Madiot, P. (2021). L’urgence, c’est de vivre. Éditions de l’Atelier.
Éditions de l’Atelier.
Texte intégral
1Humaniser la machinerie qui se met en place dans les parcours cancer. Voilà le projet que semble s’être donné l’auteur, après avoir lui-même erré dans des couloirs qui encore trop souvent préfigurent celui de la mort. Pierre Madiot y a soutenu sa femme dans un parcours qui s’est fini comme on le craignait. Il a tout vu. Parfois, il a subi. Mais il a aussi estimé les petits riens, les mains tendues, les sourires du personnel qu’il soit soignant, ou pas. Il a décidé de leur consacrer ce livre et de leur donner la parole, qu’ils soient femmes ou hommes de l’ombre, ou au centre du dispositif cancer.
2Plonger dans cet ouvrage, c’est ouvrir la boite noire de ces centres consacrés à la lutte contre le cancer, avec lesquels chacun d’entre nous entretient un rapport intime. Nombres d’entre nous les avons en effet connus, pour nous-mêmes ou pour des personnes aimées, mais même quand ce n’est pas le cas, il y a au fond de nous, plus ou moins consciemment, l’idée qu’ils pourraient nous attendre quelque part. Et au-delà du cancer, depuis ces derniers mois, plus aucun d’entre nous n’ignore la réalité des services de réanimation. Et si nous avons applaudi les soignants, c’est aussi que nous nous sommes demandé ce qui les fait tenir quand leurs efforts sont démesurés pour des résultats trop souvent décevants. Pierre Madiot s’est sans doute posé cette question. Humblement, il est parti à la rencontre de tous les métiers qui concourent aux soins : pharmacien d’hôpital, secrétaire, oncologue, radiothérapeute, aide-soignante… Toutes les fonctions et tous les métiers concernés défilent à travers les personnalités qui les incarnent. Et, en même temps que la lecture progresse, Pierre Madiot a fait le choix que ce soit le cas de la maladie également. Ainsi, son livre est structuré de manière que les premières personnes interrogées soient réellement celles des premiers temps des soins. Mais le tourbillon est trop fort et l’aspiration vers les zones de plus en plus reculées de la structure hospitalière se fait implacable.
3Toutes les personnes interrogées (dont on note l’importante prédominance féminine) ont utilisé leur espace de parole pour décrire leur activité et exprimer le sens qu’elles donnent à leur travail. Le fait que la question du sens ait été centrale n’est pas étonnant. Dans ce contexte, c’est en effet la question majeure. C’est celle aussi qui préoccupe les patients (qu’on n’appellera pas « cancéreux » au contraire d’un des soignants interrogé dans l’ouvrage). Est-ce que les soins sont encore des soins quand ils occasionnent tant d’effets secondaires, quand au mieux ils permettent d’arracher quelques mois de vie, dont la qualité reste discutable ?
4Ce que nous apprennent ces entretiens, c’est que ces doutes ne semblent pas être partagés par ces professionnels. Le sens à leur travail, ils le trouvent évidemment dans les succès - et il y en a - mais aussi dans les petits riens du quotidien, dans le fait d’avoir facilité le parcours d’un malade, d’avoir pu l’aider un tant soit peu, de l’avoir déchargé des tracas, en particulier administratifs, ou d’avoir contribué à ce qu’un malade oublie pour quelques instants où il est (p. 66), retrouve des sensations oubliées (p. 96), oublie jusqu’à sa maladie (p. 96), ou au contraire l’accepte (p. 98). Finalement, changer l’état d’esprit des patients guide bien souvent le sens de l’action. Ils ont aussi tous rappelé à leur manière que « la médecine, c’est fait pour soigner, pas pour guérir à tout prix » (p. 149).
5Mais une part importante de la satisfaction au travail est aussi étroitement liée au sentiment d’appartenance à une équipe : « heureusement, nous avons la chance de former une équipe qui travaille à l’unisson » (p. 51). En fait, qu’ils soient à son centre (comme l’oncologue) ou plus à sa marge, tous soulignent le plaisir éprouvé à en faire partie et l’attention qu’ils s’apportent : « on essaie tous de prendre soin les uns des autres, parce que le métier que nous avons choisi d’exercer n’est pas simple » (p. 148). Ils apprécient la chaleur du groupe, le fait de se retrouver ensemble, que ce soit pour échanger autour de dossiers de malades (p. 60), ou pour des moments plus légers, comme un repas pris en commun (p.61). L’idée d’être un « maillon » d’un ensemble, ne leur déplaît pas, au contraire : « nous sommes tous interdépendants, les petits maillons d’une même chaîne ». Ils apprécient se sentir à leur place, quelle qu’elle soit. Seul, le médecin généraliste regrette de rester un acteur extérieur, peu pris en compte par le reste de l’équipe, quand bien même il témoigne de l’importance de son rôle auprès des patients. Force étant de remarquer que le fait qu’il exerce en dehors du centre de lutte contre le cancer échoue à expliquer ce sentiment puisque la pharmacienne de ville ne ressent pas la même chose.
6Concernant les activités de tous ces professionnels aux métiers si variés, leur trait commun est sans doute le fait qu’elles soient à la fois articulées, mais cloisonnées. On retrouve aussi une précision des gestes et des postures chez chacun d’entre eux. Il est vrai que l’erreur serait ici fatale au sens propre du terme. La gravité des enjeux invite à être à l’écoute, tant des patients que de leurs proches, que des autres professionnels. Si l’équipe sert parfois à prendre collégialement des décisions difficiles, elle sert aussi à opérer des contrôles sur les décisions, les prescriptions et même sur les faux-pas plus anecdotiques, comme un repas non adapté (p.153). C’est la circulation des informations qui permet de limiter les risques, comme c’est ce qui permet d’adapter les accompagnements à chaque patient. Enfin, le toucher et les sourires n’ont rien d’anecdotiques dans ces pratiques, aussi techniques soient-elles. La présence à l’autre passe par ces deux modes de communication : ils sont nombreux à le dire sous une forme ou une autre. Même quand celui qui souffre n’est plus que l’ombre de lui-même. Auquel cas, il y a toujours – que Levinas avait raison ! – son regard pour se raccrocher à celui qu’il a été : « le regard des gens, c’est ce qu’on reconnaît le mieux, c’est ce qui leur reste » (p. 142).
7Malgré un quotidien lourd, qui pourrait aussi apparaitre redondant, aucun ne banalise le cancer et le vécu des patients : « voir des patients souffrir m’a toujours bouleversée » (p. 145). Mais pour certains, cela va au-delà : « chaque décès est un évènement je ne m’y habitue pas » (p.92). Regarder la mort en face reste un tabou, y compris chez ceux qui la côtoient régulièrement. Pour autant, l’humanité n’est jamais aussi présente que quand les regards se détournent. Quant aux visiteurs, ils sont priés de vider les couloirs, et là, le tabou se fait déni collectif. La pudeur n’est pas que du fait des soignants : selon eux, les patients l’éprouvent aussi, allant jusqu’à cacher à leurs proches leur fatigue (p. 97), à préférer ne pas dévoiler leur véritable état d’esprit à leur médecin (p.141). Bien qu’il y ait aussi les nuits. Et leur lot d’angoisses moins facilement tues : « à l’approche de la nuit, beaucoup de patients sont partagés entre la crainte de nous importuner et l’angoisse de l’abandon » (p. 133).
8Quant à Pierre Madiot, il a gardé de sa posture d’accompagnant la grâce de ceux qui sont présents sans être lourds, de ceux qui ne cherchent pas la lumière et qui ne détournent pas les faits à leur profit. Aussi, quand il intervient, le fait-il dans cette veine. Il ponctue chacun des entretiens de courtes annotations qui rendent compte avec tact de moments vécus. Et seulement pour rendre un ultime hommage à son épouse. On notera qu’il les signe seulement de son prénom. Par pudeur, lui aussi ?
Pour citer cet article
Référence électronique
Olivia Gross, « Madiot, P. (2021). L’urgence, c’est de vivre. Éditions de l’Atelier. », Éducation et socialisation [En ligne], 61 | 2021, mis en ligne le 07 août 2021, consulté le 21 septembre 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/15020 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.15020
Haut de pageDroits d’auteur
Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0
https://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/
Haut de page