisent pas fréquemment.
31En ce qui concerne les abonnés (ou followers), si leur nombre est la raison principale qui explique pourquoi un message est plus retweeté, on s’attendrait à ce que les médias de masse soient les plus facilement remarqués, étant donné le rapport entre le niveau d’attention et la taille du public. Dans ce cas, il est probable que les médias traditionnels aient plus de facilité dans ce nouvel univers aussi, vu qu’ils comptent sur un public structuré et qui est également en ligne. Si, a contrario, le nombre d’abonnés n’est pas décisif, cela voudrait dire que la nouvelle sociabilité des réseaux sociaux (Gomes, 2016) engendre des chemins de visibilité et autorité autres, qui n’ont pas nécessairement besoin d’avoir un public nombreux, mais qui touchent un grand public.
32Le nombre d’abonnés varie considérablement selon les profils ayant les messages les plus retweetés. Par exemple, le profil individuel @oikeridinho a un seul abonné, tandis que le profil du présentateur de télévision @rafinhabastos a 11 600 000 abonnés. La moyenne du nombre d’abonnés tourne autour de 345 800, mais ce chiffre ne nous dit rien de sa dynamique étant donné que la variation est gigantesque.
33En observant la moyenne d’abonnés par catégorie (Tableau 2), le média traditionnel est de loin la catégorie avec le plus grand nombre d’abonnés, tandis que les individus sont ceux qui ont le moins d’abonnés. Cela tend à contredire l’hypothèse selon laquelle le nombre d’abonnés serait le facteur principal pour attirer l’attention sur Twitter. Si c’était le cas, les médias traditionnels, parce qu’ils ont le plus d’abonnés, auraient l’avantage , et l’espace pour de nouvelles voix serait réduit.
Tableau 2 : Moyenne d’abonnés par catégorie
34Néanmoins, lorsque nous comparons les Tableaux 1 et 2, il est clair que le nombre d’abonnés est loin d’être le seul critère prédicteur de visibilité des messages. Malgré le fait que le média traditionnel présente une moyenne d’abonnés supérieure, lorsqu’il s’agit des messages les plus retweetés, sa catégorie occupe la cinquième position. Quant aux individus, c’est la catégorie la plus retweetée, mais qui a le moins d’abonnés.
35Dans le Tableau 3, nous avons stratifié chaque catégorie de profil selon son nombre d’abonnés, afin de mieux visualiser le phénomène. Avec plus d’un million d’abonnés, les médias traditionnels sont la catégorie qui récolte le plus de profils (83,4 %), tandis que le profil d’humour en compte 33,4 %, les personnalités publiques 14,4 % et les organisations 4 %. Les autres catégories ne présentent pas de profils avec cette quantité d’abonnés.
36À l’autre extrême, les individus représentent la catégorie ayant le plus de profils récoltant entre 0 et 1 000 abonnés. Cet intervalle représente presque la moitié de cette catégorie, alors qu’elle est de 20 % pour les organisations, de 16,7 % pour la catégorie humoristique et 12,5 % pour les médias alternatifs.
|
Médias traditionnels
|
Catégorie humour
|
Personnalités publiques
|
Médias alternatifs
|
Organisations
|
Politiques et partis
|
Individus
|
0 - 1K
|
0
|
16,70 %
|
0
|
12,50 %
|
20 %
|
0
|
45,80 %
|
1K+1 - 5K
|
0
|
0
|
0
|
0
|
16 %
|
0
|
16,90 %
|
5K+1 - 10K
|
0
|
0
|
0
|
12,50 %
|
8 %
|
0
|
14,40 %
|
10K+1 - 50K
|
0
|
49,90 %
|
21,40 %
|
37,50 %
|
20 %
|
80 %
|
16,90 %
|
50K+1 - 100K
|
0
|
0
|
7,10 %
|
0
|
20 %
|
20 %
|
2,50 %
|
100k+1 -500K
|
0
|
0
|
35,70 %
|
25 %
|
12 %
|
0
|
3,50 %
|
500K+1 - 1M
|
16,60 %
|
0
|
21,40 %
|
0
|
4 %
|
0
|
0
|
>1M
|
83,40 %
|
33,40 %
|
14,40 %
|
12,50 %
|
0
|
0
|
0
|
Tableau 3 : Intervalles de nombre d’abonnés par catégorie
37Même si le nombre d’abonnés n’apparait pas être un facteur déterminant pour le nombre de retweets, nous avons décidé de poser la question de son seuil d’influence afin qu’un acteur puisse entrer dans cet espace de haute visibilité. Il est vrai que des profils ayant peu d’abonnés peuvent éventuellement être très retweetés lorsqu’une combinaison de différents facteurs se présente , il se peut toutefois que ce phénomène soit plutôt rare pour ces acteurs et plus fréquent pour ceux qui ont davantage d’abonnés.
38Ainsi, nous avons décidé d’établir deux corrélations. La première met en relation le nombre total d’abonnés de chaque type d’utilisateur et le nombre total de tweets de ces catégories qui se trouvent parmi les plus retweetés. La corrélation est de l’ordre de –0,22571, donc il y a une corrélation négative entre le nombre d’abonnés et le nombre de tweets figurant parmi les plus retweetés. Ce résultat renforce la perception selon laquelle le nombre d’abonnés ne fonctionne pas comme un bon prédicteur de la visibilité qu’un message pourra atteindre.
39La deuxième corrélation met en rapport la moyenne d’abonnés de chaque catégorie d’utilisateur et la moyenne du nombre de leurs tweets figurant parmi les plus retweetés. L’idée est de comprendre si le nombre d’abonnés exerce une influence sur la fréquence avec laquelle une catégorie parvient à avoir un message parmi les plus visibles. La première corrélation porte sur un phénomène, tandis que la deuxième porte sur la fréquence du phénomène. Dans ce cas, la corrélation est de l’ordre de 0,664001. Il y a donc une corrélation positive entre le nombre d’abonnés et le nombre de fois qu’un utilisateur figure parmi les plus retweetés.
40Ces résultats semblent indiquer que, d’un côté, ceux dont les messages sont souvent très répliqués n’ont pas nécessairement un grand nombre d’abonnés, mais ceux qui ont beaucoup d’abonnés semblent avoir un accès plus fréquent à cette sphère de visibilité. Si le nombre d’abonnés n’est pas déterminant pour qu’un message soit très retweeté, avoir un grand nombre d’abonnés rend plus facile l’entrée dans cette sphère de haute visibilité.
41Ici, nous n’avons pas l’intention d’identifier le nombre d’abonnés comme facteur isolé de visibilité et autorité : d’autres raisons peuvent être évoquées, comme le contenu du tweet, l’horaire de la publication, entre autres. Si nous avons fait le choix d’analyser le nombre d’abonnés, c’est parce que nous croyons que cette dynamique pourrait établir un rapprochement ou un éloignement entre les logiques de visibilité de Twitter et celles des médias traditionnels.
42Nous avons par ailleurs analysé les hyperliens les plus utilisés dans notre corpus. Contrairement aux retweets, cette mesure est basée sur le nombre de fois qu’un même lien a été utilisé sur Twitter.
43Dans notre étude, nous avons considéré la répétition du même hyperlien dans notre corpus comme mesure de visibilité et d’autorité parce que l’hyperlien indique qu’une seule source de contenu est utilisée plusieurs fois par des personnes différentes (Segerberg et Bennett, 2011). Quand on mesure les hyperliens les plus utilisés, la diffusion d’un certain contenu n’est pas mesurée par le réseau d’abonnés mais par la notoriété de la source vers laquelle l’hyperlien dirige. De ce fait, Segerberg et Bennett défendent que l’observation de liens nous permet de comprendre non seulement le flux d’informations, mais aussi leur rôle en tant que mécanismes d’organisation, c’est-à-dire les liens fonctionnent également comme des fenêtres pour des acteurs connexes joignant divers flux d’information (2011, 203).
44Nous avons analysé tous les liens partagés au moins 10 fois dans notre corpus. Dans la constitution de ce sous-corpus, nous avons combiné 9 liens qui ont été dupliqués (ils faisaient référence à exactement la même adresse web, mais ont été raccourcis de deux façons différentes, ce qui a donné lieu à deux mesures d’utilisation différentes), donnant une liste finale avec 124 adresses à analyser.
45Nous avons visité chaque hyperlien et identifié leur type de site respectif. Les sites ont été classés selon six catégories : média traditionnel, média alternatif, organisation, parti politique, réseau social et référentiel de média pour Twitter. La dernière catégorie correspond à des sites servant à publier du contenu non compatible avec la plateforme Twitter. Ce sont des liens pour la diffusion en direct des manifestations, des images (même si c’était déjà possible de les publier directement sur Twitter) et une liste de liens. En outre, trois hyperliens n’ont pas pu être identifiés.
46Il est important de souligner que plusieurs liens n’étaient plus accessibles, nous avons néanmoins utilisé leurs adresses URL afin de tracer à partir de quel type de sites ils venaient. Donc, même si nous n’avions pas toujours accès à l’intégralité du contenu du lien, nous avons pu identifier leur origine dans quelques cas.
47Le Tableau 4 montre que la plupart des liens qui ont été très partagés pointent vers des sites de réseaux sociaux (70 liens ou 56,4 % du total). Les médias traditionnels occupent la deuxième position, ayant 30 mentions (24,2 % du total), suivi par les référentiels de média de Twitter avec 9 liens (7,4 % du total). À leur tour, le média alternatif et les organisations ont 5 liens (4 % du total). Les liens qui n’ont pas pu être identifiés apparaissent 3 fois (2,4 % du total) et des sites de partis politiques apparaissent deux fois (1,6 % du total).
Tableau 4 : Les liens plus partagés par type de site
48Étant donné la large variété de réseaux sociaux, nous avons décidé de reclasser ces mentions en prenant en compte les différentes plateformes de ce type, comme nous voyons ci-dessous (Tableau 5).
Tableau 5 : Liens dirigeant vers des réseaux sociaux, par des plateformes de réseau social
49Nous avons identifié cinq réseaux sociaux différents vers lesquels les liens les plus partagés nous dirigent : Twitter, YouTube, Facebook, Instagram et Keek. À l’exception de Keek, ce sont les réseaux sociaux les plus utilisés au Brésil. Selon Wikipédia, Keek était un service de réseau social en ligne et gratuit, permettant à ses utilisateurs de télécharger des mises à jour de vidéos. Keek a été créé en 2011 et fermé en 2016.
50Twitter figure comme le réseau social le plus référencé : 42 hyperliens nous dirigent vers cette plateforme, donc 60 % du total des renvois aux sites de réseaux sociaux. Ce nombre de liens vers la plateforme Twitter elle-même s’explique en partie par le fait que les messages répliqués avec des commentaires sont souvent transformés en liens vers le tweet original par la plateforme. Donc, plusieurs références à des contenus sur Twitter sont tout simplement une conséquence de la dynamique propre de la plateforme. YouTube apparaît en deuxième position avec 16 liens, ou 23 % du total. Ensuite, il y a Facebook avec 8 mentions, ou 12 % du total , Instagram en quatrième position avec 3 liens et 4 % du total. Keek occupe la dernière position avec 1 lien, presque 1 % du total. Sur un total de 70 liens dirigés vers des réseaux sociaux, 27 n’étaient plus disponibles au moment de l’analyse.
51Mais, pour comprendre qui gagne de la visibilité et à qui est attribuée de l’autorité, il ne suffit pas d’identifier les réseaux sociaux vers lesquels ces liens nous dirigent afin de comprendre qui produit les contenus qui attirent de la visibilité, étant donné la diversité d’acteurs qui utilisent ces espaces de communication. C’est pourquoi, une fois de plus, nous avons employé la classification développée pour l’analyse des messages les plus répliqués. La classification a été appliquée sur les 46 liens menant vers des réseaux sociaux dont il était possible d’identifier les producteurs.
Tableau 6 : Types de producteurs de contenu en réseaux sociaux
52Comme le montre le Tableau 6, les individus sont les producteurs de contenus les plus importants, à la fois par rapport aux messages les plus retweetés et les liens les plus partagés. En fait, si nous faisons une comparaison entre le Tableau 6 et le Tableau 1, qui montrent les auteurs les plus fréquents des messages les plus répliqués, nous constatons que la composition est similaire pour les trois catégories : individus d’abord, organisations en deuxième position et personnalités publiques au troisième rang. À partir de la quatrième position, l’ordre change dans les deux analyses : pour les messages plus retweetés, c’est le média alternatif qui prend le devant par rapport au média traditionnel et aux profils d’humour , pour ce qui relève des liens plus partagés, les sites d’humour apparaissent avant les médias conventionnels et alternatifs. Nous ne devons pas oublier que, pour ce qui est des liens les plus partagés, 34 % n’étaient plus accessibles au moment de l’analyse.
53Il reste une différence à souligner entre les deux analyses et c’est notamment le fait que, dans les messages les plus retweetés, les individus représentent 65 % des acteurs qui gagnent de la visibilité, mais ce chiffre est inférieur lorsque nous analysons les liens les plus partagés : 42 %. Une possible explication est que le retweet correspond à une pratique plus favorable à l’inclusion des voix d’individus dans le débat public que la décision de partager un lien. Aussi, nous devons prendre en compte le fait que les raisons qui amènent au retweet d’un message sont différentes de celles qui consistent à joindre un lien dans un tweet, même si les deux pratiques sont capables de déclencher de hauts niveaux de visibilité.
54Si l’on compare les deux mesures de visibilité et d’autorité utilisées (les retweets et les liens partagés), il est possible de voir qu’elles favorisent des dynamiques différentes. Nous avons harmonisé nos données afin de permettre une comparaison plus précise entre les potentialités de chaque dynamique. D’un côté, nous avons utilisé le pourcentage de tweets les plus retweetés par type d’utilisateur et, de l’autre côté, le pourcentage de liens parmi les plus partagés par type d’utilisateur, et nous avons comparé les deux pourcentages dans le Tableau 7. Pour établir cette comparaison, nous avons dû adapter les catégories utilisées pour analyser les liens plus partagés. Il est important de rappeler que notre base de comparaison est composée de tous les tweets répliqués plus de dix fois, ainsi que tous les liens partagés plus de dix fois.
|
RTs
|
Liens
|
Individus
|
56 %
|
34 %
|
Organisations
|
20 %
|
15 %
|
Personnalités publiques
|
7 %
|
3 %
|
Médias traditionnels
|
6 %
|
33 %
|
Médias alternatifs
|
4 %
|
9 %
|
Politiciens / Partis politiques
|
4 %
|
2 %
|
Catégorie humour
|
3 %
|
3 %
|
Tableau 7 : Pourcentage de messages plus retweetés et de liens plus partagés par type d’acteur
55Le Tableau 7 montre que chaque acteur occupe un espace différent entre les deux types d’analyse. Tandis que les individus font 56 % des messages les plus retweetés, le groupe n’est responsable que pour 34 % des liens les plus partagés. L’écart est encore plus important par rapport aux médias traditionnels : la catégorie répond pour 6 % des tweets les plus répliqués, mais c’est la source de 33 % des liens les plus partagés. Pour Stier, Schunemann et Steiger (2018), la prédominance du média traditionnel – surtout par rapport aux liens les plus partagés – découle de son avantage compétitif en termes de ressources politiques, de capitaux et organisationnels. Santos, Lycarião et Aquino (2018) identifient eux aussi des stratégies spécifiques et complexes dont la presse peut se servir pour élargir la diffusion de son contenu. Compte tenu du fait que leur étude a été réalisée sur Facebook, cela semble montrer qu’avoir plus de ressources peut apporter une nette différence quant à l’attention qu’un acteur est susceptible d’obtenir sur les réseaux sociaux.
56C’est également intéressant de voir que les moyens de communication alternatifs doublent leur pourcentage entre les retweets et les liens (4 % dans le premier et 9 % pour le deuxième). Les personnalités publiques et les politiciens / partis politiques vont dans le sens inverse, le pourcentage diminuant de moitié quand ils passent de retweets à des liens partagés. Des études précédentes (Santos, 2012) renforcent cette conclusion, indiquant que le processus de retweeting tend à déconcentrer le pouvoir de donner de la visibilité à un certain sujet à partir de quelques nœuds, tout en le dissipant au profit d’un ensemble plus large d’utilisateurs.
57Quoique ces résultats doivent continuer à être investigués, une possible explication est qu’au moment de retweeter un message, les personnes ont tendance à porter moins d’attention à son auteur, rendant possible la diffusion des messages produits par un plus grand nombre d’utilisateurs. En revanche, quand il est question de joindre un lien, la tendance est de limiter cette dynamique aux sources d’information considérées comme fiables.
58Comme exposé, la logique des médias traditionnels, avec des messages diffusés une seule fois à un public large ne s’est pas reproduite sur Twitter pendant les manifestations brésiliennes de 2013. Nos résultats indiquent que la logique de visibilité sur Twitter a une équation plus complexe, dans laquelle la taille de l’audience (nombre d’abonnés) facilite l’entrée plus fréquente sur cette sphère de haute visibilité, mais n’est pas décisive. Il faut dire que nos résultats sont différents de ceux de Meraz et Papacharissi (2013), pour lesquels la plupart des messages retweetés pendant la Révolution égyptienne sont issus des médias traditionnels avec du contenu informatif.
59Cette nouvelle dynamique a deux conséquences sur la construction d’autorité. La première est le questionnement de l’autorité des traditionnels acteurs médiatiques (les médias, les journalistes). Ces acteurs se voient obligés de partager la composition du débat public avec une multiplicité très diverse d’acteurs. La deuxième est que, une fois que la visibilité n’est plus définie par une certaine taille d’audience et a priori de manière plus ou moins stable, l’autorité devient très volatile. Le fait que la plupart des messages les plus disséminés ont été produits par des individus qui n’apparaissent qu’une seule fois parmi les plus visibles atteste ce phénomène.
60Comme le dit Arendt (1972), l’autorité émerge d’une hiérarchie reconnue par les différentes parties d’une relation. Si le nombre de fois qu’un message ou lien est partagé peut constituer une telle hiérarchie, la volatilité avec laquelle elle se construit et disparait laisse des doutes sur ses conséquences sociales. Serait-il possible d’établir des autorités à partir d’une telle dynamique ?
61Évidemment, il faut échapper à la tentation réductionniste de voir les environnements communicationnels en tant qu’espaces isolés. L’autorité ne se construit pas exclusivement sur Twitter ou sur des médias sociaux de manière plus générale. Les différents espaces de communication et socialisation sont en interaction constante (Chadwick, 2013). Néanmoins, la logique de la communication numérique devient de plus en plus omniprésente dans la réalité sociale, ayant des conséquences très concrètes dans le quotidien politique.
62Les mouvements de 2013 au Brésil ont été le moment de la naissance de nouveaux groupements politiques qui ont été très actifs pendant les mobilisations pour la destitution de la présidente Dilma Rousseff, en 2016. Ces groupes se sont articulés à partir de 2013 et sont devenus connus, en grand partie, grâce à des outils numériques de communication. Lors des élections suivantes, ils ont réussi à élire des représentants pour les élections législatives nationales et locales. L’attention donnée aux médias sociaux par le président actuel du Brésil, Jair Bolsonaro – qui va dans la même direction que d’autres leaders, comme Donald Trump –, est aussi témoin de la manière dont la dynamique de visibilité sur ces médias affecte le jeu politique. N’ayant pas un parti politique structuré et refusant tous les résultats des sondages d’opinion publique ou d’expression de l’opinion publiée (Lippmann, 1922), c’est par les médias sociaux qu’il mesure son autorité et renforce la relation hiérarchique avec ses électeurs.
63Ainsi, chaque individu peut fonctionner comme un genre de média, vu que les individus ont leur propre public à qui ils diffusent de l’information. L’écart entre les résultats obtenus pour les messages les plus retweetés et les liens plus partagés en sont la preuve. Concernant les liens partagés, où la diffusion ne dépend pas forcément des liens de sociabilité, l’importance des médiateurs d’information plus traditionnels est considérable. Quant aux tweets, dont la diffusion se propage surtout par les réseaux de sociabilité, les individus et les médias y occupent un espace considérable.
64Cette perception a des conséquences importantes lorsque l’on discute de la formation d’un monde commun car, à l’autorité prédominante des médias traditionnels, s’ajouteraient des autorités multiples et volatiles, formées principalement à partir des liens de sociabilité. Or, si cela rend possible la manifestation de nouveaux acteurs dans cette arène, il faut aussi ajouter au débat les effets sociaux de ces nouveaux types d’autorité. Ce n’est qu’en analysant le déclenchement de cette nouvelle dynamique de visibilité que nous pourrons saisir l’impact de ces nouvelles logiques médiatiques sur les sociétés démocratiques.