1Avec l’avènement d’Internet et, plus récemment, de réseaux sociaux en perpétuelle évolution, le militantisme et les façons de militer tendent à se modifier. Particulièrement, la visibilité – au sens communicationnel du terme et au sens propre, c’est-à-dire le fait de voir et de parler directement des sujets dont il est question – représente un enjeu qui se renouvelle rapidement pour les militant.es.

3Les possibilités de montrer et de parler des corps sous de nouvelles modalités importent doublement pour les mouvements militants concernés : les représentations sont au cœur du combat et de nouveaux outils de mobilisation et de représentation sont à disposition des militantes. La lutte contre ce que l’on nomme « grossophobie » cristallise des enjeux majeurs pour la santé – explicités directement ou pas dans les discours militants – tant ils vont à rebours de certains lieux communs (comme celui qui « autorise » à stigmatiser une personne au nom de son état de santé présumé). La nécessité de lutter contre les images stéréotypées et stigmatisantes liées à la grosseur s’impose alors de façon évidente, un travail que le monde militant prend à bras le corps et qui importe d’être (re)connu.

4Dans ce contexte, en découvrant le mouvement body positive et le fat activism via la visibilisation croissante dans les médias et sur Instagram de trois femmes militantes se rattachant à l’un et l’autre, ces derniers ont commencé à nous interroger. À l’époque, les espaces médiatiques dans lesquels ces femmes apparaissaient et la couverture médiatique dont leur mouvement et elles-mêmes faisaient l’objet étaient très différents, témoignant de l’existence de logiques de médiatisation bien distinctes. Pourtant largement méconnus ou inconnus, ces mouvements semblent fort similaires pour un public non-familier.

5À travers l’étude des processus de visibilisation dans lesquels sont prises ces militantes, ce texte vise à participer à la compréhension des différences, des similitudes et de la coexistence des deux mouvements. Quelles sont les pratiques numériques de chacune ? Que cela dit-il des mouvements militants auxquels elles se rattachent ? Comment se positionnent-elles les unes par rapport aux autres ? Comment les possibilités offertes par ces outils numériques impactent-elles les mouvements ?

8Nous nous basons sur les données recueillies lors de l’enquête ethnographique menée entre 2018 et 2021 en Belgique francophone dans le cadre de notre recherche doctorale. Le texte se divise en deux parties : la première, davantage descriptive, dépeint les pratiques info-communicationnelles des trois militantes impliquées dans cette recherche. La seconde se focalise sur les imaginaires que tentent de créer ces mêmes pratiques.

1. Pratiques info-communicationnelles sur Instagram et dans les médias classiques

1.1. Au regard d’Instagram

11Sur Instagram, le mouvement body positive est d’abord un mouvement qui rassemble de façon indépendante une série de personnes, par exemple, à travers le hashtag #bodypositive. En Belgique, le mouvement B. lui a donné une autre consistance en réunissant des individus dans un projet commun plus défini. Une page Instagram – qui n’existe plus aujourd’hui – lui était complètement dédiée. Avec celle-ci, le mouvement semble s’être éteint. Avant sa disparition, la page a connu de nombreux remaniements : des posts disparaissaient et d’autres apparaissaient tandis qu’elle a été désactivée puis réactivée. Une autre page, toujours accessible mais inactive, était dédiée à la présentation de modèles « diversité » (voir infra). Elle comporte 39 publications et 924 abonné.es. Talia à l’époque où elle était investie dans B. utilisait également sa page personnelle pour promouvoir B. et le mouvement body positive de façon plus générale. Elle a effacé et créé une nouvelle page personnelle depuis lors.

12En ce qui concerne les militantes fat activist, Marine est celle dont le compte Instagram est le plus suivi du corpus, avec plus de 26 000 abonné.es. Il est uniquement consacré aux luttes autour de la grosseur et comporte 118 posts depuis sa création en mars 2019. La militante s’y présente de façon anonyme. À ses débuts, elle relayait essentiellement des travaux réalisés sur la grosseur (photographies, vidéos, textes…) par d’autres personnes. De plus en plus, elle y intègre ses propres réflexions et certaines des expériences qu’elle a vécues et vit en tant que personne grosse. Elle tient également un second compte consacré à la stigmatisation des personnes grosses dans les films et les séries. Il est suivi par 3 354 abonné.es et comporte 78 publications depuis sa création en mars 2020.

13Caroline, l’autre fat activist de notre corpus, tient un compte Instagram réunissant 2 948 abonné.es. Seulement une partie des posts est dédiée aux luttes autour de la grosseur. Elle y évoque ses autres passions et certains moments de vie plus intimes. Elle a publié 1 757 fois depuis juillet 2016. Parmi ces posts, 203 portaient directement et explicitement sur les luttes autour de la grosseur ; seuls ceux-ci ont été analysés. Ces données sont récapitulées dans le Tableau 1.

Tableau 1 : Comptes Instagram observés (indicateurs en date du 14/01/2022)

Militante	Description de la page	Mouvement	Nombre d’abonné.es	Nombre de posts	Date du premier post
Talia	Page consacrée au mouvement B.	Mouvement body positive		Indicateurs indisponibles
	Page consacrée aux modèles « diversité »	Mouvement body positive	924	39	13/12/2018
	Page personnelle	Mouvement body positive	3 741	221	Indicateur indisponible
Marine	Page consacrée au militantisme	Fat activism	26,1 K	118	04/02/2019
	Page consacrée au militantisme et plus spécifiquement à la représentation des personnes grosses dans les films et séries	Fat activism	3 439	78	14/03/2020
Caroline	Page personnelle	Fat activism	2 948	1 757	27/07/2016

1.2. Au regard des médias classiques

14En janvier 2019, le mouvement body positive a commencé à être incarné dans les médias à travers B., un groupement militant qui se présentait comme le premier mouvement body positive du pays, et à travers une de ses fondatrices, Talia. Il venait alors d’être créé par quelques mannequins grande taille. Quant au fat activism, il était représenté dans les médias via deux militantes : Marine et Caroline. Le Tableau 2 classe les sujets où apparaissent ces militantes en fonction de leur mouvement d’appartenance et du type de médias où elles interviennent.

Tableau 2 : Interventions de Talia, Marine et Caroline dans des articles et reportages

		Militantes mouvement body positive	Militantes mouvement fat activism
Types et supports médiatiques	Médias généralistes (journaux écrits et chaines de télévision)	5	3
	Médias féminins (magazines papier et en ligne)	2	7
	Médias jeunes (sites d’information)	1	4
	Médias engagés (revues papier et en ligne)	0	2
	Média loisirs (magazine papier et en ligne)	1	0
Temporalité	2019	6	4
	2020	3	6
	2021	0	6
Thématique principale de l’article	Mouvement B.	3	/
	Militante du mouvement	3	1
	Dénonciation de la discrimination, de la stigmatisation ou des représentations normées des personnes grosses et corps gros (lutte contre la grossophobie)	2	14
	Événement organisé/lié au mouvement	1	1

15Plusieurs constats peuvent être posés concernant ce second tableau. D’abord, les militantes de l’un et l’autre mouvements tendent à ne pas apparaitre dans les mêmes types de médias. Ainsi, B. est davantage médiatisé dans des médias généralistes tandis que les militantes fat activist diffusent plus leurs idées via des médias spécialisés ou de niche. Ensuite, en termes de temporalité, les prise de parole body positive se concentrent sur la première année d’existence de B. tandis que celles des fat activists sont davantage réparties dans le temps. Enfin, du point de vue du contenu, les articles concernant le mouvement body positive portent en majorité sur le mouvement B. ou sur ses militantes tandis que les articles au sein desquels des fat activists interviennent portent pour la plupart sur les combats engagés par le mouvement et, plus particulièrement, celui contre la grossophobie.

1.3. Au regard des entretiens

16Au total, 8 entretiens semi-directifs ont été menées avec les trois militantes : un avec Talia, trois avec Caroline et cinq avec Marine. Ils ont duré entre 1h21 et 2h43 et se sont déroulés entre septembre 2019 et février 2021. Les entretiens avec les militantes fat activist étaient plus longs et plus nombreux. Cela s’explique au moins partiellement par la nature des mouvements et par la façon dont chacune envisageait les luttes. Lorsque nous avons rencontré Talia, cela faisait un an qu’elle avait créé B. Nous avons dû passer par l’intermédiaire d’une manageuse. Ses projets étaient multiples et sa vision internationale. Son engagement dans B. a varié, comme l’illustrent les rapports aux médias décrits plus haut.

17Lors de notre premier entretien avec Caroline, elle était engagée dans le fat activism depuis un peu moins de 10 ans. Durant ce premier entretien et les suivants, elle a évoqué son parcours de militantisme, l’évolution de son rapport aux outils utilisés dans le cadre des luttes et nous a guidée d’un point de vue théorique dans le fat activism, que nous découvrions à l’époque. Enfin, lors de notre première rencontre, Marine commençait à affirmer son identité de militante. Nos multiples entrevues suivent son évolution.

2. Se mobiliser, créer de nouveaux imaginaires

2.1. Les mouvements body positive et fat activism

19Durant notre entretien, Talia définissait deux objectifs au mouvement B. : d’abord, inclure une variété plus large de profils dans la mode et les campagnes publicitaires et, ensuite, encourager et accompagner les gens à s’accepter. En lien avec ces objectifs, la particularité de B. est qu’il s’agissait d’un mouvement « hybride ». Derrière, il y avait à la fois la création d’une plateforme de mannequinat « diversité » (pour mannequins qui ne correspondent pas aux normes traditionnelles du secteur), la création d’un mouvement militant ainsi que l’organisation d’activités de coaching de la part de la fondatrice. Des objectifs personnels (être coach pour Talia) et des objectifs collectifs (se battre pour l’inclusivité) coexistaient.

21En ce qui concerne le fat activism, initialement, le compte Instagram de Marine avait vocation à être un répertoire de ressources critiques sur la grosseur. Petit à petit, elle y a laissé une place plus importante à ses propres réflexions et expériences.

22Caroline, quant à elle, écrit des poèmes et textes, et propose des mises en scène parodiques. Par exemple, sur sa page, elle ironise à plusieurs reprises l’émission Les reines du shopping en postant des photos d’elle transgressant volontairement les normes vestimentaires qui y sont promues. Sous un post de septembre 2018, elle commente :

« Série #avectamorphologie #çavapasdutoutmachérie #lesvraiesmeufs #laféminitééé #desgrooooosbijouxquandonestrrrrrondes.
Grosse et fière avec un collier, un autre collier, et encore 3 autres et une broche et encore 2 autres, et un chapeau.
Bisous #lesinjonctions #lepatriarcat #lagrossophobie #lesreinesdushopping #hétéronormativité et #merde😠#lagrosse #gouine #gouinitude #queerfemme #fatfemme #queer #libérationdelagrosseur #militantismegros #grosseetfière #grosseféministe #grossegouine #tenuedujour #fatliberation » (Post Instagram, 11/09/2018).

23S’il est impossible de rendre compte de façon exhaustive des luttes fat activist dans ce texte, un fait est récurrent dans la façon dont elles sont envisagées par Marine, Caroline et d’autres militantes qu’elles citent ou dont elles s’inspirent : leur positionnement face au mouvement body positive. En octobre 2019, Marine relayait le discours qui suit, initialement publié sur Twitter par Sofie Hagendk, auteure de l’ouvrage Happy Fat :

• 8 Traduction de l’auteure.

« Je ne suis pas une militante body positive, je suis une fat liberationist. Je ne me soucie pas de savoir si vous aimez votre corps ou non, je me soucie d'abolir la discrimination systémique et les abus que les personnes grosses endurent au quotidien. La body positivité est une bonne chose, mais elle ne résout pas du tout le problème. Il ne s'agit pas de trouver les corps gros attirants. Il s'agit de savoir comment la fatphobie tue les gens (...). C'est systémique. C'est politique. Rien de tout cela ne sera résolu si les personnes grosses apprennent à aimer leur corps. Apprendre à aimer son corps dans une société capitaliste, c'est comme essayer de se sécher dans l'océan8 (…). » (Post Instagram, 21/10/19).

24Dans l’extrait d’entretien ci-dessous, Marine ajoute :

« [Parce qu’]il n’y a aucune profondeur politique et radicale à l’intérieur de ce hashtag [body positive], il est pris. On montre des corps moins normés mais quand même hypernormés et du coup, ça invisibilise toujours les mêmes personnes encore plus (…). Le bodyshaming, ça nous rassemble mais, nous, il y a un truc plus radical. » (Entretien, 02/12/2019).

25Dans ce contexte, la visibilisation et la représentation des personnes grosses et des corps gros est un enjeu important. Sous un post Instagram de septembre 2019, Caroline écrit :

• 9 L’usage du double guillemet marque notamment une critique de la médicalisation de la grosseur en ta (...)

« Tu es artiste ? Ou bien tu partages des visuels avec des gens (donc des corps) dessus ? Mais il n'y a pas de gros.ses sur tes images ? Alors, tu fais partie du problème. Bienvenue! Je t'explique…📣
En Europe occidentale, entre 15 et 35 % de la population est ‟ ‘obèse9’ ”. C'est difficile de nous louper et pourtant… Nos représentations sont quasi inexistantes en dehors de clichés qui nous stigmatisent. Donc si tu ne parviens PAS à nous dessiner, nous photographier, partager notre contenu (euh, sans le voler pour le minciser hein, on vous voit), bein tu as un problème de grossophobie (ça arrive à tout le monde dans un monde résolument anti-gros.ses). Tu participes à l'effacement systématique de nos corps. (…).
PS : pas de médaille pour les projets qui montrent des personnes pas très grosses et avec le gras respectable (seins, popotin, pas de gras au ventre…). Ça contribue juste à l'invisibilisation des gros.ses en promouvant des égéries acceptables (…). » (Post Instagram, 11/09/2019).

26La radicalité des luttes fat activist apparait clairement en contraste avec le mouvement body positive. Pourtant, si les mouvements tendent idéologiquement à diverger, le mouvement body positive peut pragmatiquement s’avérer être un allié du fat activism.

2.2. Entre divergence et continuité

27Au sein de B., l’importance de la visibilité et des représentations apparaissait assez évidente puisqu’il s’est formalisé en lien avec le monde du mannequinat et autour de la volonté de montrer des corps plus diversifiés. Elle se manifestait également à travers les activités organisées comme les parades évoquées plus haut. Concernant le fat activism, le travail effectué est vaste et inclut diverses activités (photographie, performance, écriture, etc.). Caroline évoque, lors de l’un de nos entretiens, la vision des représentations qu’elle défendait à l’époque où elle faisait partie d’un groupe militant à Bruxelles. Elle y met en avant l’importance de la visibilisation de la grosseur et de ses modèles positifs :

« (…) on travaillait beaucoup sur les représentations et c’était un souhait de notre part parce qu’on s’est rendu compte [que] ça nous change directement nous de voir des gens gros différemment, de voir nos corps représentés. [Par rapport à] l’idée qu’il y a quelque chose d’abject dans la grosseur etc., c’est déjà de montrer des corps gros qui n’étaient pas comme ça. Donc simplement de nous être qui on est. Ne pas correspondre aux clichés mais pas d’essayer à tout prix d’aller contre. (…) Par l’image, on vou[l]ait montrer autre chose. Il y a un imaginaire qui s’ouvre par rapport à qu’est-ce que ça peut être d’être gros. » (Entretien, 24/02/2020).

28Si les représentations et la visibilité des corps gros revêtent une importance particulière pour chacun des mouvements, leur mise en scène et les objectifs sous-tendus restent bien distincts. Théoriquement, le mouvement body positive œuvre notamment à une inclusion de tous les profils dans le monde de la mode et ailleurs dans la société. Dans la pratique, trois points méritent toutefois d’être soulignés concernant B. D’abord, la question de la grosseur y restait prépondérante malgré les efforts de Talia pour ouvrir le mouvement à d’autres profils. Ensuite, si la grosseur y était largement représentée, il s’agissait d’une grosseur modérée en comparaison des profils les plus exposés et diffusés par les militantes fat activist. Enfin, que ce soit lors des parades ou par rapport aux photos diffusées sur les réseaux sociaux par B., les corps montrés tendaient à être glamourisés.

29Le fat activism aspire à davantage casser les normes, quelles qu’elles soient. Sur le compte Instagram de Marine, on retrouve des photos de personnes grosses avec les seins qui tombent, de la graisse « mal placée » selon les normes dominantes, des postures et des corps qui choquent volontairement le regard non-familier. Sous un post, elle écrit :

« Avant, certaines photos étaient vraiment confrontantes pour moi, elles me mettaient même un peu mal à l'aise. C'était violent (…) de voir que certain.es acceptent de se montrer sans jamais se mettre en valeur, acceptent de livrer une vérité brute dans des angles qu'on ne voit jamais.
Maintenant presque plus rien ne me fait ressentir ces sentiments-là. Et je trouve ça assez cool. Peut-être que changer les imaginaires collectifs tient, en partie, juste à ça. » (Post Instagram, 30/11/2020).

31Pour ces raisons, tant les fat activists belges que certain.es chercheur.es dénoncent le mouvement body positive. C’est le cas d’Alpha Johnston Hurst, professeure dans le champ interdisciplinaire des Women’s and Gender Studies (2020, 172) :

• 11 Dont la thèse de doctorat porte sur certaines manifestations du mouvement body positive en ligne.
• 12 Traduction par l’auteure.

« Sastre[11] identifie le mouvement body positive comme “devenant facilement mimétique des normes qu'il cherche à contrer” (2014, p. 931). Sastre critique ici les interventions qui présentent une “grosseur digne” en alignant les corps gros sur les idéaux dominants de beauté, de capacité, de blancheur, de classe, d'hétéronormativité et de féminité. Les interventions qui renforcent les idéaux dominants sont inadéquates car elles ne tiennent pas compte du fait que la dévalorisation de la grosseur est un processus imbriqué dans d'autres formes d'oppression12. »

32Ce qui est reproché au mouvement body positive, c’est son manque de perspective critique sur d’autres oppressions et, de ce fait, ses accointances avec le système dominant (anticapitaliste, patriarchal, validiste…). Il est aussi accusé de se réapproprier les luttes à des fins marchandes et d’invisibiliser une partie des personnes concernées, comme le dénonce Caroline sur son blog :

« Des luttes contre l’oppression de la grosseur est née la body positivity, un mouvement qui a, sous certaines de ses manifestations, dépouillé le fat activism et la disability justice de leur radicalité. (…) dans les médias mainstream, avec la visibilité d’une partie du mouvement body-positive, la “positivity” [est] une injonction. Elle est aussi devenue un argument pour générer des profits pour les grandes entreprises. La positivité présentée aujourd’hui invisibilise en revanche la réelle souffrance de nombreuses personnes grosses. » (Article de blog, 18/06/2017)

33Face à ces discours, certains effets du mouvement body positive sont pourtant éludés. Le discours tenu par Caroline durant un entretien a permis de contrebalancer ce type de propos. Elle confiait au sujet de B. : « J’imagine, du coup, si j’[étais adolescente] maintenant, je verrais les mannequins grande taille (…), je ferais : “Ah c’est cool”, ça existe. ». (…). Son message est assez personnalisant. Il est intéressant, il est accessible. Les trucs trop radicaux, juste, tu ne les vois pas. » (Entretien, 24/02/2020).

34Dans un premier temps, ces paroles suscitent la surprise tant la littérature et les discours fat activist invitent à voir un contraste quasiment inconciliable entre les deux mouvements. Dans les entretiens réalisés avec Caroline et Marine ainsi que durant les observations menées sur Instagram, d’autres faits sont ensuite venus renforcer l’idée d’une forme de continuité entre les deux mouvements.

35D’abord, lorsque ces dernières racontaient comment elles étaient devenues militantes, il y avait, comme Marine dans cet extrait, la mention de Stéphanie Zwicky, une blogueuse et mannequin suisse grande taille considérée comme une représentante et pionnière du mouvement body positive dans le monde francophone.

« Moi, clairement, le militantisme, ça ne s’appelait pas encore militantisme à l’époque dans ma tête. (…) ça a changé ma vie de découvrir [Stéphanie Zwicky] parce qu’elle montrait qu’il y avait des sites, des alternatives possibles. (…). C’est beaucoup passé par les fringues et je pense que c’est aussi pour ça que des meufs prennent la parole là-dessus parce que la première difficulté qu’on rencontre, c’est les fringues. Du coup, on commence à se dire : “Ouais mais c’est pas trop normal qu’on ne veuille pas nous habiller.” » (Entretien, 02/12/2019).

36Si l’habillement peut a priori être considéré comme une thématique parmi d’autres, Carof (2021, 117-126) en relève l’importance en mentionnant ses fonctions pratiques, sociales et psychologiques. Dès lors, le fait que le mouvement body positive ait des racines et des influences dans le monde de la mode participe probablement à son succès. Ensuite, au début de la création de sa page Instagram, Marine a utilisé le hashtag #bodypositive en date du 16 mai 2019, suggérant une forme de proximité avec le mouvement à cette époque.

37Enfin, parmi ces militantes, l’idée qu’un discours radical touche difficilement un public non-familiarisé était très présente. À ce sujet, elles témoignaient du fait que ce constat implique des choix, des questionnements et des négociations dans les luttes, qui traduisent un rapport ambigu aux médias classiques. Ceux-ci sont particulièrement observables dans l’étude des logiques de médiatisation. Pour Talia, ces questionnements étaient moins rédhibitoires, impactant d’une autre façon le rapport qu’elle entretient aux médias.

2.3. Logiques de médiatisation et rapport aux médias classiques

38Au cours des entretiens réalisés avec Marine, Caroline et Talia, trois éléments révélant le rapport que ces militantes entretiennent aux médias classiques comptaient particulièrement pour elles. Si, à eux seuls, ils ne peuvent pas expliquer les logiques de médiatisation dans leur entièreté, ils participent à comprendre comment les militantes les co-construisent, ce qui compte pour elles ainsi que les enjeux qui se posent à elles à travers celles-ci.

39Le premier élément renvoie à la volonté de se protéger face à la violence d’un public non-familiarisé aux discours militants. Depuis son entrée dans le militantisme, Marine a de plus en plus pris la parole hors des réseaux sociaux, ce qui est synonyme de moins d’« entre-soi ». Si ces derniers sont loin d’être exempts de violence, une prise de parole médiatique qui en sort amène nécessairement un public plus diversifié, un événement dont les conséquences ne sont pas tout le temps mesurées selon elle : « (…) déjà, je savais en commençant à militer que je voulais militer de manière anonyme pour me préserver de la violence [mais] [i]l y a très peu de médias qui respectent cela. Tous les médias voudraient que je vienne parler et que je prenne la parole en mon nom et très peu de médias mesurent [les conséquences de cela]. » (Entretien, 04/09/2020).

40Si Marine raconte avoir fait l’objet de harcèlement sur son compte personnel Facebook – des internautes l’ont retrouvée sur ce réseau après que son vrai nom est apparu dans un article de presse –, à cette violence s’ajoute celle proférée dans les commentaires, qui accompagnent les articles de presse. Elle déplore l’absence de gestion de la part des organes de presse : « Souvent, il y a une absence de modération des commentaires et des trucs comme ça parce que, avec l’algorithme, plus ils [les médias] ont des sujets qui polarisent, plus il va y avoir des commentaires, plus leur taux d’engagement est haut, ce qui leur permet d’avoir des contrats publicitaires donc voilà. » (Entretien, 04/09/2020).

41Caroline, dans la même veine, dénonce les logiques de buzz qui les guident et pose un second argument susceptible d’entraver la relation avec ces derniers : « (…) je me méfie des médias mainstream et je pense que le changement, il ne passe pas par là et qu’ils ne mettent que ce qui les arrange et que, s’ils viennent te chercher, c’est pas qu’ils veulent changer la grossophobie mais qu’ils veulent faire le buzz. » (Entretien, 10/02/2020).

42Si la tentation pragmatique de faire passer son message malgré tout est présente tant chez Marine que Caroline, elle est contrebalancée par la façon dont sont montés ou exposés leurs propos, comme l’explique cette dernière :

« C’est les médias qui cherchent les bonnes grosses. C’est les médias où quand tu réponds à trois interviews, que tu es toujours déformée, tu arrêtes de répondre. Il y en a qui n’en ont rien à foutre que leur message soit dilué mais, nous, pas. Donc aussi ça. La visibilité, on ne nous la donne pas. Pour le nombre d’interviews où mes propos ont vraiment été mal montés, déformés, où j’essaie de dire que des trucs radicaux et du coup on ne va pas garder ou on va garder les trois phrases que j’ai dites qui pendant une heure étaient moins radicales que le reste. » (Entretien, 10/02/2020).

43Jouer le jeu des médias demande aux militantes de négocier avec les journalistes afin que leurs propos soient respectés. Apparaitre dans les médias pour les militantes fat activist rencontrées revient à concéder. Parmi ces concessions, un dernier point impacte les relations entre militantes et médias – cette fois, de façon très explicitement opposée entre Marine, Caroline et Talia –, celui des « incarnant.es » tel.les que Marine les désigne : « Instagram et les médias veulent des gens qui incarnent, des visages, des gens réactifs. Ils ne sont pas du tout dans… poser les choses, comprendre les nuances. » (Entretien, 4/09/2020).

44Caroline évoque toute l’ambiguïté que lui inspire le fait de prendre parole au nom du fat activism :

« (…) ne pas avoir de figure de proue, c’est aussi avoir plein de discours différents et plein de vécus différents (…). Et en même temps, on était nous-mêmes inspirés par des figures emblématiques du côté anglophone. (…). On voit que c’est ça qui fonctionne à l’heure actuelle, surtout avec les réseaux sociaux. C’est ambigu tout le temps, quoi. Accepter une figure de proue, c’est aussi accepter en quelque sorte aussi de faire des concessions. J’ai plein d’arguments pour lesquels je ne veux pas interagir avec les médias mais, ça, c’est un de mes arguments. C’est à partir du moment où on t’associe à un moment et le mouvement c’est toi, le mouvement, il n’existe plus. Tu tues ton mouvement. » (Entretien, 10/02/2020).

45Face à ce discours, le contraste avec celui de Talia est frappant puisque celle-ci se considère comme « ambassadrice ». Être une « incarnante » semble même être une nécessité si on envisage les choses à la lumière des objectifs personnels qu’elle déclare : « On commence aussi au Canada parce que je pense que c’est un terrain où le message est aussi le bienvenu. Ils sont déjà beaucoup plus développés. J’ai déjà investi beaucoup en termes de temps sans avoir en retour et, là-bas, c’est les States, tout est monnayable et les gens investissent. » (Entretien, 20/09/2019).

Conclusion

47Durant cette recherche, les orientations méthodologiques et théoriques prises ont abouti à une lecture décalée des analyses classiques portant sur le mouvement body positive et fat activism. Si ces dernières montrent que le mouvement body positive dessert les luttes fat activist à bien des égards, le mouvement body positive est cependant apparu être un potentiel tremplin vers des engagements plus radicaux et, plus particulièrement vers des engagements fat activist.

48Ce qui, à première vue, semble être un paradoxe s’explique notamment par l’analyse des enjeux entourant l’accessibilité des discours relatifs à l’un et l’autre mouvements, eux-mêmes liés aux logiques de médiatisation et aux pratiques info-communicationnelles dans lesquelles les militantes sont prises. Du côté du mouvement body positive et de B., des discours simples, la centralité de la thématique de l’habillement ainsi qu’une inclinaison à incarner de façon personnelle le mouvement facilitent son accessibilité et sa médiatisation. À l’inverse, le fat activism militant pour une remise en question plus globale du système se démarque par sa radicalité. Les militantes fat activist rencontrées sont plus circonspectes quant à leur médiatisation à cause de leur réticence à être des incarnantes et des réponses violentes que peuvent engendrer leurs prises de parole. Elles sont également réservées quant à l’idée de transiger sur les contenus qu’elles participent à diffuser. En conséquence, les imaginaires stimulés, radicalement non-normatifs, peuvent s’en trouver moins accessibles et demander des formes de médiation.

49En filigrane de ce texte, apparait l’enjeu de complexifier les liens entre grosseur et santé, auquel participe la création de nouveaux imaginaires et représentations de la grosseur permettant de lutter contre la grossophobie – une relation et une réflexion qui méritent d’être poursuivies dans la lancée de certains travaux militants et scientifiques relativement peu relayés jusqu’à présent dans le monde académique francophone.