Introduction

1Que ce soit en Suisse ou au Québec, les écoles de formation des enseignants, inscrivent leurs programmes de formation dans le mouvement international de professionnalisation du métier d’enseignant (Perrenoud, 1999 ; MEQ, 2001). Au terme des études, elles attestent que le degré de maitrise des compétences décrites dans leurs référentiels est suffisant pour commencer à enseigner. Reste alors aux jeunes professionnels à progresser, dès l’issue de leur formation, vers un degré plus élevé d’expertise.

Il est vrai qu’à l’heure actuelle, peu d’enseignants apportent des changements importants aux routines d’enseignement et d’apprentissage en réponse à la variance des apprenants. La recherche et la théorie sur le changement dans les écoles indiquent qu’une telle ampleur du changement est profondément difficile à réaliser, et qu’elle exige un leadership et un soutien, constants et soutenus, pour le changement. (Traduction libre : Tomlinson et coll., 2003, p. 135)

3Selon ses définitions actuelles, la différenciation pédagogique est une intervention planifiée de l’enseignant en réponse aux besoins des élèves ou de petits groupes d’élèves dans le but de maximiser les possibilités d’apprentissage pour chacun (Leroux et Paré, 2016 ; Tomlinson et coll., 2003). Dans le contexte scolaire, elle est, aujourd’hui, souvent évoquée ou prescrite comme réponse à la gestion de l’hétérogénéité croissante des élèves, et ce, quels que soient les types de différences considérées ou de structures organisationnelles de l’école. Aussi, « prendre en compte la diversité des élèves » et « agir de manière éthique et responsable » font partie des compétences attendues d’un professionnel de l’enseignement à l’issue de sa formation (HEP-BEJUNE, 2018). Or, une fois sur le terrain, en l’absence de soutien (Guskey, 2002), de modèles ou d’exemples les convainquant que les approches différenciées offrent des solutions aux problèmes qui se posent à eux, pourquoi les jeunes enseignants renforceraient-ils leurs approches différenciées plutôt que de rester dans une posture « d’indifférence aux différences » (Bourdieu, 1966) ? Ces jeunes professionnels sont ainsi placés devant le dilemme qui consiste à conduire les classes confiées, tout en sachant qu’ils ne peuvent répondre à la complexité de toutes les situations éducatives qui se présentent à eux.

4De fait, le manque de savoir-faire propre au début dans le métier soulève souvent la question technique du « Comment faire pour… ? ». Or, comme le suggère Pereira (2019) en référence à Habermas (1973), il se pourrait qu’en raison de « la colonisation du monde vécu par la rationalité technique, les enseignant·e·s et les éducateurs·trices tendent à se poser des questions techniques plutôt qu’éthiques ». Ainsi, face aux questions que pose le défi de la prise en charge des différences, les réponses données seraient avant tout d’ordre technique, à savoir fondées sur un agir stratégique, efficace ou performant. La dimension éthique tendrait de fait à passer au second plan, voire à être négligée. Quoi qu’il en soit, se poser les questions éthiques quant aux conséquences de son agir en classe ne va pas de soi. Car, le choix éthique implique non seulement une maîtrise des moyens possibles pour atteindre la fin visée, mais encore la possibilité de dépasser certaines contraintes et déterminismes. Or, la maîtrise experte des divers moyens de différenciation est justement ce qui manque lors de l’entrée dans le métier pour pouvoir envisager leur dépassement. Et quand bien même l’enjeu de la différenciation appelle une réponse éthique, la question d’ordre technique demeure légitime, non seulement en début de carrière, quand les routines et savoir-faire sont encore imparfaitement installés, mais aussi de façon récurrente, lorsque les ressources et moyens à disposition sont limités ou absents.

5Si le propos de Pereira sur la question du « Comment faire pour … ? » place l’enseignant face au choix de se limiter ou non à une réponse d’ordre technique, on se demande en vue de quoi les enseignants opèrent le choix d’un moyen ou y renoncent. C’est pris entre leur idéal pédagogique et les contraintes situées que les jeunes enseignants du secondaire, que nous avons rencontrés et écoutés dans le cadre d’un focus group, nous ont parlé de leurs expériences en matière de différenciation pédagogique.

Méthodologie

6Cette étude s’inscrit dans un projet plus large portant sur l’effet « salle des maîtres », espaces informels ou formels d’un lieu scolaire dans lesquels se construisent les normes et les valeurs qui contribuent à l’orientation des postures éducatives (Gremion, Granger et Gremion, 2020). Notre intérêt pour ces situations souvent « négligées » (Goffman, 1964, p.88) oriente notre recherche sur les régularités (Tesch, 1990) qui apparaissent lors d’interactions dans des contextes variés. Situant notre démarche dans un paradigme constructiviste interprétatif, nous nous référons à l’interactionnisme symbolique de la mouvance de l’École de Chicago (Gremion-Bucher, 2012) et à la théorie ancrée développée par Glaser et Strauss, (2010) pour mener la recherche du sens que les acteurs donnent à ce qu’ils font (Becker, 1985).

7Les verbatims analysés dans cet article proviennent d’un focus group conduit, selon le principe qu’en donnent Kitzinger, Markova et Kalampalikis (2004), durant la seconde année d’insertion professionnelle de trois enseignants du secondaire. Ce focus group s’est constitué à partir d’un dispositif de recherche-formation professionnelle dédié à la mise en place d’un espace de partage d'expériences pour les enseignants débutants (Gremion et al., 2020) dans lequel s’était engagée une des enseignantes. Manifestant son intérêt pour la différenciation pédagogique, elle a accepté, avec deux de ses collègues, de participer à un échange qui répondait à la double question : « Quelle serait, pour vous, la modalité idéale de différenciation pédagogique ? » et « Quels sont les obstacles dans votre pratique quotidienne qui empêchent sa réalisation ? » Ces enseignants, diplômés ensemble en 2017, se connaissent bien, mais ne travaillent pas dans les mêmes établissements du secondaire. Ils sont formés dans des disciplines différentes, l’une en mathématiques, l’autre en sciences naturelles et la troisième en géographie et langue (L2). Des lectures successives de la transcription de ces deux heures d’entretien ont émergé les regroupements de verbatim que nous analysons et présentons ici, adossés à d’autres transcriptions déjà menées et analysées (Gremion, Granger et Gremion, 2020).

Résultats

8L’enracinement d’un idéal de la différenciation dans leur quotidien scolaire est un trait marquant du discours de chacun des enseignants interviewés. L’évocation des contraintes que ces trois enseignants rencontrent est ancrée dans leurs pratiques. Entre les moyens, les buts et les idéaux, leur aspiration fait partie de la situation, comme le soulignait Dewey (1967), repris aussi par Quéré (1997). Aussi, leur définition d’une différenciation dans sa modalité idéale n’est ni permanente, ni omniprésente, mais s’actualise dans des interstices, dans des bulles de temps ou des espaces réservés, propres à chaque collège.

La modalité idéale de différenciation pédagogique

9La vision de la différenciation que propose d’emblée Betty s’actualise dans des pratiques de co-enseignement qu’elle expérimente au quotidien avec deux collègues.

Pour moi la différenciation ce serait la possibilité quasiment de donner des cours particuliers c'est-à-dire que chaque élève devrait pouvoir trouver son compte dans la leçon, mais sauf qu’on ne devrait pas être tout seul avec lui ce serait un cours particulier à plusieurs ça, c'est une différenciation extraordinaire si on arrive à ça. (Betty)

10L’idée et l’envie de pratiquer le co-enseignement lui sont venues à l’écoute d’enseignantes qui en vantaient les mérites. Dans l’école où elle travaille, un dispositif de soutien ambulatoire en mathématiques, français et allemand une fois par semaine a été mis en place pour les « moins bons » élèves. Plutôt que cette formule séparative, puisque les élèves quittent le cours, Betty a proposé à sa collègue du soutien d’utiliser la période prévue pour construire un enseignement partagé avec elle. Alors elle est venue pour préparer un test formatif, et c’est génial (Betty). La co-intervention d’une autre enseignante dans la classe est un soutien pour l’activité ordinaire de l’enseignante que Betty voit comme une forme de différenciation structurelle ponctuelle. Par cette approche différenciée le dispositif, initialement individuel, se transforme en dispositif collectif aidant les élèves qui en ont besoin sans stigmatisation. Toutefois, cet arrangement demeure fragile, puisqu’il perdure grâce au maintien d’heures de soutien individuel proposées pour un élève qui a quitté l’école. Aussi, en fonction des besoins de la situation, ce co-enseignement prend deux configurations, soit un enseignement parallèle, soit un enseignement de soutien (Friend et Cook, 2007).

11Dans le premier cas, l’enseignante de soutien est mise au courant de ce que l’enseignante de classe propose comme thème et objectifs pour le groupe-classe. Elle est à disposition des élèves qui le souhaitent et répond à leurs demandes. Je trouve génial tu vois que l'élève se rende compte tout seul qu'il a besoin d'aide et qu'en plus ça veut dire qu'il a du plaisir à y aller. Il voit les effets que ça fait (Betty). Dans le second cas, le groupe classe est scindé en sous-groupes de besoins que les enseignantes se répartissent pour travailler de façon plus ciblée avec les élèves.

12Denis et Tina, de leur côté, préfèrent une approche pédagogique, dans le respect du rythme de chaque élève et de l’atteinte des objectifs minimaux, à une organisation structurelle de la différenciation.

13Denis l’exprime ainsi : Pour moi, c'est ça, c'est le fait que chaque élève puisse avancer un peu à son rythme, mais que tous arrivent quand même aux objectifs qui sont désirés. Oui, je pense, c'est pas mal ça pour moi (Denis). L’expérience de la pédagogie du projet qu’il met en place dans ses classes donne à Denis l’occasion de prendre en compte la différence entre ses élèves pour leur permettre d’aller à leur rythme. Pour lui, en changeant la forme scolaire, on change ses effets. « La différenciation pédagogique, c’est changer quelque chose à l’école (Denis). Il associe la différenciation à une pédagogie du projet qui n’implique pas le même rythme pour tous, mais propose une approche singulière. Elle met réellement les élèves au travail par la découverte des aspects divers et diversifiés d’un objet d’enseignement-apprentissage. La pédagogie du projet (Dewey, 1976) permet de faire évoluer la relation maître-élève, tant du point de vue de l’enseignant que du point de vue de l’élève.

Du coup, je pense que la pédagogie de projet, je sais, c'est quelque chose de chouette parce qu'ils sont en train de bosser […] Rien que le fait que moi je le lui ai fait remarquer ça : « mais là c'est juste incroyable ce que tu as fait, est-ce que tu te rends compte ? » Ou comme ça, eh ben, la relation, elle change. (Denis)

14« Plutôt qu’un jugement d’utilité technique», la médiation par l’objet singulier et personnel, lieu de la différenciation et cible des « jugements de beauté » (Dejours, 1993), offre une opportunité d’améliorer la relation entre l’enseignant et l’élève. Surtout, elle permet à l’élève de s’engager dans son appropriation des savoirs et lui offre une consolidation de sa confiance en soi. La valorisation de sa production par l’enseignant permet à l’élève un changement de point de vue et d’appropriation de ses propres apprentissages, en même temps qu’une écoute plus attentive et engagée sur ce qui se passe en classe. Ces changements se perçoivent en contre-jour d’un enseignement plus traditionnel et découlent, pour lui, d’un contexte qui réunit les conditions-cadres adéquates, soit un soutien de la direction dans le choix de ses actions (Gremion, Granger et Gremion, 2020 ; Tomlinson et coll., 2003 ). Le directeur encourage la liberté professionnelle pour développer une identité du corps enseignant qui est très forte. Non pas du corps, heu, mais une d'identité personnelle dans l'enseignement qui est forte (Denis).

15Tina, quant à elle définit la différenciation en insistant davantage sur l’atteinte du seuil minimum pour tous les élèves, laissant à chacun la possibilité de dépasser cet objectif.

Moi je rejoins un peu ce qui a été dit, peut-être pas chaque élève individuellement, mais en tout cas au final que chacun trouve son compte dans les exercices, que certains puissent aller plus loin s'ils veulent aller plus loin, s’ils sentent qu'ils peuvent aller plus loin et que ceux qui ont plus de difficultés arrivent quand même au final à atteindre l'objectif fixé. (Tina)

16Alors que l’idéal de différenciation pédagogique des trois enseignants demande de considérer l’hétérogénéité naturelle des groupes d’élèves, tous les trois travaillent dans des structures qui ne s’en préoccupent pas. Denis et Betty enseignent dans un système à filières dont l’organisation structurelle vise à homogénéiser le niveau scolaire des groupes, tandis que Tina intervient dans une organisation scolaire au sein de laquelle il n’y a pas de filière. Pour ses cours de géographie, la diversité de niveaux des élèves est même à son comble. Aussi, la gestion de l’hétérogénéité devient, pour elle, une préoccupation majeure.

17Parce que les structures sont contraignantes et les élèves différents à l’égard de leurs besoins (Betty), de leurs rythmes (Denis) ou des contenus enseignés (Tina), la réduction du groupe classe consécutive à un dispositif de différenciation, fait consensus. La réduction de la taille des groupes leur semble être une condition ou un moyen de réalisation nécessaire pour une différenciation pédagogique. Mais, ils n’ont que peu d’emprise sur cette organisation. La différenciation semble possible et pertinente pour eux lorsque les modalités pédagogiques permettent d’enseigner à un groupe de taille restreinte, et ce, quelle que soit la modalité d’organisation de la différenciation, interne ou externe. Si le nombre d’élèves avec lesquels interagir est réduit, la différenciation s’en trouve facilitée, permettant de proposer à chaque élève du sous-groupe, voire à des groupes restreints, un travail approprié. Ainsi, Betty profite d’heures libérées sans lesquelles, un co-enseignement serait impossible. Tina, quant à elle, a deux classes de L2 dont l’une compte quatre élèves et l’autre onze. Si le groupe de onze élèves permet un enseignement qui favorise le temps de parole des élèves et la présence experte de l’enseignante, c’est encore plus favorable, de son point de vue, pour le groupe de quatre. Denis, de son côté, apprécie l’enseignement en demi-groupe dans ses cours de travaux pratiques de sciences, comparativement à son enseignement théorique avec le groupe classe entier.

Les obstacles à la mise en œuvre de cette différenciation idéale

18Tina souligne le paradoxe qui la tiraille. D’un côté, elle observe que, dans ses classes très hétérogènes du point de vue du niveau des élèves, l’approche pédagogique traditionnelle ne fonctionne pas. Le décalage entre les élèves les plus lents et ceux qui ont de l’avance induit l’ennui de ces derniers. Cela l’incite à chercher une solution du côté d’une approche différenciée.

En fait, dans ce que je vois dans mes classes en géo, c'est hétérogène […] Donc tout le monde ensemble, ça ne marche pas, et en fait c'est presque pas ceux qui ont plus de difficultés et qui, entre guillemets, me posent problème, enfin il ne me pose pas problème. Mais c'est ceux qui ont plus de facilité qui s'embêtent. […] et en tout cas, il faudrait à un moment donné dans la différenciation reprendre tout le monde ensemble. (Tina)

19Bien qu’elle rencontre plutôt des difficultés avec les élèves qui ont de la facilité, mais s’ennuient, elle s’interroge sur la façon de faire avec les élèves qui accumulent du retard ou manquent d’intérêt.

Comment tu fais de la différenciation entre ceux qui n’en ont rien à faire d’être là et ceux qui ont juste de la peine à l’école ? On ne s’y prend pas de la même manière pour gérer cette hétérogénéité-là, non ? (Tina)

20Par ailleurs, ses hésitations proviennent également de la manière d’organiser et d’évaluer les contenus à enseigner dans son établissement. Par groupes de disciplines, les collègues se mettent d’accord sur les chapitres du manuel à enseigner. Cela signifie un même enseignement au même moment avec une évaluation commune conçue par le collègue responsable de groupe. Cette évaluation externe l’empêche de valoriser le travail d’approfondissement des élèves les plus rapides qui considèrent les exercices supplémentaires comme un travail qui « ne sert à rien ». Ils acquièrent bien des connaissances supplémentaires, mais elles demeurent inutiles, à leurs yeux, puisqu’elles ne sont pas évaluées. La jeune enseignante n’ose pas s’opposer à cet enseignement identique pour tous qui compromet la différenciation pédagogique. Je suis la petite nouvelle, je ne vais pas dire : « Non ! » (Tina). Quand bien même elle n’est pas très à l’aise avec cette organisation contraignant son enseignement, Tina a conscience de la fragilité de son statut de débutante et ne s’autorise pas, comme de nombreux enseignants en période d’insertion professionnelle, à manifester son désaccord. Toutefois, son enseignement en autonomie dans un second collège lui offre une bulle de liberté qui suffit à compenser les contraintes imposées dans le premier.

21Denis évoque une difficulté propre à la première année d’exercice. Concevoir ses leçons, se les approprier et mettre en forme tous ses supports de cours, demande un temps considérable. Dès lors, le temps additionnel nécessaire pour préparer des dossiers différenciés pour les apprentissages de chaque élève le décourage.

Et puis les obstacles je pense, pour moi, c'est bête, mais l'obstacle c'est … ben là j'ai des classes avec lesquelles je pense que je pourrais faire ça, mais c'est le temps que ça nous prendrait de préparer le dossier en fait […] Et puis dans cette première année d'enseignement, je n'ai pas le courage de me lancer dans la préparation de ce truc-là en fait. (Denis)

22Si Betty voit la différenciation davantage au niveau de la structure, via des modalités de co-enseignement, elle relève que les structures secondaires lui font côtoyer un nombre trop important d’élèves pour pouvoir imaginer une différenciation pour chacun d’eux. Elle s’interroge également sur l’autonomie réelle des élèves pour garantir la réussite d’un projet différencié et doute de son efficacité. De fait, le manque d’autonomie de ses élèves, qui « font pour faire » (Betty) plutôt que de chercher à comprendre, a contribué à l’échec d’un dispositif de différenciation qu’elle avait initié par des dossiers individualisés en mathématiques. Lors de l’évaluation, les résultats de ces élèves ont été bien inférieurs à ce qu’ils obtenaient dans les cours conduits avec tout le groupe-classe.

Les obstacles avant tout pour moi le plus gros obstacle pour la différenciation c'est le nombre d'enseignants par rapport au nombre d'élèves parce que ça me paraît impossible de faire de la différenciation pour chacun de mes élèves à moi toute seule. Je ne peux pas gérer ou alors ils doivent être extrêmement autonomes et puis ça, des élèves d'écoles secondaires autonomes, je n'en connais pas beaucoup. (Betty)

23Si elle reste convaincue, malgré le manque d’autonomie des élèves, que « le projet individuel est une idée géniale », elle s’étonne du stress qu’engendre la « liberté » de travail chez ses élèves. Elle observe, lorsqu’ils ne sont pas sous contrôle, qu’ils peinent à se mettre au travail seuls, ne font rien ou « glandouillent ». Elle repère des stratégies classiques du métier d’élèves (Perrenoud, 1995), soit une économie de l’effort renforcée par l’idée qu’ils ont besoin de l’enseignant pour apprendre et ne peuvent acquérir le savoir par eux-mêmes.

« Expliquez-nous, on n’arrive pas à comprendre tout seuls ! » […] Ben ils m'ont dit clairement « on préfère quand on fait tous ensemble » et puis ils sont plus à l'aise et je vois bien que ça en effet ils travaillent plus quand ils comprennent. (Betty)

24Ainsi, même s’il arrive que les enseignants qui ont cru aux bienfaits du programme individualisé y renoncent et reprennent une pratique plus traditionnelle, ce renoncement n’implique de fait pas grand risque, lorsque les élèves n’en veulent pas vraiment. La pression qu’exercent des parents sur leurs enfants et l’école, renforce le choix de viser la réussite scolaire, soit un passage par le secondaire 2 pour atteindre les hautes écoles. Les notes deviennent alors un laissez-passer attendu par tous en faveur de cette réussite, ce que la différenciation ne semble pas garantir. Cette attente et ces pressions conjuguées à l’économie d’effort que les élèves eux-mêmes établissent en fonction de ce qui leur demande beaucoup de travail et d’investissement ou non, oriente la posture de l’enseignant.

Je crois, moi, la peur que j'ai, c'est qu'ils ne fassent pas, parce qu'ils ont déjà beaucoup de pression dans les autres branches, qu’ils mettent la priorité sur les autres branches […] Moi c’est la peur que j’ai en ouvrant trop : ce sont les phénomènes de compensation. Mais là, je n’aurais pas peur des collègues, mais peur des élèves qui se disent : « et bien moi, j’ai déjà tellement de trucs à faire que… ». (Betty)

25Par ailleurs, face à ses collègues expérimentés, la jeune enseignante ne s’octroie pas le droit d’imposer un changement. Elle ressent les pressions, les attentes à son égard et se résigne en renforçant une approche traditionnelle, tout en se prenant à rêver.

Finalement je me dis que le maître devant la classe et qui gère la classe ce n'est pas la meilleure solution, mais c'est de loin pas la moins bonne non plus. […] j’ai l’impression qu’il faudrait être plus d’enseignants pour moins d’élèves pour pouvoir faire des choses comme ça ». (Betty)

Discussion

26Ces jeunes enseignants ne sont pas dupes de l’injonction paradoxale du système scolaire qui demande d’amener les élèves à la réussite tout en les sélectionnant au moyen d’un dispositif évaluatif basé sur les notes. Ils s'interrogent également sur les fins réellement attendues et la place des apprentissages scolaires pour la vie des élèves. Pour autant, leur souhait de différenciation pédagogique repose sur leur observation des besoins des élèves, de leurs rythmes variés ou des objectifs à atteindre. Leur perception est positive lorsque les conditions nécessaires à leur engagement de cette approche pédagogique comprennent l’appui de la direction au développement de leur identité professionnelle et de leurs projets, des conditions structurelles permettant la différenciation ou la possibilité d’établir diverses formes de co-enseignement (Friend et Cook, 2007). Mais ils mettent en évidence plusieurs difficultés.

27L’organisation de l’enseignement imposé par la direction ou les collègues et l’impact de leurs exigences sur le travail des élèves réduisent la liberté d’action et de choix pédagogiques du jeune enseignant. Or, en débutant dans le métier, manquer de loyauté aux implicites de l’école est une posture difficile à tenir. Les bonnes relations avec les collègues sont essentielles pour une insertion professionnelle réussie (Albisetti et coll., 2018). Lorsque des pressions émergent, les jeunes enseignants prennent sur eux pour garantir leur place et ne pas entrer en confrontation (Gremion, Granger et Granger, 2020). Face au poids des attentes diverses, ils préfèrent se taire, même si leur silence les rend complices du système, des programmes, des attentes des parents et de leurs collègues.

28La surcharge caractéristique des débuts dans le métier est une autre difficulté qui incite les jeunes enseignants à renoncer à l’investissement supplémentaire exigé par la mise en place d’une différenciation pédagogique ou d’en faire l’économie. Sans avoir encore bien en main les contenus d’enseignement, il est difficile de se lancer dans un projet comportant trop d’inconnues ou éloignées des attentes scolaires normatives.

29Lorsque la différenciation pédagogique mise en place ne rencontre pas l’engagement des élèves, le doute ou le découragement pointent. L’observation de la difficulté de leurs élèves à apprendre par eux-mêmes, se mettre en recherche ou se débrouiller seuls renforce chez ces jeunes enseignants l’idée que leurs élèves manquent d’autonomie. Plutôt que de considérer, l’autonomie comme un objet d’apprentissage, les enseignants qui n’atteignent pas les objectifs donnés par le programme scolaire ni ceux qu’ils se fixent, se découragent et perdent confiance. Si, de plus, ils lisent les attentes des parents dans les attitudes de leurs élèves qui demandent leurs explications et des notes pour attester de leur réussite, ils sont alors tentés de retourner à une pédagogie traditionnelle qui leur semble plus efficace et sécurisante pour transmettre le contenu attendu.

30Si ces trois types de difficultés ne peuvent être surmontés (nécessité de s’assimiler sans heurts aux habitudes des collèges, surcharge des débuts dans le métier et résistance économique des élèves), les jeunes enseignants sont incités à revenir à une approche pédagogique plus traditionnelle et « indifférente aux différences » (Bourdieu, 1966). Cela réoriente leur idéal dans une conception de la différenciation pédagogique plus technicienne, assurant un succès plus en rapport avec l’organisation de la structure scolaire, ces normes, ses attentes, qu’avec une approche plus éthique orientée vers le développement des élèves, leurs potentialités et leurs besoins.

31Selon la définition de la différenciation pédagogique retenue dans ce texte (Leroux et Paré, 2016 ; Tomlinson et coll., 2003), les interventions planifiées des enseignants sont censées porter sur les processus, les productions, le contenu et le climat d'apprentissage des élèves. Or, lorsque les enseignants disent se sentir plus à l’aise à enseigner à des groupes de tailles réduites, dans un contexte ouvert et accueillant, leurs propos renvoient principalement aux conditions de travail, mais portent peu sur les autres dimensions. Entre contraintes et envies, reste un équilibre à trouver. Le choix de la différenciation pédagogique se construit en réponse aux pressions externes, dans un balancement entre leur autonomie professionnelle et celle de leurs élèves, entre leur engagement ou leur retrait dans un contexte scolaire où la réussite et la sélection priment. Malgré les conditions typiques des débuts dans le métier, un équilibre précaire est parfois trouvé dans des interstices de temps ou d’espaces du système scolaire, leur permettant de réaliser une part de leurs envies ou projets. Si les pressions deviennent trop fortes, tant les élèves que les enseignants débutants tendent vers un équilibre visant à réduire les efforts additionnels que demande tout changement. Cela se traduit par un retour à un enseignement traditionnel où l’élève met entre parenthèses son autonomie et où l’enseignant, en perdant la sienne, cautionne un système qui le rassure.

Conclusion

32À la question posée concernant leur vision de la différenciation, l’idéal retenu par ces trois jeunes enseignants est déjà en partie réalité. Sensibles à la question de la différenciation pédagogique, ils l’imaginent sous des formes diverses. Pour Betty, l’idéal s’incarne dans les cours particuliers. Pour Tina, il faut s’adresser à de petits groupes d’élèves tandis que pour Denis, il importe de respecter les rythmes d’apprentissage. Chacun des trois concrétise son idéal dans des formes contingentes que ce soit le co-enseignement pour l’une, la réalisation d’un projet pour l’autre ou l’enseignement en groupes restreints pour la troisième. Bien que les trois ne partagent pas un même modèle de différenciation pédagogique, leur idéal correspond à un prolongement de leur vécu en situation qui répond aux obstacles qu’ils rencontrent dans la pratique. Malgré les nombreuses déterminations du système scolaire et les pressions institutionnelles ou externes, des interstices, au sein desquels une innovation ou un idéal peut prendre forme, émergent pour chacun d’eux, de façon singulière.

33Leurs projets de différenciation amènent ces enseignants en début de carrière à pointer les paradoxes auxquels ils sont confrontés : sélectionner, trier les élèves tout en assurant leur réussite ; former pour apprendre ou pour performer ; agir comme les collègues ou s’en démarquer ; se conformer aux attentes des parents et de l’institution ou tenter de nouvelles voies. Ainsi, la question éthique n’est pas absente de leur réflexion. Entre idéal pédagogique et contraintes situées, ces jeunes enseignants cherchent à soutenir la qualité d’une relation pédagogique. Toujours en recherche de moyens pour répondre au « comment faire pour… », ils ne savent toutefois pas encore très clairement pour quelle fin vouloir différencier. En effet, si des approches différenciées leur permettent de s’intéresser aux apprentissages scolaires, quelle place leur reste-t-il vraiment pour se préoccuper des apprentissages réels de leurs élèves compte tenu de la pression et des attentes de performances liées à la réussite scolaire ?