1Tiré de sa thèse soutenue à l’EHESS sous la direction d’Étienne Anheim et Pierre-Olivier Dittmar en 2021, le livre de Nicolas Sarzeaud, Les Suaires du Christ en Occident, qui traite de la période du Moyen Âge à nos jours, a été édité par Guy Stavridès aux éditions du Cerf en mai 2024. Aujourd’hui chercheur associé au Centre de recherches historiques (CRH), l’auteur propose une étude des différents tissus porteurs d’une image d’homme crucifié, qui ont été considérés à partir du haut Moyen Âge comme le suaire par les chrétiens, soit le linceul ayant servi à envelopper le corps de Jésus Christ au moment de sa mort telle que racontée dans la Passion du nouveau testament biblique. Ces images textiles sont porteuses de promotions par des personnalités religieuses et investies de croyances autour de leur capacité miraculeuse, apotropaïque et rédemptrice ; elles ont aussi des répercussions au niveau politique, social et culturel pour l’Occident chrétien.

2L’ouvrage est organisé en trois parties et onze chapitres de longueur inégale (entre 8 et 28 pages) dont certains auraient pu être regroupés pour une progression plus fluide. En effet, celle-ci suit un ordre chronologique avec un début étymologique et sémiotique assumé permettant d’exposer les items principaux du corpus, les suaires de Besançon, Cadouin et Turin, ainsi que leurs « produits dérivés ». Cette approche offre un panel polymédiatique (textes, enluminures, gravures, peintures, photographies, etc.) à travers une enquête sur corpus interrogeant les discours et les pratiques. L’éditeur présente l’ouvrage comme un « thriller théologico-historique » ; au-delà des effets sensationnalistes qui accompagnent souvent un tel sujet, surtout quand il s’agit du suaire de Turin, il s’agit bien d’un travail scientifique, dépassant l’approche historique pour entrer dans une transdisciplinarité véritable. Très bien écrit et passionnant, le livre s’adresse à un public de spécialistes de la religion sous l’Ancien Régime mais est accessible à un public bien plus large, de l’amateur éclairé aux étudiants de premier cycle.

3L’articulation de l’ouvrage, préfacé par l’éminent Jean-Claude Schmitt, se déclare ainsi autour des enjeux anthropologiques, sociaux et politiques des objets étudiés. Par-delà cette inscription pluridisciplinaire, il est clair que les objets étudiés sont considérés par l’auteur comme des médias et sont investis par des notions info-communicationnelles. L’appareil bibliographique est mobilisé pour démontrer leur capacité d’agentivité et de performance (Bartholeyns, Gell, Golsenne), le dynamisme des processus de fabrication à l’œuvre dans les régimes du visuel organisant représentations, discours et imaginaires (Barthes, Recht, Severi). Toute l’analyse autour de la sensibilité de l’image réactualise avec conviction la sémio-pragmatique telle qu’élaborée par les héritiers de Roger Odin (chapitre VIII), alors que les études visuelles internationales (Belting, Bredekamp, Hamburger, Marin) sont largement abordées.

4La première partie s’attarde plus volontiers sur « la centaine de suaires » et comment l’objet se construit comme dévotion à travers ses (re)productions, en faisant des allers et retours constants entre philosophie, théologie et histoire culturelle du fait religieux (Arasse, Didi-Hubermann, Rubin). Les acteurs sont ainsi étudiés au prisme de leurs actions et réactions (culte, commande, transfert) qui publicisent l’objet et en développent les tenants politiques et sociaux, en convoquant les notions de systèmes et de régimes dans le droit fil de Michel Foucault.

5La complexité des rapports à l’image sous l’Ancien Régime – par exemple le fait qu’un objet « prenne » et pas un autre en fonction des succès communicationnels – est décortiquée dans la deuxième partie, intitulée « Le triomphe des saintes tâches ». La période de la fin du Moyen Âge et du début de la période moderne est particulièrement propice à l’analyse des dynamiques politiques (injonctions, réceptions, appropriations), les économies inhérentes aux (re)productions religieuses et les médiatisations qui les animent. La question du rôle sociologique des écrits et des productions savantes est particulièrement investie pour étudier la fabrique d’une histoire, servie par les modulations des médias par les figures de pouvoir (Latour).

6La troisième partie se penche plus finement sur l’utilisation des images dans des contextes de crise, notamment la Réforme et les courants post-tridentins de raffermissement au prisme du culte des images religieuses. L’auteur déconstruit, un peu rapidement par rapport au foisonnement du manuscrit doctoral original, l’idée d’un désenchantement comme marqueur d’une entrée dans la modernité occidentale. La tendance à la périodisation, présente aussi malgré tout dans les sciences de l’information et de la communication, dans cette dernière partie laisse place à une proposition épistémologique autour des faire-communautés autour des suaires et de leur conception évolutive et perdurante en tant que reliques dans les périodes contemporaines. La notion de relique est ainsi un fil conducteur pour mieux problématiser et comprendre ce qui se dit et se montre de ces images, et comment sont activées leurs différentes sémantiques ainsi que les pouvoirs, par ailleurs aussi médiatiques (au sens le plus pragmatique) et non seulement surnaturels, qui leur sont attribués.

7Le plus intéressant en ce sens porte sur toute une réflexion autour de la notion de trace et d’indice (documentaire ou historique) à partir des travaux de Carlo Ginzburg (chapitre VII). Le livre de Nicolas Sarzeaud démontre subtilement comment les concepts SIC peuvent déconstruire des objets historiques – et notamment comment ils sont historicisés, spectacularisés, médiatisés (chapitres VI et IX). Les relations de pouvoir entre originaux et reproductions, objets d’art, de dévotion et/ou de technique sont efficacement parcourues et trouvent une continuité dans les travaux actuels de l’auteur sur les fac-similés du patrimoine contemporain, dans le cadre d’un projet CNRS (2021-2025).

8La question du patrimoine et de comment les suaires deviennent objets de mémoire et font le jeu d’une médiation patrimoniale aujourd’hui est abordée dans le dernier chapitre, où la thèse convoquait l’éclairage de Jean Davallon. Les matérialités diverses, interpénétrées et successives des objets, mettent en tension le rapport compliqué entre image mentale, image physique et les transformations opérées au long des « vies » médiatiques des suaires et des textes qui les commentent, les critiquent et souvent les plébiscitent. En cela, la question de la sindonologie est particulièrement prégnante pour comprendre le phénomène communicationnel que peut être l’objet visuel religieux puisqu’il s’inscrit dans des sociétés politisant les croyances au point d’élaborer si ce ne sont des systèmes, du moins des régimes.

9Bien entendu la thèse originale comptait cinq volumes et une triple analyse à travers une approche synthèse/catalogue ; la publication a choisi de réduire considérablement l’analyse du passé pour offrir aux lecteurs une ouverture transversale et réflexive sur les périodes contemporaines. Ce que le livre permet en spécialisation, il le gagne en médiation et accessibilité pour un public plus large que le monde universitaire. À ce titre, l’image choisie pour la couverture est sans doute sensationnelle mais esthétiquement discutable ; on aurait apprécié par ailleurs que les illustrations – un cahier de 17 images couleurs de grande qualité – soient plus fournies. D’une grande richesse documentaire, et malgré un format contraint par l’édition qui laisse un peu sur sa faim, l’ouvrage présage de prochains travaux revitalisant les relations entre histoire et communication autour des objets patrimoniaux.