1Yves Reuter propose un ouvrage pour explorer les questions de pédagogie. Pour cela, il se positionne comme un didacticien, en raison de recherches qu’il a menées autour de pédagogies alternatives (notamment à Mons-en-Barœul ou à l'école Vitruve), pour analyser les limites de certains discours institutionnels et théoriques qui dévalorisent ces pédagogies et pour étudier ce qu'il est possible de mobiliser pour travailler autrement que selon des modalités classiques d'une pédagogie traditionnelle. “J'essaierai ainsi de préciser en quoi les effets de certains changements de pratiques peuvent être conséquents non seulement sur le climat et le bien-être des élèves et des enseignants, mais aussi sur la lutte contre l'échec scolaire” (p. 11). Il adopte une position de chercheur, s'éloignant des postures de militant pédagogique, refusant ainsi de soutenir une pédagogie plus qu'une autre. Il tente d'identifier ce qu'il y a de commun aux expériences qui marchent, c'est à dire, pour lui, lorsque "le climat est bon [...], que les élèves sont présents dans tous les sens du terme [...], et ont envie d'être là, qu'ils travaillent, qu'il y a du progrès pour la majeure partie d'entre eux, que les écarts ne se creusent pas, que le rapport à l'école et aux savoirs est positif, que l'inclusion l'emporte sur les phénomènes d'exclusion" (p. 12-13).

2Dans cet ouvrage, il définit une pédagogie classique comme un enseignement magistral ou dialogué, identique pour tous les élèves, alternant exposition du maître, mise en place d'exercices formels et d'évaluations à orientation négative avec une progression cumulative (censée aller du simple au complexe). Il explique aussi que les pédagogies dont il est question dans cet ouvrage se différencient nettement de la forme scolaire telle que définie par Guy Vincent (1994), entre autres parce que les élèves ne bénéficient pas d'espaces de réflexions sur le fonctionnement de la classe ou de l'établissement, qu'ils n'ont pas ou peu de prise sur celui-ci (p. 12).

3D'un point de vue épistémologique, Yves Reuter s'appuie sur les recherches qu'il a conduites concernant des pédagogies différentes, sur ses travaux actuels autour de ces pédagogies mais aussi autour des approches classiques ou des entrées didactiques, situées dans le cadre contraint par des contenus et des disciplines. Il dit aussi tirer les apports de cet ouvrage des échanges qu’il entretient au sein de différents collectifs pédagogiques : CRAP, FESPI, ICEM, OCCE et ATD Quart-Monde. Nous pouvons ajouter à ces sources une multitude de références bibliographiques aux principaux auteurs et spécialistes des pédagogies alternatives.

Trois repères pour les pédagogies différentes

4Pour décrire et comprendre une pédagogie différente, Yves Reuter utilise une matrice à trois éléments : les principes fondamentaux (comment sont pensés l'école, les élèves, les apprentissages et l'enseignement), les principes d'action (moins généraux) et les pratiques (situations, dispositifs…).

5Une pédagogie différente correspondrait à une école ouverte sur le monde, avec un travail conduit au sein d'un réseau de partenaires, afin de sortir du vase clos de la classe ou de l'école. L'enseignement est alors conçu comme la construction de situations et de dispositifs permettant de stimuler le désir d'apprendre et d'étayer des cheminements d'apprentissage diversifiés. Yves Reuter explique que "s'il existe bien un héritage des dispositifs, ceux-ci gagnent néanmoins à être soumis à une réappropriation constante" (p. 36). Il ne s’agit donc pas de s’affilier à une pédagogie et tenter d’en respecter une pureté.

6Dans ce cadre, les principes fondamentaux attachés aux pédagogies différentes sont multiples : une école pour apprendre, le postulat d’éducabilité, la considération des élèves comme des sujets, la complexité de l’acte d’apprendre et de celui d’enseigner. Les principes d’action sont d’autres natures : une priorité sur les apprentissages, la recherche de participation des enfants à la construction de leurs apprentissages, l’enrichissement du milieu dans lequel ils se trouvent, le recours à une citoyenneté scolaire, la sécurisation des espaces d’apprentissages, le caractère vivant et authentique de ce qui se passe à l’école, la possibilité de cheminements différents, l’articulation entre individuel et collectif, les liens entre l’action et la réflexion, la variation des postures, la coopération et l’entraide (Yves Reuter les oppose d’ailleurs à la compétition alors que ce serait plutôt l’individualisme ou l’égoïsme), des évaluations utiles aux apprentissages, des contenus agencés pour être appris, des réseaux de travail pour les équipes d’enseignants, de parents et de partenaires, l’importance de communautés éducatives, la reconnaissance de rôles différents pour l’enseignant (adjuvant, concepteur, garant).

7Yves Reuter fait une focale sur les évaluations alternatives. Selon lui, elles privilégient l'aide, l'étayage des apprentissages, la participation des élèves, notamment avec la capacité à s'auto-évaluer. Elles s'appuient aussi sur une diversité d’évaluateurs, d’objets d’évaluation, de temporalités, de principes : l'élève est considéré comme un être en développement, l'enseignant se présente comme un accompagnateur, les apprentissages sont pensés comme un processus non linéaire. Bien que ces pratiques d'évaluation comportent un certain nombre d'intérêts pédagogiques, elles interrogent sur quelques points : elles ne favoriseraient pas toujours des apprentissages, elles pourraient susciter de l’insécurité chez les enseignants qui les utilisent (au regard des formes classiques plus répandues), elles prépareraient peut-être moins bien aux épreuves institutionnelles et pourraient participer à une surévaluation des élèves.

8Yves Reuter évoque aussi la coopération, présente dans la majeure partie des pédagogies différentes. Entre enseignants, elle se traduit par une absence de hiérarchie, des réunions hebdomadaires, une coformation, du coenseignement, des écritures collectives d’articles et des préparations collégiales d’ateliers pour différents colloques (p. 50). La coopération entre enseignants et élèves permet une gouvernance partagée et évite l’autorité toute puissante du maître. Il existe ensuite plusieurs formes de coopération entre élèves, certaines étant orientées vers les apprentissages : ce sont les groupes qui réunissent des élèves de plusieurs classes de même niveau et les dispositifs intergénérationnels qui réunissent des élèves d'âges différents. D'autres formes de coopération portent sur le fonctionnement de l'école et sa gouvernance : c'est le cas surtout du conseil d'école des enfants qui se réunit chaque semaine, en lien étroit avec ce qui se décide dans chaque classe. C'est ainsi qu'apparaissent des métiers d'école ou de classe, ou des fonctions comme élèves médiateurs, avec un référent enseignant. Cela participe à des apprentissages de l'autogestion et du vivre ensemble. Enfin, la coopération concerne aussi des acteurs extérieurs et les parents avec des commissions de travail, un bulletin d’informations, des discussions en conseil d’école ou encore l’organisation d’’évènements. Cela permet de concevoir une équipe pédagogique élargie, la coopération étant alors érigée en système.

Pour une analyse scientifique des pédagogies différentes

9Yves Reuter s'intéresse ensuite aux méthodes d'analyse scientifique des pédagogies différentes. Pour lui, certaines recherches issues des neurosciences ou des sciences cognitives, s'appuyant principalement sur des démarches expérimentales, “manifestent peut-être de la naïveté en pensant apporter des preuves définitives aux questions d'éducation” (p. 68). Ces approches oublieraient que des résultats scientifiques tiennent plus d’une convergence de sources diverses qu’à une seule démarche. Il en va de même pour certaines méta-analyses qui ne prennent pas en compte les recherches ne se situant pas dans leur cadre, par exemple des témoignages à visée qualitative. Ces exclusions s’apparentent à une certaine ignorance de ce qu’est la science, qui ne se résume pas aux méthodes expérimentales. “C'est en cela que je considère que cette proposition tient plus d'une foi en La Science, sur un modèle quasi religieux, que d'approches scientifiques cherchant de manière prudente à construire les résultats solides mais quelque part provisoires, en n’oubliant pas le nécessaire doute critique qui ne perd rien à s'exercer en premier lieu sur ses propres travaux” (p. 68).

10De plus, ces recherches qui étudient les pédagogies différentes sur leur éventuelle efficacité ne prennent en compte que peu de disciplines (lecture, écriture, maths), peu de techniques différentes et une conception d’effets directs de certaines variables (par exemple les méthodes d’enseignement), ignorant de fait d’autres explications comme le climat, les intentions éducatives poursuivies. Elles occultent également des dimensions importantes : les problèmes massifs des démarches pédagogiques classiques, la constitution des groupes où des pédagogies alternatives sont développées et l'usage de méthodes d'évaluation similaires avec des élèves travaillant différemment. Les conclusions de ces recherches semblent toutes aller dans le sens d'une valorisation d'une pédagogie dite explicite (de l’instruction directe), consistant essentiellement en un guidage de l'élève (un “modelage”) où le maître explicite ce qu'il faut faire, comment le faire et guide l'élève pour le refaire, dans un cheminement unique pour tous, l'exécution remplaçant les interrogations, le tâtonnement et les recherches (p. 70). “Ce discours peut paraître séduisant en raison de son apparente simplicité mais il mérite pour le moins d'être mis en interrogation” (p. 113). Cela rejoint une conception mécaniste des enseignements et place l’élève dans une posture systématique d’exécutant (p. 114).

11Les doutes relevés par Yves Reuter concernent l’usage partiel de certaines recherches, notamment celle conduite par John Hattie (lire à ce sujet Rey, 2016), le manque d’interrogation sur les variations des formes et des chemins de compréhension selon les disciplines, le peu de réflexion sur les problèmes flous ou complexes qui n’ont ni solution, ni stratégie de résolution unique, comme c'est le cas en écriture et dans bien d'autres domaines (p. 117).

12Pour analyser scientifiquement des pédagogies différentes, sans exclure les résultats de recherches expérimentales (p. 79), Yves Reuter propose une matrice alternative. Celle-ci tend à prendre en compte la dimension sociale de l'espace éducatif, nécessite une description précise des fonctionnements instaurés, implique un croisement de théories, de méthodes, de critères et de données, avec une attention particulière au terrain et aux informations empiriques qu'il offre aux chercheurs. Par exemple, il propose de s'intéresser à l’avis de nombreux acteurs comme, bien évidemment, les élèves et les enseignants, mais aussi le personnel de service, les intervenants, les parents d'élèves, les anciens élèves, les collègues d'autres écoles dans lesquels des élèves poursuivent leur scolarité, les membres d’associations périphériques... Il préconise, au-delà de l’avis des acteurs, une description précise des fonctionnements ainsi qu’une répétition des observations pour distinguer ce qui est systémique ou ponctuel. Les équipes développant des pédagogies différentes feraient ainsi de leur environnement des laboratoires d’études vivantes et des lieux de ressources pour des enseignants exerçant dans des cadres plus classiques (p. 65).

Un référentiel d’analyse

13Dans la suite de ces précautions épistémologiques, l'ouvrage propose un référentiel pour analyser des démarches pédagogiques différentes. Sans se vouloir définitif et fermé, il vise à aider les équipes à mieux comprendre leurs points forts et leurs points de fragilités :

• L’histoire qui a façonné ce qui existe : les permanences, les évolutions, les crises, les transformations à l’œuvre, les relations avec les autres structures éducatives ou de recherche

• Les caractéristiques des démarches instaurées : les différences avec la forme scolaire classique, les singularités par rapport à d’autres démarches différentes, les points de cohérence entre les pratiques et les principes

• L’établissement : le public accueilli, les sollicitations, l’ouverture de l’école, les écrits sur le projet, l'essaimage des dispositifs, l’inclusion des élèves considérés comme “différents”, le climat scolaire

• Les enseignants : leurs développements professionnels, le rapport au travail, la réflexivité (équilibre entre habitudes et questionnements, les échanges externes), le rapport au référentiel des compétences professionnelles.

• Les autres intervenants et le personnel administratif et technique : les relations au sein de l’équipe, la facilitation du travail

• Les parents d’élèves : l’appréciation du vécu scolaire de leur enfant (rapport à l’école, travail et apprentissages, sécurité, suite du cursus), les informations reçues, les relations avec l’école, les effets ultérieurs

• Les élèves : leur rapport à l’école, au travail, les apprentissages disciplinaires, ceux liés à la citoyenneté ou d’autres habiletés (réflexivité, communication, gestion des conflits), transferts avec l’extra-scolaire, devenirs (proches et lointains).

• Les relations entre les divers projets

• Les relations aux recherches antérieures (sur l’établissement, les pédagogies ou les questions éducatives en général).

14De tels repères sont en mesure de situer et tenter de dépasser une série de confusions présentes dans ces pratiques de pédagogies différentes. Notamment, celle entre activités et apprentissages : les élèves développent-ils des activités contraintes ou appropriées ? Se voient-ils proposer des dispositifs uniformes ou différenciés ? Quel équilibre pédagogique est introduit entre domestication et affranchissement (Hameline, 1977) : contrôle ou autonomie, compétition ou coopération, évaluation sommative ou évaluation formative ? Quelle est la place des apprentissages dans le sens accordé par les élèves aux activités dans lesquelles ils s’engagent ?

15Utiliser ces repères aiderait également à lutter contre le développement de malentendus potentiellement présents dans les situations d’autonomie des élèves. Yves Reuter explique que lever les implicites n’est ni toujours possible ni souhaitable : “ils sont indispensables à certains moments du cursus pour poser provisoirement telle ou telle notion qui ne sera véritablement définie qu’ultérieurement, par exemple, “mot” ou “phrase” au début de l'enseignement de la lecture” (p. 109). Il relève aussi que la présence de malentendus n’est pas uniquement le fait des pédagogies différentes, les approches classiques véhiculant elles aussi leur lot d’opacité. “Ceux qui adressent cette critique aux innovateurs font comme si la survenue d'incompréhensions et de malentendus était un phénomène anormal dans l’enseignement et limitent leur analyse à la survenue du problème sans prendre en compte la gestion ultérieure de ce problème par le maître” (p. 112).

Vers un essaimage des pédagogies différentes ?

16Au-delà des recherches qui peuvent être effectuées concernant des pédagogies différentes, Yves Reuter évoque l'essaimage de ces pratiques. Sont-elles transférables dans des contextes différents de ceux dans lesquels elles sont instaurées et étudiées ? Cela reposerait sur l’engagement des enseignants qui peut être lié à des convictions, de la formation ou un processus de survie professionnelle et sur des raisons de persévérer (par le sens donné au travail, les effets bénéfiques constatés ou le sentiment de prise sur son existence).

17Plusieurs obstacles interviennent quant au développement de ces pédagogies différentes. Ils sont liés au fonctionnement sociopolitique de la France, un pays qui évolue généralement peu du point de vue des pédagogies utilisées et qui doit composer avec des résistances internes à l'Éducation nationale et à son fonctionnement à différents échelons (des supérieurs hiérarchiques aux collègues). D'autres obstacles concernent soit la fragilité de certaines formes d'engagement, soit des déceptions devant la lenteur des résultats qui, parfois, peuvent se montrer décevants, soit dus à des effets de lassitude. Paradoxalement, certaines formes de militantisme pédagogique peuvent aussi contribuer à créer des obstacles : autour de rigidités, d'absence de doute, de conceptions utopiques, d’oppositions trop marquées et clivantes, d’extensions rapides, d'investissements exigeants, de compétences professionnelles particulièrement complexes, une prise de risque trop importante, une érosion des dispositifs ou un cloisonnement trop fort entre pédagogies et didactiques.

18L'intérêt de développer des travaux autour de pédagogies différentes permettrait de construire des alternatives à un enseignement traditionnel fonctionnant de plus en plus difficilement (au regard des analyses faites par des organismes comme l’OCDE ou en appui à des préconisations d’associations engagées auprès des élèves les plus vulnérables comme ATD-Quart Monde). De plus, cela entre en congruence avec bon nombre de recherches soulignant des éléments favorisant les apprentissages, souvent présents dans le patrimoine des pédagogies différentes : pour prendre en compte l'hétérogénéité des élèves tout en maintenant des situations et des enjeux collectifs, à partir de postures enseignantes variées susceptibles de développer de la réflexivité et de la créativité chez les élèves, ménageant des temps conséquents pour l'accompagnement, responsabilisant les élèves, travaillant à plusieurs enseignants, organisant de la coopération pour susciter l'acquisition de savoirs en même temps que développer des compétences relationnelles et citoyennes (CNESCO, 2017).

19L'ouvrage se termine par un certain nombre de débats autour de l'essaimage de ces pédagogies différentes. Souhaite-t-on un système unifié, commun à tous les élèves ou préfère-t-on un système ouvert à des initiatives pédagogiques locales, comportant des disparités entre écoles, avec un risque de morcellement et de concurrence ? Vers quelle pédagogie différente prépare-t-on les professeurs, sachant qu’il est impossible de les former à toutes ? Quelle place accorde-t-on à la critique de ces pédagogies ? A qui confie-t-on ces formations : à des militants au risque de prosélytisme ou à des formateurs institutionnels au risque de méconnaissances ? Yves Reuter conclut son travail par des propositions alléchantes : “Valoriser les enseignants, donner les moyens d'une formation initiale et continue digne de ce nom, encourager les expérimentations, alléger les pressions sur ceux qui les mènent, donner aux chercheurs le temps de les décrire et analyser leurs effets, apprendre aux politiques à privilégier les intérêts des acteurs et la lutte contre l'échec scolaire à moyen et à long terme plutôt que leur carrière politique à court terme” (p. 141).

20Pour qui s’intéresse aux alternatives pédagogiques, cet ouvrage présente des ressources claires, étayées et nombreuses. Elles restent à éprouver dans les recherches à venir autour de ces sujets, notamment en confrontation à des pédagogies qui ne s’appuient pas sur les mêmes valeurs ou les mêmes théories, et ne proposent pas les mêmes dispositifs aux élèves.