- 1 Chiffres de diffusion de la presse quotidienne régionale et de la presse hebdomadaire régionale de (...)
1La presse locale est confrontée à une baisse inexorable de son lectorat1, entraînant la disparition de titres et des dynamiques de concentration dans le secteur (Bousquet et Amiel, 2021). Les entreprises de presse régionales ont développé des stratégies d’adaptation face à une reconfiguration du marché publicitaire (Amiel et Joux, 2020) et cherchent à réinventer la relation à leurs publics (Pignard-Cheynel et al., 2019).
2Dans le même temps, la facilitation d’accès à la publication en ligne, à partir du milieu des années 2000, a participé à une évolution des paysages médiatiques locaux qui se traduit par une remise en cause du quasi-monopole de la presse régionale. Des modalités alternatives de cette mise en circulation sont apparues : les acteurs associatifs et les collectivités locales ont disposé de leur propre page web ; des amateurs (Ferron et al., 2015) se sont mis à produire des contenus en dehors de l’espace journalistique stricto sensu (Trédan et al., 2018). Cette tendance est largement renforcée par les logiques de « plateformisation » (Rebillard et Smyrnaïos, 2019) au niveau local. Ces plateformes se caractérisent par leur centralité dans l’espace médiatique avec une personnalisation de l'offre, la transformation des rapports de force dans la production des contenus, leur capacité à rendre visibles certains contenus au détriment d'autres. Leur poids sur les pratiques informationnelles mérite d’être interrogé.
3Ces transformations à l'œuvre viennent prolonger les constats déjà émis d’une « presse locale ne se conform[ant] pas aux règles du journalisme. Équilibre et débat en étaient presque toujours absents et les articles montraient rarement en quoi l’actualité pouvait intéresser les citoyens. » (Eliasoph, 2010, 270). Doivent donc être mises en débat la qualité et l'utilité de l'information locale dans le contexte d’un journalisme local sous contraintes (Amiel, 2017).
4L’objet de cet article est donc de proposer un autre regard sur l’étude des pratiques informationnelles dans les espaces publics locaux. Notre approche ne s’attarde pas sur les modalités d’accès à l’information des lecteurs, comme il est habituellement question dans l’analyse des pratiques informationnelles (Lehmans et Cordier, 2021). Nous plaidons pour un élargissement de la focale en prenant en compte, dans un même mouvement, l’évolution des habitudes de consommation et de partage d’information et la manière dont les professionnels sont contraints de s’adapter à tâtons à ces changements. Nous formulons l’hypothèse d’une reconfiguration partielle qui s’appuie sur une dépendance croissante des journalistes à l’égard des métriques d’audience, un délaissement progressif de l’information hyperlocale par les entreprises de presse, combinés avec le recours à d’autres médiations, en particulier les RSN, au premier rang desquels Facebook. Les espaces de circulation de l’information locale constituent à notre sens un terrain privilégié pour questionner la culture de l’information.
5Les travaux consacrés à la presse locale se sont peu intéressés à la question des pratiques informationnelles. Le lectorat de presse locale reste méconnu, avant tout construit par les services marketing des groupes de presse (Bousquet et Amiel, 2021, 97), et a été en définitive peu travaillé par la sociologie des médias. Les approches ont traditionnellement été centrées sur les journalistes et leur dépendance aux sources, insistant sur la collusion entre les journaux et les élites locales (Le Bohec, 2000 ; Frisque, 2010) : journalistes et édiles construisent un espace clos dans lequel ils vont « s’entre-célébrer ». L’information locale fait ainsi « diversion », elle entretiendrait la stabilité des hiérarchies sociales sans mise en débat des enjeux sociétaux locaux (Ballarini, 2008). Les travaux plus récents portent sur les transformations socio-économiques des entreprises de presse régionale et l’analyse des pratiques professionnelles impactées par une presse locale en crise, confrontée à la raréfaction des sources de recettes comme les petites annonces (Bousquet, 2015) ou la concurrence des journaux gratuits d’annonce, dont la presse quotidienne régionale (PQR) est propriétaire (Anciaux, 2014). Ils pointent les orientations nouvelles d’entreprises, « capables de se penser non plus comme une entreprise de presse, mais comme groupe industriel de communication » (Ruellan et Langonné, 2012, 70). Les titres de presse constituent avant tout des « marques ombrelles » (Amiel et Joux, 2020), aux côtés d’activités rémunératrices, notamment dans la communication ou l’événementiel.
6Ces perspectives ne s’intéressent in fine que peu à la manière dont la presse locale est saisie, mobilisée par ses lecteurs. Ces derniers demeurent avant tout analysés comme un artéfact, construits dans les représentations que se font les journalistes. Néanmoins, certains chercheurs ont commencé à se tourner vers un niveau intermédiaire, jusque-là peu étudié, celui des correspondants de presse locale ou CLP (Ruellan et Rochard, 2004 ; Gimbert, 2012). Ils ont analysé les rapports entre les CLP et les « communautés locales », en mettant l’accent sur l’attachement du CLP au territoire dont il est le porte-parole dans le journal.
7Ce lien entre le journal et le territoire qui, selon notre hypothèse, s’est progressivement distendu, constitue à notre sens une entrée pertinente pour la compréhension des pratiques informationnelles locales. Il s’agit alors de prendre en compte la pluralité des acteurs de l'information locale, dans un contexte où l’érosion des frontières entre public, pairs et sources est notable. Les sources traditionnelles du localier (mairie, associations, etc.) sont à même de publier un contenu informationnel qui peut être, le cas échéant, traité a posteriori par les journalistes. Cette entrée par le territoire permet d’identifier des réseaux de coopération organisés autour d’activités, de conventions et représentations communes (Becker, 1988), qui traversent le territoire (associations culturelles, d’éducation populaire, sportives, etc.). Ces acteurs peuvent partager une vision d’une certaine qualité informationnelle qui réponde aux conventions journalistiques – une information distanciée, surplombante, une posture critique – mais replace l’information locale dans son utilité pour les activités quotidiennes. L’interrogation sur les pratiques médiatiques est à replacer dans la définition d’un média selon Anselm Strauss :
« donner des trucs techniques et des instructions, enseigner comment accomplir les activités de ce monde avec le moins de danger possible, promouvoir ou donner des informations à propos des sites, des évènements à venir, faire de la publicité pour des items variés, faire circuler des informations et des opinions sur des questions d’actualité pour ce monde » (Strauss, 1978, 279).
8Si on peut considérer que la presse locale fut dans une situation de quasi-monopole avant l’arrivée d’internet, il est légitime de se questionner sur les conséquences de l’arrivée de nouveaux intermédiaires, bien documentées dans le cadre de la presse nationale.
9Pour questionner les évolutions des pratiques médiatiques locales, nous avons mobilisé une approche quantitative. Nous avons bénéficié de données extraites de l’enquête Individus - CAPUNI menée par le GIS Marsouin. Cette enquête, menée depuis plusieurs années, permet de documenter les usages d’internet des individus et leur évolution en Bretagne. En 2022, à notre initiative, douze questions relatives aux consommations médiatiques ont été introduites : sur la recherche d’informations locales, sur les médias utilisés pour s’informer et sur les abonnements aux titres de presse. L’enquête a concerné 2 000 répondants de plus de 18 ans. Dans la mesure où le questionnaire n’est pas dédié uniquement aux pratiques médiatiques, les questions posées sont assez générales et ont pour vocation de dresser un tableau qui mériterait d’être affiné. Ces données ont cependant le grand intérêt de valider une tendance lourde observée tant du côté des pratiques des internautes que des organisations médiatiques : le recul de la lecture de la presse locale.
10Trois logiques sont à l'œuvre. Une transformation générationnelle dans la manière de consommer l’information est notable, avec un effondrement de la lecture de la presse papier pour les plus jeunes. Seuls 4 % des 18-25 ans consultent la version papier d’un titre de presse quotidienne régionale, contre 67 % pour les 75 ans et plus. Cette différence générationnelle est encore plus marquée lorsque la temporalité d’un accès à titre de presse papier est hebdomadaire : 14 % pour les 18-25 ans contre 78 % pour les 75 ans et plus. Les données concernant les abonnements à un média local papier montrent l’ampleur de la problématique à laquelle sont confrontées les entreprises de presse locale : 28 % pour l’ensemble de l’échantillon sont abonnés, 49 % pour les plus de 60 ans contre moins de 10 % pour les 18-44 ans.
11La distribution sociale de la consommation médiatique est marquée. Les sites d’informations (pure players tels que Les Jours ou Mediapart) rencontrent un public de « niche ». Seuls 9 % des enquêtés sont abonnés à un média hors presse locale. Le pourcentage monte à 23 % pour les cadres et professions intermédiaires. Cet élément vient corroborer des constats déjà effectués sur une des logiques de constitutions de hiérarchies informationnelles, avec l’idée que « les pratiques et les goûts informationnels demeurent socialement structurés » (Comby, 2013, 31).
- 2 Il est possible de distinguer l’information « pour le local » de l’information « sur le local » qui (...)
12Pour autant, un recul de la lecture de la presse locale ne signifie pas que les pratiques médiatiques soient absentes. Le recours aux plateformes pour s’informer est généralisé, les variables du niveau de diplômes ou de la catégorie socioprofessionnelle ne sont pas discriminantes. Respectivement, 96 % des 18-29 ans et 94 % des 30-44 ans ont recours à internet pour trouver de l’information locale. Il est nécessaire de s’entendre sur le terme d’information locale. Nous parlons ici d’information-service. Il s’agit d’un type particulier d’informations très courtes, « potentiellement mobilisable en vue de l’organisation de la vie du lecteur (pour sa vie professionnelle, sa vie quotidienne, ses loisirs…) » (Bousquet, 2015, 167). Il s’agit d’informations « pour le local2 » (Tudesq, 1988) « un élément fondamental du travail territorial des médias locaux » (Bousquet, 2015, 165).
13L’accès facilité à ces informations-services en ligne vient questionner les nouvelles médiations à disposition. Nous nous attendions à avoir une prédominance des moteurs de recherche, en particulier de Google, dans les recherches d’informations-services : 66 % des 18-29 ans et 63 % des 30-44 ans y ont recours au moins une fois par semaine. Mais l’usage principal est le recours aux plateformes pour trouver de l’information locale : 82 % des 18-29 ans et 60 % des 30-44 ans. Ces chiffres doivent s’analyser au travers des nouvelles médiations pour recourir à l’information locale, avec une généralisation pour la catégorie la plus jeune de l’échantillon. Un autre élément peut être ajouté : si le niveau d’étude ou la catégorie socioprofessionnelle ne constituent pas une variable, celle de la taille du foyer apporte un éclairage : les foyers avec un ou plusieurs enfants ont recours aux réseaux sociaux pour s’informer (45 %). Bien que cette donnée mériterait d’être affinée, elle illustre bien une tendance à recourir aux plateformes pour trouver de l’information-service, en plus des contenus éditoriaux mis en ligne par les rédactions.
14À ce stade, l’approche quantitative permet d’étayer l’hypothèse d’un déplacement du quasi-monopole de la PQR et de la presse hebdomadaire régionale (PHR) dans la circulation de l’information locale jusqu’au milieu des années 1990. Dans ce contexte, Béatrice Damian, Roselyne Ringoot, Denis Ruellan et Daniel Thierry ont émis le constat que « les entreprises de presse régionale ont particulièrement bien géré les nouvelles concurrences en défendant la singularité du journalisme de proximité qu’aucun acteur étranger à ce champ n’est parvenu à menacer. » (Damian et al., 2002, 18). Or, cette présence semble aujourd’hui moins évidente, tant les infomédiaires apparaissent centraux dans la circulation de l’information locale, ce qu’une approche qualitative doit permettre de révéler.
15Pour ce faire, nous avons opté pour une approche par les acteurs de l’information locale sur un territoire circonscrit en Bretagne, le Trégor. Porteur d'une identité forte, le Trégor compte un peu plus de 100 000 habitants, autour de son cœur économique, Lannion. Si cette ville de 20 000 habitants se distingue par le dynamisme d'un pôle technologique lié aux télécommunications et à l'optique, le territoire est marqué par une forte disparité entre la ville centre et le littoral, qui concentrent revenus élevés, entreprises et équipements publics, et le secteur rural au sud où, malgré l'apport récent d'une population de néo-ruraux, se cumulent souvent précarité, fragilité de l'accès à l'emploi et recul démographique.
16C’est sur ce secteur rural que se porte notre attention, considérant que s’y jouent de manière plus exacerbée des nouvelles concurrences en ligne concourant à l’affaiblissement du poids de la presse locale. Car la particularité du territoire trégorrois, du point de vue de l’offre médiatique, est sa densité. Deux quotidiens y sont présents, Le Télégramme, Ouest-France, ainsi que les titres du groupe Publihebdos (Le Trégor, L’écho de l’Armor et de l’Argoat) dans les Côtes-d’Armor.
17Sur ce territoire, des entretiens ont été réalisés avec des journalistes de presse locale (5), des correspondants locaux (6) et des acteurs associatifs et élus locaux (5). À cela s'ajoutent des moments plus informels de discussion avec des acteurs du territoire sur les pratiques informationnelles comme une observation participante lors d’activités collectives (réunions publiques, manifestations, ateliers d'entraide entre habitants). Nous avons animé deux ateliers liés à l’éducation aux médias, réunissant une quinzaine de personnes, essentiellement adultes. Cette modalité a permis de constituer des espaces d'échange en questionnant les habitudes de consommation d'information, notamment locale.
- 3 Il s’agit d’un format à mi-chemin entre le magazine et le livre. Il touche un « public assez jeune, (...)
18Ces échanges ont permis de cerner une consultation idiosyncrasique des médias généralistes ou spécialisés. Un membre du conseil d'administration d'une association d'éducation populaire, par ailleurs enseignante et militante écologiste, nous a égrainé les émissions culturelles de Radio France (France Culture principalement) qu’elle écoute et la lecture de mooks3 (la revue XXI, La Revue Dessinée) achetés en librairie, affichant des lectures très légitimes et repoussant les articles d’actualité. Globalement, l'entrée par ces groupes de discussion conduit à sur-représenter des habitants très intégrés dans le tissu associatif et militant local, où l’information politique constitue une monnaie d'échange (Boyadjian, 2022) et une ressource identitaire. Le contact avec la presse locale est présent, notamment via les correspondants locaux de presse, invités à couvrir les activités de l’association. Néanmoins, le constat est fait d’une présence moins systématique de ces derniers, révélatrice d’une tendance à la réduction de la surface éditoriale consacrée aux communes rurales.
19Des parents d’élèves nous ont présenté leurs habitudes de consommation médiatique. Trois accès sont privilégiés. La consultation du navigateur Chrome via un smartphone, avec une logique d’agrégation d’informations plus ou moins liées aux centres d’intérêt individuels. L’interface permet de scroller rapidement sur les titres des articles produits par les sites web des titres de PHR et de PQR, dans un flux d’informations issues de rubriques diverses et de médias variés. Facebook offre une médiation importante pour connaître les actualités locales, en particulier pour suivre l’agenda des manifestations et des sorties culturelles, partagées par l’entourage, dont les publications sont promues par l’algorithme. La presse locale y est présente, tout comme les pages d’associations, sans hiérarchisation, diluant l’identité des titres de presse locale au profit de la mise en avant du contenu (Guignard et Le Caroff, 2020). Enfin, WhatsApp est mentionné à plusieurs reprises, où l’entourage partage régulièrement des informations au gré des parcours en ligne. S’entremêlent informations politiques et articles de presse scientifique, où la vie locale occupe une place marginale.
20Nous n’avons pas croisé d’acteurs, hormis les élus locaux, pour qui la presse locale, dans sa version papier, est une source d’information essentielle. Elle est consultée de manière assez irrégulière, parfois sur le lieu de travail, achetée au gré des rituels de la vie locale (comptes rendus de réunions d’associations, de moments festifs, etc.), où les articles sont parfois photographiés et partagés au sein des groupes de discussion.
21La consultation de l’information locale s’inscrit dans un ensemble de médiations, où le support de la presse papier semble de plus en plus périphérique. La prédominance des infomédiaires semble a priori s’expliquer par les supports utilisés : le recours aux plateformes et l’utilisation du téléphone portable. Mais l’explication est trop simpliste, en ne prenant pas en compte l’évolution des pratiques des producteurs de contenus.
22Trois logiques sont à l'œuvre dans les transformations des pratiques médiatiques locales pour expliquer un recul de la presse locale au bénéfice des infomédiaires : des formes de rationalisation de la collecte d’informations qui contribuent à l’effacement relatif du correspondant local de presse, le recours aux plateformes de réseautage numérique et une écriture journalistique sous contrainte.
23Un premier élément à prendre en compte est la transformation des activités des correspondants locaux de presse. Dans le processus de collecte de l’information, ils sont des acteurs peu visibles (ils ne signent pas leur article), tout en étant incontournables (ils fournissent une large part du contenu informationnel de la locale). Ils sont le principal médiateur entre le territoire et le journal. Ils collectent des informations sur le territoire et célèbrent celui-ci (annonce d’événements, comptes rendus de réunions, photos qui saisissent le quotidien). Ils veulent, comme le notent Denis Ruellan et Yvon Rochard, « valoriser le local, les initiatives et les personnes avec lesquelles elles vivent. Ils ne souhaitent pas, dans leur grande majorité, être les gendarmes de la vie sociale, mais son miroir, au risque de la complaisance » (Ruellan et Rochard, 2004, 199).
24Or, depuis le tournant des années 2010, ce modèle est remis en cause dans un souci de rationalisation de la collecte d’information. Au sein du groupe SIPA Ouest-France, qui regroupe le quotidien Ouest-France et le groupe Publihebdos, en situation de quasi-monopole pour la presse hebdomadaire régionale, une nouvelle modalité de collecte a été mise en place : Infolocale.fr. Il s’agit d’un dispositif de captation automatisée des informations-services, mis en place par le service informatique sur le modèle d’une « mise au travail » (Dujarier, 2008) des acteurs du territoire.
25Une correspondante a ainsi expliqué que, selon elle, Infolocale.fr contribue à distendre le lien avec les lecteurs et sources :
« On a perdu le contact avec les gens, maintenant. Avant, quand ils nous appelaient pour un communiqué, on pouvait, nous, mieux le rédiger que ce qu’ils font eux, les pauvres ! Parfois ça n’a pas de sens, ce qu’ils écrivent dans Infolocale. Et ça te permettait de parler en même temps de l’asso, de ce qui se passe, et puis de trouver une idée, justement, pour un sujet hors agenda quoi. Et là, on n’a plus de contact avec les gens. » (correspondante locale de presse, zone rurale).
26Cette rationalisation s’inscrit dans un cadre plus large d’une dilution progressive du lien entre la presse locale et ses territoires traditionnels de diffusion. La presse locale a réduit la place qu’elle accorde à l’actualité de ces territoires ruraux : diminution de la pagination et/ou des formats des articles, mais aussi des sujets dits hyperlocaux. C’est ici l’injonction faite aux CLP de ne plus traiter certains événements récurrents, jugés de moindre intérêt informationnel (activités scolaires, cérémonies et remises de prix, comptes rendus culturels…). Or, ces « interdits » constituent encore l’un des substrats de cette vie locale que cette presse prétend toujours incarner au premier chef.
27En miroir, ce délaissement se perçoit chez les responsables associatifs ou les élus locaux, à la fois comme sources et comme lecteurs. Un nombre indéfini d’acteurs du territoire a progressivement basculé vers Facebook. Ce basculement se lit dans la complainte d’un correspondant local de presse, adressée à la rédaction pour laquelle il travaille.
« Nouvelle semaine et même constat : les coms nous arrivent de plus en plus au compte-goutte, de plus en plus au dernier moment… et ce, quand elles arrivent. Contactés parfois par mes soins (parfois) pour n’avoir pas été informés ou invités, les « responsables » répondent de plus en plus « c’était sur Facebook ! » : je me refuse à devoir faire une « revue de presse Facebook » chaque matin. Par contre, des reproches « pas annoncés en agenda sur Le Trégor » fusent… c’est de la mauvaise foi caractérisée bien souvent. » (mél d’un correspondant local de PHR, 29 août 2022).
28Ces pratiques de partage d’information échappent aux analyses inscrites dans une perspective trop média-centrée qui postule la centralité de la médiation de la presse locale dans l’espace public local. Pour autant, il ne s’agit pas du simple remplacement d’une médiation journalistique par un dispositif technique. Porter le regard sur la circulation de l’information hyperlocale nous conduit vers un paysage plus riche et complexe qu’escompté, objet généralement délaissé car peu légitime.
29Les pages d’associations ou de communes sur Facebook jouent, « outre le lien amical et social classique, [...] un rôle communautaire et économique. » (Ronsin, 2021). Chaque association, chaque collectivité locale dans le Trégor dispose d’ailleurs de son espace de publication pour communiquer avec ses membres ou ses administrés, à l’image de la commune de Trémel et de sa page L’Écho de Trémel4, qui compte 1 000 mentions « j’aime » pour 403 habitants : la mairie a créé une page qui diffuse toutes les informations concernant la commune. Cette page est gérée par une correspondante locale de presse du territoire, qui relaie des informations hyperlocales qu’elle ne peut publier dans les colonnes de la presse locale, la faute à une pagination revue à la baisse.
30Dans une commune voisine, Plouaret (2 195 habitants), la page Facebook est tenue par la maire qui en fait une véritable chronique de la vie communale.
« Le bulletin municipal, ça ne suffit pas. Pour plusieurs raisons. Parce que l’actualité va plus vite que tous les trimestres. Et parce que, en fait, les gens sont beaucoup sur les réseaux sociaux. Si on n’était pas à Plouaret, on serait peut-être sur d’autres réseaux que Facebook. Et quand on est maire, l’objectif c’est de parler au plus grand nombre. Eh bien, il faut utiliser toute la palette d’outils à disposition. C’est juste ça qui dicte les choses. » (maire, commune rurale).
31En ce sens, le choix de cette plateforme n'est pas seulement lié à l'opportunité de pérenniser une page préexistante sur la commune, mais semble réfléchi en lien avec la sociologie d'une population rurale où les jeunes retraités dominent. La maire anime par ailleurs un compte personnel sur Twitter entièrement lié à ses fonctions institutionnelles et politiques, et sépare clairement les deux comptes.
32Le contenu adopte le système traditionnel de l'information locale, fait d'annonces et de comptes rendus d'événements que l’élue couvre elle-même en prenant des photos et produisant de courts textes, et de liens vers d'autres pages locales sur lesquelles elle mène une veille. La tonalité est bienveillante, l'idée est « d’encourager, de remercier, d’annoncer. C’est plutôt une information soit pour annoncer des événements soit pour rendre compte d’un événement qui s’est passé. » (maire, commune rurale).
Figure 1 : Page Facebook de la mairie de Plouaret
33De fait, la page reprend bien des caractéristiques du traitement de l'actualité de proximité par la presse locale. Pour autant, son instigatrice estime ne pas être en concurrence avec la presse locale du secteur. Sa conception du journalisme, exprimée comme une activité de contribution aux débats publics, sans dimension servicielle, aurait un autre rôle social, à travers ce qu’elle appelle « des sujets de fond ». Cela renvoie à sa propre démarche de lectrice, qui privilégie la presse nationale (Le Monde, Le 1…) pour son usage personnel et la presse locale pour ses fonctions. Elle assure dans ce sens « faire attention » aux CLP de son territoire, en prenant garde à continuer à les inviter aux événements municipaux et à répondre à leurs sollicitations. Il n'en demeure pas moins que ce contenu hyperlocal à disposition échappe en partie à la presse locale et devient une source tentante et ouverte pour le CLP soumis à des contraintes temporelles et de concurrence accrues.
34En Bretagne, plusieurs pure players d’information hyperlocale viennent faire entendre une parole délaissée par la presse régionale, une arrivée signifiante dans une région où PQR et PHR sont encore considérées comme prégnantes dans la médiation de l’espace local. À des échelles différentes (communauté de communes, commune, quartier), ces pure players ont pour dénominateur commun un fondateur issu du milieu médiatique (ex-journaliste ou CLP), qui s'investit fortement pour sa communauté. Au-delà des caractères propres à chacun de ces sites informationnels, il s’agit bien de valoriser un territoire par la mise en avant de cette information-miroir peu à peu effacée des journaux traditionnels. À Bégard, animé par un ex-correspondant local de 2013 et 2020, BV Online contenait ainsi un agenda des événements à venir, des comptes rendus de manifestations organisées par les institutions locales et des galeries photos d’événements locaux (Trédan et al., 2018).
35Ces pure players jouent ainsi un rôle de filtre des contenus publiés sur Facebook et de remédiation dans la circulation de l’information de grande proximité : comptes rendus des activités des institutions locales, promotion de démarches d’associations, sous la forme d’annonces, etc. Le contenu conduit donc à la survalorisation des acteurs importants du territoire et à l’absence de dimensions critiques, tendance également observée dans la presse locale. Plus encore, ces pure players offrent une information de service qui est utile à la vie sociale, économique et culturelle de territoires de grande proximité comme la commune en zone rurale ou le quartier en milieu urbain. La médiation de Facebook est combinée avec un travail de veille spécifique sur les groupes.
36Il est alors notable que les pratiques les plus intensives de Facebook constatées l’ont été chez les animateurs de pure players, ce qui permet de mieux cerner leur rôle de média dans les mondes organisés à une échelle de très grande proximité.
37Ce paysage dressé n’est pas complet sans cerner la manière dont ces nouvelles pratiques de circulation de l’information participent à modifier la pratique journalistique locale. La médiation des réseaux sociaux, en particulier Facebook et Twitter, modifie le rapport aux publics et aux sources. Dans le rapport aux sources, Facebook devient un espace sur lequel les journalistes sont tenus de porter une attention continue. Les journalistes de presse locale nous ont présenté leurs pratiques et évoqué les conséquences de ces nouvelles médiations sur leur activité. À son bureau, un journaliste en poste depuis 32 ans évoque sa pratique, ordinateur connecté à Twitter et son téléphone portable en main.
« C’est sur Facebook beaucoup. Si tu veux avoir des infos, il faut être dans les groupes très locaux. Il y a des petites communautés sur Facebook dans beaucoup de communes. En fait ce qui a changé, c’est au niveau des associations qui communiquent via Facebook. Pour certaines, ils ont presque plus besoin de nous, quoi. » (journaliste de PHR, zone rurale).
38Pour autant, sa pratique est essentiellement déléguée à Facebook et son newsfeed. Il décrit sa veille comme « très empirique », parce qu’il n’est pas « un cador en informatique. » Elle est circonscrite à la colonne centrale, sans véritable stratégie de recherche d’informations. « C’est mon fil, tu vois, tu déroules. Tu repères des trucs, des fois tu ne repères rien. Bon, je n’y passe pas 50 heures, mais je le fais régulièrement dans la journée parce que ça se renouvelle sans cesse. » Les sources d’information sont multiples : les pages des associations pour alimenter l’agenda culturel, celui de la préfecture maritime pour les faits divers, des sources traditionnellement contactées via téléphone – comme la gendarmerie – qui renvoient à leur page Facebook. La démarche relève d’une forme de bricolage où la satisfaction se mesure dans les performances des sites en termes d’audience, le million de visiteurs uniques par mois pour la déclinaison web du titre de PHR Le Trégor.
39Ainsi Facebook n’est pas uniquement une médiation importante dans le rapport aux sources. Elle l’est tout autant dans le rapport aux publics, qui se matérialise dans l’interface du site. La dépendance aux infomédiaires y est particulièrement sensible. Facebook (43 %) et Google (35 %) apportent l’essentiel du trafic des visiteurs pour la presse hebdomadaire et influent sur le traitement éditorial en ligne. Les sujets portant sur les commerces et les faits divers sont valorisés car générateurs d’audience sur les réseaux sociaux. « Si tu mets camping-car dans ton titre, tu sais que ça marche. Parce que sur les réseaux, il y a des grosses communautés de camping-caristes. » Les consignes données vont dans ce sens : mettre le nom de ville de taille moyenne dans les titres pour maximiser l’audience potentielle, choisir les sujets et les angles à forts potentiels d’« engagement » de l’internaute, sous la forme de likes et de partages (Smyrnaïos, 2018).
40La hiérarchisation de l’information s’en trouve affectée, particulièrement dans le cas des rédactions de presse locale qui cherchent à capter une audience importante. Les sujets sur les initiatives ou sur les parcours insolites sont ainsi prisés : le maintien d’une activité artisanale dans une commune peut être valorisé via des plateformes, en touchant un lectorat qui aura une lecture émotionnelle sans lien nécessaire avec le territoire de diffusion du journal. Du moins les journalistes rencontrés sont en mesure de lister les sujets « qui marchent », sans réellement en connaître les raisons, les algorithmes étant des boîtes noires.
41En observant une zone rurale de Bretagne, nous avons fait le choix de sortir d’une approche centrée sur la réception des informations pour constater la permanence de la circulation de l’information à l’échelle hyperlocale. Encore faut-il s’entendre sur le sens de l’information donnée. Il peut s’agir de productions journalistiques (enquêtes, portraits, reportages, interviews), mais aussi d’informations qui ont une valeur servicielle forte (annonces de manifestations, brefs comptes rendus sous forme de photos légendées).
42Dans la mise en circulation de ce dernier type d’informations, la presse locale n’est qu’un acteur parmi d’autres, aux côtés des associations, élus locaux, institutions locales, de pure players présents et partageant leur contenu sur des plateformes, notamment Facebook. Ces informations-services n’ont qu’une valeur d’usage réduite à celles et ceux qui appartiennent au territoire. Dans le même temps, les journalistes, le regard sur les métriques, sont incités à maximiser l’audience de leur titre et à toucher de nouveaux publics, y compris en dehors de leur territoire de diffusion.
43Un paradoxe se dégage de ce tableau : le territoire local parle moins à la presse locale ; la presse locale parle moins du territoire local. Il s'explique par la reconfiguration du paysage médiatique local : des sources du localier qui utilisent leur propre canal de diffusion ; des habitudes de consommation médiatique sur support numérique, notamment le smartphone ; une presse locale qui, en ligne, cherche à trouver son lectorat.
44Il en résulte une source d’inquiétude et deux chantiers. Le premier porte sur la presse locale, moins connectée à son territoire, prise dans une dynamique de recentralisation organisationnelle, le rôle des localiers s’en trouvant affecté et les correspondants locaux de presse marginalisés dans la stratégie du web first. Or, l’appétit des GAFAM pour la publicité locale, leur capacité d’extraction, de hiérarchisation, d’éditorialisation des informations locales viennent mettre à mal le modèle économique de la PQR/PHR et rendent nécessaire le renforcement des stratégies de diversification.
45Le second concerne les nouveaux espaces de circulation de l’information, en particulier les informations-services et les pratiques informationnelles développées. Elle est l’œuvre d’acteurs des territoires qui privilégient certaines plateformes, au premier rang desquelles Facebook aujourd’hui. Cette profusion de producteurs locaux n’est sans doute pas nouvelle, mais les logiques de plateformisation méritent que soient analysées avec précision les conséquences sur les sociétés locales des inégalités dans l’accès à l’information, domaine que la sociologie des médias a tout intérêt à investir.