Marta Severo L’impératif participatif : institutions culturelles, amateurs et plateformes1

3Ainsi, cet ouvrage apporte une réflexion sur cette figure de l’amateur et sur la persistance de son lien avec les institutions dans les espaces numériques. Proposant des outils conceptuels et méthodologiques, Marta Severo s’adresse notamment « aux professionnels de la culture et aux chercheurs qui travaillent dans ce domaine ainsi qu’à un lecteur moins expert qui s’intéresse à ces thématiques par pure curiosité » (p. 6-7). L’analyse s’appuie essentiellement sur la théorie de l’acteur-réseau, c’est-à-dire en considérant tout autant les acteurs humains et non-humains (telles que les plateformes numériques) de ce projet contributif.

4Lors de la création d’un projet collaboratif, comment l’institution peut-elle à la fois fidéliser les contributeurs, tout en s’assurant que ce qui y est publié est fondé, et conforme aux normes imposées par elle ? Et comment ce public peut-il y trouver des outils qui répondent à ses propres pratiques et intérêts culturels ? L’étude de Marta Severo sur l’accès démocratisé aux plateformes met au jour des enjeux institutionnels dans la collecte de données culturelles des publics en ligne. L’auteur parle de l’impératif participatif des institutions. Dans cette analyse, Marta Severo se penche tout d’abord sur le profil de l’amateur, dont l’histoire de la participation culturelle démarre dès le xvii^e siècle, jusqu’à aujourd’hui. L'auteur démontre l’existence d’une continuité dans le temps des diverses figures de l’amateur, cibles idéales pour répondre à cet impératif participatif. Tantôt désignée comme collectionneur, amateur, ou curieux, cette figure très codifiée change au cours des siècles, passant de précepteur de bon goût à producteur de connaissances en ligne. Son lien indéfectible avec les institutions culturelles le place toujours comme le chaînon entre elles et la société civile. Dans ce premier chapitre, l’auteur propose de définir l’amateur à travers cinq grandes caractéristiques constantes dans le temps et dans l’espace. Tout d’abord, celui-ci est proche de l’institution, et se place toujours dans un rapport complexe et indirect avec elle (1). D’abord historiquement demandé pour ses compétences, savoirs et savoir-faire, puis désapprouvé pour les mêmes raisons, il passe dans les années 1970 d’un statut d’aristocrate à une figure plus large et populaire. L’amateur moderne – pré-numérique – affiche lui une émancipation sociale et culturelle, ainsi qu’une plus grande autonomie au regard de l’institution. Secondement, l’amateur porte un amour pour la connaissance dans le domaine qui le passionne (2). Cette passion le conduit à contribuer à la production culturelle et patrimoniale, qu’elle soit artistique ou documentaire, que l’on peut caractériser comme proche d’un travail professionnel (3). À cet égard, Marta Severo mentionne les travaux des auteurs Charles Leadbeater et Paul Miller, qui parlent même de professionnels-amateurs en ligne, ou plus succinctement « Pro-Am » (p. 28). À travers cette notion, la figure de l’amateur et celle du professionnel vont parfois presque se chevaucher. Bien qu’aujourd’hui, l’amateur soit perçu comme émancipé socialement sur Internet (à l’image initiale du bricoleur dans son garage), sa quatrième caractéristique est son travail en réseau (4). Si Marta Severo dresse un portrait individualiste de l’amateur numérique, qui aurait des tendances concurrentielles avec ses pairs, l’auteur le montre aussi comme tributaire d’une forme de sociabilité. En effet, ses pratiques reposent sur l’entraide, la construction commune des connaissances, et la reconnaissance de son propre travail par ses pairs. Enfin, l’amateur s’exprime dans des espaces dédiés (5), ayant initié ses pratiques dans des cabinets de curiosité au xvii^e siècle, nous le retrouvons désormais sur des plateformes en ligne. Dans cet ouvrage, les concepts de lieu, d’espace et de frontière, feront l’objet de toute l’attention de Marta Severo, en tant que charnière entre l’institution et le Pro-Am, à l’ère du numérique. Le terme d’espace, emprunté par l’auteur à Michel de Certeau, y est décrit comme un « lieu pratiqué » (p. 89), c’est-à-dire un lieu – institutionnel ou non – où les acteurs bricolent et agissent. Marta Severo remarque par ailleurs qu’il est délicat de différencier plateformes institutionnelles et plateformes amateurs.

5Selon l’auteur, les compétences numériques de l’amateur en ligne passent désormais au-dessus des autres, puisqu’elles élargissent l’accessibilité à ses créations. Par exemple, ses compétences numériques peuvent lui permettre de publier ses documents sur plusieurs plateformes à la fois. « Les plateformes numériques – sous leurs différentes formes commerciales, associatives, ou institutionnelles – [deviennent] l’espace idéal pour s’exprimer à titre individuel et s’insérer dans un tissu social » (p. 34). Marta Severo explique que l’avantage de certaines plateformes – comme Facebook ou Twitter – est de permettre à ses usagers de se créer une identité en ligne, offrant une possibilité de lier son travail à son nom et son style d’écriture. L’ouvrage affirme que si de nombreux sites se spécialisent sur des thématiques particulières (musique, photographie, généalogie, etc.), il n’existe pas d’espace numérique dédié au patrimoine. Pour cette raison, les amateurs de patrimoine vont se saisir des plateformes communautaires ou commerciales telles que Facebook, Twitter, TripAdvisor ou encore Google Maps, puisqu’elles s’adaptent à leurs pratiques. Marta Severo rappelle que leur côté économique prescrit et encadre l’écriture des internautes. Cependant, l’auteur souligne que la participation des amateurs sur les plateformes institutionnelles est très protocolaire afin de maintenir une qualité scientifique rigoureuse. Ceux-ci ne sont alors plus désignés comme des amateurs (bien que ce terme soit toujours en lien avec la pratique décrite), mais comme des « citoyens » (p. 43). L’emploi de ce terme, selon l’auteur, désigne une démarche capacitance et éducative vers les publics. Du côté des institutions culturelles, où la participation des publics est encore très peu développée, les objectifs se tournent vers « l’inclusion sociale et l’émancipation citoyenne » (p. 50) tel qu’on peut le voir dans les écomusées. Pourtant, comme le souligne Marta Severo, s’inspirant des recherches de Rémi Mencarelli et Mathilde Pulh (2012), les conclusions de ces projets en ligne affichent une participation des citoyens qui est en marge, et dont le rôle reste « périphérique » (p. 53).

6Marta Severo décrit d’une part une figure émancipée de l’amateur, dont les pratiques culturelles numériques nécessitent un moyen d’expression ouvert et valorisant, et dont le professionnalisme tend à rapprocher des institutions. D’autre part, l’auteur perçoit chez les institutions culturelles une figure protocolaire et autoritaire qui tente de concilier les désirs des amateurs avec ses propres exigences. Afin de mettre en évidence la coexistence des deux types d’acteurs sur ce qu’elle désigne comme des plateformes contributives culturelles, Marta Severo s’appuie sur le projet d’indexation collaborative Mémoire des hommes, débuté en 2014. Le projet gravite autour de trois espaces numériques principaux (1, 2 et 3). « Chaque espace a ses règles d’écriture et ses formats, ses acteurs, son système d’autorité et son organisation, et aussi sa fonction mémorielle » (p. 76). Marta Severo observe sur chaque site, vu comme un espace de pratiques d’écriture pour les institutions et/ou les amateurs, une forme d’écriture différente. Pour chaque variation de l’écriture, l’auteur propose une grille d’analyse qui permet de cerner rapidement l’outil, la pratique et les acteurs ciblés (p. 77). Initialement conçu par le ministère des Armées, le projet propose aux internautes d’indexer des fiches de la base de données « Morts pour la France » sur un site éponyme au projet, élaboré par l’institution elle-même (1). Une inscription au site permet d’accéder à l’indexation des fiches grâce à un formulaire très codifié. Le site exclut toute trace d’individualité et d’émotion des internautes, invités à remplir les cases de manière inflexible. Marta Severo qualifie alors l’écriture permise par ce site « d’écriture institutionnelle » (p. 77). Ce projet d’indexation va interpeller Jean-Michel Gilot, un amateur d’histoire militaire et de généalogie, qui va lancer sur Twitter le compte Un jour Un Poilu (@1J1Poilu) (2). L’objectif est de reprendre le travail proposé par le site Mémoire des hommes sur ce réseau social, via le hashtag #1J1P, en indexant une fiche de Poilu par jour. Afin de comprendre ce projet contributif d’une initiative amateur, l’auteur s’engage dans un travail de suivi quotidien d’analyse des publications. S’incarnant sous la forme d’un défi d’efficacité – indexer le million et demi de fiches du ministère avant le centenaire de la première guerre mondiale (en 2018) – le projet prend vite de l’ampleur, attirant des centaines d'amateurs sur la plateforme Twitter. Marta Severo explique le succès de ce défi Twitter grâce à la possibilité pour les amateurs de développer leur « style mémoriel » (p. 70), et la nécessité d'un espace d’expression moins normé que la plateforme Mémoire des hommes. L’auteur définit la forme d’écriture observée sur les posts Twitter #1J1P comme une « écriture du défi » (p. 77). Elle voit par là une écriture à la fois autonome et en réseau, où les amateurs vont retrouver cet aspect concurrentiel entre pairs. L’institution n’est pas absente de cette plateforme, puisque l’analyse par l’auteur des posts liés via le hashtag #1J1P révèle des liens concrets, stables et fréquents entre les amateurs et l’institution, incarnée dans le compte Twitter @MDHDefense.

7Le dernier espace numérique se développe sur Facebook (3), et se divise en deux espaces ; une page Facebook ouverte et un groupe Facebook privé (n’autorisant que certaines personnes à accéder aux contenus). C’est encore Jean-Michel Gilot qui est à l’initiative de ces deux créations, liées à son projet Twitter Un jour Un Poilu. Marta Severo voit dans le choix de cette troisième plateforme une forme d’éloignement délibérée de l’institution. L’immersion de l’auteur dans ces deux espaces Facebook révèle certaines pratiques et ruses des amateurs participant au projet Mémoire des hommes ; le groupe privé permet de se libérer d’un quelconque contrôle de l’institution, et tend vers un entre-soi des amateurs les plus compétents et actifs de la plateforme Twitter. Ils peuvent y échanger autour de questions techniques dans un esprit de compétition, c’est-à-dire en répondant aux questions techniques des uns et des autres, et en se communiquant leurs stratégies et tactiques de publication sur Twitter. Le contenu de la page Facebook est quant à lui ouvert à tous, mais permet uniquement de commenter les posts publiés par Jean-Michel Gilot. La participation du public est donc réduite à l’espace des commentaires. À travers l’analyse des commentaires, Marta Severo décèle en eux plus de détails sur les histoires individuelles des Poilus que sur Twitter. Ceux-ci sont agrémentés de détails écrits et de photographies, développant des pans d’histoires individuelles. L’auteur voit en la page Facebook une « forme d’hommage » (p. 73) aux Poilus, évacuant la forme du défi, que l’on retrouvait sur Twitter. Cette page se situe plutôt dans une « écriture émotionnelle » (p. 77). Désignées comme des « initiatives spontanées et auto-organisées » (p. 81), les pratiques d’écriture amateurs observées par Marta Severo sur Twitter et Facebook mettent en évidence qu’au cours des quatre années du projet Mémoire des hommes, s’est établi un lien étroit entre l’institution et les amateurs. D’un côté, sur Twitter, grâce à l’initiative d’un amateur, l’institution a trouvé un moyen efficace et encadré d’impliquer un grand nombre d’amateurs, dans l’indexation des fiches. Ce cadrage passe notamment par le nombre de caractères maximum appliqué aux posts Twitter, la publication d’une seule image par post, etc. De plus, les amateurs, ou « Pro-Am » (p. 28), voient en Twitter un moyen de partager leurs connaissances et « d’exprimer leur individualité » (p. 64), tout en effectuant un acte patriotique. D’un autre côté, Facebook devient un espace à part et indépendant où, une fois l’institution exclue, les amateurs développent un pan plus émotionnel du projet. Ici, au contraire, l’analyse de Marta Severo montre une institution qui brille par son absence. Cependant, la frontière entre Facebook et Twitter n’est pas si imperméable, puisque le groupe Facebook devient un véritable mode d’emploi pour les Pro-Am, leur permettant de participer plus activement au projet Twitter Un Jour Un Poilu.

8Dans le dernier chapitre, s’appuyant toujours sur l’exemple de Mémoire des hommes, l’auteur met en évidence que dans un tel projet, l’institution est confrontée à la difficulté d’identification et d’anticipation des pratiques des participants, dans un espace numérique qu’elle fabrique. En effet, si certains projets très ciblés permettent de rapidement identifier une communauté (par exemple, un projet de quartier), Marta Severo affirme que les projets mémoriels touchent des publics plus larges. Elle le montre notamment dans la multiplicité des participants au défi #1J1P, et l’hétérogénéité des commentaires de la page Facebook. L’objectif de l’institution est de répondre à un impératif participatif, tout en se démarquant – par l’autorité – des acteurs participants, vus comme des contributeurs idéaux et dociles. Dans ce livre, Marta Severo démontre que la réalité est toute autre pour les institutions, une fois le projet lancé. Confrontées à des internautes anonymes, ou encore motivées par leur propre vision du projet, elles ne peuvent empêcher son évolution à travers d’autres réalisations que celles initialement prévues. Cela appuie l’idée de l’auteur selon laquelle les restrictions institutionnelles sont la cause d’un détournement des amateurs vers d’autres plateformes, afin d’exprimer leur identité, leurs compétences et leur style, dans une dimension communautaire. Marta Severo considère ces plateformes d’accueil comme des « environnements multi-espaces » (p. 87), c’est-à-dire avec un système où l’internaute peut élaborer une tactique personnelle, dans un lieu de la stratégie, expression qu’elle reprend de Michel de Certeau (1980). Ce lieu est un entre-deux, à l’image de ce que l’auteur observe dans le projet Un Jour Un Poilu sur Twitter. En effet, dans son analyse, les formes de participation des internautes varient d’un espace à l’autre de la plateforme. Cette variation crée un entremêlement entre espaces de bricolage et espaces normés, à la manière de la définition « lieu pratiqué » de Michel de Certeau précédemment mentionné par l’auteur (1980).

9Alors que cet espace est divisé entre un lieu de contrôle institutionnel et un espace d’ouverture, Marta Severo reprend très justement la notion d’« objet frontière » (p. 90) des chercheurs Susan Leigh Star et James R. Griesemer (1989) pour la traduire ici en « espace frontière » (p. 90). Prenant en compte les différents contextes numériques et sociaux, ce terme permet à l’auteur de proposer une frontière ne séparant pas deux mondes, mais devenant « un espace entre-deux » (p. 90). L’environnement, ici l’espace reflété dans l’exemple de Twitter, devient alors un médiateur en soi, grâce aux espaces frontières qu’il met à disposition des internautes. Ces environnements multi-espaces ne répondent ni aux exigences directes de l’institution, ni à celles des amateurs, d’où la nécessité pour chacun d’adopter une attitude flexible.

10Dans cet éclairage sur les espaces de pratiques éditoriales et d’écriture de l’institution et de l’amateur, Marta Severo s’interroge sur la production de documents, motif premier de projets collaboratifs tels que Mémoire des hommes. Selon l’auteur, ces documents ne peuvent pas être directement désignés comme un patrimoine, mais plutôt comme un « patrimoine recontextualisé dans le contexte numérique » (p. 94). L’intérêt des multi-espaces accueillant ces données sur le patrimoine est de réifier les relations entre institutions et amateurs, rendant leurs rapports visibles et concrets. Les données étant l’aboutissement final et condensé de ce type de projet. Cette contribution importante de Marta Severo sur l’étude de l’impératif participatif s’interroge finalement sur la question de la pérennisation de ces documents – devenus traces numériques – issus de cette collaboration entre institution et public. Selon Marta Severo, il est aujourd’hui nécessaire de mener une réflexion sur leur statut juridique en ligne afin de pouvoir protéger ces données. En effet, à qui juridiquement appartiennent toutes les fiches indexées des Poilus sur Twitter ? Marta Severo nous invite ici à réfléchir sur la notion de « médiarchie » (p. 99), c’est-à-dire l’action de s’exprimer à travers un média, biaisant ainsi notre écriture dans une écriture de l’écriture.