2En élargissant les formes de publicisation de la santé (Marchetti, 2010 ; Romeyer, 2010), ces nouvelles expressions de la communication publique soulèvent de nombreuses questions liées à la légitimité des influenceurs et à la nature des médiations à l’œuvre. En effet, ces actions apparaissent a priori comme étant davantage rattachées au registre du marketing qu’à celui de la communication de santé (Lutkenhaus et al., 2019). Pourtant, cette appréciation mérite d’être questionnée dans un contexte, d’une part, de réorganisation des médias et des pratiques médiatiques impactée par le numérique (Mercier et al., 2017) et, d’autre part, de diversification des formes de légitimité au sein de nos sociétés (Hatzfeld, 2014).

3Nous montrons dans ce texte que la rationalité des actions de communication publique impliquant des influenceurs peut être analysée à la lumière de plusieurs cadres (communication publique stratégique, communication politique, médiation de santé). Ces cadres font ressortir, d’une part, l’interpénétration de logiques d’action plurielles et, d’autre part, la diversité des visions relatives au statut d’acteur légitime dans le domaine si particulier de l’information-communication de santé.

4Dans ce texte, nous précisons d’abord les faits à l’origine de notre questionnement. Nous développons ensuite les ancrages conceptuels, puis nous exposons nos méthodologies de corpus et nous discutons les résultats qui s’en dégagent.

1. « L’exécutif espère trouver la fréquence jeunes2 »

7La seconde action correspond à la séance inaugurale de l’émission #SansFiltre@Élysée initiée par le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal. Diffusée en direct sur Twitch et YouTube le mercredi 24 février 2021 (et disponible en replay sur YouTube), cette émission se présentait comme un rendez-vous mensuel du porte-parole avec des jeunes, sur le modèle des conférences de presse organisées après chaque Conseil des ministres. La première séance de cette émission a permis à 5 influenceurs (EnjoyPhoenix, Malek Délégué, Fabian, Élise et Julia) de dialoguer librement avec le porte-parole du gouvernement sur des questions liées à la crise sanitaire.

8Ces deux actions font appel à des influenceurs non spécialisés en santé. Ce choix s’explique par leur inscription dans une stratégie de communication de crise. En effet, elles sont initiées dans un contexte social particulièrement tendu, marqué par l’accumulation de difficultés matérielles et de tensions psychologiques qui traversent la société. Les populations les plus jeunes sont plus particulièrement affectées par la perturbation des études, diverses formes de précarité (logement, emploi et revenus, etc.), ainsi que par la mise entre parenthèses prolongée des espaces de socialisation, des loisirs, et de la vie culturelle.

9Les mesures spécifiques prises par les autorités à destination des populations jeunes sont accompagnées d’actions de communication publique élaborées avec le souci de diversifier les voix d’autorité et les canaux. Cette stratégie, qui met de plus en plus l’accent sur les réseaux sociaux, est complètement assumée par le gouvernement et la présidence de la République.

2. Influenceurs et modèles de légitimation

10Le terme « influenceur » désigne une catégorie très hétérogène et peu définie. Son sens reste très ancré dans la notion d’« influence » et dans les imaginaires, les idéologies et les démarches spécifiques à la communication marchande, qui trouvent dans cette figure une affirmation revendiquée.

11En tant que « vecteur d’influence », l’influenceur inscrirait son action en rapport avec des objectifs qui ne lui appartiennent pas (ceux d’une marque ou autre commanditaire), tout en bénéficiant d’une certaine « liberté éditoriale ». La posture d’influenceur permet ainsi une renégociation du paradigme de l’efficacité, très présent dans les approches marketing et les pratiques de communication professionnelles, au regard des réorganisations médiatiques numériques qui favorisent les « agencements chronologiques » (Boullier, 2018) et la médiation identitaire (Merzeau, 2012).

12Cette mise en conformité opère sur le double plan pratique et symbolique. En pratique, l’influenceur permettrait aux marques de dépasser les techniques traditionnelles de segmentation et de ciblage. Sur le plan symbolique, les discours d’escorte présentent cette figure, non comme un communicant (ce qu’elle n’est d’ailleurs pas), mais comme un « médiateur ».

13Même dans le cadre idéologique de la communication marchande, l’influence suppose donc un fondement relationnel et un sens partagé qui sont censés être les moteurs mêmes de son « efficacité » et qui renvoient autant aux attributs de l’individu influenceur (talent, charisme, compétences spécifiques, etc.) qu’à ceux de sa « communauté » (taille, fidélité, engagement, etc.). Les métriques numériques sont mobilisées pour mesurer et certifier ces attributs et leur rôle légitimant ne peut pas être ignoré (Desmoulins et al., 2018). Toutefois, le fait d’envisager les influenceurs en tant que médiateurs permet d’élargir le cadre d’interprétation de leurs actions, dont une lecture par le seul prisme de l’influence et de l’efficacité risque d’être trop étroite et d’occulter les interactions complexes qui se tissent autour de ces « profils numériques » (Merzeau, 2018).

14L’importance croissante de cette nouvelle catégorie d’intermédiaires dans les communications numériques soulève directement la question de la légitimité.

15De manière générale, la légitimité se définit d’abord en rapport à la loi. L’étymologie du mot l’y enracine d’ailleurs sans ambiguïté. La source première de la légitimité est la loi (lex) qui indique ce qui est légitime (legitimus). Si elle est certainement restrictive, cette interprétation légaliste de la légitimité reste une référence très répandue en raison de son caractère formel et de sa fonction de régulation (Bouquet, 2014). À cet égard, on peut constater que l’une des difficultés de légitimation des influenceurs qui s’associent avec des marques vient de leur statut incertain au regard du droit actuel qui propose des catégories peu adaptées (mannequin, artiste-interprète, etc. ; Honorat, 2020).

16Dans une acception plus large, la légitimité peut être également fondée sur une norme sociale, une valeur ou une loi morale. Ces formes de légitimité peuvent être supérieures à la légitimité juridique dans la mesure où elles ont un fondement éthique ou moral (Habermas, 2012).

17La question de la légitimité a été pendant longtemps traitée en rapport avec les formes de pouvoir et de domination qui s’exercent dans les rapports politiques (Weber, 2002), sociaux (Bourdieu, 1979), professionnels, ou organisationnels (Bernoux, 1995). Dans les régimes démocratiques, la délégation est également une forme de légitimation pouvant prendre diverses formes (électorale, représentativité statistique ou sociologique, etc.).

18Avec le renforcement de l’autonomisation sociale et la réorganisation des institutions traditionnelles, le domaine de la légitimité ne se limite plus aux statuts et aux rapports de domination ; il s’élargit de plus en plus vers des actes et des paroles (Hatzfeld, 2014).

19Cette ouverture est de nature à fonder une prétention à l’égalité des légitimités à la fois en termes d’accès et d’exigence de justification. Alors que tout groupe, voire tout individu, peut prétendre à la légitimité « au nom de quelque chose » (Hatzfeld, 2014), les légitimités instituées (associées à un statut) sont elles aussi sommées régulièrement de se justifier. Il en est ainsi du politique, comme du professionnel de santé. Ce mouvement contribue à la diversification et à l’éclatement des sources de légitimité. Il traduirait aussi une forte exigence sociale d’égalité (Hatzfeld, 2014). L’on peut également le mettre en relation avec la lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2013) en tant qu’elle est aussi un processus de légitimation (Guéguen, 2014).

20Ces réorganisations de la légitimité sont particulièrement visibles dans le domaine de la santé (Paganelli, 2018). Les légitimités traditionnelles fondées sur l’autorité, le savoir savant et l’expertise professionnelle sont de plus en plus confrontées à des légitimités émergentes qui revendiquent le droit à la parole au nom du vécu, d’un savoir profane (Méadel, 2010) ou d’une expertise technomédicale. Cette évolution participe du procès sociohistorique de désautonomisation de la santé (en tant que champ professionnel, domaine de savoir, mais aussi en tant que marché ; Staii, 2018), mouvement au sein duquel les réorganisations technologiques et médiatiques favorisées par le numérique jouent un rôle central.

21Si elles puisent leurs arguments à des sources diverses (vécu, savoir profane, maîtrise technologique, engagement citoyen, etc.), ces légitimités émergentes recouvrent surtout des médiations (entre les autorités ou les professionnels de santé et les usagers/citoyens, entre les savoirs scientifiques et les parcours de vie, entre des industriels plus ou moins spécialisés dans la santé et leurs marchés, etc.). La posture particulière de « médiateur » soulève régulièrement la question de l’autonomie et de la représentativité des acteurs qui prétendent à la légitimité (Ghadi et Naiditch, 2006).

22À leur petite échelle, les deux actions de communication que nous avons choisi d’analyser illustrent bien ces questions plus générales. En faisant appel aux influenceurs non spécialisés, les autorités publiques contribuent à leur légitimation. Elles reconnaissent ainsi aux influenceurs une forme de légitimité préconstruite (qui repose largement sur les argumentaires marketing que nous avons discutés). En même temps, ces mêmes autorités donnent une autre portée à cette légitimité supposée en vertu d’une double délégation de parole : celle des « jeunes » (ou au moins d’une « communauté ») que les influenceurs sont censés représenter, ainsi que leur propre parole d’autorités qui souhaitent communiquer avec ces « jeunes ». Cette opération symbolique repose sur une illusion de représentativité au regard de la grande diversité de la réalité sociale des populations jeunes.

23Toutefois, si cette critique de la représentativité ne manque pas de pertinence, le débat sur la légitimité des influenceurs n’est pas pour autant clos. Il arrive par exemple que des groupes d’usagers/citoyens soient consultés à l’occasion de l’élaboration de projets de santé sans qu’ils soient nécessairement représentatifs des usagers (Ghadi et Naiditch, 2006). La légitimité de ces groupes repose alors sur leurs compétences de médiateurs et sur le caractère sincère de leur engagement. Autrement dit, la légitimité renvoie ici d’abord à une éthique de la médiation, entendue à la fois comme guide de conduite et source de sens (Caune, 1999).

24À un autre niveau, les difficultés de légitimation que rencontrent pratiquement tous ces médiateurs de santé (groupes d’usagers, communautés militantes… et désormais peut-être influenceurs) montrent que la légitimité fondée sur un pouvoir ou un savoir articulés à un statut reste le modèle de référence dans le domaine de la santé, alors même que l’incarnation de ces formes de légitimité traditionnelles (par des autorités publiques et des professionnels de santé par exemple) est de plus en plus confrontée.

25La lecture des médiations à l’œuvre et de la légitimation des influenceurs est rendue encore plus complexe par le fait que ces actions répondent à la fois aux impératifs de la communication publique (Zémor, 2008) et de la communication politique (Mercier, 2017). Elles croisent donc des cadres d’énonciation-réception ambivalents.

26Ces actions témoignent de la nécessité pour les autorités publiques de transmettre des messages de prévention, d’éducation, et de favoriser l’adhésion aux actions mises en œuvre pour lutter contre la pandémie (Le Clainche, 2021). Ces initiatives répondent donc aux impératifs d’une communication de crise, mais également à ceux d’une communication publique citoyenne qui se veut inclusive (Zémor, 2008).

27En même temps, ces actions peuvent être interprétées également à travers les registres de la communication politique, comme cela est généralement le cas lorsque des personnalités de premier plan sont impliquées. Qu’elles soient pensées ou pas dans ce but, elles peuvent contribuer (ou elles peuvent être perçues en tant qu’elles contribuent) également à renouveler l’image des personnalités politiques et à préparer l’opinion publique dans un objectif électoral. Ces interférences sont de nature à rendre encore plus complexe la médiation de santé en renforçant la défiance par rapport aux autorités en perte de crédibilité (Ollivier-Yaniv, 2015 ; 2017).

28En conclusion, les actions de communication que nous analysons ici pourraient être interprétées en tant qu’actions de médiation de santé en ce qu’elles cherchent à faire partager des comportements (gestes barrières) et à expliquer les mesures de gestion de la crise sanitaire. Elles prennent appui sur des médiateurs numériques (les influenceurs) supposés pallier les limites des médias traditionnels compte tenu de l’évolution des pratiques et des écosystèmes médiatiques. En même temps, ces actions relèveraient aussi d’une démarche stratégique de communication publique en temps de crise qui mobilise les méthodologies et les découpages professionnels (médiaplanning, adoption des codes éditoriaux et des formes de sociabilité des réseaux sociaux, etc.). Enfin, ces actions seraient également orientées par des objectifs de communication politique.

29Quel que soit le cadre, la légitimation des influenceurs est un enjeu central : la qualité des médiations et la crédibilité des communications en dépendent. Par légitimation nous entendons ici une prétention à la légitimité à l’issue incertaine. C’est un processus, généralement très long et complexe, qui implique des négociations entre des positions diverses, parfois antagonistes.

30Au regard de la discussion ci-dessus, la légitimation des influenceurs devrait se construire selon le modèle des légitimités émergentes, et notamment selon celui fondé sur la médiation. Mais elle devrait être aussi inévitablement confrontée aux types traditionnels, notamment à celui fondé sur le savoir (nous incluons ici le savoir savant et l’expertise professionnelle) et à celui fondé sur la délégation (représentativité). Ces références forgent le cadre de sa critique.

31Pour tester ces hypothèses, nous avons collecté et analysé un corpus de documents numériques que nous présentons dans la section suivante.

3. Corpus et méthodologies

34Les trois vidéos ont largement circulé à la fois sur les réseaux sociaux et dans les médias traditionnels. Pour des raisons liées à l’hétérogénéité potentielle du corpus, nous avons choisi d’analyser les vidéos dans leur environnement initial, à savoir sur YouTube, où elles ont enregistré un nombre important de vues et de réactions, comme le montre le Tableau 1.

Tableau 1 : Détails des vidéos du corpus sur YouTube (données actualisées le 18.09.2021)

Vidéo	Vues	J’aime	Je n’aime pas	Total commentaires	Commentaires retenus (19.02-03.03)
Mcfly et Carlito. Le président de la République nous lance un défi	6 901 346	833k	22k	40 139	4 284
Mcfly et Carlito. « Je me souviens » (clip gestes barrières)	15 839 512	1,4M	38k	194 240	2 065
#SansFiltre @Élysée	54 481	948	853	185	85

35Les commentaires ont été récupérés grâce à un outil d’extraction automatique qui nous a permis de collecter sur la période de référence 6 434 messages.

36Nous avons collecté également un corpus d’articles de presse. Cette démarche est importante pour rendre compte de la légitimation des influenceurs car les médias traditionnels peuvent jouer un rôle important dans la reconnaissance des légitimités émergentes.

37Une recherche effectuée dans la base Europresse nous a permis d’identifier sur la période de référence 147 articles issus de la presse nationale, régionale ou locale française, puis d’en sélectionner 102 pour notre corpus (après élimination notamment des doublons).

38En raison de leurs spécificités, le corpus vidéo et le corpus textuel (formé d’articles de presse et de commentaires) ont fait l’objet d’analyses différentes. Le corpus vidéo a été analysé sur la base d’une grille visant à identifier la présence des cadres d’énonciation-réception discutés dans la section précédente (communication publique stratégique, communication politique, médiation de santé) et à faire émerger des marqueurs de légitimation pouvant correspondre aux modèles de référence fondés sur la médiation, la délégation ou le savoir.

39Le corpus textuel a fait d’abord l’objet d’une première lecture attentive. Il a été soumis ensuite à une analyse de contenu avec le logiciel WordStat afin d’en identifier les orientations majeures. Nous avons utilisé notamment les calculs de fréquence des mots afin d’identifier des termes pouvant être significatifs en rapport avec notre problématique. Grâce à la fonction d’affichage en contexte du logiciel, nous avons pu procéder à une analyse approfondie d’extraits de corpus.

40Nos méthodologies sont donc essentiellement qualitatives et ne relèvent pas d’une analyse lexicométrique à proprement parler. Le traitement de contenu nous a apporté surtout une aide exploratoire permettant de cibler les analyses discursives qualitatives. Cela correspond à nos objectifs, puisque nous ne cherchons pas à quantifier la présence des cadres d’énonciation-réception ou des modèles de légitimation mais à montrer comment se négocie dans leur contexte la légitimation des influenceurs.

4. Les cadres d’énonciation-réception des communications associant les influenceurs

41Nous avons fait l’hypothèse que la légitimation des influenceurs se construit en rapport avec plusieurs cadres d’énonciation-réception qui relèvent de la communication politique, de la communication publique stratégique et de la médiation de santé et nous avons cherché à identifier la présence de ces cadres dans notre corpus.

42Le Tableau 2 explicite notre démarche en indiquant les syntagmes que nous avons sélectionnés, parmi les segments répétés les plus fréquents, afin d’approfondir l’analyse qualitative. Pour chaque syntagme, le tableau indique le rang en termes de fréquence et le nombre d’occurrences dans le corpus concerné. Par exemple, « Emmanuel Macron » est le 4^e segment répété le plus fréquent dans le corpus de presse où il apparaît 311 fois ; il est le 6^e le plus fréquent dans le corpus de commentaires où il apparaît 74 fois.

Tableau 2 : Indices possibles des cadres de la communication politique, publique et de la médiation de santé dans le corpus textuel

	Indices du corpus presse			Indices du corpus commentaires
Cadre supposé	Segments répétés	Rang fréquence	Nombre occurrences	Segments répétés	Rang fréquence	Nombre occurrences
Communication stratégique politique/publique	Emmanuel Macron	4	311	Emmanuel Macron	6	74
	Gabriel Attal	6	141	Coup de com	11	33
	Porte-parole	9	99	Président de la République	11	33
	Exécutif	11	95	Prochaines élections	17	26
	Stratégie	16	90	Affaire du siècle	20	16
	Chef de l’État	20	51	Bande de vendus	20	16
	Présidentielle	23	50	Pauvre France	20	16
	Opération	42	24	Campagne électorale	24	13
	Communication politique	44	23	Coup de pub	24	13
	Coup de com	72	17	Gros coup	24	13
	Polémique	79	16	Com de Macron	25	12
	Stratégie numérique	79	16	Propagande d’État	25	12
Médiation de santé	Gestes barrière	3	320	Gestes barrière	3	197
	Crise sanitaire	34	31	Couvre-feu	10	34
	Épidémie	50	22	Crise sanitaire	19	19
	Consignes sanitaires	53	21	Porte son masque	25	12
	Crise du Covid	72	17	Dictature sanitaire	26	11
	Compréhension face à la crise	101	14	Bonne cause	26	10

43La fréquence importante des marqueurs indiqués dans la partie supérieure du Tableau 1 suggère une forte présence des cadres d’énonciation-réception de la communication politique et publique dans l’ensemble de notre corpus textuel (presse et commentaires). L’analyse des syntagmes dans leur contexte d’occurrence confirme cette thèse.

44Cette analyse met également en évidence les interférences fortes entre la communication publique et la communication politique, à la fois dans le corpus de presse (« L’objectif est double pour Emmanuel Macron. D’abord, mettre en avant les gestes barrières, ce que le gouvernement a peu fait dans des contenus spécifiquement adressés à la jeunesse. Le deuxième objectif est électoral »), et dans le corpus de commentaires (« Dislikez cette vidéo car c’est de la pure propagande comme en corée du nord mais en pire »).

45L’analyse du corpus vidéo fait ressortir l’importance du cadre de la communication publique. Les actions initiées par le porte-parole du gouvernement et par le président de la République sont présentées par ces mêmes acteurs et par les influenceurs comme étant d’utilité publique. On insiste sur le fait qu’il s’agit d’un exercice de transparence de l’exécutif (inviter « des jeunes qui parlent aux jeunes » et répondre ouvertement à leurs questions de la même manière que le porte-parole répond à la presse ; vidéo #SansFiltre) ou d’un engagement citoyen au service d’une cause noble (promotion des gestes barrières dans les vidéos Défi et « Je me souviens »). Dans les trois vidéos, il est également rappelé que les influenceurs ne sont pas rémunérés.

46Dans le corpus de presse, la focalisation sur les interférences entre la communication publique et la communication politique laisse peu de place à la discussion des médiations de santé à proprement parler. Les analyses qualitatives réalisées à partir des segments indiqués en bas du Tableau 2 montrent que la santé est surtout évoquée en tant que contexte global (la crise sanitaire et sociale qui incite les autorités à diversifier les actions de communication). Pourtant, ces communications associant des influenceurs soulèvent des questions sanitaires importantes. Mais aucun article du corpus n’est consacré, par exemple, aux enjeux de la vaccination des populations jeunes (thématique abordée dans l’émission #SansFiltre) ou aux bilans des gestes barrières sous l’angle de l’adoption ou de l’efficacité sanitaire (en relation directe avec les vidéos Défis et « Je me souviens »).

47Les thématiques de santé sont plus diversifiées dans les commentaires. En complément des syntagmes indiqués dans le Tableau 2, nous avons identifié d’autres marqueurs potentiels à partir de la liste de fréquence des mots calculée par WordStat. Le tableau suivant indique les termes que nous avons retenus pour approfondir l’analyse qualitative parmi les 500 mots les plus fréquents apparaissant dans les commentaires.

Tableau 3 : Mots significatifs susceptibles d’indiquer la présence des thématiques de santé dans les commentaires

Mot	Rang de fréquence	Nombre d’occurrences
Masque	26	217
Covid	52	129
Confinement	126	66
Pandémie	179	50
Virus	194	48
Hôpitaux	285	35
Santé	316	32
Vaccin	439	23

48Les analyses qualitatives réalisées à partir de ces entrées mettent en évidence une certaine diversité des sujets sanitaires. Certains contributeurs contestent l’utilité des gestes barrières (« On parle de cas positifs sans dire que la plupart sont des faux positifs et que la plupart ne tombent pas malade […] »). D’autres mettent en évidence la tension entre l’intérêt sanitaire des mesures et la complexité à les observer au quotidien (« Moi, je voudrais voir une vidéo où vous vous ferez vacciner […] et où vous portez constamment un masque en gardant le même rythme et le même volume sonore pour voir si vous êtes capables d’endurer pendant 10 mn ce que vous faîtes subir aux gosses […] »). Quelques commentaires évoquent aussi le devoir de responsabilité collective (« on a pas besoin d’attendre une interdiction de la part du gouvernement sans cesse c’est aussi à nous d’agir ») ou le réconfort émotionnel ressenti par ceux qui ont perdu des proches (« ce clip est fou et ça fait du bien aux personnes qui ont perdu un proche de faire passer un beau message »).

49Dans le corpus vidéo, les thématiques de santé sont présentes notamment dans le clip « Je me souviens » qui est une mise en scène ludique des incitations sanitaires à respecter les gestes barrières. Si le format relève du divertissement, les gestes barrières sont décrits à peu près conformément aux prescriptions sanitaires. Les écarts que s’autorisent les deux influenceurs ont une double fonction, ludique et pédagogique. Ces détournements des consignes sanitaires ne manquent pas de susciter des réactions, signe qu’une médiation est à l’œuvre. Par exemple, le port du masque à l’envers par l’un des influenceurs est remarqué dans de nombreux commentaires, ce qui permet à certains contributeurs de rappeler le geste approprié (« Hey ! Vous portez le masque à l’envers les garçons ! Les plis sont en bas normalement »). Pour d’autres contributeurs, cette licence ludique décrédibilise les influenceurs et l’action de communication publique à laquelle ils sont associés (« faire une vidéo sur les gestes barrière et avoir son masque à l’envers ! »).

5. La légitimation des influenceurs aux prises avec la multiplicité des modèles de référence

50Nous avons émis l’hypothèse que la légitimation des influenceurs devrait plutôt suivre le modèle de la médiation tout en étant confrontée aux types traditionnels fondés sur le savoir et la délégation. Pour étayer cette thèse, nous nous sommes d’abord intéressés à la manière dont les populations destinataires de ces actions de communication (« les jeunes ») sont présentées dans le corpus.

51Une première lecture du corpus de presse suggère une approche globalisante de cette population. Les calculs de fréquence des mots mettent en évidence une faible diversité terminologique, ce qui conforte a priori la thèse d’une catégorisation plutôt homogène de cette population. En effet, trois mots seulement semblent se rapporter à cette catégorie : « jeunes » (rang 11, 278 occurrences), « étudiants » (rang 23, 140 occurrences) et « jeunesse » (rang 61, 63 occurrences).

52En analysant les contextes d’occurrence de ces mots, nous avons pu constater effectivement la récurrence de l’idée que les « jeunes » forment une population à part, à l’écart des circuits de médiatisation traditionnels, qui nécessite des médiations particulières (« c’est un bon moyen de sensibiliser les jeunes », « la crise du COVID est un accélérateur de la nécessité pour les gouvernants d’aller sur davantage de terrains médiatiques »).

53La catégorie « jeunes » est davantage différenciée à partir du moment où les articles mentionnent la situation particulière des « étudiants ». Ce mot est présent lorsque les articles détaillent les mesures particulières destinées aux étudiants ou lorsqu’ils se font l’écho des critiques agrégées notamment via le hashtag Twitter #etudiantspasinfluenceurs (rang 132, 31 occurrences). Ces critiques soulignent, entre autres, le manque de représentativité des influenceurs choisis (« On travaille 12 heures par jour sur un écran et on doit passer nos examens en présentiel pour que EnjoyPhoenix, déscolarisée depuis 2012, parle en notre nom »).

54En substance, les influenceurs sont recommandés à la légitimité lorsqu’ils sont présentés comme étant les porte-parole d’une population supposée homogène ; en revanche leur légitimité est contestée lorsque la catégorie « jeunes » est différenciée.

55Le corpus de commentaires se caractérise par une plus grande diversité lexicale de cette catégorie, comme l’indique le Tableau 4.

Tableau 4 : Mots significatifs pouvant se référer aux populations jeunes dans le corpus de commentaires

Mot	Rang de fréquence	Nombre d’occurrences
Jeunes	15	318
Gens	21	256
Étudiants	36	167
Personnes	86	90
Peuple	123	70
Jeunesse	172	52
Adultes	342	30
Population	451	23
Pauvres	474	22

56L’analyse des contextes d’occurrence de ces mots met en évidence une grande variété de réactions et d’énonciations qui traduit la diversité sociodémographique et culturelle des populations jeunes, à l’instar de ce commentaire : « Parler des étudiants c’est bien mais ils ne sont pas tous les jeunes. Quand est il des jeunes diplômés ? ceux qui ont commencé leur vie active mais perdu leur emploi à cause du covid, ceux qui n’ont jamais réussi à intégrer la vie active… Avoir plus de 25 ans ojd c’est n’avoir aucune aide ». Cette diversité sociale fragilise clairement la prétention à la légitimité des influenceurs auxquels une partie de la population jeune ne s’identifie pas.

57Dans notre corpus, la légitimation des influenceurs est également rapportée à certaines compétences professionnelles (modèle du savoir). Par exemple, dans le corpus de presse, les interventions des influenceurs sont appréciées lorsqu’elles démontrent une bonne connaissance du sujet, lorsqu’elles invitent à l’approfondissement, ou lorsqu’elles confrontent la parole de l’autorité, c’est-à-dire en miroir avec certaines pratiques journalistiques (« Mais la youtubeuse EnjoyPhoenix lui [Gabriel Attal] a tout de même donné du fil à retordre, avec un ton assez contradictoire, elle a demandé des comptes »). La prestation des influenceurs est en revanche critiquée lorsqu’elle s’écarte de ces normes. La même grille de lecture est adoptée par certains contributeurs dans le corpus de commentaires (« Ils parlent vraiment mal c’est hallucinant ils n’y connaissent rien le minimum aurait été de se renseigner avant de parler »). L’analyse du corpus vidéo montre que, si les influenceurs endossent parfois dans leurs interventions une posture journalistique, ils ne revendiquent pas ce type de compétence et cherchent plutôt à se légitimer comme « représentants de leur communauté » (« Je viens juste poser des questions que ma communauté aimerait mettre en avant » ; « Moi, je suis juste porte-parole, je ne suis pas journaliste »).

58Enfin, nous avons identifié dans notre corpus les traces d’une légitimation selon le modèle de la médiation. Dans le corpus presse, les influenceurs sont ainsi présentés comme des intermédiaires capables d’instaurer un dialogue avec une population à l’écart des circuits médiatiques traditionnels et méfiante envers les autorités (« ce sont avant tout des jeunes qui parlent aux jeunes »). La maîtrise des spécificités des réseaux sociaux et le savoir-faire éditorial des influenceurs sont également des facteurs de légitimation rappelés principalement à travers la présentation des profils des influenceurs les plus connus. Ces compétences sont principalement inscrites dans la sphère du savoir-faire amateur limité aux réseaux sociaux.

59Dans les commentaires, le rôle de médiateurs des influenceurs fait l’objet d’appréciations ambivalentes. L’absence d’autonomie par rapport aux autorités publiques et aux personnalités politiques est un facteur délégitimant. Les réactions critiques peuvent mettre également en cause la sincérité de l’engagement des influenceurs (« Vous [Mcfly et Carlito] représentez l’exacte inverse de ce que j’aime dans la jeunesse. Complètement manipulés par la propagande mondialiste, et en plus vous semblez kiffer le défit ! Ils sont où vos idéaux, vos principes, en quoi vous croyez les jeunes ? »). Mais d’autres commentaires soulignent à la fois l’intérêt des formats proposés et la force de l’engagement, les deux facteurs étant de nature à favoriser la médiation (« J'adore. Tout est dit et correctement dit. C'est ce que j'attendais. J'ai vu ma petite fille deux ou trois fois depuis sa naissance et depuis mars 2020, je n'ai jamais plus eu l'occasion de la serrer dans mes bras. Le cœur est gros. S'il vous plaît, continuez de ne pas nous décevoir… »).

Conclusion

60Nos résultats mettent en évidence des réactions très diverses au sujet de la participation des influenceurs aux actions de communication publiques : la critique de l’instrumentalisation politique, le sentiment de se sentir ou de ne pas se sentir représentés exprimé par les « jeunes », l’appréciation variable des productions mises en circulation du point de vue de leurs qualités éditoriales et de leur intérêt sanitaire, etc. Au-delà de la diversité des points de vue, il nous semble important de noter que des médiations individuelles se sont opérées : ces actions ont suscité l’intérêt de nombreuses personnes et les contenus mis en circulation ont été très largement consultés, partagés, commentés (sur les réseaux sociaux, dans les médias, à l’école, au sein de la famille, etc.).

61La légitimation des influenceurs est négociée différemment selon le cadre de référence convoqué. Ils sont peu légitimes si leur rôle est de représenter « les jeunes » ou tout simplement leur « communauté ». L’efficacité performative des discours qui les présentent ainsi est mise à mal par la réalité sociologique. Les influenceurs sont peu légitimes également si on exige d’eux une autonomie de savoir car ils n’ont ni formation, ni expertise particulière en matière de santé.

62La légitimation des influenceurs ne peut se fonder que sur leur posture de médiateurs numériques qui implique, d’une part, des compétences spécifiques (savoir-faire amateur, maîtrise des environnements numériques, etc.) et, d’autre part, un lien particulier avec les populations visées. C’est ce qui est recherché par les autorités dont la légitimité ne semble plus suffisante pour assurer la communication avec l’ensemble de la population. Mais ce rôle exigeant est difficile à tenir car il implique à la fois une proximité avec les autorités et une autonomie difficile à revendiquer par des influenceurs sans « savoirs » spécialisés. En même temps, c’est ce qui fait aussi en partie leur force car ils peuvent ainsi contribuer à faire circuler les communications de santé à travers des circuits ouverts et dans des formats inédits.

63Dans le contexte où plusieurs modèles de référence de la légitimation coexistent dans tous les champs de la société, et dans celui de la santé en particulier, l’exemple des influenceurs non spécialisés fait émerger la sincérité de l’engagement comme critère premier de la légitimation. C’est d’abord sur ce critère qu’un accord doit se construire pour que les médiations individuelles rendues possibles par les compétences numériques des influenceurs puissent produire aussi du sens collectif. C’est donc bien la question de l’éthique de la médiation qui est au cœur du processus de légitimation de ces acteurs émergents, plus que leur représentativité ou leur savoir en matière de santé.