Emmanuelle Fantin, Sébastien Fevry et Katharina Niemeyer (dir.) Nostalgies contemporaines. Médias, cultures et technologies1

2Dans son acception forgée au xvii^e siècle, le sujet, pris dans les rets de la nostalgie comme de la mélancolie, souffre de l’éloignement d’un « chez soi » recomposé, idéalisé et fantasmé. La nostalgie est alors le sanglot du déraciné. Loin de cette approche historique, et dans une logique de marchandisation, la nostalgie, se dissolvant dans le rétro et le vintage, peut être saisie comme une dynamique de recyclage et de valorisation marketing des contenus médiatiques. Sans occulter ces deux versants de la nostalgie, le présent ouvrage ouvre, par son interdisciplinarité et sa transversalité, un horizon où la nostalgie est considérée « aussi bien comme un processus que comme un état, aussi bien comme un sentiment ressenti que comme une pratique spécifique ; comme ce qui englobe aussi bien le producteur que le récepteur dans la même vibration d’un passé réinventé et fantasmé ».

3En tant qu’expérience, la nostalgie n’est pas seulement une projection dans le passé, mais articule des va-et-vient et des télescopages entre le présent, le passé et le futur. Dans ces dialogues et hybridations temporelles, la nostalgie ne trouve pas son siège dans les seules pratiques de réception des contenus médiatiques, mais noue des relations entre tous les acteurs engagés dans la production, la valorisation, la mise en marché et la réception des dispositifs médiatiques.

4Certains dispositifs étudiés renvoient à des cadres anciens des projections nostalgiques : la longue histoire de l’esthétique de la ruine se trouve revisitée à travers les photographies de maisons abandonnées. La ruine est à la fois un objet esthétique et l’objet d’une mise en récit du passé de l’Amérique industrielle (dont Detroit est l’archétype). La photographie est le médium par excellence pour enregistrer, esthétiser la déréliction, mais aussi pour mettre en suspens (en le fixant) ce processus, pour questionner son irréversibilité. Le regard rétro-spectif se double d’une dimension projective : celle d’un retour, d’un renouveau, d’un ré-enracinement. À la fois « ça a été » et « cela va mourir » (pour reprendre ce premier nœud temporel souligné par Barthes), les photographies des ruines urbaines sont aussi des espaces dans lesquels se projettent de nouvelles potentialités (espaces de création artistique, espaces de reconquête pour la « nature », réappropriation, réparation…). L’interstice ou la brèche qu’ouvre la photographie entre l’enregistrement de la ruine (nostalgie du passé révolu) et l’espoir nostalgique d’un à-venir est au cœur de l’expérience nostalgique : une variation sur le thème du memento mori conjuguée à tous les temps. Une « nostalgie orientée vers l’avenir et enracinée au temps présent – tout en gardant l’histoire en filigrane », p. 116). La photographie n’enregistre pas seulement un état du passé, créant une mise à distance nostalgique pour celui qui la regarde, elle construit en tant que dispositif les formes et le sens des expériences qui se fixent à sa surface.

5Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’expérience de la nostalgie est appréhendée comme un processus enrôlant les mêmes logiques, les mêmes mises en tensions, les mêmes articulations que le processus de patrimonialisation. Ce n’est pas un face à face entre des objets installés, propices au sentiment nostalgique, et des usagers prêts à s’y projeter, mais un processus composite mobilisant des institutions (musées, entreprises, collectivités, archives…), des logiques communicationnelles, de marchandisation, de mise en tourisme, de folklorisation, de fabrique de l’authenticité, de patrimonialisation… et des habitants, des citoyens, des usagers, des touristes, des consommateurs…

6La question d’une économie de la nostalgie traverse toute cette seconde partie de l’ouvrage. Dans le chapitre « La mise en ligne des archives audiovisuelles, entre patrimonialisation et nostalgie créatrice », l’auteure rappelle que la télévision génère en continu de l’archive et peut mobiliser les mémoires individuelles et collectives. La télévision est presque par essence une machine à nostalgie. Elle construit dans le même geste son histoire, ses logiques de patrimonialisation et des réappropriations nostalgiques éditorialisées. Cette construction n’est pas seulement un récit choral de la télévision activant des expériences nostalgiques, mais elle est façonnée par les enjeux de valorisation marchande des archives (en particulier avec leur mise en ligne).

7La troisième partie entend se situer du côté des usages, même si, dès lors que toutes les contributions sont placées dans une perspective qui vise à approcher la nostalgie comme expérience, cette attention aux usagers et aux publics traverse d’une façon ou d’une autre l’ensemble de l’ouvrage. C’est plus un déplacement de curseur dans l’analyse de ce qui se joue dans (et par) les dispositifs que les différentes parties de l’ouvrage opèrent.

8Par exemple, dans le chapitre sur le revisionnage des séries télévisées les auteur.es s’intéressent aux formes d’attachement des téléspectateur.rices. Dans cet attachement, les biographies et souvenirs individuels se fixent sur les objets sériels et la nostalgie vient se déployer dans l’écart entre le premier visionnement et les visionnages suivants. Si les plateformes apparaissent comme un dispositif favorisant ce type de pratiques, les stratégies, les fonctionnalités et les modèles économiques de ces plateformes sont ici assez peu pris en compte.

9Dans la dernière partie, les contributeur.rices se penchent sur la dimension matérielle des dispositifs techniques : technologies médiatiques disparues, utilisation « anachronique » de technologies analogiques, fétichisation et réactivations esthétiques de ces mêmes outils de production analogiques… La face matérielle de tous les dispositifs techniques, prise dans la linéarité du temps des enchaînements technologiques, constitue un support de fixation de l’expérience nostalgique.

10Au terme de l’ouvrage, on pense à d’innombrables autres objets et pratiques qui pourraient venir compléter l’inventaire : le rétrogaming et la patrimonialisation des jeux vidéo, les formes d’attachement et de valorisation industrielle des supports musicaux analogiques, les pratiques expressives et de curation des contenus audiovisuels par les usagers, etc. L’extension du domaine de la « nostalgisation » structure des pans entiers des productions médiatiques, culturelles et des dispositifs socio-techniques.

11L’intérêt principal de l’ouvrage est bien là : par-delà les analyses et enquêtes proposées (dont les résultats se situent pour beaucoup dans la continuité de travaux innombrables sur les productions médiatiques et culturelles), il s’agit de mettre en évidence l’intérêt heuristique de la notion de nostalgie comme logique transversale de structuration de l’expérience dans les productions et dispositifs médiatiques.