1Les pratiques informationnelles (Chaudiron et Ihadjadene, 2010) des jeunes générations actuelles sont sujettes à de nombreux et puissants stéréotypes, comme si le fait d’avoir grandi dans un monde de communications numériques entraînait mécaniquement des traits comportementaux spécifiques chez les enfants, adolescents et jeunes adultes. Ces « digital natives » (Prensky, 2005), tels qu’ils sont souvent désignés, seraient notamment « plus communicants » mais auraient une attention « dispersée », seraient « hyper informés » tout en étant « hyper crédules », de même qu’ils seraient « férus de fonctionnement démocratique, mais rétifs au principe de représentation ». Ces stéréotypes stigmatisants (Octobre, 2019, 238) conduisent différents acteurs sociaux (enseignants, journalistes, philosophes, etc.) à s’inquiéter de la capacité de ces jeunes à être un jour des citoyens éclairés (Loicq, 2017), c’est-à-dire dignes de reprendre un jour le flambeau de leurs aînés. En réaction, les pouvoirs publics et le tissu associatif proposent depuis plusieurs décennies des réponses. L’éducation aux médias et à l’information (EMI) fait sur ce plan figure de proue (Jehel et Saemmer, 2020), dont on peut légitimement interroger la tendance à « parfois glisser [de] la quête d’émancipation des individus vers une volonté de normaliser leurs pratiques médiatiques » (Kervella, 2021, 110), même s’il ne faut pas sous-estimer leur hétérogénéité de mise en œuvre et l’inventivité dont ils font preuve dans le développement de l’esprit critique des jeunes (Pereira, 2017 ; Cordier, 2021). Plus largement, au-delà des seuls dispositifs d’EMI, la lutte contre la désinformation est devenue ces dernières années un enjeu politique majeur qui a conduit de nombreux acteurs (Union européenne, ONG, etc.) à formuler des recommandations de bonnes pratiques, au travers d’initiatives diverses (fact-checking, kit pédagogique, etc.). Il existe ainsi dans la société une variété de discours (médiatiques, associatifs, politiques, institutionnels, etc.) qui promeuvent des pratiques informationnelles, des outils de communication et des comportements considérés adéquats chez les jeunes.
- 1 Projet OPINE : Observation des pratiques d’information numériques des étudiant.es, Université Lyon (...)
2Pour notre part, enseignant⋅e⋅s à l’université et témoins au quotidien de la place que les smartphones tiennent dans les pratiques informationnelles de nos étudiant⋅e⋅s, nous avons souhaité en savoir plus sur la manière dont ceux-ci et celles-ci considéraient leurs propres comportements de consommation et de partage de l’information numérique. Pour atteindre ce but et dans le prolongement d’autres travaux du même ordre (Boyadjian, 2020 ; Cordier, 2020 ; Mercier et al., 2017), nous avons mené une recherche sur les pratiques informationnelles relatives à l’actualité des étudiant⋅e⋅s de l’Université Lumière Lyon 2, entre 2020 et 20211. Cette enquête repose sur une série d’entretiens semi-directifs réalisés auprès de 38 étudiant⋅e⋅s de cette université. Afin d’adopter la perspective la plus compréhensive possible, nous avons pris soin de ne pas guider les étudiant⋅e⋅s dans leurs réponses, en ne définissant pas les notions d’information et d’actualité par exemple, ni les médias qui sont considérés comme légitimes ou non. L’objectif était en effet de laisser les étudiant·e·s mettre leurs propres mots pour caractériser leur perception de ce qu’est une actualité, de la manière de s’en saisir et de la traiter, dans la continuité des travaux sur les « incidental news » (Boczkowski et al., 2018).
3Du corpus de discours constitué, il est ressorti que les étudiant⋅e⋅s admettaient volontiers ajuster leurs pratiques informationnelles d’actualité, selon leurs besoins et leurs contraintes du moment et selon le type d’actualité recherchée. Plus encore, ces ajustements ne sont pas apparus être le fruit d’une consommation crédule de l’information ou d’une appétence prononcée pour la désinformation, comme les stéréotypes mentionnés ci-dessus tendent à les dépeindre. Ils semblent constituer bien davantage une réponse de leur part à un ensemble de normes faisant consensus, mais s’avérant être difficilement applicable au quotidien de manière univoque, face auquel ils développent des « tactiques » (de Certeau, 1980/1990). Ainsi, l’objectif de cet article est de mettre en évidence la place centrale des enjeux de normes dans les pratiques informationnelles des étudiant⋅e⋅s, et de quelle manière ces enjeux se sont invités dans une recherche qui ne portait initialement pas sur le sujet. Selon nous, la question de la norme devrait pour cette raison être prise en compte dans les recherches sur le sujet. À ce stade de notre réflexion, l’objectif n’est pas ici d’en rechercher les causes, ni d’en définir les contours, ni de remédier aux biais que ces enjeux génèrent pour la recherche. Il s’agit plutôt de repérer l’omniprésence des normes à différents niveaux et stades de la recherche pour inviter à prendre en compte les enjeux dans les travaux sur les pratiques informationnelles d’actualité.
4La norme, au sens d’un ensemble d’injonctions sociales intériorisées par les individus (Becker, 1985), a en effet fait irruption dans notre recherche comme une question incontournable, alors même que nous avions cru la faire disparaître en adoptant une perspective et une démarche les moins normatives possibles. Elle est tout d’abord apparue importante pour caractériser et situer le public de notre enquête dans le monde social. Ensuite, le rapport que les étudiant⋅e⋅s entretiennent à la norme a constitué un élément d’explication central pour mettre en évidence les ressorts par lesquels leurs pratiques informationnelles d’actualité s’avèrent continuellement ajustées aux situations rencontrées. Nous avons aussi pris conscience que notre dispositif d’enquête n’était finalement pas aussi exempt de normes que nous l’aurions souhaité, ce qui a transformé notre regard sur le corpus de discours collecté ainsi que l’usage scientifique que nous pouvions en faire. Enfin, les professionnel·le·s du journalisme nous sont apparus en eux-mêmes producteurs·ices de recommandations qui ne sont pas sans effets sur les pratiques informationnelles des jeunes, ni sur les manières dont celles-ci sont plus largement perçues dans la société française.
5Ainsi, et c’est le sujet de notre contribution à ce dossier, nous défendons dans cet article deux arguments principaux. À un premier niveau, il nous paraît aujourd’hui essentiel de ne pas ignorer l’enjeu que constitue la norme chez les individus lorsque l’on s’emploie à saisir les logiques et le sens des pratiques informationnelles d’actualité en contexte et dans une perspective compréhensive. Plus encore, notre recherche témoigne selon nous de l’intérêt d’étendre la réflexion sur la place de la norme comme nouveau champ d’investigation des pratiques informationnelles, afin de développer les connaissances sur les multiples manières dont elle est opérante chez les acteurs sociaux, individuels comme collectifs. Après avoir présenté quelques données de notre enquête, nous reviendrons sur les quatre dimensions de ce projet de recherche où la prise en compte de la question de la norme s’est montrée déterminante.
6Le projet a été mené par une équipe de chercheuses et chercheurs dont les travaux précédents portent sur les discours médiatiques et les transformations contemporaines des médias d’information et du journalisme, en particulier dans le cadre du recours aux dispositifs numériques en ligne (Croissant et al., 2022 ; Gadras et al., 2019). Ces travaux accordent une attention particulière aux évolutions qui touchent l’information médiatique, notamment l’évolution de ses modalités de production, de ses formats et de leur diffusion via les réseaux sociaux numériques. Il s’agit notamment de prendre en compte la puissance des dispositifs numériques, les manières dont ils co-construisent le sens et cadrent les pratiques médiatiques des usagers. Nous n’avions jusqu’à présent que peu travaillé les questions de réception et de constitution des publics.
7Nous avons choisi de nous intéresser au rapport que les étudiant⋅e⋅s entretiennent avec l’information d’actualité, du fait que nous sommes nous-mêmes souvent confronté⋅e⋅s à cette question en tant qu’enseignant⋅e⋅s en information-communication (Gadras et Touboul, 2020). Située en SIC, notre posture épistémologique consiste à prendre en compte les nombreuses facettes de nos objets d’étude et donc, pour aborder les pratiques informationnelles des étudiant·e·s, à prendre en considération les travaux sur la sociologie des publics sans en faire notre unique grille de lecture. Nous souhaitons en effet vérifier l’hypothèse selon laquelle les données sociodémographiques de ces publics ne peuvent expliquer à elles seules la diversité des discours recueillis, et donc l’ensemble des enjeux et des logiques à l’œuvre dans le rapport des individus à l’information d’actualité. Il nous semble important de considérer comme signifiante l’imbrication complexe, parfois même conflictuelle, entre des cadres de pratiques (dispositifs sociotechniques, sémiotiques, stratégies éditoriales, contextes de vie, logiques économiques…). De ce point de vue, l’acte de s’informer renvoie à des démarches individuelles en constante réinvention, nourries par les valeurs et les normes d’institutions, d’organisations et de publics médiatiques qu’il nous faut identifier, plutôt qu’à des comportements collectifs standardisés.
8Au départ du projet, nous souhaitions développer une approche micro, croisant l’observation des usages et le recueil des discours des étudiant·e·s sur leurs pratiques. Cependant, en raison de la pandémie mondiale de COVID-19 et du confinement de la population instauré en France, nous avons été contraint·e·s de repenser notre protocole d’enquête pour finalement organiser des entretiens à distance par visioconférence. Malgré l’absence de données d’observation, les discours recueillis nous permettent d’approcher l’investissement, les représentations et les appréciations des jeunes usagers sur leurs pratiques informationnelles d’actualité tout en considérant l’ancrage social particulier de cette population, l’empilement des injonctions sociales auxquelles ils et elles sont confronté·e·s, le poids des contraintes sociotechniques des dispositifs utilisés dans un contexte exacerbé de méfiance, voire de défiance vis-à-vis des médias. Notre ambition est d’accueillir et de comprendre les discours sur la diversité des pratiques comme autant de manières de « faire avec ». Loin d’être un problème méthodologique, cette diversité peut permettre d’appréhender l’intelligence des pratiques dans toutes ses nuances car, si la question de la relation à l’information est centrale dans le rapport au politique, elle se négocie aussi dans les interstices des « arts de faire » (de Certeau, 1990).
9Au final, cette enquête est adossée à trente-sept entretiens semi-directifs réalisés dans le courant du mois de mars 2021, réalisés avec des étudiant⋅e⋅s des différents parcours en SHS de l’Université Lyon Lumière 2. Tous et toutes n’ont cependant pas répondu aux mêmes questions, chacun et chacune ont été interrogé·e·s sur une seule des quatre thématiques du guide d’entretien, pour des raisons pratiques de temps et de dispositif. L’idée était de proposer des entretiens brefs (environ 30 mn) en visioconférence pour convaincre un maximum d’étudiant·e·s de participer à l’enquête dans le contexte pandémique. Le premier thème était axé sur le rapport de « confiance / défiance » qu’ils et elles entretiennent avec les médias et les informations d’actualité. Le second visait à explorer le « pluralisme et la diversité » dont ils et elles disaient faire preuve dans leurs pratiques informationnelles d’actualité. Le troisième portait sur les logiques d’« engagement et participation » que les informations d’actualité suscitaient parmi ces individus. Le dernier thème avait pour objectif de mettre en lumière les enjeux de « temporalité » que les étudiant⋅e⋅s donnaient à voir dans leurs discours sur leurs pratiques.
10Un premier résultat de cette enquête est d’avoir montré comment les médias d’information exclusivement numériques « font public » non pas à partir de leurs stratégies éditoriales, mais des pratiques de leurs usagers (Croissant, 2022). La question de la norme, peu explicitée au moment du protocole d’enquête, est apparue au stade des analyses et nous avons souhaité la questionner ici tant du point de vue des résultats de la recherche que de notre propre approche de l’objet d’étude.
- 2 37 formations de licence (1re, 2e et 3e année) et 16 formations de master (1re et 2e année).
- 3 Sciences sociales (3), Anthropologie (2), Arts (2), Droit (1), AES (1), FLE (1), MIAHSH (1), Scienc (...)
- 4 Sur les 91 réponses : 34 % en Information-Communication ; 15 % Droit ; 12 % Lettres ; 10 % Sciences (...)
11Les étudiant⋅e⋅s ont été contacté⋅e⋅s par l’envoi d’un formulaire d’inscription par courriel, diffusé par l’intermédiaire des secrétariats ou responsables pédagogiques de 53 formations2 de l’Université Lumière Lyon 2. Sur 91 formulaires intégralement complétés, 43 entretiens ont pu être planifiés, et 38 ont donné lieu à un entretien effectif : 15 sur la thématique « confiance / défiance », 9 sur « engagement / participation », 9 sur « pluralisme / diversité » et 5 sur « temporalités ». Dans le corpus de témoignages constitués, 27 proviennent de femmes et 11 d’hommes. Nous comptons 19 étudiant⋅e⋅s inscrit⋅e⋅s dans un diplôme de la filière information-communication (50 % des répondant⋅e⋅s) ; 6 étudiant⋅e⋅s inscrit⋅e⋅s dans un diplôme de lettres (15,79 %) et 1 à 3 étudiant⋅e⋅s inscrit⋅e⋅s dans 9 autres mentions3. Par ailleurs, 27 sont inscrits en licence et 11 en master. Ces équilibres diffèrent de ceux obtenus dans les réponses au formulaire d’inscription4. Ainsi, cette répartition ne s’explique pas seulement par les modalités de diffusion au sein des différentes filières sollicitées, mais aussi par l’intérêt personnel que les répondant⋅e⋅s semblent porter à la thématique.
12Au cours de l’enquête et comme nous le détaillons ci-dessous, il est progressivement apparu que les recommandations concernant « la "bonne manière" de s’informer, d’utiliser le numérique, de percevoir les médias, etc. » (Kervella, 2021, 106) occupaient une place centrale dans le discours des étudiant⋅e⋅s. S’y référer leur semblait, d’une manière ou d’une autre, incontournable pour décrire et expliquer leurs pratiques d’informations d’actualité. Ce constat nous a amené·e·s à envisager cet ensemble de recommandations comme un cadre structurant de leurs pratiques, quoique peu contraignant. Plus précisément, ce sont trois réalités concernant les pratiques informationnelles d’actualité chez ce public que nous avons pu mettre en évidence : le fait qu’ils et elles ont conscience des attentes externes dont leurs pratiques d’informations d’actualité font l’objet, le fait qu’ils et elles se considèrent armé·e·s pour faire face aux risques et aux dangers des pratiques informationnelles numériques et le fait que, dans le même temps, ils et elles reconnaissent volontiers s’éloigner des bonnes pratiques.
13En premier lieu, les étudiant⋅e⋅s ont eu à cœur de montrer qu’ils et elles connaissaient les recommandations externes qui s’imposent à eux et à elles, tout d’abord en matière de fiabilité et de légitimité de l’information. Par exemple, l’étudiant⋅e 22, au sujet des chaînes d’information en continu :
« BFMTV qui finalement est beaucoup critiquée, des fois je vais regarder en me disant "bon je pense pas qu'ils disent n'importe quoi" mais je vais quand même attendre de voir si sur une autre chaîne ils disent pareil, parce qu'elle est beaucoup critiquée… Moi j'ai aucune preuve de si elle dit n'importe quoi ou pas mais vu qu'en ce moment elle a tendance à être pas mal critiquée, moi dans ma tête y'a quand même une petite voix qui me dit "fais attention on ne sait jamais". »
- 5 En l’occurrence, le site Mediavenir, qui s’est développé durant la pandémie, a été accusé par plusi (...)
14C’est aussi ce qu’a exprimé l’étudiant⋅e 2 en expliquant consulter le compte appartenant au site d’actualité Mediavenir en raison d’une légitimité tirée de la profession journalistique : « Je sais que ce qui est affiché sur ce compte […] ça vient d'un endroit où des journalistes ont travaillé derrière donc c'est une information qui me parait pertinente5. »
15Sur ce plan, un autre thème qui est revenu souvent durant l’enquête est celui de la diversification des sources, ce dont a témoigné l’étudiant⋅e 28 au sujet de ses pratiques d’informations sur les réseaux sociaux numériques : « Sur Twitter j'ai essayé d'avoir un peu un pluralisme, alors un pluralisme orienté évidemment, les gens qui ne sont pas de mon avis […], de la façon dont je vois les choses, il y en a moins, mais j'essaie d'en avoir quelques-uns. »
16Remarquons qu’il importait aussi aux étudiant⋅e⋅s de démontrer aux enquêteur⋅ice⋅s leur conscience des risques associés aux « mauvaises pratiques » d’information. C’est ce qu’a exprimé l’étudiant⋅e 38 : « Au niveau des réseaux sociaux je sais que souvent, quel que soit le parti, la tendance politique, les informations [sont] un peu virales, un peu accrocheuses. », ou l’étudiant⋅e 37, au sujet du phénomène de croissance globale des pratiques de désinformation : « Avant déjà y’avait des fake news et juste on n’en parlait pas, ça restait dans le cercle privé des complotistes dans les villages perdus au milieu de nulle part, et maintenant on les voit plus, peut-être qu’ils sont plus nombreux. »
17En second lieu, il est apparu que les étudiant⋅e⋅s se considèrent armé·e·s pour faire face à ces risques. Il semble ici qu’un lien clair puisse être établi entre cette connaissance et les divers dispositifs d’éducation aux médias et à l’information dont ils et elles ont été les bénéficiaires durant leur scolarité et leur parcours universitaire. C’est ce qui ressort par exemple du témoignage de l’étudiant⋅e 16 :
« On nous a aussi un peu appris à ne pas croire en l’information, j'ai le sentiment que depuis qu'on est au collège, lycée et autre, à chaque fois qu'on nous informait, on nous disait "faites attention à vos sources, à chaque fois, vérifiez bien vos sources" […] En fait, je pense que c'est le fait que j'ai fait des études qui […] me permettent de pouvoir déceler entre guillemets le vrai du faux. Du coup, du moment où on acquiert ce minimum de connaissance dans un domaine, on voit très vite les fake news ».
18De même, l’étudiant⋅e 44 qui a exprimé avoir appris à adopter un regard critique sur les informations d’actualité :
« Même Courrier International, même Le Monde diplomatique […] je vais apporter un regard critique là-dessus, mes études me l'apprennent, j'apprends ça depuis toute petite donc du coup forcément je l'applique. Et puis même c'est important aussi. C'est lié avec mon éducation donc (rires). »
19En troisième lieu, enfin, nous avons été surpris·e·s de constater avec quelle facilité, au cours des entretiens, les étudiant⋅e⋅s en venaient à admettre ne pas suivre à la lettre les recommandations qu’ils et elles nous ont montré connaître, à pointer eux-mêmes et elles-mêmes des incohérences au sein de leurs pratiques, et plus largement se prêter au jeu de l’auto-critique. Les discours d’adhésion aux recommandations dont ils et elles font l’objet, et l’assurance affichée de les appliquer à bon escient, ont ainsi rapidement laissé la place à des questionnements ouverts sur leur capacité, ou même simplement la possibilité, d’appliquer ces bonnes pratiques en situation. C’est par exemple le cas de l’étudiant⋅e 36 qui invoque le caractère chronophage de la recherche d’une information d’actualité de qualité : « J’avoue que des fois j'ai pas totalement le temps d'aller chercher en profondeur comment l'information elle est traitée avec quel point de vue et tout ça. »
20C’est aussi le cas de l’étudiant⋅e 31 qui évoque le malaise que génère son incapacité à avoir une pratique informationnelle à la hauteur de ses propres exigences : « Je sais que je culpabilise un peu de pas vraiment bah être abonnée au Monde et au final pas très souvent lire les articles, après bon ça prend du temps et puis je sais pas… »
21De même, l’exemple de l’étudiant⋅e 35 qui explique son choix d’abandonner cette quête de la bonne pratique d’information du fait, d’une part, du caractère anxiogène de la connaissance à laquelle cela le ou la fait accéder et d’autre part, de l’effort qu’implique cette vérification et du temps que cela nécessite :
« Comme je suis une personne peut-être un peu angoissée, je ne sais pas, mais le fait d'avoir des savoirs qui sont tremblants, pas sûrs, je n'aime pas trop ça, je sais pas comment le dire, mais effectivement l'information est angoissante, on sait pas trop où on met les pieds, ou c'est des bonnes informations ou c'en est pas. Donc oui, c'est pour me protéger effectivement. »
22C’est ainsi que les étudiant⋅e⋅s en sont venu⋅e⋅s à exprimer la nécessité de trouver des compromis dans les pratiques d’information, c’est-à-dire d’imaginer des solutions mixtes qui sont certes insatisfaisantes, mais qui ont pour avantage d’être plus compatibles avec leurs contraintes et leurs besoins. C’est par exemple le cas de l’étudiant⋅e 30 qui témoigne de l’excès de sollicitations que génère le fait de suivre l’actualité sur plusieurs médias différents :
« Au début j'avais activé plusieurs notifications pour beaucoup de médias, mais ils se répétaient tous un peu, [...] mais du coup quand y avait une actualité importante, […] mon téléphone il s'allumait toutes les deux minutes donc j'ai enlevé tout ce qui pourrait paraître inutile ou redondant. »
23C’est aussi le cas de l’étudiant⋅e 17, qui consulte l’actualité sur les réseaux sociaux numériques malgré la conscience du fait que ce n’est pas une pratique recommandée : « Je pense que les réseaux sociaux sont vraiment des plateformes plutôt risquées. Moi je… C’est vrai que je regarde aussi les réseaux sociaux pour l'information, j'avoue. »
24On peut citer ici encore le cas de l’étudiant⋅e 20 qui s’arrange des recommandations en développant une pratique informationnelle d’actualité à deux niveaux, selon l’importance perçue d’une actualité :
« Quand je vais voir une information qui va m'interpeller, je vais avoir tendance à aller chercher, à me renseigner sur différentes sources. Mais quand c'est une information qui ne m’interpelle pas vraiment, j'attends d’avoir plus d’informations, que les informations viennent à moi. »
25Ainsi, les étudiant⋅e⋅s que nous avons interrogé⋅e⋅s témoignent être conscient⋅e⋅s du fait que leurs pratiques informationnelles d’actualité font l’objet d’attentes et il est notable sur ce plan qu’ils et elles possèdent les concernant une perception relativement unifiée, de même qu’ils et elles se considèrent bien armé⋅e⋅s pour y répondre. Toutefois, et c’est de notre point de vue l’enseignement le plus important de cette enquête, ces étudiant⋅e⋅s reconnaissent aussi volontiers ne pas se conformer systématiquement aux recommandations qui leur sont adressées et s’en arranger en fonction de leurs contraintes et leurs besoins.
26Ce résultat soulève la question de l’intériorisation des normes sociales, classique en sociologie depuis Émile Durkheim (1925), qui interroge les manières dont les individus assimilent ce que les groupes auxquels ils appartiennent considèrent comme « normal » ou « anormal », conformes ou non à leurs valeurs. Les témoignages collectés rappellent que les pratiques individuelles des étudiant⋅e⋅s n’adoptent pas mécaniquement les bonnes pratiques promues par les différents acteurs comme l’Éducation nationale, l’Union européenne, les ONG, les journalistes, etc. De même, ces témoignages nous conduisent à considérer que les jeunes générations pourraient ne pas être aussi vulnérables aux dangers que les médias leur font courir, comme des stéréotypes bien installés le présupposent (Kervella, 2021, 110). Surtout, ils nous amènent à envisager que les pratiques informationnelles des enfants, des adolescent·e·s et des jeunes adultes puissent volontairement s’affranchir des recommandations sans pour autant être déviantes et risquées.
27Considérer de la sorte les données de cette enquête sous l’angle de la norme a été déterminant, en nous amenant à explorer quatre pistes de réflexions qui n’avaient initialement pas été envisagées : (1) l’écart aux normes et les tactiques de contournement des pratiques informationnelles légitimes ; (2) la caractérisation du groupe social étudié ; (3) la pertinence de notre dispositif d’enquête ainsi que (4) le poids de la déontologie journalistique. Ces pistes de réflexion ont renouvelé en profondeur notre conception des pratiques informationnelles des étudiant⋅e⋅s, comme nous allons le montrer à présent.
28Nous avons d’abord été conduit·e·s à explorer les logiques et les raisons de la propension des étudiant⋅e⋅s à s’affranchir du cadre normatif dont ils et elles expliquent connaître et maîtriser les enjeux. Les raisons pour lesquelles les étudiant⋅e⋅s agissent de la sorte sont multiples ; nous avons déjà évoqué plus haut les deux premières que sont l’angoisse et les effets de surcharge que génèrent les bonnes pratiques d’information suggérant que les recommandations dont ils et elles font l’objet peuvent être en décalage avec leurs besoins et leurs contraintes. On peut citer encore deux motivations supplémentaires pour renforcer cette hypothèse.
29La troisième concerne le manque de légitimité sociale de certaines informations que les étudiant⋅e⋅s considèrent pour leur part comme des actualités. Celles-ci sont généralement considérées comme étant trop en décalage avec la norme d’une information d’actualité de qualité, si bien qu’ils et elles sont contraint·e·s de sortir du cadre des pratiques recommandées pour y accéder malgré tout. C’est typiquement le cas de l’actualité dite « people » ou comme l’exprime l’étudiant⋅e 22 : « Des fois je regarde Brut. […] Ils ont une chronique, c'est « Le Point » il me semble, qui passe et c'est vrai que j'aime bien la regarder. […] Mais ouais je dirais que sur Snapchat c'est plus de l'actualité people que je regarde quand même. »
30C’est aussi le cas des nouvelles les plus locales qui ne font l’objet d’aucun traitement par les médias régionaux ou nationaux, mais dont la circulation sur les réseaux sociaux numériques génère des prises de conscience chez ceux et celles qui y sont exposé·e·s, ce dont témoigne l’étudiant⋅e 2 :
« Y’a des étudiants qui sont prêts à se donner la mort pour sortir du confinement, parce qu'ils ont pas de futur, ils voient pas comment s'en sortir, ils ont du mal avec les cours… Tout ça je pense que je l’ai compris grâce à mon téléphone, grâce à Twitter, grâce aux témoignages, grâce à ces médias qui relaient ces informations qui manquent peut-être à d’autres médias qui parlent de ça. »
31Un quatrième obstacle auquel les étudiant⋅e⋅s se heurtent est le fait que pour avoir l’assurance d’une information de qualité, régulière et nourrie, il est nécessaire de souscrire à un abonnement, ce qui est souvent rédhibitoire pour des individus qui peinent à acquérir une autonomie financière. C’est ce qu’explique l’étudiant⋅e 32 :
« Je sais que Médiapart par exemple ils ont lancé un abonnement gratuit pour les étudiants pendant 6 mois. Je compte le faire, je l'ai toujours pas fait, faudrait que je le fasse. (…) Parce que Médiapart pour le coup c'est le truc qui m'intéresse le plus parmi les autres (…) C’est vrai que c'est pas cher mais moi cette année c'est tellement la précarité que… »
- 6 Sur la distinction entre normes idéales et normes pratiques, voir Hannerz (1983, 238).
32Ces quatre raisons sont autant de causes possibles pouvant expliquer les perceptions d’écart à la norme dont les étudiant·e·s témoignent ici. Les étudiant⋅e⋅s que nous avons interrogé·e·s expliquent être contraint·e·s de prendre de la distance avec ce qui est attendu d’eux et d’elles, ce qui n’est pas sans générer des doutes, de la frustration ou de la culpabilité. On observe ici le résultat d’une situation que l’on pourrait qualifier de « double contrainte » (Bateson, 1977), où l’écart volontaire à la norme constitue l’unique issue à des injonctions normatives contradictoires, entre des normes idéales imposées et des normes pratiques relatives à la condition de vie étudiantes6. Il est notable sur ce plan que ces écarts à la norme, dans leurs différentes expressions, partagent une même logique de la « tactique » au sens de Michel de Certeau (1990, 60). Nous avons en effet affaire à un mode d’agir qui appartient au registre de la ruse, où les individus s’emploient à s’aménager une marge d’actions dans un cadre contraint par un rapport de force qui n’est pas à leur avantage.
33Cette première piste de réflexion nous a amené·e·s à réconcilier plusieurs dimensions des pratiques informationnelles des étudiant⋅e⋅s qui nous apparaissent initialement contradictoires : leur caractère à la fois univoque dans les manières de témoigner des contraintes et des besoins qui sont les leurs, et pluriel dans les réactions dont chacun·e fait preuve comme des solutions mises en place à l’échelle individuelle. Cela nous a amené·e·s également à considérer ces pratiques informationnelles d’actualité comme étant non pas figées, mais dynamiques, et ainsi faire entrer dans l’analyse le fait qu’elles sont le résultat de continuelles négociations et d’incessants arbitrages. Nous en retenons que la norme constitue chez les étudiant⋅e⋅s un point de repère autour duquel gravite un ensemble de pratiques possibles, qui est par ailleurs structurant au sens où chacun·e serait dans l’incapacité d’évaluer la pertinence de ses pratiques et d’en imaginer de nouvelles. En revanche, ce point de repère ne doit pas être confondu avec les pratiques effectives, il demeure considéré par tous et toutes comme un idéal à atteindre, qu’ils cherchent à approcher en fonction de leurs contraintes et leurs besoins.
34Après avoir mis en évidence ces logiques d’écarts à la norme, nous nous sommes demandé en quoi de telles pratiques informationnelles d’actualité différaient de celles des autres générations, ce qui nous a amené·e·s à nous poser la question de la spécificité de la condition étudiante au sein de la société française.
35En effet, « être jeune » ne signifie objectivement rien en soi. Les divisions entre les âges sont arbitraires, elles révèlent davantage des relations de pouvoir entre les générations, au sens où elles « reviennent toujours à imposer des limites et à produire un ordre auquel chacun doit se tenir, dans lequel chacun doit se tenir à sa place » (Bourdieu, 1984). Dans ce cadre, les jeunes adultes « savent ce que l’on attend d’eux dans tel ou tel contexte, ils se situent au regard de ces attentes normatives même s’ils ne se coulent pas dans les rôles sociaux traditionnels ou contemporains » (Bidart, 2006, 231). Le passage à l’âge adulte n’est pas une expérience équivalente selon la société dans laquelle on essaye de trouver sa place, ce qui tient notamment au type d’intervention de l’État, au système éducatif et aux cultures familiales (van de Velde, 2008). Par exemple, dans les pays nordiques, cette période est celle de l’exploration et du développement personnel où il est important de s’affranchir rapidement du foyer familial, alors qu’en Espagne, le maintien tardif au domicile familial jusqu’au mariage est toujours très valorisé.
36Les jeunes Français·e·s se situeraient à mi-chemin entre ces deux modèles, pris entre le souci de ne pas trop retarder le moment de quitter le foyer familial, mais contraint·e·s par le caractère tardif de l’autonomie financière qu’imposent des études globalement longues et un marché du travail instable (van de Velde, 2008). Il semble exister en effet une dynamique d’émancipation particulière en France chez les jeunes, caractérisée par leur sentiment de vivre une période cruciale de leur parcours social et professionnel, comme si les choix effectués à ce moment de la vie étaient déterminants pour obtenir un statut social, élément clé du développement personnel. Il en résulterait une forme de précipitation à « se placer » au mieux, qui serait directement liée à l’obtention du diplôme adéquat pour un secteur professionnel visé. On peut comprendre ainsi que l’enjeu de la reproduction sociale pèse lourdement sur les épaules des jeunes Français·e·s (Bidart et Lavenu, 2006), ce qui est le signe d’un rapport global d’adhésion aux normes plutôt que d’opposition ou de réinvention.
37Mais la condition des étudiant⋅e⋅s n’est pas non plus celle des apprenti⋅e⋅s ou des jeunes actif⋅ve⋅s. Eux et elles connaissent un phénomène de « dissociation » entre indépendance et autonomie (de Singly, 2000). D’un côté, ils et elles ne possèdent pas de revenus leur permettant de vivre en totale indépendance du foyer familial, à qui ils et elles doivent rendre des comptes. D’un autre côté, ils et elles tendent à faire preuve d’une grande autonomie d’action, du fait de ne plus forcément résider au sein du foyer familial et de ne pas non plus être encore inséré·e·s dans la vie active. Cette dissociation entre autonomie et indépendance est importante car elle génère des oscillations « entre jeunesse et vie adulte, en fonction des moments, des circonstances, des partenaires » (Bidart, 2006, 230), de sorte que pour les étudiant⋅e⋅s, cette période de leur vie est moins un processus rectiligne qu’un temps fait de ruptures et d’ambivalences.
38Ce détour par la sociologie des jeunes adultes nous a permis·e·s de formuler une hypothèse concernant la tendance fréquente chez les individus interrogés à exprimer alternativement leur adhésion aux attentes dont ils et elles faisaient l’objet et leur souci de s’y conformer, mais aussi leurs doutes et leur besoin de s’en écarter. De notre point de vue, elle serait à mettre sur le compte d’une dynamique d’émancipation dans laquelle les étudiant⋅e⋅s sont engagé·e·s et qui s’avère en elle-même paradoxale, en attendant qu’ils et elles se montrent capables de faire acte de rupture dans la continuité. Ainsi, l’entrée analytique par le rapport à la norme amène la question de la position du groupe social étudié vis-à-vis des autres groupes sociaux. Cet angle interroge en effet les rapports de pouvoir à l’échelle de la société dans son ensemble, ce qui constitue une opportunité précieuse pour articuler l’analyse micro et macro autour d’une étude de cas localisée.
39La découverte de l’importance de ce rapport à la norme dans les discours des étudiant⋅e⋅s, ainsi que la prise de conscience des enjeux de pouvoir intergénérationnels dont cette norme pouvait être le vecteur, ont eu comme effet en retour de nous conduire à questionner la pertinence de notre dispositif d’enquête.
40C’est, en premier lieu, le fait de reprendre a posteriori notre guide d’entretien pour en réaliser les transcriptions qui nous a mené·e·s à la prise de conscience du caractère orienté de notre dispositif de collecte de données, que nous avions pourtant précisément conçu pour éviter ce biais. Pour ne prendre qu’un seul exemple, le découpage thématique réalisé autour des concepts de confiance, de pluralisme et d’engagement n’est pas exempt de références implicites à des bonnes pratiques et suggère en lui-même des comportements plus légitimes que d’autres. Ce découpage, présenté à chaque personne interrogée pour lui indiquer sur quel thème les questions porteraient, suffit à lui seul à situer les entretiens réalisés dans un cadre orienté, où les étudiant⋅e⋅s pouvaient aisément déchiffrer un certain nombre de réponses attendues. On comprend ainsi que, même s’il leur a été expressément expliqué que leurs réponses étaient anonymes et qu’il n’y avait pas de bonne réponse en soi, de nombreux témoignages ont été guidés par le désir de bien répondre.
41Le fait que les étudiant⋅e⋅s interrogé⋅e⋅s aient été souvent amené⋅e⋅s à manifester leur connaissance des bonnes pratiques en matière de pratiques informationnelles tient donc aussi en grande partie au fait qu’ils et elles répondaient à des enseignant·e·s-chercheur·e·s (et qui plus est, pour nombre d’entre eux et d’entre elles, sur des thématiques traitées en cours). Que les étudiant⋅e⋅s montrent un souci de bien répondre montre à un premier niveau que la relation étudiant·e-enseignant·e n’est pas facilement « effaçable » et que sortir du cadre de l’enseignement ne suffit pas à sortir du cadre plus largement universitaire.
42À un second niveau qui, à nos yeux, est une leçon centrale de cette enquête, ce comportement montre que la norme de l’information d’actualité assure aussi parfois une fonction sociale proche de celle du drapeau ou de la balise. Celle-ci repose sur un mécanisme d’affichage et d’identification à un groupe, que les individus mobilisent pour rendre visible, concrétiser un entre-soi pour manifester leur appartenance à celui-ci. C’est dans ce but par exemple que les personnes interrogées vont souvent nommer des médias de référence même si elles ne les consultent pas (comme Le Monde), ou souligner l’importance d’une bonne pratique même si elles n’en usent pas (comme « vérifier ses sources »). L’enjeu est à ce moment de se ranger sous le drapeau des pratiques légitimes d’information et s’assurer d’être perçu·e·s positivement par son interlocuteur·rice.
43Il est connu que dans les enquêtes par entretien « la neutralité de l’enquêteur est un mythe » et que « l’analyse détaillée du contexte de l’entretien et celle du rapport ainsi institué entre enquêteurs et enquêtés » sont essentielles à entreprendre pour comprendre la signification sociologique des témoignages recueillis (Beaud, 1996, 244). De ce point de vue, il semble important de relever qu’au travers de notre dispositif d’enquête, nous nous sommes fait·e·s « entrepreneurs de morale » (Becker, 1985). En amenant les étudiant⋅e⋅s à verbaliser des attentes qu’ils percevaient et à argumenter des choix de pratiques qu’ils et elles n’avaient peut-être pas effectués consciemment, nous avons en effet activement participé à actualiser, et donc à consolider, certaines normes qui s’imposent à eux et elles en matière d’information d’actualité. Ceci devrait attirer l’attention sur le fait que lorsque nous enquêtons sur un sujet où la norme est si structurante, le dispositif d’enquête possède un pouvoir relativement fort de légitimation ou de disqualification de certaines pratiques. Plutôt que d’y voir cependant une limite à la recherche entreprise, nous y voyons un phénomène qui éclaire d’une autre manière encore la façon dont les pratiques informationnelles d’actualité sont façonnées, régulièrement actualisées et se diffusent au sein de la société.
44Pour ce qui est des relations que les étudiant·e·s entretiennent avec les entrepreneurs de morale sur la question de leurs pratiques informationnelles d’actualité, il importe enfin de mentionner le rôle important que jouent les journalistes en tant que groupe professionnel. Nous avons en effet eu l’occasion d’en prendre la mesure durant le cours de l’enquête lorsque, dans le cadre d’une présentation de nos premiers résultats à un public de journalistes lyonnais, ceux-ci et celles-ci nous ont fait part de leurs réactions.
45La plupart des questions que posaient ces professionnel·e·s visaient en effet à comprendre si les étudiant⋅e⋅s s’informaient « bien » au regard des principes qui guident la démarche journalistique, par exemple : font-ils et font-elles confiance à un unique média ou en consomment-ils et en consomment-elles plusieurs afin de multiplier les points de vue ? Dans quelle mesure les étudiant⋅e⋅s ont-ils et ont-elles conscience que la consommation d’information via les réseaux socionumériques implique un biais informatif lié au fonctionnement des algorithmes de ces plateformes ? Les étudiant·e·s ont-ils et ont-elles conscience des « manipulations » opérées par les plateformes ou des médias complotistes ? Les étudiant·e·s ont-ils et ont-elles des abonnements payants à des journaux « sérieux » ?
46Cette expérience nous a fait réfléchir sur le fait que si les journalistes sont producteur·trice·s d’informations d’actualité, ils et elles sont aussi producteur·trice·s des recommandations de consommation concernant celles-ci. Ces deux positions s’articulent d’autant mieux que cette profession est incessamment remise en question dans ses pratiques-métiers et dans son rôle en démocratie (Muhlmann, 2004), cela d’autant plus aujourd’hui dans un régime démocratique mis en tension par des stratégies organisées de désinformation. Ceci fait que ses membres mènent un combat permanent pour justifier non seulement la légitimité des discours qu’ils et elles produisent mais aussi le fait qu’ils et elles sont les plus légitimes à produire ce type de discours (Ruellan, 2007). Les journalistes tendent ainsi à être les premier.ère·s à déconsidérer des pratiques informationnelles d’actualité qui ne correspondent pas à la perception qu’ils et elles ont de la manière dont le produit de leur travail devrait faire l’objet d’appropriation (par exemple « croiser les sources »), et à dénigrer ceux et celles qui n’ont pas en leur centre les valeurs et la déontologie de leur métier (par exemple « consommer de l’actualité gratuite »).
47Il faut aussi cependant tenir compte du fait que la déontologie journalistique ne constitue pas un ensemble de règles stabilisées faisant consensus au sein de la profession (Grevisse, 2016). Cette morale est elle-même en continuelle discussion, faisant l’objet de débats, si bien que la question se pose de savoir si les discours normatifs que tiennent les journalistes sur les pratiques informationnelles de leurs publics ne sont pas le reflet de leurs tentatives de structurer leur champ professionnel et de stabiliser leur place dans la société française (Doutreix et Barbe, 2019 ; Neveu, 2004). C’est en ce sens que l’on peut interpréter le développement des nombreuses initiatives d’éducation aux médias auxquelles les écoles et les associations professionnelles du journalisme s’associent : inscrire tôt dans l’esprit des jeunes générations leurs propres recommandations de ce qu’est une « bonne » information d’actualité et de comment la reconnaître. Initiatives auxquelles les étudiant·e·s qui ont répondu à notre enquête ont vraisemblablement été exposé·e·s, dans la mesure où elles se sont particulièrement développées en France depuis 2015 dans un contexte post-attentat.
48Ainsi, les pratiques informationnelles d’actualité sont aussi le reflet de tensions qui existent dans un régime démocratique où le concept de vérité possède une importance centrale (Cornu, 1994). On constate que la pluralité et la flexibilité dont les individus comme nos étudiant·e·s peuvent faire preuve sur ce plan sont aussi dictées par leur position et leur compréhension de leur rôle de citoyen·nes, et ainsi largement entremêlées à leurs pratiques culturelles, militantes, scolaires et de divertissement (Croissant, 2022). Jusqu’où doivent-ils et doivent-elles faire confiance à des tiers comme les journalistes pour se faire une opinion éclairée sur l’actualité ? Jusqu’où doivent-ils et doivent-elles diversifier leurs sources d’information pour être en mesure de se faire un propre jugement ? Jusqu’où les journalistes sont-ils et sont-elles des sources fiables lorsque cette profession elle-même peine à définir les contours de sa pratique (Leteinturier, 2013) ? Ces questionnements sont étroitement liés aux valeurs de chacun·e et relatives à la confiance que nous avons dans les institutions politiques de notre société (Jouët et Rieffel, 2019).
49Ainsi, la question de la norme amène à considérer nos données sous des angles variés, mais qui ne nous semblent pas devoir être traités indépendamment. L’apport de cette enquête est, selon nous, de montrer que les discours portés par des individus sur leurs propres pratiques informationnelles peuvent produire des analyses très différentes selon la place que les chercheurs donnent à cette question de la recommandation externe : est-ce ce contre quoi les individus élaborent leurs actions ? Est-ce un rapport de pouvoir qui conditionne des comportements collectifs ? Est-ce un signe de reconnaissance entre membres d’une même communauté ? Ou est-ce encore un mécanisme par lequel le champ journalistique se construit ?
50Pour notre part, nous choisissons de considérer que c’est tout cela à la fois, sans exclusion de l’une ou de l’autre de ces dimensions. Aborder cette question de la place de la norme dans les pratiques informationnelles possède en effet comme intérêt majeur de parvenir à en comprendre les effets séparés, leurs effets d’interférence ou leurs modalités d’articulation. Analyser les pratiques informationnelles sous l’angle des rapports aux normes en vigueur dans différents univers sociaux invite à concevoir des dispositifs méthodologiques fins permettant de développer une analyse critique des pratiques comme des normes. Un vaste champ d’investigation parait à nos yeux s’ouvrir ici pour les sciences de l’information et de la communication, dont nous espérons qu’il occasionnera des enquêtes approfondies en de multiples contextes et auprès de publics variés.
51Dans cette perspective, il nous semble particulièrement important de développer des recherches sur les pratiques informationnelles d’actualité, auprès de catégories de populations à propos desquelles les recommandations externes sont moins fortes. Des personnes appartenant à des classes d’âge supérieures, ceux et celles parfois qualifié·e·s de séniors, mériteraient de faire l’objet de travaux en ce sens. Les structures porteuses de discours sur les enjeux démocratiques de l’information d’actualité (État, associations, professionnels de l’information…) les identifient rarement comme des catégories de population prioritaires. Pourtant, ce sont de grands consommateur·trice·s d'information et leurs pratiques informationnelles sont potentiellement plus éloignées des normes légitimées que l’on pourrait le supposer.