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Varias

Œuvre, documentation et archive au regard de la danse : quelles hybridations ?

Documentation, Archive and the Living Memory of Dance
Stéphane Bellin
p. 161-178

Résumés

L’auteur de cet article élabore un cadre réflexif à partir de la conception de la documentation comme dispositif info-communicationnel afin de contribuer à interroger les hybridations entre oeuvre, documentation et archive. Ce questionnement s’effectue à partir des pratiques de la documentation en lien avec la mémorisation et la transmission de la danse. Il s’appuie principalement sur l’étude du projet Arc_Danse dirigé par l’artiste Mario Côté dans le cadre de ses recherches-créations au laboratoire Hexagram de l’Université du Québec à Montréal. Il en résulte un redéploiement théorique de ces trois notions.

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Texte intégral

1Dans le domaine des sciences de l’information et de la communication, les hybridations entre l’œuvre et le document sont interrogées, dès 1978, par Jean Meyriat, lorsqu’il affirme :

On conviendra sans peine que les objets rassemblés dans un musée sont des documents : ils peuvent avoir une fonction esthétique s’ils sont beaux [...] ; mais il est certain qu’ils ont une valeur informative : ils ont été rassemblés pour donner aux visiteurs des informations sur leur auteur ou leur fabricant sur son milieu, sur son époque... (Meyriat, 1978, in Couzinet, 2001, 114-115).

2Ce questionnement repose sur une conception de l’œuvre en tant qu’objet matériel conservé dans une institution muséale. Aujourd’hui, il est redéployé par la déstabilisation que connaît la frontière étanche historiquement et conventionnellement admise par les acteurs du monde de l’art entre l’œuvre et le document (Bénichou, 2010, 2013, 2015). Celle-ci se manifeste particulièrement lorsque la documentation est utilisée comme archive, en vue de la mémorisation et de la transmission des arts vivants, et plus particulièrement de la danse (Barbéris, 2015 ; Bénichou, 2015 ; Lucet et Proust, 2017). Dans ce cadre général, la sollicitation de la documentation répond à l’objectif :

non pas de trouver un modèle unique pour documenter toutes les démarches artistiques, mais de partir de la pratique propre à chaque chorégraphe pour développer une documentation spécifique [...]. Il s’agit non pas tant de documenter pour laisser une trace que de documenter pour transmettre la danse à d’autres danseurs, voire engendrer de nouvelles œuvres (Bardiot, 2015, 238).

3Cet article propose de prolonger le questionnement des hybridations entre œuvre et documentation, auxquelles est rajoutée la notion d’archive, à partir des pratiques de la documentation en lien avec la mémorisation et la transmission de la danse. L’objectif est de proposer un cadre réflexif du point de vue des sciences de l’information et de la communication susceptible de contribuer à « penser » les hybridations entre ces trois notions. Autrement dit, il convient de répondre à cette question : comment la documentation pratiquée par les professionnels de la danse redéploie-t-elle théoriquement les hybridations entre œuvre, documentation et archive ?

4Cet article s’appuie principalement sur l’étude du projet Arc_Danse dirigé par l’artiste Mario Côté dans le cadre de ses recherches-créations au laboratoire Hexagram de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ce projet contient deux volets. Le premier consiste à recréer des œuvres chorégraphiques de la danse moderne québécoise en vidéodanse tandis que le second se focalise sur la constitution d’une archive.

5Cette étude repose sur une conception de la documentation en tant qu’activité comprise comme dispositif info-communicationnel, tel que Viviane Couzinet l’a établi, c’est-à-dire « le lieu où humains, objets matériels et liens s’organisent pour mettre en œuvre [d]es interactions » (Couzinet, 2011, 120-121). Elle affirme qu’il est possible d’identifier deux types de dispositifs spécifiques à l’activité documentaire : le dispositif primaire et celui secondaire (Couzinet, 2009). À chacun correspondent des documents produits – documents primaires et documents secondaires. Elle assure que le premier est « centré sur la production de documents » tandis que le second est « centré sur l’information sur les documents disponibles » (Couzinet, 2011, 121). Plus précisément, le premier correspond à l’activité de production et d’édition d’un document, tandis que le second se manifeste quand il y a collecte et traitement de ces mêmes documents (Couzinet, 2011, 122). Il en résulte une opposition entre l’activité de production et d’édition des documents et l’activité de documentation. Cette conception de la documentation est centrale dans cet article, car elle permet de questionner l’archive Arc_Danse développée par l’artiste Mario Côté, et plus largement les hybridations entre œuvre, documentation et archive. Elle constitue donc le cadre réflexif référent de départ à partir duquel l’argumentation des paragraphes suivants est déployée.

6Le présent article s’organise en cinq parties. La première évoque le projet Arc_Danse et la méthodologie utilisée pour l’étudier. La deuxième analyse la manière dont la documentation fait en sorte que des événements artistiques de nature éphémère soient assimilés à des documents virtuels. Ce rapprochement est rendu possible par un dispositif documentaire secondaire de nature mémorielle détaillé dans la troisième partie qui sera lui-même complété par un dispositif documentaire tertiaire de nature communicationnelle exposé dans la quatrième partie. La dernière capitalise le contenu des autres parties en aboutissant au redéploiement des notions d’œuvre, de documentation et d’archive par leurs hybridations.

1. Étudier le projet Arc_Danse dirigé par l’artiste Mario Côté

  • 1 Blanc Noir ou Rien (1991) est une œuvre chorégraphique, qui n’appartient pas au registre de la da (...)

7Mario Côté est un artiste québécois multidisciplinaire, professeur et chercheur à l’UQAM. Le projet de recherche-création Arc_Danse, dont il est à l’initiative, concerne plus spécifiquement sa pratique de vidéaste. En effet, depuis 2007, celle-ci se dirige vers ce qu’il nomme la vidéodanse. Elle l’amène à procéder à des recréations d’œuvres chorégraphiques appartenant au patrimoine artistique québécois. L’idée du projet Arc_Danse a démarré lorsque Mario Côté a réalisé que ces œuvres chorégraphiques si importantes pour le patrimoine artistique québécois avaient laissé lors de leur création très peu de traces, au point d’estimer que leurs mémorisations étaient en péril. Conscient de la nécessité de devoir en préserver la transmission, il a décidé de les recréer, en impliquant les chorégraphes originelles. Il a coopéré avec Françoise Sullivan et Jeanne Renaud. Toutes deux ont contribué, après la Seconde Guerre mondiale, à la naissance de la danse moderne au Québec. Avec la première, il a recréé deux œuvres : Danse dans la neige (1947) à l’origine du film Les Saisons de Sullivan (2007) et Dédale (1948) reprise dans le film du même nom en 2008. Avec la seconde, il a recréé trois œuvres : Blanc Noir ou Rien (1991)1 qui a donné la version filmée nommée de la même manière et tournée en 2010, Déformité (1946) pour le film A morte in braccio (2012) et Black and Tan Fantasy (1947) pour le film au titre similaire réalisé en 2015.

8Mario Côté a très vite pris conscience du risque de voir ses films érigés comme substituts des œuvres chorégraphiques originales alors que ces recréations relèvent davantage d’une réinterprétation que de véritables reconstitutions historiques. Dès lors, pour le contourner, il a décidé de créer une archive Arc_Danse. Elle réunit tous les documents rassemblés et produits lors des recréations et, a contrario, elle exclut les films réalisés, des extraits vidéo de ces derniers ou même les rushes issus du tournage. Ce choix s’explique par le désir de Mario Côté de ne pas figer l’archive sur un seul résultat terminé, mais de faire en sorte que le processus de recréation soit sans cesse renouvelé et que celle-ci demeure ouverte. En effet, pour lui, il s’agit de proposer une archive susceptible d’être sans arrêt réinterrogée par les chorégraphes dans le but de déboucher sur des reprises, des actes de substitution, des recréations ou encore la création d’œuvres originales. Cette volonté se prolonge dans le statut évolutif de la base de données, dont la structure est organisée pour pouvoir recueillir les archives de chaque nouvelle recréation réalisée à partir des documents qui y sont déjà disponibles.

9L’étude a nécessité l’implication du chercheur au sein de l’équipe du projet Arc_Danse pendant six mois de janvier à juin 2013. À cette période, les recréations étaient finalisées à l’exception d’une dernière et la base de données était en cours de prototypage. Les différents protagonistes ne travaillaient pas quotidiennement ensemble au même endroit. En revanche, ils se réunissaient régulièrement pour faire le point sur leurs avancées et leurs difficultés respectives. Des phases d’observation participante ont été réalisées au cours de ces réunions. D’une part, elles ont permis d’enregistrer entièrement les discussions collectives. Celles-ci étaient riches en informations, car les protagonistes évoquaient clairement leurs actions, leurs intentions et les choix qu’ils prenaient dans la construction de la base de données et plus globalement de l’archive. D’autre part, elles ont été l’occasion d’acquérir une compréhension globale du projet. La grille d’observation a été structurée autour de trois objectifs globaux : déterminer les activités, l’organisation et les acteurs. Une grande attention a été accordée aux derniers et à leurs rôles respectifs, particulièrement à ceux dont la mission était d’élaborer la documentation. Il s’agissait de recueillir des informations plus spécifiques utiles à la préparation de guides en vue de réaliser des entretiens qualitatifs semi-directifs avec chacun d’entre eux. Ces entretiens ont permis de les interroger de manière à saisir comment ils travaillaient et surtout de déterminer leurs intentions, c’est-à-dire comprendre leurs actions et leurs motivations. Ils ont été également questionnés sur les aspects techniques, sur les outils qu’ils utilisaient et leurs méthodes de production, de traitement, d’analyse et d’accès aux documents. Un entretien qualitatif semi-directif supplémentaire a été mené en février 2015 avec deux responsables du projet lorsqu’un premier prototype de l’archive était presque achevé de manière à prendre acte des dernières décisions en termes de développement de la base de données. L’ensemble des réunions et des entretiens enregistrés a fait l’objet d’une retranscription et d’une analyse thématique. À l’occasion du dernier entretien, un accès au prototype a été négocié afin de conduire une analyse à la fois sur le contenu et la forme de l’archive.

2. Des événements artistiques assimilés à des documents primaires virtuels

  • 2 Tous les documents de l’archive Arc_Danse intègrent la base de données sous la forme numérique. P (...)

10Dans l’archive Arc_Danse, deux types de documents s’y distinguent, d’une part, des documents historiques et, d’autre part, des documents plus récents2. Les documents historiques contiennent des contenus différents en lien avec les œuvres recréées : ceux qui renseignent globalement sur le contexte de création, ceux qui donnent à voir le spectacle finalisé lors d’une de ses représentations, et ceux qui rendent compte plutôt du processus de création, comme les répétitions pendant lesquelles les mouvements chorégraphiques sont inventés. Les contenus des documents récents relatifs aux recréations sont également très différents les uns des autres, à l’instar des photographies des tournages, des vidéos des making-of ou des tournages, des documents administratifs ou techniques, des textes écrits par Mario Côté, des synopsis, des articles de presse, des éléments de communication comme des affiches, etc.

11Les documents historiques ont été une source d’information pour Mario Côté et ses collaborateurs. De leur côté, les documents récents sont présents dans l’archive pour leur disposition éventuelle à devenir eux-mêmes une source d’information pour d’autres artistes. Tous ces documents ont donc en commun de satisfaire un besoin informationnel pour Mario Côté et potentiellement pour des futurs usagers. Les documents comportent des informations sur l’œuvre chorégraphique historique, son processus de création ou le processus de recréation de Mario Côté. Ces trois objets de nature artistique sont éphémères. Effectivement, les œuvres chorégraphiques disparaissent aussitôt que leurs représentations en public sont finies. De même, un processus de création ou de recréation est inscrit dans un temps imparti. Il s’agit d’un événement qui s’achève par une œuvre. Malgré leur caractère fugace, il est tout de même possible de considérer ces événements artistiques comme des documents en se référant à la définition de Jean Meyriat et à sa déclaration « c’est l’utilisateur, le récepteur du message, qui fait le document » (Meyriat, 1978, in Couzinet, 2001, 115). En tant que source d’information pour des artistes, il est alors envisageable de les considérer comme des « documents par attribution » (Meyriat, 1978, in Couzinet, 2001, 115). En revanche, leur nature événementielle contredit ce principe, notamment par rapport à la définition du document formulée par Robert Escarpit. Celui-ci présente le document comme un anti-événement, c’est-à-dire :

un objet informationnel visible ou touchable et doué d’une double indépendance par rapport au temps : [la] synchronie, [une] indépendance du message qui n’est plus une séquence linéaire d’événements, mais une juxtaposition multidimensionnelle des traces [et la] stabilité, une indépendance globale de l’objet informationnel qui n’est plus un événement inscrit dans l’écoulement du temps, mais sur un support matériel de la trace qui peut être conservé, transporté, reproduit (Escarpit, 1976, 123).

12Cette conception a été récemment requestionnée par Patrick Fraysse. Il cite l’exemple de cérémonies traditionnelles comme les processions religieuses. Elles sont des documents car « elles se reproduisent chaque année dans des formes semblables » et qu’elles tissent « un lien ré-actualisé avec le passé » (Fraysse, 2011, 67). Dès lors, le support du document éphémère est la cérémonie elle-même qui prend forme à travers le corps social de la communauté. Les producteurs en sont les acteurs et les récepteurs en sont les spectateurs. Si Patrick Fraysse a ouvert la voie pour considérer un événement comme un document, il l’a fait en cherchant à y retrouver les caractéristiques conventionnelles du document, comme la stabilité.

13Dans le projet Arc_Danse, l’œuvre dansée et ses processus de création ou de recréation deviennent des documents dans la mesure où leur fonction informationnelle est actualisée par un récepteur. Ces documents n’existent pas matériellement, mais ils demeurent virtuellement disponibles. Il est alors possible de les qualifier de virtuels. Cependant, il convient de préciser que la notion de virtualité ne renvoie pas ici au numérique, c’est-à-dire à une « virtualité vue comme un potentiel technique matériellement activable » (Després-Lonnet, 2014, 166). Elle fait plutôt référence à une virtualité cognitive activable par un individu, de sorte que « tout document demeure virtuel tant que sa fonction informationnelle n’a pas été activée par un récepteur » (Fraysse, 2011, 68). Le document virtuel est inhérent à son usage : « le document (qu’il soit numérique ou pas) est donc une virtualité qui se matérialise dans sa réalité par son usage » (Gardiès et al., 2007, 3). En dehors de ce dernier, le document virtuel n’existe pas. Il ne peut donc pas être appréhendé indépendamment d’un processus de communication. Il en résulte une conception alternative du document, qui prend consistance uniquement à travers un processus d’actualisation. Ici, celui-ci s’opère lorsqu’un usager consulte les documents rendus disponibles dans l’archive Arc_Danse.

14Contrairement aux cérémonies étudiées par Patrick Fraysse, la fonction informationnelle des événements artistiques de l’archive Arc_Danse s’opère de manière indirecte et différée dans le temps. En effet, ces événements artistiques n’opèrent plus dans le présent, mais appartiennent au passé. Dès lors, l’actualisation peut se faire uniquement par l’intermédiaire d’un ou plusieurs documents qui en contiennent des traces. Un événement artistique devient un document virtuel pour un récepteur, seulement si des traces de celui-ci ont été saisies – volontairement ou involontairement – au moment de son déroulement dans des documents secondaires. La notion de trace est à concevoir ici comme l’« empreinte de l’événement sur un support physique » (Treleani, 2014, 73-74). L’actualisation d’un document virtuel repose sur la fonction communicationnelle de la trace, qui induit un processus interprétatif constructeur de sens pour le récepteur (Leleu-Merviel, 2013, 73-77). Le sémiologue Matteo Traleani qualifie ce processus d’« inférence » : « le travail cognitif qui permet de passer de la trace présente à la chose absente (l’événement) » (Treleani, 2014, 72). Il devient ainsi possible d’éclairer la relation qui unit la trace à l’information. Un événement artistique est perçu comme document virtuel lorsqu’il est actualisé par un récepteur, qui en active la fonction informationnelle. Or, cette dernière s’effectue à partir d’une trace inscrite sur un document secondaire. La fonction informationnelle d’un document virtuel dépend de la matérialité d’une trace. Dès lors, l’existence d’un document virtuel ne se libère pas de la condition matérielle d’un support, même si celui-ci est de nature secondaire.

3. Recréer des œuvres chorégraphiques historiques comme dispositif documentaire secondaire

15L’utilisation, précédemment, de la nomination de « document secondaire » esquisse l’existence de deux types de documents : des documents primaires et des documents secondaires, les seconds étant issus des premiers. Dans le projet Arc_Danse, le processus de création, l’œuvre dansée ou le processus de recréation sont des documents primaires virtuels par leur fonction informationnelle. Par contre, les documents secondaires correspondent aux documents conservés dans l’archive, parce qu’ils contiennent des traces matérielles des documents primaires. Dans ce sens, ils répondent à une fonction mémorielle. La trace y joue un rôle central par le lien qu’elle opère entre le passé et le présent (Dragan, 2014, 28). Selon Yves Jeanneret, un document est lu comme une trace lorsque « des médiations spécifiques accompagnent et publicisent le devenir-trace des objets » (Jeanneret, 2014, 52). Il précise qu’il s’agit là, « non d’un phénomène naturel d’empreinte, mais d’un construit culturel qui tient à une élaboration documentaire » (Jeanneret, 2014, 72). En effet, une trace pour qu’elle existe doit avoir fait l’objet d’une inscription sur un support. Dès lors, celle-ci est rattachée au régime documentaire au point que la fonction mémorielle est elle-même souvent attribuée au document (Salaün, 2012, 59). Au sein du projet Arc_Danse, la fonction mémorielle requiert ainsi un dispositif documentaire secondaire.

16Celui-ci s’apparente au processus de récréation développé par l’artiste Mario Côté. En effet, tous les documents réunis dans l’archive Arc_Danse le sont sous son action. Les documents historiques ont été collectés pour les traces qu’ils contiennent des œuvres chorégraphiques disparues, le but étant de réveiller les souvenirs des deux chorégraphes. En effet, soixante ans après la création d’une danse, la mémoire vivante fait défaut. Par exemple, la série de photographies prises en 1948 de Françoise Sullivan en train d’exécuter la chorégraphie de Danse dans la neige au Mont-Saint-Hilaire a permis à celle-ci de se remémorer les mouvements du corps. En parallèle, le processus de recréation a été lui-même documenté par des assistants de recherche et des collaborateurs. L’archive contient ainsi une vidéo dans laquelle Françoise Sullivan accompagnée de Mario Côté reclassent et commentent les photographies en vue de reconstituer l’enchaînement de ces mêmes mouvements. Les documents produits par les traces qu’ils contiennent témoignent ainsi à la fois de la chorégraphie originelle et de sa recréation.

17Dans le projet Arc_Danse, le dispositif secondaire assure une fonction mémorielle par la collecte ou l’inscription sur des supports des traces des documents primaires. Un écart s’opère alors dans les conceptions de dispositif primaire et secondaire identifiées par Viviane Couzinet. Le dispositif documentaire secondaire est ici hybride. Premièrement, il relève de la pratique de la documentation lorsqu’il permet la collecte de documents historiques. Deuxièmement, il participe à la production de documents, qui sont eux-mêmes collectés. Troisièmement, il se rapporte à la pratique artistique, car il correspond par essence au processus de recréation propre à Mario Côté. De son côté, le dispositif documentaire primaire ne cherche pas à fournir une matérialité à des documents primaires de nature artistique et éphémère. Au contraire, il accomplit une fonction informationnelle de l’ordre du processus cognitif, dans le sens où il permet à des individus de s’approprier dans le temps présent des événements artistiques appartenant au passé. L’articulation entre ces deux dispositifs documentaires est représentée dans le schéma suivant (figure 1).

Figure 1 : Schéma du dispositif documentaire secondaire du projet Arc_Danse

Figure 1 : Schéma du dispositif documentaire secondaire du projet Arc_Danse

18En plus d’un volet primaire et secondaire, le dispositif documentaire du projet Arc_Danse comprend un volet tertiaire.

4. Un dispositif documentaire tertiaire de nature communicationnelle

  • 3 Les métadonnées sont les suivantes : le titre du document, les données d’archivage (date, droits (...)

19Le dispositif documentaire tertiaire se matérialise par l’archive en ligne Arc_Danse. Chaque document y est associé à une notice documentaire. Sa structure est toujours identique. Elle organise les métadonnées3 de chaque document secondaire. Elles apportent des informations sur les documents secondaires, qui les contextualisent et les rendent explicites. Par exemple, une photographie montrant une danseuse en train d’évoluer sur un plateau de tournage et deux hommes autour d’un moniteur, sans les métadonnées apportées par la fiche documentaire, est pauvre en informations. Par contre, au regard des métadonnées, la même photographie devient davantage compréhensible. Le lecteur sait alors qu’il s’agit d’une photographie du tournage d’une œuvre intitulée A Morte in Braccio, co-réalisée par le réalisateur Mario Côté et la chorégraphe Jeanne Renaud, qu’elle date de janvier 2012 et qu’elle appartient aux archives du premier. La danseuse est Louise Bédard en train d’interpréter la chorégraphie pendant que le réalisateur Mario Côté et le caméraman contrôlent sur un moniteur l’image capturée à l’instant par la caméra.

20Les métadonnées proviennent d’un travail d’indexation effectué par une assistante de recherche en collaboration étroite avec Mario Côté pour les documents récents et les deux chorégraphes Françoise Sullivan et Jeanne Renaud pour les documents historiques. L’indexation est le moyen de recueillir des informations significatives pour la compréhension des documents secondaires en eux-mêmes, mais aussi des documents primaires éphémères dont ils conservent les traces. Pour ces derniers, l’assistante de recherche tente de reconstruire leur sens en procédant, d’une part, à une analyse documentaire des documents secondaires et, d’autre part, en mobilisant les souvenirs des trois artistes. Avec leurs propres connaissances et leur propre regard, ils produisent ensemble des informations sur les documents primaires qu’ils communiquent à travers les métadonnées. De la sorte, l’archive en donne des représentations à la fois textuelles et visuelles. Dans l’archive Arc_Danse, l’indexation n’est pas réalisée d’une façon neutre. Elle émane d’un regard interprétatif. Pour Mario Côté, cette caractéristique fonde son intérêt et conforte son but : celui de communiquer la singularité d’un processus de création et de recréation de plusieurs artistes.

21La forme de l’archive Arc_Danse n’est pas figée. Elle possède un outil interne permettant de sélectionner les documents afin de les disposer autrement. Il fonctionne à partir d’un algorithme qui génère des vues à partir de la sélection de métadonnées. Elles sont visibles à partir du dossier « Vues générales de l’archive ». Elles adoptent la forme d’un damier composé de vignettes, chacune correspondant à l’image d’un document indexé dans la base de données. L’internaute a la possibilité de cliquer dessus pour accéder à celui-ci. Dans ce cas-là, il apparaît en grand accompagné de quatre champs de métadonnées : sa date, sa description, les participants à la création à laquelle il est relié et les actants qui y sont directement visibles. Dans les vues, à l’opposé des fiches, il n’y a pas toutes les métadonnées liées à un document. Seules sont visibles celles en rapport à son contenu informationnel. Cette simplification traduit le souhait de communiquer celui-ci sous une forme qui s’éloigne de la notice documentaire pour privilégier une modalité plus visuelle et plus esthétisante proche d’une exposition en ligne. Chaque vue met en scène une sélection de documents conformément à une vision précise et thématique de l’archive. Il s’agit donc d’une nouvelle façon de montrer l’archive et d’en exploiter le contenu informationnel.

22L’archive Arc_Danse par les fiches documentaires ou les vues qu’elle propose est assimilée à un dispositif documentaire tertiaire. L’existence de documents tertiaires a déjà été prouvée. Ils sont définis comme « des ouvrages de synthèse » issus d’une compilation d’informations de sources primaires (Cacaly, 2008, 66). Ici, les documents tertiaires – les fiches et les vues de l’archive – communiquent des informations paratextuelles, synthétiques et analytiques, à la fois sur les documents secondaires et les documents primaires. Cette relation est formalisée par le schéma ci-dessous (figure 2).

Figure 2 : Schéma du dispositif documentaire tertiaire du projet Arc_Danse

Figure 2 : Schéma du dispositif documentaire tertiaire du projet Arc_Danse

23Au regard de ce constat, le dispositif documentaire tertiaire s’apparente au dispositif documentaire secondaire tel qu’il est défini par Viviane Couzinet, selon laquelle « la mission est essentiellement la mise en visibilité des informations » pour des usagers (Couzinet, 2009, 25). Ces informations tertiaires ne sont pas sans conséquence sur l’interprétation des documents primaires et secondaires. Elles sont élaborées pour communiquer intentionnellement une représentation cognitive des événements artistiques disparus. Elles relèvent alors de ce que Mattéo Treleani nomme « la recontextualisation sémiotique intentionnelle » et qu’il associe à l’« éditorialisation » : « Un titre, une notice descriptive, mais aussi des métadonnées et la présence d’éléments reliés [...] contribuent à former [un] nouveau contexte, tout à fait intentionnel et visant à réinterpréter le document » (Treleani, 2014, 46). Le travail de documentation, notamment l’indexation, participe à l’écriture d’un discours comme l’a déjà mentionné Marie Després-Lonnet : « Inventorier, répertorier, cataloguer ne sont pas des opérations techniques, ce sont autant de manières d’englober chaque objet dans un discours commun » (Després-Lonnet, 2014, 108). Dans ce sens, il est possible d’affirmer que le dispositif tertiaire documentaire remplit une fonction communicationnelle.

5. Œuvre, documentation et archive : quelles hybridations ?

24La notion de « dispositif info-communicationnelle » appliquée à l’archive Arc_Danse permet de questionner les hybridations entre œuvre, documentation et archive. Dans le projet Arc_Danse, l’œuvre est éphémère, mais elle est susceptible d’être un document virtuel lorsque sa fonction informationnelle est activée par un récepteur. Par son processus de recréation, elle est également productrice de documents qui viennent alimenter une archive en ligne. De même, elle contribue à la collecte de documents, qui font l’objet d’une indexation. Dans ce sens, pratique artistique et pratique de documentation se confondent. Inversement, les documents font œuvre par les traces qu’ils contiennent des chorégraphies disparues et leur potentialité à être utilisés par d’autres artistes pour des créations ou des recréations. Cette hybridation engendre une conception de l’œuvre pour laquelle « la séparation entre l’œuvre et son archive ou sa documentation ne peut [...] être retenue » (Khim, 2015, 91). Christophe Khim affirme que l’œuvre dans le domaine des arts vivants ne fonctionne pas en tant qu’objet d’art unique, mais comme « activation » se matérialisant « en plus de ses présentations et expositions [...] dans l’ensemble de ses documentations » (Khim, 2015, 90). L’existence de l’œuvre devient une potentialité susceptible d’être soumise à une activation spécifique et partielle en fonction des exigences de la situation dans laquelle celle-ci se manifeste (Khim, 2015, 90). Dans une visée informationnelle, cette activation se fait par la trace inscrite sur un document. De plus, elle transforme l’événement artistique en document virtuel.

25L’hybridation entre œuvre et documentation redéploie aussi la seconde. La documentation, lorsqu’elle s’applique à un objet artistique éphémère, met en jeu un dispositif documentaire, non pas en deux, mais en trois volets. Le premier détermine un document virtuel, le second en collecte et en produit la trace dans des documents secondaires tangibles, tandis que le troisième le communique sous la forme d’une représentation cognitive à des usagers potentiels. Ce principe renforce la dimension communicationnelle de la documentation, de sorte qu’il est possible de conforter l’idée que « documenter est un projet communicationnel » (Després-Lonnet, 2014, 96). À travers cette perception de la documentation en trois volets, l’opposition entre l’activité de production et d’édition des documents et l’activité de documentation est caduque. Une vision plus globale de la documentation davantage ancrée au croisement de l’information et de la communication se développe rejoignant l’opinion de Paul Otlet, selon laquelle cette activité n’est pas limitée aux seuls documentalistes, mais qu’elle concerne toutes les personnes qui interviennent dans la vie d’un document (Otlet dans Blanquet, 2014, 83).

26Le rapprochement de la documentation à l’archive éloigne celle-ci de l’archivistique traditionnelle. Dans le projet Arc_Danse, il ne s’agit plus d’« isoler l’objet du monde extérieur afin qu’il conserve la trace de l’événement qui y inscrit » (Treleani, 2014, 46). Au contraire, l’archive s’apparente à l’éditorialisation des documents porteurs des traces des événements artistiques disparus. L’objectif est de faire en sorte que leur mémorisation demeure intelligible en donnant du sens aux documents par la construction d’une « relation entre le réseau intertextuel du passé et le réseau intertextuel du présent » (Treleani, 2014, 95). Dès lors, il n’est plus possible d’affirmer que l’archive est conservée uniquement pour « témoigner ultérieurement de l’existence d[’une] activité ou constituer la preuve des tâches menées dans le cadre de cette activité » (Cacaly, 2008, 10). Pour le projet Arc_Danse, le document devient une archive, non pas lorsqu’il cesse directement d’être utile à l’activité de création, mais lorsqu’il est jugé comme potentiellement utile pour celle-ci. D’ailleurs, l’archive est conçue pour être enrichie par de futurs documents à chaque fois que des artistes s’en empareront pour recréer des œuvres nouvelles en lien avec les œuvres chorégraphiques historiques. En effet, pour Mario Côté, il s’agit de proposer une archive susceptible d’être sans arrêt réinterrogée par les chorégraphes dans le but de déboucher sur des reprises, des actes de substitution, des recréations ou encore la création d’œuvres originales. L’originalité de ce processus d’archivage se rapproche de celui analysé par Joëlle Le Marec et Nicolas Sauret dans le domaine du spectacle vivant et pour lequel ils déclarent : « L’originalité consiste à développer un processus d’archivage réversible qui garde trace de toutes les opérations de catégorisations et d’annotations, permettant l’extraction d’éléments du flux, sans jamais les détacher de l’ensemble dont ils proviennent » (Le Marec et Sauret, 2016, 158). Par extrapolation, pour le projet Arc_Danse, il est possible de considérer le processus d’archivage comme évolutif et réversible gardant la trace et le lien entre toutes les actualisations d’une même œuvre éphémère. La documentation par la dynamique des relations et des interactions qu’elle occasionne y joue un rôle central.

Conclusion

27Cet article démontre la pertinence de l’utilisation de la notion de dispositif info-communicationnel comme cadre réflexif pour questionner l’archive Arc_Danse développée par l’artiste Mario Côté et « penser » les hybridations entre œuvre, documentation et archive. Les pratiques de la documentation en lien avec la mémorisation et la transmission de la danse opèrent un renforcement de ces hybridations. Ces dernières engendrent un redéploiement théorique de ces notions.

28Les constats avancés dans cet article découlent d’une analyse circonscrite à un seul dispositif documentaire en lien avec la danse. Aussi, ils relèvent du champ exploratoire. Il serait intéressant de confronter leur pertinence à l’étude d’autres dispositifs documentaires mis en application pour contribuer à la mémorisation et à la transmission de la danse, d’autres pratiques artistiques éphémères ou même, plus largement, du patrimoine culturel immatériel. Cette possibilité permettrait d’affiner et de poursuivre la réflexion autour des hybridations qui rapprochent œuvre, documentation et archive.

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Bibliographie

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Notes

1 Blanc Noir ou Rien (1991) est une œuvre chorégraphique, qui n’appartient pas au registre de la danse moderne québécoise. En réalité, il s’agit d’un premier essai avec Jeanne Renaud pour la convaincre de recréer ses pièces modernes, pour lesquelles, au départ, elle jugeait inopportun l’anachronisme engendré par une telle démarche artistique.

2 Tous les documents de l’archive Arc_Danse intègrent la base de données sous la forme numérique. Par conséquent, les documents historiques font l’objet d’une numérisation.

3 Les métadonnées sont les suivantes : le titre du document, les données d’archivage (date, droits d’auteurs, auteur de la fiche documentaire, les mots-clés de l’indexation), les caractéristiques de l’objet médiatique (sa date, ses dimensions, son état de conservation, sa source), les informations sur l’objet médiatique (sa description, les documents connexes, le lieu de production, son contexte de production, les participants à sa création, les actants qui y apparaissent).

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Schéma du dispositif documentaire secondaire du projet Arc_Danse
URL http://journals.openedition.org/edc/docannexe/image/9499/img-1.png
Fichier image/png, 194k
Titre Figure 2 : Schéma du dispositif documentaire tertiaire du projet Arc_Danse
URL http://journals.openedition.org/edc/docannexe/image/9499/img-2.png
Fichier image/png, 141k
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Pour citer cet article

Référence papier

Stéphane Bellin, « Œuvre, documentation et archive au regard de la danse : quelles hybridations ? »Études de communication, 53 | 2019, 161-178.

Référence électronique

Stéphane Bellin, « Œuvre, documentation et archive au regard de la danse : quelles hybridations ? »Études de communication [En ligne], 53 | 2019, mis en ligne le 01 janvier 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/edc/9499 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edc.9499

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Auteur

Stéphane Bellin

Université Grenoble Alpes, EA 608 – GRESEC
Groupe de recherche sur les enjeux de la communication
stef.bellin@netcourrier.com

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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