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Dossier

Faire science avec les praticiens. Divergences épistémologiques et innovation de rupture

Doing Science with Practitioners. Epistemological Divergences and Disruptive Innovation
Laurent Morillon
p. 39-54

Résumés

Dans une économie mondialisée et concurrentielle, la recherche est invitée par les pouvoirs publics français à collaborer avec les mondes socio-économiques. Lorsque praticiens et chercheurs sont amenés à travailler ensemble, la science peut alors devenir participative. Afin d’appréhender certains des phénomènes à l’œuvre, nous portons intérêt à un « laboratoire commun » cofinancé par l’Agence nationale de la recherche. Une observation participante longitudinale et un recueil de documents permettent une analyse des traces épistémologiques des différentes parties prenantes. Il apparaît que des compromis ont pu entraver l’innovation de rupture pourtant initialement revendiquée.

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Texte intégral

1Dans une économie mondialisée à la concurrence accrue, l’innovation est présentée dans différents discours étatiques comme l’une des clefs de la compétitivité. En France, elle est affirmée comme créatrice de valeurs et d’emplois en permettant notamment de se différencier des pays à bas coût de main-d’œuvre et de demeurer en posture de donneur d’ordres. La recherche publique est alors invitée par les pouvoirs publics à collaborer avec les mondes socio-économiques et contribuer ainsi à la performance économique. Afin d’opérationnaliser et d’influencer la nature des projets, différents dispositifs incitent, certains depuis plus de trente ans, à associer ressources publiques et privées : crédits impôt recherche, laboratoires communs, chaires industrielles, conventions industrielles de formation par la recherche, pôles de compétitivité, fondations, etc. Dès lors, au-delà de la circulation dans les sphères professionnelles de discours scientifiques plus ou moins vulgarisés, « praticiens » (Morillon, 2016a) du secteur privé et chercheurs du secteur public se rencontrent, interagissent et collaborent. Or, en sciences humaines et sociales (SHS), le développement d’une science participative ‒ soit de manière générique, les formes de production de connaissances scientifiques auxquelles des acteurs non-scientifiques-professionnels participent de façon active et délibérée ‒ avec les praticiens ne va pas sans questionnements d’ordre éthique, épistémologique, théorique et/ou méthodologique.

2Dans le cadre du présent article, nous souhaitons appréhender certains des phénomènes à l’œuvre lorsque praticiens et chercheurs des SHS collaborent. Pour ce faire, nous nous intéressons à un « laboratoire commun » cofinancé par l’Agence nationale de la recherche (ANR). RiMeC (Réinventer le Média Congrès), tel est son nom, associe un laboratoire d’université et un organisateur de congrès médicaux. Le projet est d’aboutir à une innovation « de rupture » pour ces événements, considérés à la fois comme espaces de formation et de socialisation. La dynamique scientifique à l’œuvre donne à réfléchir sur les enjeux et les conditions de mise en œuvre des recherches menées : comment s’est déroulé le travail de recherche ? Comment enjeux scientifiques et praticiens ont-ils été combinés ? Quelle a été la conformité des productions par rapport au cahier des charges initial ? Trois années durant, nous avons codirigé ce laboratoire commun. Dans une démarche inductive et compréhensive, nous avons initié une observation participante longitudinale avec un recueil de différents documents de travail (comptes rendus de réunions, courriels, rapports de recherche, lexique commun) puis un repérage et une analyse des traces épistémologiques en présence.

3Dans une première partie nous présentons le laboratoire commun RiMeC, les questionnements et la méthode. Dans une deuxième, nous exposons certaines divergences épistémologiques. Nous ouvrons dans la troisième une discussion sur les adoptions et hybridations constatées.

Un laboratoire commun pour des questionnements et une méthode

Le LabCom RiMeC

4Depuis 2013, l’ANR soutient le dispositif des laboratoires communs, dit « LabCom ». Il incite les acteurs de la recherche publique à créer des partenariats structurés avec de petites et moyennes entreprises (PME) ou des entreprises de taille intermédiaire (ETI) :

« La création commune de connaissances ou de savoir-faire entre les organismes de recherche et ce type d’entreprise peut être un facteur important d’innovation, de compétitivité des entreprises, et donc de création d’emplois. La constitution de liens bilatéraux, s’inscrivant dans la durée, entre les PME/ETI et les organismes de recherche constitue un enjeu important dans la chaîne de l’innovation1. »

5Le laboratoire doit disposer d’une gouvernance commune, d’une feuille de route de recherche et d'innovation, de moyens ainsi que d’une stratégie de valorisation du travail partenarial. À la suite d’un appel à projets, l’ANR finance ceux retenus à hauteur de 300 000 euros sur trois ans pour les activités des phases de montage et de fonctionnement.

6En 2010, des chercheurs et acteurs du monde socio-économique toulousain créent un dispositif atypique de production scientifique favorisant les collaborations entre universitaires des SHS, artistes et organisations2. C’est dans cette dynamique que, trois ans plus tard, le LabCom RiMeC nait. Il associe un laboratoire de lettres, langues et arts (LLA-CRÉATIS) de l’université Toulouse-Jean Jaurès et une PME, qui compte parmi les leaders nationaux dans l’organisation de congrès médicaux. À terme, les praticiens espèrent pouvoir proposer des sessions innovantes et développer ainsi un avantage concurrentiel ; les chercheurs, quant à eux, souhaitent générer une recherche « en actes » rendant « inter-appartenants » processus scientifiques et processus observés pour produire des savoirs inédits dans différentes disciplines. Le projet consiste à renouveler les formes de communication dans des congrès à la fois espaces de formation et de socialisation. Pour ce faire, deux concepts scientifiques sont plus particulièrement mobilisés : celui de « dispositif » qui désigne un ensemble hétérogène de moyens matériels et symboliques agencés de sorte à favoriser l’adhésion de l’« interactant » (Foucault, 1994) et celui d’« intermédialité », soit une « hétérogénéité, conjonction de plusieurs systèmes de communication et de représentation » (Mariniello, 1999).

  • 3 Extrait du projet soumis à l’ANR en réponse à l’appel du « Programme LabCom, édition 2013 ».

7En s’inscrivant dans le temps long, en n’appliquant pas de modèles préconstruits et en produisant avant tout des savoirs, la démarche scientifique de prospective privilégie à l’innovation « incrémentale » ‒ qui fait évoluer sans changer les caractéristiques fondamentales ‒ celle dite « de rupture » (ou « disruptive ») (Christensen, 1997). Cette dernière, diversement définie et souvent mythifiée dans les discours praticiens et notamment marketing, a pour caractéristique de déstabiliser les catégories établies, les usages et/ou les environnements dont le marché. Elle peut introduire à la fois de nouveaux critères de performance et des utilisateurs différents. La discontinuité considérée, d’abord technologique, s’est élargie aux variables économiques, sociologiques ou encore réglementaires. Dans le cadre de RiMeC, il s’agirait de « concevoir des dispositifs innovants en rupture avec les pratiques usuelles des congrès3 », notamment le dispositif de communication dit « frontal », en expérimentant par exemple les jeux de rôles, les mises en scène de controverses, le continuum avec le numérique, etc.

8L’équipe du LabCom est constituée d’une direction mixte (composée de deux universitaires, du dirigeant et d’un directeur de programme de l’entreprise) et d’une équipe opérationnelle. Cette dernière se compose d’un chef de projet ingénieur de recherche, de chercheurs universitaires, notamment des post-doctorants à temps plein, ponctuellement d’un doctorant et d’étudiants de Master 2, de différents directeurs de l’entreprise (développement et projets) ainsi que de deux consultants dont l’activité est centrée sur la formation au sein des congrès. Si le LabCom a perduré au-delà de la période de financement par l’ANR avec par exemple, en janvier 2020, l’organisation d’un congrès sur les congrès à Toulouse, nous nous concentrons dans le présent article sur la période 2013-2016. La première année a été dédiée à l’observation des dispositifs à l’œuvre dans les congrès et les deux suivantes à des expérimentations notamment dans des événements à destination de médecins (généralistes ou spécialistes).

9La dynamique scientifique au sein de ce LabCom nous donne l’opportunité de réfléchir plus avant sur les enjeux et les conditions de mise en œuvre des recherches menées. RiMeC apparaît en effet comme un espace privilégié pour étudier la manière dont la science est pensée et construite quand elle devient participative et notamment quant elle voit la contribution de praticiens. Il met en lumière certaines des relations entre pratiques professionnelles et de recherche et, de manière générique, entre théories et pratiques. Complexes et riches, ces interactions constitutives sont potentiellement à l’origine de connaissances nouvelles mais également de risques pour la science, qu’il s’agisse de réductionnisme, de confusion, d’instrumentalisation, de compromission ou de marchandisation. Au cœur d’enjeux scientifiques, conceptuels et pragmatiques majeurs, les phénomènes à l’œuvre se doivent donc d’être conscientisés et questionnés. De telles réflexions s’inscrivent en sciences de l’information et de la communication (SIC) dans la lignée des travaux qui explorent cette dimension sociale de l’activité scientifique (dont Couzinet, 2003 ; Morillon, 2016a).

10Il ne s’agit pas de discuter ici les enjeux éthiques ou déontologiques du dispositif, ni de questionner le statut et la légitimité des connaissances issues de recherches appliquées ou des politiques de management de la recherche qui s’inspirent des modèles néolibéraux. Nous choisissons plus modestement, dans le cadre restreint de cet article, de retenir trois questions : comment s’est déroulé le travail de recherche ? Comment enjeux scientifiques et praticiens ont-ils été combinés ? Quelle a été la conformité des productions par rapport au cahier des charges initial ?

Méthode

11Pour réfléchir à ces questions, nous mettons à profit notre immersion au sein de ce laboratoire commun trois années durant (2013-2016). Assurant sa codirection mais ne participant pas aux travaux menés sur le terrain, nous avons alors adopté une démarche compréhensive et initié une observation participante longitudinale. Nous avons porté plus particulièrement attention aux interprétations des individus qui donnent sens à la réalité sociale, à la création des significations partagées par des actions et des événements communs. Nous avons recueilli différents documents de travail qui sont considérés comme une trace tangible indicielle, stabilisée et indirecte, de pratiques et de représentations d’acteurs… Pour le présent article, nous exploitons plus particulièrement une dizaine de comptes rendus de réunions (de recherche, de projet et de restitution), une vingtaine de courriels échangés pour l’expérimentation lors de deux congrès (RHC 2015 et EuroPCR 2015), quatre rapports de recherche produits par les post-doctorants de l’équipe (Aussel, 2015a, 2015b ; Besson, 2014, 2015) ainsi qu’un lexique commun (Besson, 2014b).

12Nous menons sur ce corpus une analyse de contenu sémantique non exhaustive visant au repérage des « traces » des épistémologies des chercheurs et des praticiens. L’épistémologie questionne en effet la manière dont sont, entre autres, constituées et légitimées les connaissances (Le Moigne, 2001). Nous postulons qu’elle influence les représentations et les pratiques d’acteurs qui, dans le cas présent, collaborent. Comme nous avons pu le faire dans des travaux antérieurs (recensés dans Morillon, 2016a), nous retenons pour notre grille d’analyse quatre familles épistémologiques, relativement usuelles en SIC : positivisme, interprétativisme, interactionnisme et constructivisme. D’autres postures, telles que systémique, subjectiviste, critique et pragmatique, auraient également pu être intégrées. Dans les discours et les documents, ce sont certains mots en contexte qui font trace. Par exemple « impact », « efficacité », « émetteur », « récepteur », « transmission » sont considérés comme significatifs de l’épistémologie positiviste. Ce sont les mots « interprétation », « représentation », « sens », « contextualisation », « subjectivité »… qui traduisent la posture interprétativiste et « relation », « interaction », « transaction », « sens partagé/négocié »… celle interactionniste. Enfin, les termes « processus », « co-construction / co-création de sens », « action collective », « coopération » sont révélateurs de l’épistémologie constructiviste.

13Parmi les limites de cette méthode, citons que les résultats d’une étude de cas ne sauraient être généralisés. Ils peuvent cependant être comparés avec ceux d’autres recherches, a fortiori si celles-ci adoptent une méthode similaire, ce que nous faisons dans la troisième partie de l’article. Préalablement, nous proposons une synthèse des résultats.

Des divergences épistémologiques

14Au sein du LabCom, au fur et à mesure des rencontres et des réunions de travail, les chercheurs se sont appropriés certains des vocabulaires propres à l’organisation (par exemple « facilitateur », « topic », « core team ») ou au monde médical (« radiale », « French »…). Les praticiens ont fait de même vis-à-vis de concepts des SHS (par exemple « intermédialité », « dispositif »…). Dans les deux cas, les utilisateurs initiaux « traduisent » (Akrich et al., 2006) ce qui peut aboutir à des constructions de sens variables mais sans réelle incidence sur le fonctionnement du laboratoire commun. Pour autant, la collaboration supposant un langage et un système de représentations partagés, préalablement acquis ou co-construits, la production d’un lexique commun est apparue pertinente pour certains termes jugés centraux vis-à-vis de l’activité (Besson, 2014b). Treize termes ont été collectivement choisis : artiste, communication, dispositif, expert, information, interactivité, formation, média, participant, performance, réception, spectateur et transmission. Ce lexique a pour but, dans un premier temps, de recenser les définitions des parties prenantes, soit sept personnes : les deux responsables scientifiques (l’un relevant des arts appliqués et l’autre des SIC), l’un des post-doctorants (en sciences de l’éducation), l’ingénieur de recherche, le président-directeur général de l’entreprise, les directeur et chef de projet du programme « Educative Solution ». Chacun a donné, par l’entremise d’une interview ou directement par écrit, une courte définition pour chacun des termes. Celle-ci est l’expression d’une « valeur d’usage », soit une signification personnelle et située vis-à-vis de pratiques professionnelles. Cette étape permet, dans un second temps, des co-constructions pour un vocabulaire scientifique et technique spécialisé à l’aire d’emploi restreinte (Phal, 1969).

15Dans le cadre contraint de cet article, nous proposons de porter intérêt aux définitions données pour le terme « communication » :

  • Praticien : « Il s’agit de l’échange, de l’expression, de faire savoir, de faire connaître, de donner aux autres (ce groupe pouvant être très large, comme dans le cas d’un journal). C’est l’expression orale, écrite ou vidéo, d’un résultat, d’une pensée, d’une conviction. Il s’agit de la forme d’interaction la plus importante entre les humains (voire même entre les animaux, ou entre les plantes peut-être). Il s’agit de la transmission. De la communication (de la part d’un émetteur) naît (ou non) l’échange entre les récepteurs. La communication a lieu d’un émetteur vers un public. »
  • Praticien : « C’est l’art d’utiliser différents moyens pour transmettre une pensée vers un groupe d’individus. »
  • Praticien : « Toute action qui permet à un individu d’exprimer ses pensées et ses émotions. Est fait de tous les outils qui permettent à un groupe d’individus d’avoir la même information. C’est ce qui permet de vivre ensemble. »
  • Chercheur : « C’est la façon dont un émetteur se met en relation avec un récepteur et, aussi, le type de moyens qu’il utilise (ce qui rapproche la notion de communication de celle de média). Tout cela sachant que les théories modernes de la communication insistent sur l’individuation de ce qui est transmis, sur l’ambiguïté, la polysémie, l’implicite et le non-dit (ce qui fait que la communication n’est pas transparente). »
  • Chercheur : « Il s’agit de revenir à la racine latine du mot (communicare) qui pose le partage, la “mise en commun”. La communication est un phénomène évolutif de co-construction de sens en contexte entre des individus qui interagissent verbalement et non verbalement. »
  • Chercheur : « La communication est un moyen dans ma discipline (sciences de l’éducation) de diffuser la connaissance, l’information. »
  • Ingénieur de recherche : « La communication recouvre les différentes modalités selon lesquelles des entités peuvent être mise en relation. Ces modalités sont très nombreuses et seront spécifiques selon les entités concernées (individus, organisations, etc.), selon le moyen employé, selon l’environnement, etc. Souvent, il pourra y avoir également un glissement entre le terme “communication” et des termes tels que “publicité”, “marketing”, etc. »
  • 4 Directeur du programme « Educative Solution », réunion du 7 mai 2014.
  • 5 Courriel du 5 février 2015 du directeur du programme « Educative Solution » au coordinateur scienti (...)

16Si certaines de ces définitions sont proches ou compatibles, d’autres apparaissent épistémologiquement divergentes. Ainsi, la pensée positiviste, via le modèle émetteur-récepteur et la transmission associée, est bien présente tant chez les chercheurs que chez les praticiens. Elle peut être associée à l’interaction et/ou à la mise en relation. Mais la communication peut également être réduite à l’information ou à un moyen, et ce chez les deux catégories d’acteurs. Le constructivisme est également présent, mais uniquement pour un chercheur. Cette divergence ne se limite pas à la définition de ce terme. Elle se retrouve également par exemple pour celui de « formation ». La transmission est omniprésente dans les discours des praticiens, que ce soit dans des réunions ou des courriels : « Le médecin met une dizaine d’années à transmettre son savoir4 » ou encore « Les méthodes de transmission et d'éducation ayant pour objectif d'explorer de nouveaux paradigmes dans la formation continue postuniversitaire5 ». Lucie Aussel (2015b), post-doctorante sur le laboratoire commun, se référant aux travaux de Blais et al. (2014), distingue en cela le modèle classique dit de « transmission » où l’enseignant sait et l’apprenant, passif, reçoit le savoir, et celui de « l’apprentissage » où le sujet apprenant est actif, entre dans la démarche, sachant ce qu’il veut apprendre.

  • 6 Directeur du programme « Educative Solution », réunion du 7 mai 2014.

17Au delà des définitions, les divergences se trouvent également dans la manière de concevoir le projet et la recherche. Pour les médecins et les gestionnaires impliqués, la pensée est mécaniste et fonctionnaliste : « Des attentes fortes vis-à-vis du LabCom RiMeC : connaître ce qui fonctionne dans le congrès EuroPCR6 ». De même, seule une démarche hypothético-déductive semble être acceptable. Le cardiologue coordinateur de la session expérimentale sur le congrès EuroPCR 2015, dans l’optique de sa validation par des médecins organisateurs, écrit-il ainsi dans un courriel :

  • 7 Courriel du 5 février 2015 du coordinateur scientifique de la session innovante d'EuroPCR 2015 à la (...)

« Pour ma part je pense que ce que LabCom RiMeC souhaite faire est une expérience […] je propose que LabCom RiMeC partage son protocole expérimental avec nous sous la forme d'une trame simple : quelle est l'hypothèse ? Quelle est la question ? Quel est l'objectif principal et éventuellement les objectifs secondaires ? Les moyens ou le protocole à mettre en œuvre […] Quels sont les résultats attendus7 ? ».

18Si le point de vue positiviste, dont la démarche hypothético-déductive, est omniprésent dans les milieux médicaux et gestionnaires, il peut entrer en confrontation avec les postures interactionnistes ou constructivistes, dont les démarches inductive et abductive, des chercheurs impliqués qu’ils soient en SIC, en arts appliqués ou en sciences de l’éducation. Ces divergences ne sont pas propres au LabCom et ont pu être constatées par ailleurs (Morillon, 2016b par exemple). Aussel écrit à ce propos dans l’un de ses rapports de recherche :

« La première orientation “objectiver” est une demande d’objectivation souvent (pour ne pas dire toujours) portée par les commanditaires. Elle permet de présenter un instantané d’une situation. Le but poursuivi est de construire quantitativement des informations reflétant une situation observée. Nous n’affirmons pas que la production de chiffre permette d’atteindre la vérité, considérant la vérité comme socialement construite […] nous pensons qu’il n’existe pas de réalité extérieure au sujet » (Aussel, 2015a, 8).

19Comment faire science avec les praticiens quand les épistémologies ‒ soit, sommairement, la manière dont sont constituées et légitimées les connaissances ‒ sont divergentes et quelles sont les conséquences pour la science participative notamment lorsque celle-ci doit innover ?

Des adoptions et des hybridations pour des compromis inhibiteurs ?

20Nous avons démontré dans un article antérieur (Morillon et Bouzon, 2015) que ce LabCom était un espace d’intelligence collective. Cette propriété émergente liée à la construction d’un sens commun à la situation (Bouzon, 2004) est présente dans le collectif formé par les chercheurs et les praticiens. Face aux divergences épistémologiques, deux phénomènes relèvent de cette forme d’intelligence : des adoptions et des hybridations. Les schèmes positivistes ont ainsi été adoptés dans certaines situations par les chercheurs. Par exemple, l’un des post-doctorants confronté à une demande de précisions de la part de l’animateur de la session innovante sur le congrès RHC 2015, produit une réponse argumentée qui adopte une structuration hypothético-déductive imposée par celui-ci et un vocabulaire « dont on présuppose qu’il est attendu par le cardiologue » (Besson, 2015, 23). Il justifie : « l’objectif est d’obtenir l’adhésion de ce partenaire. Il s’agit également de lui permettre de s’approprier le format » (Besson, 2015, 23).

  • 8 Courriel du 21 janvier 2015 de l’ingénieur de recherche au directeur du programme « Educative Solut (...)

21Les chercheurs peuvent également ouvrir les praticiens à d’autres manières de penser les situations et de concevoir de nouvelles connaissances. Par exemple, dans un courriel à destination du directeur du programme « Educative Solution », l’ingénieur de recherche écrit-il : « D'un point de vue scientifique, il me semble important de ne pas laisser penser à un rapport direct cause/effet entre le dispositif émanant du travail de recherche et l'objectif général car d'autres paramètres doivent sans doute être considérés8 ». C’est ainsi, que différentes natures d’hybridations ‒ soit les états qui résultent de processus transitoires d’emprunt et/ou d’échange voire de négociation (Lépine et al., 2014) ‒ peuvent voir le jour. L’une d’entre elles est méthodologique. Aussel plaide, par exemple, pour le dépassement du clivage entre transmission et apprentissage et pour l’interrogation de ses porosités. Ainsi, alors même qu’elle adopte une épistémologie constructiviste, elle propose l’adoption d’une logique expérimentale pour enrichir la compréhension des phénomènes :

« Cette orientation pourrait correspondre à la logique expérimentale, définie par Matalon (1988) comme “une façon de réfléchir et de poser les problèmes qui, bien que contraignante et apparemment restrictive ou limitée, permet d’enrichir considérablement notre compréhension des phénomènes et de situations complexes, surtout de mieux assurer la validité de cette compréhension”. » (Aussel, 2015a, 7).

22L’hybridation peut également être étymologique. La codirectrice, chercheure en arts appliqués, tout en affirmant le rôle actif du « spectateur », utilise d’une manière générale dans ses travaux le terme de « réception ». Par ailleurs les termes « appropriation », « co-construction » ou encore « interaction » sont utilisés lors de certaines réunions de travail par les praticiens alors que l’épistémologie sous-jacente demeure positiviste. Par exemple, le « sens » qui est le fruit d’une interprétation en contexte pour certains chercheurs est considéré par les praticiens et d’autres chercheurs comme « à donner au récepteur ». Cette hybridation étymologique n’est pas un phénomène propre à ce laboratoire et a également été constatée lors de journées annuelles d’un club de praticiens de la communication (Morillon, 2015).

23Adoptions et hybridations ont nourri les compromis indispensables pour concevoir et implémenter des sessions lors des congrès. Or, le maintien d’une posture positiviste dans la manière de concevoir le rapport de pouvoir entre « celui qui sait » et « celui qui participe » ou encore la valeur attribuée par les praticiens à des connaissances produites sans hypothèse préalable ont pu entraver l’émergence de sessions radicalement différentes. Ils ont favorisé une innovation incrémentale à celle de rupture. Ainsi, Aussel (2015b), observant le congrès RHC 2015, évoque l’injonction paradoxale entre une « intention émancipatrice » et une « régulation normative ». À titre d’illustration, le modèle développé par les consultants impliqués dans le LabCom9, repose sur une hyper-valorisation de l’interactivité (dé-hiérarchisation des sessions, valorisation des expériences individuelles…). Or, dans la réalité du congrès, Aussel (2015b) constate que les échanges sont plus le fait des membres de l’équipe que des participants, que le statut d’« émetteur » prime sur celui d’« interactant », que les sociétés savantes, les experts ou encore les sponsors privilégient dans la réalisation les modèles « traditionnels » (descendant, hiérarchisant…). Lors des phases de préparation et de mise en œuvre des expérimentations du LabCom, elle indique des négociations, des changements « à la marge » et des « résistances » qui se factualisent par des fonctionnements par « à-coup », des moments de « flottement », des temps « morts » et/ou de réaction assez longs, des informations tardives sur la tenue de réunions, etc. Rémi Besson confirme :

« Le moindre écart à la norme des sessions est l’objet d’une négociation qui nécessite de nombreuses explications avant d’être prise en compte. Nous travaillons sur un objet, le congrès, qui est hyper-normé, dans une communauté, qui n’est pas particulièrement prête à se séparer de ses codes » (Besson, 2015, 38).

24Au final, l’apport de ce LabCom sur la période observée se trouve moins dans les innovations implémentées que dans la co-production sur un temps donné de savoirs et de pratiques ainsi que dans la possible évolution induite des cultures professionnelles respectives.

25Les raisons des ces difficultés ne sont bien sûr pas qu’épistémologiques. Elles peuvent également être liées à l’externalisation de la recherche (les chercheurs ne sont pas totalement intégrés à l’entreprise et ne connaissent donc pas tous les liens interindividuels, enjeux et tensions) ou encore aux stratégies individuelles (Morillon, 2016b). Les acteurs en présence ont en effet des statuts, des légitimités et des objectifs distincts. Ainsi, les consultants intervenants de longue date dans l’organisation n’ont pas forcément intérêt à s’impliquer dans l’implémentation des expérimentations de chercheurs qui ne s’inscrivent pas totalement dans les modèles qu’ils développent. Mais ils sont susceptibles, dans le même temps, de laisser à croire en réunion à un déroulement harmonieux du processus (Besson, 2015). Des personnels de l’entreprise, par exemple la personne en charge de la logistique des sessions ou les équipes techniques qui installent les salles, faute de compréhension des enjeux, d’information et/ou de motivation, peuvent ne pas trouver intérêt à modifier une procédure standardisée et rodée.

Pour conclure

26Favoriser les interactions entre sciences et société est inscrit dans la loi française du 22 juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche10. Mais la législation encourage depuis plus de trente ans le développement d’interfaces avec la société et les coopérations avec les milieux professionnels. Différentes natures d’interactions sont alors susceptibles d’exister : diffusion de la culture scientifique et technique, implication de la société civile dans l’orientation des politiques scientifiques et technologiques ou encore dans les processus de recherche et d’innovation. Or, si les relations qu’entretiennent chercheurs et praticiens s’avèrent relativement classiques, parfois étroites et originelles pour les sciences dites « dures » (physique, chimie, mécanique…) ou appliquées (médecine, sciences de l’ingénieur…), elles demeurent plus récentes et parfois polémiques pour certaines SHS :

« Pour les disciplines scientifiques des sciences sociales […] l’intervention de chercheurs universitaires dans les milieux professionnels autres que les leurs, notamment en entreprise, dans la fonction publique, avec des acteurs de la société civile ou politique, est source de nombreuses questions et n’est pas une pratique courante en France » (Gillet et Tremblay, 2011).

27Comme nous avons pu le constater au sein du LabCom RiMeC, en SHS, faire participer les praticiens à la production scientifique peut induire la co-existence d’épistémologies distinctes. Quelles peuvent être les natures d’innovations dès lors que ce qui fait la connaissance et sa valeur n’est pas commun ? Si l’organisation est, par essence, faite de compromis, lorsque ceux-ci, sous la forme d’adoptions et d’hybridations, inhibent l’innovation de rupture fondatrice du projet, ne deviennent-ils pas compromission ? En effet, si un chercheur aide l’organisation à réfléchir à des moyens d’action, il est avant tout un scientifique qui doit quérir prioritairement le plus haut degré de vérité dans la description, l’explication ou l’interprétation d’un phénomène (Laramée et Vallée, 1991). Les compromis consentis peuvent induire, à terme, des confusions entre les postures de recherche et de consultance (Bouzon, 2004) puis entre les métiers associés. La tentation économiste peut également questionner l’indépendance du chercheur et la légitimité scientifique de ses travaux, ses valeurs et modes d’engagements, l’exploitation des conclusions hors du cadre de l’organisation, etc. Lorsque la recherche est « au risque de l’action », les enjeux éthiques deviennent majeurs.

28Certes, les constats faits dans cette étude de cas ne sauraient être généralisés, d’autant que des expérimentations ont perduré au-delà de la période d’observation. Ils invitent cependant à penser aux manières de répondre aux injonctions à la science participative tout en préservant les intérêts scientifiques. Le champ des possibles est large. Parmi les voies à explorer, nous avons par exemple réfléchi aux intérêts de l’adoption des approches constitutives de l’organisation (Cooren et al., 2011) lors de recherches actions (Morillon et al., 2018). Il est apparu qu’elles pouvaient, d’une part, réduire la tension entre fonctionnalisme et constructivisme en préservant certains des intérêts respectifs, par exemple l’accès à une compréhension fine des phénomènes à l’œuvre pour les praticiens et la mise à l’épreuve de concepts pour les scientifiques. Elles donnent l’opportunité, d’autre part, de co-produire des savoirs en induisant un travail commun pour « faire sens » et opérationnaliser les analyses en actions concrètes.

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Bibliographie

Akrich, M., Callon, M. et Latour, B. (2006). Sociologie de la traduction. Textes fondateurs. Presses des Mines.

Aussel, L. (2015a). Retour sur l’expérimentation LabCom@EuroPCR 2015. Démarche évaluative. Rapport de recherche, programme ANR. Laboratoire commun RiMeC. Non publié.

Aussel, L. (2015b). Tension dialectique : entre intention émancipatrice et régulation normative, retour sur RHC 2015. Rapport de recherche, programme ANR. Laboratoire commun RiMeC. Non publié.

Besson, R. (2014a). Le congrès comme média. Retour problématisé sur l’observation d’EuroPCR 2014. Rapport de recherche, programme ANR. Laboratoire commun RiMeC. Non publié.

Besson, R. (2014b). Lexique commun. Rapport de recherche, programme ANR. Laboratoire commun RiMeC. Non publié.

Besson, R. (2015). Une recherche intermédiale mise à l’épreuve du terrain. Retour sur la conception d’une session dite innovante. Rapport de recherche, programme ANR. Laboratoire commun RiMeC. Non publié.

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Notes

1 www.agence-nationale-recherche.fr/fileadmin/aap/2015/aap-labcom-2015.pdf.

2 https://criso.univ-tlse2.fr/accueil-criso-142467.kjsp.

3 Extrait du projet soumis à l’ANR en réponse à l’appel du « Programme LabCom, édition 2013 ».

4 Directeur du programme « Educative Solution », réunion du 7 mai 2014.

5 Courriel du 5 février 2015 du directeur du programme « Educative Solution » au coordinateur scientifique de la session innovante d'EuroPCR 2015.

6 Directeur du programme « Educative Solution », réunion du 7 mai 2014.

7 Courriel du 5 février 2015 du coordinateur scientifique de la session innovante d'EuroPCR 2015 à la cheffe de projet du programme « Educative Solution ».

8 Courriel du 21 janvier 2015 de l’ingénieur de recherche au directeur du programme « Educative Solution ».

9 http://eoafrica.co.za/vital-training-programme-johannesburg-october-24-25.

10 https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027735009&dateTexte=20130730.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Morillon, « Faire science avec les praticiens. Divergences épistémologiques et innovation de rupture »Études de communication, 56 | 2021, 39-54.

Référence électronique

Laurent Morillon, « Faire science avec les praticiens. Divergences épistémologiques et innovation de rupture »Études de communication [En ligne], 56 | 2021, mis en ligne le 02 janvier 2023, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/edc/11404 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edc.11404

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Auteur

Laurent Morillon

LC2S (UMR 8053), Université des Antilles

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