1Les pathologies touchant l’apparence entraînent inévitablement une vulnérabilité psychosociale due au regard stigmatisant d’autrui (Goffman, 1975/2015). Elles induisent en effet une différence physique radicale, constituant une « outrance », avec un corps « en excès par rapport à notre attente » (Ancet, 2018, 6). L’accès à de nouvelles formes de savoir, de sociabilité et de mise en visibilité en ligne (Voirol, 2005) constitue désormais une dimension incontournable dans la quête de réparation et de reconnaissance sociale (Honneth, 2000).

2En partant d’une démarche personnelle et intime de partage d’expériences, certains individus atteints d’une pathologie dermatologique rare décident de se dévoiler et de se raconter en ligne en déployant des stratégies de représentation de soi et de gestion du regard et des impressions d’autrui. S’inscrivant dans une logique à la fois motivationnelle (rehaussement de la valorisation de soi et construction d’une identité) et stratégique (contrôle de son image et du regard d’autrui), ces processus sont constitutifs de la dynamique d’influence sociale (Mugny et al., 2017).

3De plus en plus central dans l’économie de plateforme, Instagram est devenu le lieu idéal pour soigner son image et représenter son corps et son identité biographique et sociale sous une forme esthétisante. La mise en scène de la différence corporelle sur Instagram peut s'inscrire dans des logiques de communication et d’influence de plus en plus professionnelles impliquant l’émergence des nouvelles figures d’influenceur. Celui-ci est défini également en tant qu’infomédiaire : non seulement il diffuse ses récits et opinions en ligne, il devient aussi médiateur et personne-ressource (Frau-Meigs, 2017) au sujet de la prise en charge, médicale, psychologique ou sociale, de la maladie.

4Afin d’explorer ces phénomènes d’influence dans le domaine de la santé, nous nous appuyons sur un corpus issu de cinq profils Instagram de patients atteints de nævus géant congénital (NGC), une maladie dermatologique rare induisant un stigmate de l'apparence. L’hypothèse travaillée est celle d’une construction stratégique de l’identité numérique à partir de l’exposition de la spécificité corporelle constituée par le nævus. Dans un environnement concurrentiel comme Instagram, le caractère visible de la maladie, se manifestant par la présence de grains de beauté et satellites pouvant recouvrir jusqu’à 90 % de la surface de la peau, permet en effet de créer sa « marque personnelle » et de développer des techniques marketing autrefois réservées au monde de la vente (Amato, 2016).

5Notre enquête propose alors d’explorer ces stratégies d’influence à partir d’une double approche méthodologique. La méthode netnographique (Kozinets, 2010), qui vise à identifier le rôle recouvert par l’exposition du corps dans la construction de l’influence, s’articule à l’analyse de treize entretiens qualitatifs menés au sein des patients atteints de la même maladie et permettant d’interroger la réception de ces stratégies de la part du groupe d’appartenance.

6Tout en favorisant la constitution de nouveaux contextes de publicisation des besoins (Fraser, 2012), ces stratégies sont traversées par les injonctions de la société de marché contribuant à façonner les scénarios culturels de l’identité (Illouz, 2019).

1. Corps, plateforme et influence : Instagram, aubaine du capitalisme émotionnel

7L’influence sociale implique une modification des processus cognitifs, émotionnels et comportementaux des individus ou des groupes sociaux (Mucchi Faina, 1996). Dès le début du xx^e siècle, Gabriel Tarde (1989) propose d’étudier les échanges spontanés entre des individus ayant des affinités comme autant d’agents d’influence contribuant à la propagation d’opinions et d’états d’esprits collectifs et permettant aux sujets de se lier par des manières de parler, de penser, de sentir et d’agir qui leur sont communes. Dans la même perspective, les travaux de Serge Moscovici nous invitent à tenir compte des relations ordinaires comme étant des sources d’influence sur la production et la reproduction du sens social (Moscovici, 1976).

8L’influence peut également être exercée par des groupes minoritaires et permettre l’affirmation de nouvelles normes et valeurs au sein de la majorité. Dans ce cas, on parlera d’influence indirecte pouvant être à l’origine de changements sociaux importants.

9En tant que moment clé dans l’étude de l’influence sociale, la théorie de la communication à double étage (Katz et Lazarsfeld, 1955/2008) pointe l’importance de la figure du « leader d’opinion », individu renseigné et particulièrement exposé aux messages médiatiques, capable d'exercer une influence sur les opinions et les comportements de son entourage.

10Les réseaux sociaux contribuent à configurer l’arène des acteurs sociaux non-institutionnels ou profanes-experts cherchant à être reconnus comme nouveaux influenceurs. L’importance grandissante revêtue par ces figures du web révèle néanmoins une asymétrie dans les formats et les processus de l’influence sociale et de la visibilité en ligne (Kotras, 2018). Si chaque utilisateur peut être placé en « prescripteur ordinaire » auprès de son propre réseau socionumérique (Stenger, 2011, 132), le qualificatif d’influenceur suppose néanmoins une visibilité et une audience large ainsi qu’une répartition des usagers en deux catégories : « ceux qui suivent, les followers, et ceux que l’on suit, les followings » (Jost, 2007, VII). Au fil des contenus publiés sur diverses thématiques, les influenceurs se forgent une réputation, qui est le fruit d’un travail stratégique (Cardon, 2019).

11Le partage photographique des corps différents sur Instagram contribue à la construction d’un nouveau contexte discursif et de publicisation des besoins (Fraser, 2012) exprimés par des groupes sociaux stigmatisés ou sous-représentés dans les médias de masse. Toutefois, les processus de mise en visibilité d’une cause sont conditionnés par la maîtrise des formats et des répertoires symboliques et visuels propres à chaque plateforme numérique. Sa notoriété est en outre encadrée par des logiques quantitatives (marqueurs chiffrés de notoriété) et de performance (engagement de la cible et nombre d’interactions globales). La représentation du corps, retranscrite dans les registres de la plateforme, fait donc l’objet d’une médiation et d’une sublimation dont les impacts effectifs sur la fragilisation des normes sociales restent à démontrer.

12Cette difficulté à impulser un changement semble traduire également la dimension paradoxale qu’assume la dynamique de la reconnaissance sociale dans le contexte du capitalisme tardif. Selon Axel Honneth, les blessures du capitalisme peuvent être lues aussi comme des atteintes à la reconnaissance des individus et des groupes entravant la construction d'un rapport positif à soi. L'estime sociale s'appuie sur des fins éthiques et culturelles qui imprègnent les sociétés et leur fournissent des valeurs de référence. Or, selon le philosophe, les principes normatifs propres à chacune des sphères de la reconnaissance se retrouvent absorbés par la logique de valorisation capitaliste (Honneth, 2006). Afin d’être reconnu, l’individu répond à l’injonction de se montrer et de se produire via les réseaux sociaux numériques. Le niveau d’acceptabilité sociale de la représentation médiatisée de son corps est donc lié à sa capacité à répondre à la fois aux normes de la société et aux registres de la visibilité et de la rentabilité de la plateforme Instagram. L’égalité des corps se fonde alors sur une égale possibilité d’être exposés et regardés sur les dispositifs numériques. Comme pour toute autre typologie de contenu, leur valeur et vitesse de circulation se mesurent au nombre de likes et de visualisations reçues. La représentation de soi en ligne est en effet encastrée à la logique économique qui trouve son corollaire dans l’activité de construction et d’animation du profil Instagram permettant la production et l’extraction algorithmique de la valeur (Casilli, 2019).

13Si la dynamique de la reconnaissance sociale est gouvernée par les nombres, la lutte pour la visibilité doit pouvoir répondre également aux injonctions de la plateforme : professionnaliser et optimiser les stratégies d’exposition de soi, mobiliser les autres usagers, animer des communautés dévoilant intérêts et opinions et pouvant constituer un réservoir de consommateurs potentiels. Les influenceurs deviennent dès lors les ambassadeurs des marques et constituent des nouveaux relais publicitaires moins invasifs et plus proches des besoins et des sensibilités des internautes. Outre la représentation esthétisante du corps, l’influenceur doit également être capable d’incarner une croyance, un mode de vie, de susciter des émotions qui génèrent l’approbation et permettent l’identification des autres usagers. Tout en offrant des prises de parole inusitées, les profils atypiques favorisent donc également le déploiement de nouvelles stratégies de communication et de légitimation de la part des acteurs institutionnels et du marché (de Certeau, 1990).

14La relation paradoxale que l’influenceur entretient avec le marché s’inscrit également dans le temps long des mutations du capitalisme. Eva Illouz refuse la distinction habituelle entre la sphère du calcul et de la rationalité économique et celle des sentiments et montre la façon dont la diffusion du discours psychologique et du self-help dans notre société a conduit à l’interpénétration de ces deux mondes, engendrant un « capitalisme émotionnel ». Les discours émotionnels et économiques s’influencent mutuellement : les affects deviennent une composante essentielle du comportement économique et la vie émotionnelle obéit à la logique des relations et des échanges marchands (Illouz, 2019). Les objets de consommation acquièrent donc une signification émotionnelle-sensorielle construite à la fois par les industries de l’image et par les nouvelles figures d’influenceurs.

15L’injonction à se montrer et à sexualiser son image touche d’une façon prépondérante les femmes, majoritaires dans notre enquête. Il existe dès lors un lien intime entre existence féminine et apparence (Froidevaux-Metterie, 2018). L’injonction contradictoire venant du regard impose aux femmes l’exigence d’être conformes et singulières à la fois, en se soumettant aux normes tout en s’affirmant en tant que personne unique.

16En s’immisçant dans les nouvelles pratiques de communication et de mise en visibilité en ligne, la consommation travaille profondément les identités, contribue à façonner les représentations de l’homme et de la femme, produisant et reproduisant le genre notamment à travers l’expérience de la séduction et de la sexualité (Illouz, 2019, 23).

17En se situant à la lisière de la communication médiatique, publicitaire et conviviale, les influenceurs du web constituent eux-mêmes de nouveaux appareils de production et de diffusion d’un « ethos » (Gomez-Mejia, 2017), de modes de vie et de représentations sociales susceptibles de contester ou de conforter les attentes de la société.

2. Stratégies d’affichage de la diversité corporelle sur Instagram : le cas des influenceurs atteints de NGC

18Depuis plusieurs années, on assiste à un large mouvement désigné sous l’étiquette du « body positive » dans le cadre duquel on essaie de faire passer des messages d’acceptation et de normalisation d’apparences considérées comme déviantes, insolites ou socialement problématiques. Caractérisée par la stimulation de la créativité et en encourageant la production de supports natifs, la plateforme Instagram constitue un espace propice à la valorisation des corps différents. Elle favorise en outre une forme de scénarisation et de stylisation du quotidien et la création d’une esthétique qui lui est propre.

19À travers une immersion de trois mois dans les comptes Instagram de cinq patients atteints de NGC, notre travail interroge ces nouvelles logiques de présentation de soi et de construction de l’influence ainsi que leur dimension personnelle et collective. Les comptes ont été sélectionnés à partir de métriques de performance telles que le nombre d’abonnés ou la fréquence de publication. Cela nous a permis de conduire une analyse de contenu et de discours sur un corpus majoritairement anglophone de 777 publications postées sur Instagram entre février 2013 et juillet 2021. Nous avons procédé à une catégorisation de ces publications afin de comprendre le rôle tenu par la maladie et déceler leurs objectifs stratégiques. Au fil de cette analyse, nous avons vu émerger quatre catégories : celles sur la santé (informations scientifiques, vécu, parcours de soin…), la promotion et l'autopromotion, la motivation (développement personnel, confiance en soi, discours autour de la résilience) et le lifestyle (regroupant une majorité de publications très diverses autour du quotidien et des centres d’intérêt).

20Les comptes sélectionnés sont celui de Yulianna Yussef, mannequin ; Luna, bébé atteint de NGC dont les parents gèrent le compte ; Natalia Freitas, créatrice digitale spécialisée dans le contenu autour de la motivation ; Roberta Arcuri, danseuse et mannequin ; et, enfin, celui de Frederik Gjøg, étudiant, ayant participé à l’exposition How Do You C Me Now?^TM, organisée par l’association Caring Matters Now (CMN) et destinée à sensibiliser le plus grand nombre au NGC et à encourager chacun à aimer son corps tel qu’il est.

21Les différentes stratégies d’exposition de soi et de sa propre différence corporelle en ligne chez les utilisateurs semblent correspondre à des besoins d’expression et d’affirmation propres à chacun et traduisent leur propre représentation de la maladie. Outre l’exposition de soi en ligne, ces stratégies relèvent également d’une logique de l’action sociale, visant à agir ou faire agir : les images sont performatives et traduisent un désir de voir le spectateur agir, qu’il s’agisse de changer la manière dont il perçoit les sujets ou d’agir en faveur d’une cause (comme dans le compte de Luna).

23À l’instar de ce compte, celui de Roberta Arcuri présente des publications en lien avec le lifestyle, sans mention du NGC ou de son parcours de soin. Son vécu de la maladie, relayé sur le compte Instagram, a été en revanche repris par des éditeurs de contenu ou d’autres influenceurs. Nous avons toutefois constaté un dévoilement du corps au fil des publications, le nævus devenant de plus en plus visible. Le stigmate étant présent, la visibilité n’est pas un choix. À travers la revendication de la différence, l’individu porte sa propre reconnaissance sur le plan politique (Ancet, 2018). La mise en avant de la diversité corporelle se réalise toutefois à travers l’adhésion aux normes esthétiques et de la beauté imposées par la société de marché.

25Dans ce post à visée promotionnelle, on retrouve des données scientifiques autour du NGC (notamment à travers la description de la maladie) et du mélanome, mêlées à une mise en récit du vécu de la maladie (« Je suis bien placée pour connaître l’importance du dépistage au plus tôt »). Les arguments de vente s’appuient sur ceux basés sur l’émotion, également présents à travers un raisonnement philanthropique (« Je veux aider tout le monde […]. Je veux empêcher la propagation du #cancer de la #peau. »).

26Le compte de Luna, tenu par ses parents, prend le parti de partager son parcours médical et des informations sur la maladie, faisant régulièrement la promotion d’initiatives destinées à lever des fonds pour le traitement à travers des publications très régulières (150 publications entre le 2 mars et le 22 novembre 2019). Ce compte pose non seulement la question de la publicisation du parcours de soin, mais aussi celle de l’exposition de la vie quotidienne de l’enfant sur les réseaux sociaux.

27Enfin, Natalia Freitas s’affirme en tant que porteuse de NGC et propose du contenu motivationnel et promotionnel directement inspiré de son expérience de patiente (les contenus relevant de la catégorie santé sont majoritaires).

28Elle promeut l’action collective en ligne, mettant régulièrement en avant d’autres discours de patients, sur son propre compte ou celui de @nevusbrasil dont elle est la fondatrice. Elle revendique sa propre différence et son contenu s’inscrit dans la tendance du développement personnel, avec des publications sur la confiance en soi, comme en témoigne la légende suivante. On peut y déceler des hashtags liés au mouvement body positive tels que #selfesteem, #selflove, #amorproprio, #effyourbeautystandards. Ces hashtags ont à la fois pour visée de faciliter le référencement de la publication sur le réseau social, la rendant visible pour le plus grand nombre, et de mettre l’emphase sur sa thématique.

29Nous avons pu constater en outre une promotion de plus en plus grande des activités de Y. Yussef et de N. Freitas en tant que créatrices de contenus numériques et motivational speakers donnant régulièrement des conférences sur la thématique de la diversité et de la résilience.

30Le corpus illustre une mise en récit de l’attitude résolue de l’influenceuse et de sa volonté de maîtrise de soi et de son corps afin de dépasser les obstacles dus au regard stigmatisant d’autrui (Figure 9). C’est autour de la résilience que le lien de confiance avec la communauté s’établit, l’engagement montré dans la conduite de soi et dans la promotion de certaines valeurs et modes de vie favorisent en effet la cohésion et le consensus, traduits par les marqueurs quantitatifs de la plateforme.

31En outre, l’étude diachronique des profils (Figure 10) a permis de révéler une logique de professionnalisation et d’amélioration du contenu au fil du temps, avec un passage de l’utilisation du compte à des fins personnelles vers un usage à des fins professionnelles (avec des photos de qualité postées régulièrement, des légendes s’adressant au plus grand nombre, une ligne éditoriale plus définie et l’utilisation de davantage de hashtags (notamment en lien avec le mouvement body positive).

32Certains des profils sont « professionnels », donnant à leur propriétaire la possibilité d’accéder à des données concernant l’audience et permettant ainsi la mise en place de stratégies d’optimisation. En outre, certains des influenceurs que nous avons étudiés ont été « vérifiés » par la plateforme, gage de reconnaissance de leur popularité.

33Le choix du qualificatif « créateur digital » ou « entrepreneur » attribué au compte par les usagers confirme également cette volonté de se professionnaliser.

34Sur les comptes que nous avons étudiés, les selfies côtoient les photos de qualité professionnelle, et le nævus y est parfois visible, les légendes des images y faisant référence de manière plus ou moins explicite. En prenant des photos sous un angle avantageux, en sublimant les stigmates laissés par la maladie, les sujets créent un lien avec les internautes (Junger-Aghababaie, 2014). Le selfie permet également de maîtriser le regard porté sur soi. Il s’agit d’affirmer sa propre image, car prise dans son propre regard (Sarnette, 2018). Les sujets exposent ainsi leur maladie, la rendant visible, tout en exerçant un contrôle sur les images partagées. Cet affichage revêt un caractère individuel et singulier, puisque les traces laissées par la maladie varient d’un individu à l’autre, impossible à dissimuler pour les uns, facile à cacher pour d’autres.

35La mise en visibilité de la maladie vise également à permettre au sujet de se différencier visuellement. Cela participe au développement d’une marque personnelle, grâce à laquelle l’individu accroît son influence (Amato, 2016). Grâce à celle-ci, il développe son propre style et un contenu parfois éloigné des thématiques de santé. La capitalisation se concentre donc autour de la création d’une marque et d’une crédibilité tout en ne revêtant pas un caractère ostensiblement financier, que l’on pourrait par exemple déceler par la présence de partenariats (très rares).

36Ayant trait à la résilience et incitant les individus à faire de leur différence une force à travers le partage de leur propre expérience et de leur savoir-être, ces contenus et ces visuels traduisent une volonté de s’adapter à l’ordre social sans prétendre le changer. Ainsi, on retrouve un paradoxe : la volonté de se valoriser et de promouvoir la diversité corporelle, tout en se pliant aux normes dominantes (Honneth, 2006).

3. La réception de la part du groupe d’appartenance : entre conversion et résistance au discours des influenceurs

37Afin d’explorer la réception des contenus et des stratégies déployées par les influenceurs de la part des personnes porteuses de NGC, nous avons conduit treize entretiens semi-directifs avec des membres des associations européennes partenaires de l’étude. L’échantillon est le suivant :

38La plus jeune possède un compte Instagram et s’exerce en tant que nano-influenceuse. Comme pour les autres égéries, son aspect unique et son récit autour du dépassement des difficultés de la maladie lui ont ouvert les portes du monde de la mode. Les nouvelles collaborations professionnelles et la reprise de son histoire par des éditeurs de contenus en ligne (Confidence, Bossy, Fanpage) lui ont permis de gagner en notoriété et de fidéliser sa communauté sur Instagram. Les influenceuses atteintes de nævus sont plus accessibles et interagissent directement avec leurs publics, nous confirment les personnes interviewées. Leurs histoires sont perçues comme étant authentiques, encourageant un processus d’identification et la construction de modèles de vie capables d’influencer et de motiver les audiences : « Le message (des influenceurs) est que n’importe qui, peu importe la pathologie qu’il a, peut arriver où il veut dans la vie sans avoir à se cacher » (H, 40 ans, Italie, père d’un enfant atteint du nævus).

39Le discours autour de la résilience, illustré dans le premier volet de l’analyse, émerge d’une façon prépondérante dans les entretiens (Figure 13) ce qui nous permet de valider l’hypothèse autour de l’activation de processus d’influence sociale au sein du groupe d'appartenance. L’influence minoritaire peut par contre être affaiblie par le traitement psychologisant de la problématique de la stigmatisation : « Il faut travailler sur soi, regarder et soigner son corps… c’est tout un travail de tête, tu vois cette chose que tu penses être moche et tu te convaincs qu’en réalité elle est belle, c’est une question mentale (...) » (F, 19 ans, Italie).

40Les problèmes liés à la stigmatisation peuvent être dépassés à travers un travail sur soi permettant de s’accepter et de normaliser la vie avec le nævus : « Ça a toujours été quelque chose de naturel et de normal, (...) même avec le nævus, même avec le fauteuil et la fatigue, jamais ce n’est sorti de ma normalité » (F, 21 ans, France). Tout en formulant une critique des influenceurs, les interrogés adhèrent à leurs discours, se l’approprient et exercent à leur tour une influence sur les nouveaux entrants (notamment à travers l’activité associative) :

« Ça m'intéresse de véhiculer ce message positif en disant qu'en fonction de comment tu vas prendre ton handicap, soit en pleine force et finalement, tu vas être capable d'en tirer des ressources infinies… soit tu te recroquevilles sur toi-même, tu t'enfermes et là, c'est compliqué. » (H, 34 ans, France).

41Il s’agit d’une influence à la fois « informative », fondée donc sur l’expérience directe de la stigmatisation sociale et les recherches de réparation de celle-ci, et « affective », due au sentiment de proximité et à l’attractivité générée par l’exposition du corps et du style de vie de la source. Le message véhiculé par les influenceurs constitue une injonction normative : le savoir d’expérience donne lieu à une influence plus ou moins profonde liée aux avantages en termes d’intégration rattachés au comportement conforme. « Montrer mon corps en ligne et ne pas avoir peur de le montrer même en dehors d’Instagram, c’est ça qui m’aide le plus… Après l’avoir publié en ligne, il a été plus facile d’en parler en face-à-face (…) » (F, 19 ans, Italie).

42L’unicité corporelle est traitée comme un atout, comme une chance pour l’individu de se distinguer et de construire une image positive de soi pouvant être mise à profit dans des contextes variés. Le développement de pratiques de représentation de soi sur les réseaux sociaux remplit donc cette double fonction, motivationnelle et stratégique. Les influenceurs atteints de NGC sont alors plus à même de promouvoir des modes de vie et des savoir-être car ils les incarnent à partir de leurs parcours biographiques et de leurs expériences émotionnelles.

« Beaucoup de personnes s’identifient à mon histoire… Sur Instagram, j’ai reçu beaucoup de messages de personnes qui me racontaient leurs problèmes et qui voulaient mon aide… qui, grâce à mes publications et à mon histoire, se sont senties soulagées et ont eu le courage de faire des choses qu’elles n’auraient pas osé faire auparavant » (F, Italie, 19 ans).

43Les processus de conversion impliquent une restructuration des formes de concevoir le « moi » dont la réalisation et la mise en récit, obtenue à travers un travail d’amélioration et d’auto-engendrement via les dispositifs numériques, deviennent à la fois un impératif et un bien économiquement valorisable (Guéguen, 2015). La construction de l’identité en ligne est donc traversée par des modèles culturels renvoyant au contrôle de soi et à sa capacité d’auto-transformation et de poursuite du bonheur (Illouz, 2018).

44L’activation de l’influence minoritaire est illustrée par la saillance du discours et l’engagement et l’attitude de résistance à la pression sociale démontrée par la source (Mucchi Faina, 1996) : les influenceurs atteints de nævus ont le courage de s’imposer dans des domaines qui ne leur semblaient pas destinés. La moitié des enquêtés confirme ainsi l’hypothèse sur l’effet de conversion provoqué par l’influence minoritaire (Figure 14) : « Je suis persuadée que ça a un impact sur les mentalités des gens… Finalement ça participe à montrer, à accepter et à ce que les gens soient peut-être moins choqués… Parce que c'est en montrant le plus possible la différence qu'on l'accepte. » (F, 32 ans, France).

45Mais ces positions ne font pas l’unanimité au sein de notre échantillon. Au contraire, les personnes porteuses de NGC ont pour la plupart un avis nuancé sur les influenceurs (Figure 15).

46En dépassant les réseaux personnels et les contextes physiques de sociabilité, le discours motivationnel de ces nouveaux leaders d’opinion est destiné à un public diversifié et peut contribuer à renforcer des croyances et des normes ancrées dans la société néolibérale. Mais l’interpénétration entre la sphère du calcul et la sphère émotionnelle (Illouz, 2019) génère un malaise chez les interrogés : « Le côté financier des publications pour moi [rires] est pas bien parce que mettre de l'argent sur une maladie, je ne le conçois pas. Je ne conçois pas qu'on puisse faire de la finance sur la publication visuelle du nævus. » (F, 25 ans, France).

47Six personnes soulignent les contradictions induites par la création d’une marque personnelle à partir de l’affichage de la rareté (Figure 15) tandis qu'une seule personne la considère comme un avantage pour augmenter la visibilité de la cause. La démarche marketing n’est pas critiquée en tant que telle mais dans le cadre de son hybridation avec le combat contre les discriminations, le risque étant celui de renverser le message : « La monétisation n’est pas le problème, le problème est l’approche du projet [...] si tu ne fais pas un discours articulé, il me semble qu’il s’agit d’une projection vide… » (F, 28 ans, Espagne).

48Une autre critique centrale porte sur l’instrumentalisation du corps de la femme. Tout en permettant de rendre visible le NGC, l’exposition de la différence corporelle véhicule également des représentations normatives et stéréotypées du corps féminin et de la féminité :

« Je n’aime pas que l’on rapporte le succès d’une femme au fait de montrer son corps, d’une façon quelconque, avec ou sans nævus. [...] Bon, moi, ça me produit une contradiction. » (F, 58 ans, Espagne). « L’exposition peut être un atout pour les métiers liés à l’image comme le mannequinat mais pas pour tous. En plus, il faut aussi avoir un corps dans les normes pour en tirer un vrai profit. Cela provoque un contre-message. » (F, 24 ans, France).

49Certains enquêtés ne se sentent pas concernés par les contenus et les représentations véhiculées par les influenceurs et sont sceptiques quant à leur capacité à modifier le regard des gens sur la diversité corporelle (la conversion est alors impossible). La pensée positive est mise en suspens quand on essaie d'imaginer un monde sans discriminations, le changement s’appliquant uniquement à l’individu pour qu’il résiste et s’adapte à un environnement hostile : « Je pense que ça contribue un peu à essayer de s'assumer. Mais de là à ce que ça change complètement, c'est peut-être un peu utopique. » (F, 24 ans, France).

50De par l’inscription sur son corps de la culture et des normes, la figure de l’influenceur est révélatrice des tensions à l’œuvre dans la société capitaliste. Tout en voulant s’en défaire, le corps affiché et mis en chiffres, finit par renforcer la norme du genre et du marché. Les influenceuses atteintes du NGC reproduisent les codes de la beauté dominants, sexualisent leur image et aspirent aux métiers traditionnellement associés à l’univers féminin. Et c’est précisément le système d'appariement algorithmique de la plateforme Instagram, permettant de mettre en relation un contenu avec un public susceptible de le consommer, à encourager une dynamique de professionnalisation et d’optimisation de la représentation de soi en ligne pour la convertir en un « bien relationnel » capitalisable. L'influence de cette minorité, potentiellement capable d'impulser un changement et de promouvoir une société plus inclusive, est donc entravée par l’appel à la mise en conformité, pourtant nécessaire pour augmenter sa visibilité et son influence.

51Tout en se déclarant libre, l’influenceur occupe en réalité le seul espace de liberté qui lui est assigné, celui de producteur de contenus numériques permettant, de par sa dynamique de professionnalisation, l’optimisation du système de financement publicitaire de la plateforme.

52Cet espace de parole, dans lequel s'immisce le marché, semble néanmoins permettre la construction de points de vue critiques susceptibles de sensibiliser d’autres internautes. L’analyse des profils et des entretiens montre toutefois que l'influence s’appuie sur les caractéristiques psychologiques de l’individu, sa force intérieure et le travail qu’il est capable de mener sur soi pour dépasser les obstacles.

53En phase avec l’ethos de la société néolibérale, l’influence exercée en ligne privilégie les motivations et les stratégies individuelles aux ressorts collectifs. En impliquant une réification de son expérience émotionnelle et de son vécu de la maladie, la dynamique de professionnalisation du profil numérique entre en tension avec la dimension émancipatrice de la lutte pour la visibilité (Voirol, 2005).

Conclusion

54Notre étude révèle l’émergence de différents registres de la visibilité en ligne permettant à des groupes sociaux vulnérables de mettre en mots leur vécu et de publiciser de nouveaux besoins (Fraser, 2012). Certains usagers peuvent choisir une démarche de normalisation ou d’euphémisation de la maladie en la passant sous silence et en publiant du contenu davantage axé sur leur vie quotidienne ou leurs activités. Cependant, d’autres choisissent d’afficher leur rareté en ligne, qu’elle soit ou non au cœur du contenu proposé. Cet affichage peut avoir différents objectifs : répondre au désir de se rendre visible auprès des autres à des fins d’autoréalisation mais aussi dans une dynamique de revendication du droit à la différence (Sedda et Botero, 2021).

55Par l’affichage de la rareté, certains individus aspirent également à acquérir une forme d'autorité et d’expertise pouvant stimuler des processus d’influence sociale. Contrairement au leader d’opinion (Katz et Lazarsfeld, 1955/2008), ces figures exercent une influence à la fois personnelle et « médiatique » en déployant des techniques de communication professionnelles dont la portée dépasse le groupe d’appartenance.

56Le cas des influenceurs atteints de maladie dermatologique rare démontre toutefois que le traitement psychologique de la vie avec le stigmate et l’évitement du conflit peuvent constituer un frein au changement social. L’attribution de la position minoritaire et de sa conflictualité avec les normes dominantes aux caractéristiques psychologiques de la source peut avoir l’effet de réduire voire renverser l'influence minoritaire (Moscovici et Personnaz, 1986).

57De la même façon, l’idéal de l’authenticité par lequel les individus entendent se réaliser comme des êtres uniques et originaux, est transformé en une injonction contradictoire à l'exposition de soi (Guéguen, 2015). L’adéquation normative passe alors par l’adhésion aux principes esthétiques et économiques de la plateforme, le nombre de followers et de likes étant les marqueurs d’une mise en conformité de la différence. Les techniques de manipulation et d’adaptation de l’image corporelle en ligne visent alors à innover sans subvertir, à défier sans contrevenir au paradigme à l’origine de l’exclusion. Le modèle de réalisation des femmes influenceuses est en effet souvent relié à l’érotisation et à la beauté du corps, ce qui rétablit une forme de conformisme. Cette tendance semble corroborer certaines approches de la théorie du genre selon lesquelles l’effet de substance du genre « est produit par la force performative des pratiques qui en régulent la cohérence » (Butler, 2006, 96).

58Confrontés à cette contradiction, les membres du groupe d’appartenance, directement concernés par la discrimination corporelle, montrent alors une forme de résistance en refusant la mercantilisation de la rareté et les stéréotypes réaffirmés par les influenceurs. Dès lors, leurs compétences critiques et leur vécu ouvrent la voie à une véritable mise en désordre et réécriture des normes sociales.