1Dans son nouveau livre, Jean Davallon fournit une analyse communicationnelle des processus de patrimonialisation, c'est-à-dire de la création et de la genèse du patrimoine. La patrimonialisation est une dynamique socio-culturelle ou politique par laquelle un lieu, un objet, une espèce ou une pratique se transforment en éléments patrimoniaux dignes de préservation et de restauration. Dans cet ouvrage, la notion de patrimoine est présentée comme une catégorie pratique comprenant divers éléments tels que les objets matériels et les processus sociaux. La patrimonialisation est, quant à elle, désignée comme un concept intégrant un processus.

2La « filiation inversée », dans le contexte du patrimoine, désigne un concept où les relations d'influence ou de transmission se produisent dans un sens inverse de la norme. Au lieu que les générations plus anciennes transmettent leurs valeurs et savoirs aux plus jeunes, ce sont ces dernières qui influencent les premières.

3Le patrimoine est plus qu'un concept ; c'est une catégorie pratique qui intègre plusieurs éléments. Il s'agit d’une notion concrète, enrichie de plusieurs composantes. La patrimonialisation, en revanche, est un processus transformant ces éléments en patrimoine grâce à un statut socialement régulé, les instituant en objets patrimoniaux à préserver pour leur valeur présente et future. Cette filiation inversée est scientifiquement validée pour identifier les opérations constitutives du processus. Jean Davallon explore les mécanismes de patrimonialisation en les décomposant en deux principaux axes. D’abord, il identifie les opérations fondamentales de ce processus par le biais d'analyses de terrain ainsi que de textes pratiques, normatifs et prescriptifs. Ces documents définissent et intègrent ce nouveau statut au sein des objets eux-mêmes. Il examine ensuite les caractéristiques de la relation ainsi établie, formulant l'hypothèse selon laquelle la reconnaissance des objets en tant que patrimoine équivaut à se considérer débiteur envers ceux qui les ont produits. Cette hypothèse repose sur deux considérations principales : d'une part, les objets patrimoniaux conservent une propriété symbolique de leurs créateurs, conférant une valeur reconnue dans le présent et offrant aux groupes revendiquant cette reconnaissance une identité temporelle, et d'autre part, ces objets doivent être conservés pour être transmis, la reconnaissance d'une dette formant la base de cette obligation.

4Cet ouvrage découle d'un projet initial visant une approche communicationnelle des pratiques historiques. Cependant, l’évolution de la notion de patrimoine et l’émergence de nouveaux modes de patrimonialisation, particulièrement le patrimoine immatériel, ont rapidement montré que se limiter à un simple réexamen du matériau utilisé lors de la première phase n'était plus suffisant.

5Ainsi, Jean Davallon décide d'inclure une investigation couvrant les modifications et les élargissements survenus dans la production des objets patrimoniaux depuis la dernière décennie du xx^e siècle et au début du xxi^e siècle. L'objectif reste inchangé : comprendre la patrimonialisation des traces du passé. Qualifier quelque chose de patrimoine n’implique pas nécessairement de lui reconnaître une essence transcendante, mais ce n’est pas pour autant lui dénier toute qualité négative. La patrimonialisation vise à doter ces objets de valeurs et de significations spécifiques, instaurant ainsi un statut symbolique reconnu.

6Dans l'introduction du Don du Patrimoine, Jean Davallon adopte une approche similaire à celle d’Umberto Eco, avec l’idée que le texte est défini comme une machine à produire de la signification en associant un dispositif langagier et son interprète. Cette conception du texte communicationnel, et non plus linguistique, déplace notre approche de son fonctionnement : l'énonciation devient déterminante, influençant l'interprétation par le lecteur d'un dispositif médiatique plutôt que d'une simple combinaison d'unités de signification.

7Trois groupes de textes médiatiques co-existent. Le premier groupe comprend les textes qui sont des opérateurs directs de patrimonialisation, divisés en deux sous-groupes : les textes régissant le processus, notamment les textes prescriptifs à visée performative ou injonctive, et les documents savants produits par les spécialistes, scientifiques ou autres personnes engagées dans le processus de patrimonialisation. Le deuxième groupe intègre l'abondante littérature scientifique étudiant et discutant les processus de patrimonialisation. Le troisième groupe rassemble tous les textes qui assurent la publication des objets patrimoniaux, qu'ils soient matériels ou immatériels, ainsi que les enregistrements, catalogues et documents de médiation.

8Ces trois formes de textes médiatiques circulent dans différents cercles : professionnels, scientifiques et culturels. L'analyse socio-sémiotique des textes médiatiques en tant que trace des pratiques révèle la présence de deux catégories de traces : d'une part, les traces du passé, que Jean Davallon cherche à montrer comme des objets en train d'acquérir un statut patrimonial, et d'autre part, les traces de pratiques sociales de patrimonialisation.

9Cet ouvrage examine également les régularités et les changements touchant les différents éléments : les objets, les opérations, les agents, les valeurs, les savoirs et les rapports au temps. Analyser ces variations ne consiste pas ici à étudier des situations sociales spécifiques, ni à tracer l'histoire d'une évolution, ni à comprendre la dynamique sociale traversant le monde patrimonial. En revanche, sous l'influence de l'activité du domaine patrimonial, de nouvelles régularités émergent à travers les textes médiatiques. Ces textes deviennent alors des points de singularité, indiquant, déclarant ou revendiquant explicitement l'émergence de nouvelles manières de patrimonialiser, plus ou moins en rupture avec les modes dominants existants.

10La nouvelle manière de patrimonialiser peut soit fusionner avec les modes existants, les infléchissant et les faisant bifurquer, soit diverger sous forme de variantes, jusqu'à éventuellement constituer une nouvelle ligne de force autonome, prenant la forme d'un mode de patrimonialisation distinct. Ce jeu de lignes de force traversant le social est alors perceptible à travers certains textes médiatiques.

11Bien que la catégorie « patrimoine » ait été utilisée de manière sporadique et souvent en lien avec la notion plus couramment employée de « monument historique », son ascension sur la scène culturelle et médiatique ne commence véritablement qu'à partir des années 1970. Cependant, au moment où elle semblait s'affirmer comme une catégorie potentiellement unificatrice des divers objets du passé que l'on souhaite préserver et transmettre, sa pertinence, sa légitimité et son expansion furent vivement contestées.

12La catégorie de « patrimoine » semble échapper à toute tentative de définition précise. Son incapacité à intégrer complètement la notion de monument historique réside dans le fait qu'elle est « ouverte ». Elle englobe les monuments historiques tout en étant le produit d'une dynamique propre. Cette dynamique perpétuellement ouverte inclut constamment de nouveaux objets, non seulement des vestiges anciens mais aussi des éléments plus récents, des traces mémorielles, etc.

13C'est là une des difficultés de l'objet patrimonial : il se présente comme « ouvert ». Cette ouverture engendre des enjeux permanents de définition, des conflits de délimitation et des concurrences entre types d'objets ou de traces. D'un autre côté, cette ouverture constitue une « virtualité actualisée », créant un horizon de tensions spécifiques et de dynamiques de transformation sociales.

14Jean Davallon propose de lier cette dynamique aux traits spécifiques d'une « économie symbolique » présente dans notre société, traitée comme une variable distincte. Cependant, elle peut aussi être vue comme le résultat du processus même de patrimonialisation. Celui-ci se fonde sur la reconnaissance d'une dette symbolique envers le passé, exprimée sous la forme de traces patrimoniales à conserver et à transmettre. La patrimonialisation repose ainsi sur l'actualisation de cette dette, rendue tangible et visible par la médiation des textes et des pratiques sociales.

15Le processus de patrimonialisation n'est pas linéaire et peut durer plusieurs années, avec des étapes de pause et de reprise, mobilisant divers acteurs sociaux, scientifiques, administratifs, économiques, experts et politiques. Il est capital que chacun soit impliqué pour construire un intérêt suffisant, condition nécessaire au succès du programme de patrimonialisation. Cette prise de conscience de la valeur de l'élément amorce une transformation semblable à une découverte, initiant la production et la représentation de cet élément.

16Le patrimoine immatériel, parfois appelé « patrimoine vivant », souligne l'absence de rupture entre la vie fonctionnelle de l'élément et sa vie en tant qu'objet patrimonial. Même après son inscription, l'élément continue d'exister socialement sous sa forme originelle. Cependant, dès la demande d'inscription, l'élément subit un changement majeur, entrant dans le domaine administratif ou politique de la convention, initié par la construction de sa représentation savante. La production de cette représentation implique de définir, décrire et connaître l'origine de l'élément, à partir de diverses pratiques et mémoires qui le manifestent.

17Ainsi, préserver le processus en tant que patrimoine nécessite de maintenir cette conjonction et hiérarchie. L'objectif est de conserver le double mode d'existence sociale de l'élément, typique de tout objet patrimonial en tant que trace du passé et représentation savante. Il ne s'agit pas de recommencer le processus d'inscription, mais d'activer le processus comme auparavant et de mobiliser la représentation savante pour réaffirmer la continuité de son statut patrimonial.

18La patrimonialisation des entités complexes, observée depuis les années 1960 et 1970, a souvent été perçue comme une simple épiphanie des nouvelles méthodes de patrimonialisation. Jean Davallon explore comment un rassemblement d'objets peut devenir une entité complexe par la mise en exposition, s'appuyant sur la muséographie de Georges-Henri Rivière et examinant la patrimonialisation de ces objets à travers des exemples du patrimoine urbain. L'analyse de documentaires révèle l'émergence d'une patrimonialisation médiatique de ces paysages complexes.

19En conclusion, la patrimonialisation des objets complexes implique de maintenir une conjonction et une hiérarchie des modes d'existence sociale des éléments patrimoniaux. Le processus d'intégration et de contextualisation des objets dans les vitrines muséales illustre comment des éléments disparates peuvent être réunis pour former une entité cohérente et représentative d'un patrimoine culturel spécifique.

20Dans l’ouvrage Des traces patrimoniales en devenir, Jean Davallon s’adresse principalement à un public académique et professionnel intéressé par les dynamiques communicationnelles, la muséologie, l’ethnologie et les études sur le patrimoine. Cet ouvrage vise autant les chercheurs, enseignants et étudiants en sciences humaines et sociales que les professionnels du secteur patrimonial, tels que ceux œuvrant dans les musées ou dans la conservation. Il apporte une réflexion profonde sur les processus de patrimonialisation, à savoir la manière dont certains objets, pratiques ou lieux se voient conférer un statut patrimonial, devenant ainsi dignes de préservation pour leur valeur actuelle et future.