1L’évaluation de l’information (EI) est une opération mentale qui vise à attribuer un jugement sur la valeur et notamment sur la valeur de vérité d'une information (Sahut, 2017). Éviter, filtrer, vérifier, rejeter, valider sont des actions qui participent de ce processus et convoquent les notions de pertinence, de crédibilité et confiance, d’autorité, réputation et influence, d’émotions, affects et expérience informationnelle. Ainsi, l'EI est caractérisée par sa complexité et les pratiques qui lui sont associées sont hétérogènes (Serres, 2012a) : l'usager se situe en interactions complexes avec le dispositif sociotechnique, la source de l'information, l’information elle-même et le contexte d’usage du dispositif. Les démarches, les modalités, et les critères d’évaluation varient alors en fonction de ces différents éléments. Les pratiques d’EI des jeunes sur les médias sociaux, en tant que pratiques informationnelles, questionnent particulièrement puisqu’ils sont les usagers les plus assidus de ces dispositifs info-communicationnels qui médiatisent des contenus multimodaux de tout type, émanant aussi bien de médias traditionnels que d’internautes.
2L’usage actuel et fréquent, dans les écrits scientifiques, des préfixes trans-, inter-, multi- et des notions de complexité, d’incertitude, de convergence, etc., révèle une dynamique à l’œuvre aussi bien dans le champ conceptuel que méthodologique en SIC. Elle s’appréhende en considérant que, pour comprendre les phénomènes sociaux, il est nécessaire d’utiliser des approches variées qui puisent dans de nombreux champs scientifiques pour éviter d’essentialiser le phénomène et le saisir dans toute son épaisseur. Cela exacerbe la problématique du choix des cadres théorique et méthodologique. En abordant nos objets de recherche que sont l’EI et les pratiques d’information juvéniles sur les médias sociaux, des enjeux épistémologiques ont émergé :
- l’EI, jusqu’alors appréhendée selon une approche informationnelle, est intégrée au processus de recherche d’information (RI) alors que, sur les médias sociaux, elle concerne toute information communiquée à laquelle l’individu est exposé. Or les modélisations de la RI et plus largement des pratiques informationnelles n’incluent pas, pour la plupart, le processus de communication. Sur les médias sociaux, ce processus de communication est central et appelle à intégrer les pratiques communicationnelles pour étudier les pratiques d’EI.
- un autre enjeu épistémologique est lié à la multiplicité des facteurs intervenant dans le processus d’EI qui enjoint à adopter une approche multidimensionnelle. La modélisation en Library Information Science (LIS) des pratiques d’accès à l’information a été tout d'abord considérée comme un processus techno-centré puis a évolué vers un paradigme usager prenant en compte les éléments du contexte et les dynamiques sociales. Les approches holistiques sont les plus pertinentes pour notre recherche. En effet, elles permettent d'embrasser la complexité des processus d'EI en soulignant notamment l'importance du contexte et la multiplicité des dimensions : cognitives, affectives, physiques, psychologiques, sociales.
3Ces enjeux épistémologiques conduisent à articuler des cadres théoriques et des méthodologies issus aussi bien des LIS que des Communication Studies qui prennent en compte eux-mêmes ceux de la psychologie sociale, de la psychologie cognitive, de la sociologie des usages, de la socio-économie et de la sémio-pragmatique.
4Le but de cet article est de montrer en quoi l’approche info-communicationnelle et multidimensionnelle adoptée pour analyser les pratiques juvéniles d’EI sur les médias sociaux permet de comprendre le caractère instrumenté et situé de ces pratiques et l’articulation des logiques individuelles et collectives à l’œuvre dans le cadre d’une expérience informationnelle. Aussi, les deux premières parties de notre article caractérisent cette approche et présentent de ce fait les éléments qui ont présidé au choix des cadres théoriques. Dans la dernière partie est exposée la réflexion qui a guidé le choix d’un cadre méthodologique approprié.
5En France, les SIC forment un seul champ scientifique mais les phénomènes de communication ont longtemps été exclus des recherches sur l’information (Fondin, 2005). Néanmoins, ils sont pris en compte par certains chercheurs pour notamment rééquilibrer les modèles informationnels qui se focalisent plutôt sur l’accès et la recherche et ne considèrent que rarement les activités de partage et de diffusion (Ihadjadene et Chaudiron, 2009). Or ces activités sont au cœur des médias sociaux et l’on peut se demander dans quelle mesure elles influencent le processus d’EI.
6Le contexte sociotechnique des médias sociaux génère un entremêlement de pratiques informationnelles et communicationnelles (Serres, 2012b) et conduit à deux phénomènes : une évaluation sociale de l’information et une orientation des pratiques par le design, le fonctionnement technique et le modèle économique de la plateforme.
7Les médias sociaux sont des dispositifs basés sur les technologies propres aux réseaux socionumériques permettant d’accéder à des discours et des contenus informationnels et d’interagir socialement. Soumagnac (2021) les conçoit en tant que lien entre les dimensions informationnelle et communicationnelle. Ainsi, les pratiques informationnelles sur les médias sociaux sont aussi communicationnelles car ces dispositifs permettent de communiquer non seulement au sens de transmettre une information mais, de surcroît, d’établir une relation à l’autre en tentant de le prendre en compte et de le comprendre (Peraya, 2008). Lorsqu’un internaute visionne une vidéo sur YouTube et décide de la liker, de la partager, de la commenter, il réalise bien un acte de communication éminemment social. Il dépose des traces qui peuvent être perçues comme une forme d’écriture (Jeanneret, 2009). Ces traces peuvent être interprétées comme des indices sociaux (commentaires, likes, nombre de vues, de commentaires…) qui, associés au contenu informationnel, contribuent à estimer la valeur de l’information. Ils concourent ainsi à une validation sociale basée sur une fiabilité agrégée (Jessen et Jørgensen, 2012). En effet, ces indices peuvent déterminer le visionnage d'une vidéo ou son évitement et pourront être utilisés par les autres internautes en tant que critères d’évaluation. Yves Jeanneret précise que ces traces ne sont pas des reflets des usages mais plutôt « des prises de position sur le monde, des mises en forme et en sens » (Jeanneret, 2009, 7). Le dispositif médiatique génère une communauté d’échange et de partage qui peut être perçue symboliquement comme une communauté d’expérience et d’entraide.
8Aussi, l’approche info-communicationnelle, pouvant se définir comme un positionnement qui considère, d’un côté, les pratiques et usages des acteurs et de l’autre, les logiques de production et de conception des dispositifs (Paganelli, 2013), offre un appareillage théorique pertinent pour analyser ce qui se joue dans cet écosystème informationnel. Nous venons de voir que ces dispositifs confèrent une dimension collective à l’EI, ils influent également sur les pratiques d’EI par leur design, leur fonctionnement technique et leur modèle économique.
9Il est ainsi intéressant d’analyser le design et l’interface des médias sociaux en considérant les problématiques juvéniles de compréhension/réception des processus d’éditorialisation (Souchier et al., 2019). Nous pouvons pour cela nous appuyer sur la théorie critique et sur les industries culturelles et de la communication.
10Les médias sociaux considérés dans notre recherche (Facebook, Instagram, Snapchat, Twitter, YouTube) sont proposés par les grandes plateformes numériques qui transforment, par le biais de leur modèle économique et de leur fonctionnement technique, les biens culturels et les facultés de jugement des internautes, en marchandises (Bouquillion et al., 2013). Cela conduit à monétiser le temps d’attention des individus (Boullier, 2014) et à jouer, pour l’accroître, sur les émotions et les affects par le truchement du design du dispositif et des systèmes algorithmiques de recommandation (Alloing et Pierre, 2017). Jehel parle d’un véritable travail émotionnel des adolescents, cible privilégiée des plateformes, s’apparentant ainsi à des industries numériques (Jehel, 2022). Ainsi, les interfaces sont conçues et évoluent pour générer de l’engagement c’est-à-dire favoriser les interactions avec le dispositif (liker, commenter, partager, produire du contenu) et faire vivre des expériences personnalisées. Chaque média social a ses caractéristiques (un design, une interface, des algorithmes…), une grammaire spécifique en quelque sorte, qui a un impact sur les pratiques d’évaluation de l’information juvéniles. La connaissance et l’utilisation de cette grammaire par les jeunes sont donc intéressantes à explorer.
11L’EI correspond à un processus qui participe du traitement de l’information, élément central de la RI. Dans l’approche informationnelle, le besoin d’information défini a un rôle déterminant dans l’EI. Sur les médias sociaux, il est remis en cause puisque les individus peuvent naviguer sans qu’un besoin soit conscientisé. En effet, en contexte numérique, ils peuvent évoluer au gré de leurs envies, de leurs humeurs sans être motivés par un besoin d’information précis dans le cadre d’une stratégie de recherche exploratoire ou de navigation (Marchionini, 1995). Ils peuvent uniquement rechercher des sensations, du plaisir, du divertissement à un moment, puis une information spécifique, pertinente et fiable peu après, ou les deux combinés. L’expression « recherche d’information passive », proposée par Wilson (1999), est discutable puisqu’une recherche d’information sous-tend une activité conscientisée et la notion plus large d’activité informationnelle semble plus à même de convoquer les différents types d’acquisition informationnelle. Elle permet de mobiliser aussi bien la recherche d’information proactive ou intentionnelle mue par un besoin d’information défini, que l’exposure, au sens d’exposition médiatique propre aux médias de masse (Rich et al., 2015) que nous nous proposons de transposer aux médias sociaux. Le caractère cumulatif des contenus consultés du fait de l’aspect multitâche et multi-écrans de la navigation, différents onglets ou applications pouvant être consultés parallèlement sur un ou plusieurs terminaux, est ainsi pris en compte dans le cadre de cette exposition.
12Ce sont alors des besoins plus larges qui semblent influer sur le processus d’EI. En effet,
« rechercher, sélectionner, partager de l’information rassemble un ensemble de méthodes, d’intentions et de stratégies cognitives qui déborde le seul périmètre informationnel en questionnant les intentions de l’individu au sens communicationnel et des démarches cognitives et sociocognitives en jeu » (Boubée, 2007 ; Couzinet et Liquète, 2022, 109).
13Pour appréhender ces besoins ou intentions, il est intéressant de s’appuyer sur le courant de recherches des usages et gratifications qui étudie les fonctions des médias (Katz et al., 1973 ; Whiting et Williams, 2013). Nous retenons cinq catégories de besoins individuels qui peuvent motiver une activité informationnelle : les besoins cognitifs ; les besoins affectifs ; les besoins de gratification personnelle ; les besoins de gratification sociale ; les besoins récréatifs.
14Cette approche se rattache de fait aux sciences de la communication et plus précisément à la mass communication research. En l’adoptant, nous pouvons aussi bien prendre en compte les pratiques d’EI relevant d’une RI intentionnelle mues par un besoin d’information défini que celles relevant de l’exposition médiatique.
15Enfin, la connaissance fine du contexte dans lequel s’inscrit l’activité informationnelle qu’est l’EI est nécessaire (Paganelli, 2016) pour appréhender les pratiques. Pour émettre un jugement de valeur sur une information, l’individu s’appuie sur l’interface du dispositif et notamment sur les commentaires et sur son entourage physique (ses proches). En conséquence, l’écosystème informationnel mobilisé par les jeunes pour évaluer l’information s’ancre dans le milieu numérique et le milieu physique. Le contexte est donc composé de l’acteur, le jeune, et de la situation d’usage qui est constituée d’un espace, d’une temporalité et du dispositif utilisé donnant l’accès à des ressources.
- 1 Selon le portail lexical en ligne du Centre national de ressources textuelles et lexicales https:// (...)
16L’approche multidimensionnelle correspond à la prise en compte de différentes dimensions et se rapporte à plusieurs niveaux de connaissance et d’expérience1. C’est la multiplicité des facteurs intervenant dans les pratiques d’EI qui justifie d’adopter cette approche. Elle est liée à la nature instrumentée et située que nous venons de décrire mais aussi au caractère hybride des pratiques d’évaluation juvéniles en milieu numérique. En effet ces pratiques semblent distribuées dans le temps, dans l’espace (milieux physique et numérique), aux niveaux individuel et collectif, formel et informel, multimédiatique et translittéracique (Serres, 2012b ; Aillerie, 2017), et enfin cognitif et affectif. Cette complexité peut s’appréhender par le large prisme de l’expérience informationnelle. Ainsi, il s’agit maintenant de considérer en quoi ces pratiques d’EI relèvent d’une expérience informationnelle individuelle mais aussi collective par le biais d’affiliations.
17Au-delà de l’exposition médiatique, nous pouvons parler d’exposition informationnelle. En effet dans la vie quotidienne, les individus sont exposés à différents médias qui convergent sur le web (Jenkins, 2013) mais aussi à de l’information non numérisée diffusée dans le cadre notamment de communications interpersonnelles ou par le biais de documents imprimés ou encore présentes dans leur environnement. Les individus s’appuient au quotidien sur toutes ces informations numérisées ou non pour appréhender les contenus informationnels auxquels ils sont confrontés. Aussi, le lien entre évènements de la vie quotidienne et information entraîne un changement de paradigme en termes d’évaluation de l’information : au lieu de chercher de l’information pour répondre à un besoin, les individus rencontrent des informations et se demandent quels besoins elles peuvent combler (Jones et Bruce, 2005). Cela relève d’un besoin anticipé de l’information. Ce besoin peut être interne à l’individu, c’est-à-dire provenir de sa mémoire personnelle. Par exemple, un jeune se rappelle qu’il doit partager un moment de détente avec son père, ce qui le conduit à sélectionner et évaluer positivement une vidéo sur YouTube qu’il n’aurait pas retenue s’il ne s’en était pas souvenu. Ce besoin peut être également externe à l’individu lorsqu’il est déclenché par des communications interpersonnelles. C’est le cas lorsqu’un professeur demande d’analyser une vidéo sur YouTube. Aussi, ces besoins sont liés d’une part aux souvenirs d’expériences spécifiques avec l’information, que ce soit avec des sources d’information, notamment dans le cadre de communications interpersonnelles, ou des types d’information, et, d’autre part, aux souvenirs concernant la perception du monde qui les environne (Jones et Bruce, 2005). Ils dépendent d’une rencontre ou d’une exposition informationnelle et d’un usage envisagé. Ils émergent et évoluent en interaction avec le parcours individuel de chacun associé à son expérience informationnelle.
18Cette expérience informationnelle est généralement définie comme le rapport des individus à l'information dans des contextes de la vie courante (Bruce etal., 2014). Elle inclut aussi les notions d’habitudes d’information et de parcours biographique (Boubaker Nobilet et Ihadjadene, 2019 ; Cordier, 2020). Elle permet de considérer l’engagement informationnel de l’individu de manière large, sociale et contextualisée (Bruce etal., 2014). La notion d’« être-au-monde-informationnel » éclaire particulièrement ce processus informationnel complexe car elle pointe l’enchâssement de « l’ensemble des attitudes, des valeurs, des représentations, des imaginaires et des pratiques associés à la fréquentation du milieu informationnel » (Cordier, 2020, 233). Les pratiques d’EI s’ancrent de ce fait dans une expérience humaine contextualisée et sensible qui relève d’une expérience informationnelle.
19En conséquence, l'état émotionnel de l'internaute comme le niveau du besoin (plus ou moins défini) influencent l'acquisition informationnelle en milieu numérique (Marchionini, 1995). La prise en compte des émotions et des affects dans les pratiques d’EI est d’autant plus importante que les industries culturelles qui proposent les médias sociaux les plus utilisés ciblent particulièrement les adolescents (Jehel, 2022). La sociologue Sylvie Octobre évoque à ce sujet le « régime émotionnel électif » promu par les techno-cultures juvéniles et souligne le lien entre les émotions, les registres du ludique, du divertissement, l’expressivité, l’expérimentation et l’expérience (Octobre, 2018, 74). La prise en compte de ces affects et émotions au niveau théorique et méthodologique apparait comme un vrai défi et justifie la convocation du concept d’expérience informationnelle qui est tributaire de facteurs individuels.
20Ces facteurs sont nombreux : l’individu est doté de caractéristiques sociodémographiques, âge, genre et milieu socio-culturel, qui peuvent influencer ses pratiques d’EI. Il est motivé par ses besoins individuels qui sont en lien avec son expérience informationnelle, colorée elle-même par son parcours biographique familial et social (Boubaker Nobilet et Ihadjadene, 2019). Il s’appuie sur ses ressources internes cognitives et affectives issues de pratiques formelles et non formelles qui peuvent se décliner en savoirs, savoir-faire et savoir-être qui seront mobilisés selon la situation ou contexte d’usage.
21Ce contexte d’usage se caractérise par sa ou ses temporalité(s), le ou les espace(s) investi(s) et le dispositif utilisé donnant accès à des ressources informationnelles. Des règles, normes et valeurs régissent le ou les espace(s) concernés et l’utilisation du dispositif et contraignent ces pratiques. Enfin, l’usage de l’information envisagé en tant que représentation du but de la recherche en psychologie cognitive (Rouet et Tricot, 1998) est un facteur qui semble déterminant dans le processus d’EI. Aussi, cet usage envisagé peut se décliner en but de la recherche d’information et en type d’information recherchée. Il détermine le type d’effort cognitif que l’individu peut déployer. En effet, les pratiques d'évaluation juvéniles décrites par la littérature scientifique montrent une prédominance des heuristiques de jugement au sens de « raccourcis mentaux qui permettent de formuler des jugements rapides sur l’information et ses sources » (Sahut, 2017, 227). Ainsi, par rapport au contexte, un équilibre optimal entre l'effort cognitif, l'investissement temporel et les résultats informationnels souhaités est recherché.
22Les conduites juvéniles peuvent être appréhendées comme un double processus d’individuation et d’affiliation (Plante, 2013 ; Dauphin, 2012). Il est donc intéressant d’envisager les pratiques d’EI dans le cadre de cette construction identitaire (Lachance, 2019) et d’une socialisation horizontale. Ainsi, le concept d’affiliation s’impose en tant que :
« processus par lequel un individu s’approprie, incorpore cognitivement et socialement les "allant de soi" et les savoir-faire, l’habitus d’un groupe social, d’une communauté de pratiques, ou d’un réseau informationnel et/ou documentaire, pour construire son identité autant que ses savoirs » (Liquète et Soumagnac, 2017, 189).
23Les jeunes sont affiliés à leur entourage social lorsqu’ils évaluent une information issue d’un média social. Au travers de ces affiliations, les jeunes ont pour objectif de socialiser et de se construire mais aussi de partager des expériences cognitives et affectives.
24Les informations culturelles véhiculées par les médias permettent d’apprendre, de se divertir ou de se détendre, de socialiser mais aussi d’établir des modèles de conduites contribuant à la formation des jugements esthétiques qui participent de la construction des identités sociales et sexuées des adolescents (Amey et Salerno, 2015). D’après Sylvie Octobre (2018), les pratiques culturelles juvéniles sont devenues un espace individualisé qui permet de vivre des expériences, de définir ses préférences et donc de construire son identité. En ce sens, les jeunes n’investissent plus l’espace public comme les anciennes générations pouvaient le faire mais investissent les espaces numériques pour accéder à leur propre vie sociale (boyd, 2016).
25Ces expériences sont à la fois cognitives et affectives (Savolainen, 2020). Sur YouTube, elles se révèlent en particulier dans la relation que les jeunes entretiennent avec les vidéastes auxquels ils sont affiliés par abonnement. Cette relation est constituée d’un attachement affectif, le temps partagé à l’occasion des vidéos visionnées instituant une sorte de relation de proximité (Philippe et Simonnot, 2019). L’authenticité et la passion du YouTubeur relèvent d’un critère de qualité. Son autorité cognitive étant formée d’abord par sa réputation visible au travers des métriques (nombre de vues, nombre de likes) puis par sa performance et enfin par la reconnaissance par les pairs. Les qualités attribuées au vidéaste confèrent une perception positive de ses contenus qui sont évalués à l’aune du concept, de la qualité de réalisation et de la dose d’humour proposées.
26Les répertoires de pratiques juvéniles s’enrichissent donc en s’affiliant à un monde de référence informationnel spécifique c’est-à-dire par démarche volontaire de l’individu vers une forme sociale recherchée (Cordier, 2018, 10). Les médias sociaux sont plébiscités notamment pour leur accessibilité, leur praticité et le minimum d’effort cognitif qu’ils demandent. Ils le sont également parce qu’ils procurent des émotions et que les interactions sont vécues comme des expériences riches, les médias sociaux faisant tout pour mobiliser l’attention et être des pivots de la circulation de l‘information selon Aillerie (Écharoux, 2022).
27Ainsi, les pratiques d’EI juvéniles sur les médias sociaux peuvent être envisagées au niveau collectif et individuel en lien avec les besoins individuels et l’usage de l’information envisagé. Au niveau cognitif et affectif, la prégnance des émotions et des affects est à rattacher à la notion d’expérience informationnelle.
28C’est à partir de cette proposition que nous avons défini un cadre méthodologique approprié qui vise à comprendre ces pratiques en déterminant les différents types de démarches d’évaluation adoptées par rapport aux facteurs contextuels et individuels en interaction.
29Au niveau macro, une enquête quantitative dessine les grandes lignes des pratiques info-communicationnelles juvéniles sur les médias sociaux et de leurs démarches d’évaluation. Au niveau micro, une analyse qualitative se focalise sur le caractère situé des pratiques d’EI et sur les modalités et critères d’évaluation mobilisés par les jeunes en fonction du contexte, de leur motivation et de leur intention.
30Nous avons fait le choix, dans un premier temps, d’une enquête quantitative pour appréhender le paysage informationnel des jeunes collégiens et lycéens, c’est-à-dire mettre en lumière leurs répertoires médiatiques en fonction des types d’information recherchée et de leur(s) but(s) de recherche, et comprendre de manière globale leur démarche d’évaluation sur les médias sociaux. Notre enquête propose un panorama global des répertoires de pratiques distribuées sur les différents médias sociaux et a permis de déterminer, pour la suite de l’étude, le média social le plus utilisé par les jeunes de cette tranche d’âge, agrégeant aussi bien des pratiques relevant d’un besoin d’information précis que non conscientisé et intervenant dans différents contextes (scolaires et extra-scolaires). L’intérêt de cibler un seul média social a été motivé par la nécessité de considérer la grammaire spécifique de ce média.
31Cette enquête s’est déroulée en ligne de janvier 2019 à avril 2020 auprès de 726 collégiens et lycéens accompagnés pour les plus jeunes par un professeur documentaliste. L’ensemble des variables interrogées ont été regroupées en cinq parties : « Votre utilisation des médias sociaux » ; « Catégories des informations recherchées et but(s) de la recherche » ; « Vos attentes en matière d’information de qualité pour vous informer » ; « Votre utilisation de YouTube » ; « Votre profil ». Les résultats ont confirmé notre choix de YouTube et ont permis de constater qu’il est alors le média social le plus utilisé pour rechercher ou consulter des informations culturelles et récréatives et des informations sur les sujets de prédilection des jeunes dans les buts prioritairement de se divertir, se détendre et apprendre. En effet, les informations culturelles (vidéos, musiques, films, jeux…) représentent le type d’information le plus recherché par les jeunes entre 11 et 18 ans (Raynal, 2021) : 88 % disent rechercher ce type d’information, 71 % déclarent rechercher des informations sur leurs centres d’intérêt (sport, animaux, sciences, santé, mode…) et 66 % pour leur travail scolaire. Au-delà des types d’information recherchée, les jeunes sont mus par des buts différents qui jouent sur l’effort cognitif consenti : ceux d’agir, d’apprendre, d’informer, de se détendre ou se divertir (Raynal, 2021). Ces buts déterminent l’usage informationnel envisagé. Sur les médias sociaux, qui offrent un accès à tous les types d’information, ils peuvent être articulés entre eux : par exemple un jeune en visionnant un Let’s Play sur Minecraft va en même temps apprendre à franchir un obstacle, ressentir du plaisir à voir un pair jouer, partager ses émotions en consultant les commentaires et en likant, informer ses amis en partageant la vidéo et agir en différé en réinvestissant la stratégie découverte dans le jeu. Cet effet cumulatif se retrouve dans la quête d’une expérience partagée.
32La démarche d’évaluation mise en œuvre par les jeunes semble par conséquent être sociale, limitée par l’effort consenti et hybride (en appui sur l’entourage physique et sur les indices sociaux).
33Dans un second temps, nous avons adopté une méthodologie qualitative originale. La difficulté principale par rapport à la caractérisation des pratiques d’EI a été de capter le nomadisme et la fluidité des pratiques du fait de l’importance majeure du contexte et de la porosité des répertoires de pratiques notamment scolaires et extra-scolaires. Notre choix s’est porté sur une méthodologie basée sur la photographie réflexive (Aillerie et Mazurier, 2021) qui s’appuie sur l’utilisation d’un carnet de bord numérique composé de captures d’écran et de photographies prises par les jeunes illustrant leur parcours informationnel sur YouTube pendant plusieurs jours. Les images récoltées dans le carnet jouent le rôle de marqueurs contextuels et livrent des éléments de temporalités, d’ancrage spatial, d’entourage social, de dispositif. Des entretiens individuels d’élicitation ont permis d’interroger plus finement les jeunes et de les questionner sur leurs motivations, choix, émotions ressenties, ressources mobilisées qui sous-tendent leur démarche. L’analyse des entretiens en tant que récits d’expérience a pour but de pointer les critères socio-cognitifs et les critères socio-affectifs convoqués lors de leur visionnage d’une vidéo YouTube en fonction du contexte, de leurs besoins et de l’usage de l’information qu’ils envisagent.
34Les pratiques informationnelles sur les médias sociaux peuvent être envisagées comme des pratiques info-communicationnelles qui articulent des informations, des dispositifs sociotechniques et des expériences humaines individuelles et collectives dans des contextes multiples et mouvants.
35Notre travail de recherche vise à mieux les comprendre. Il souligne qu’au-delà du besoin d’information, des besoins plus larges rattachés aussi bien aux logiques individuelles que sociales qui font face à des enjeux économiques et techniques sont à considérer en lien avec l’usage de l’information envisagé. Il vise à mettre en lumière les pratiques d’EI juvéniles sur les médias sociaux en considérant particulièrement comment sont enchâssés les facteurs physiques, socio-culturels, cognitifs, affectifs. Aussi, notre recherche tente de cerner les démarches, modalités et critères d’EI prépondérants en fonction de certains contextes et profils d’usagers sur un dispositif spécifique qu’est YouTube.
36Les choix conceptuels et méthodologiques réalisés soulignent l’intérêt d’adopter une approche info-communicationnelle et multidimensionnelle qui permette de montrer le caractère composite de ces pratiques qui sont situées, instrumentées et hybrides. Elles sont liées aux expériences informationnelles des individus et la multiplicité des variables et leurs interactions constituent un défi méthodologique et une difficulté non négligeable en matière d’analyse. Concernant le recueil de données, les jeunes peuvent transmettre un carnet de bord contenant un nombre d’images plus ou moins important pouvant ne révéler que très peu de marqueurs contextuels. Néanmoins, ce choix méthodologique nous semble le plus judicieux pour appréhender les pratiques de manière écologique et éthique, les jeunes communiquant seulement les traces numériques qu’ils choisissent de partager. Enfin, cette recherche nous a permis de percevoir le plaisir juvénile ressenti lors du partage de ces pratiques dans le cadre des entretiens. Elle met donc en lumière l’importance d’écouter les jeunes livrer leur récit de ces expériences cognitives, affectives et sociales pour qu’ils soient accompagnés de manière éclairée dans le développement de leur culture de l’information et des médias, terreau de la pensée critique.