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Dossier

Explorer le familier comme un « nouveau terrain »

Tensions professionnelles et contradictions institutionnelles des enseignant.e.s-chercheur.e.s
Julitte Huez et Gilles Monceau

Résumés

L’article propose de considérer les tensions professionnelles et les contradictions institutionnelles vécues par les enseignant.e.s-chercheur.e.s (EC) comme un « nouveau terrain » à la fois familier et peu exploré scientifiquement. Si les recherches sur l’enseignement supérieur sont nombreuses, très peu prennent en compte le fait que les chercheur.e.s qui les ont menées sont impliqué.e.s dans leur objet. Ces enquêtes sont souvent conduites selon une posture de distanciation qui écarte de l’analyse l’expérience et le vécu professionnel de leurs auteur.e.s, pourtant impliqué.e.s eux.elles aussi dans le métier. Après avoir identifié et mis en regard certaines publications portant sur le sujet, nous rendrons compte d’une investigation socio-clinique s’appuyant sur l’expérience d’un GEASE (Groupe d’entraînement à l’analyse des situations éducatives) mené avec un groupe d’EC débutant.e.s d’une part et sur des entretiens collectifs menés avec des EC de différents établissements, disciplines, statuts et genres d’autre part. Deux séances de restitution, mêlant des participant.e.s au GEASE et aux entretiens collectifs, ont complété le dispositif.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 On distingue les termes “métier” et “profession” selon les acceptions de la sociologie des professi (...)

1Les enseignant.e.s-chercheur.e.s (EC) français.e.s (maître.sse.s de conférences et professeur.e.s des universités) ont fait l’objet de recherches depuis les années 1990. Ce sont tout particulièrement les tensions entre les trois dimensions de leur profession1 (recherche, enseignement et administration) qui ont été analysées (Fave-Bonnet, 1992, 1994, 2002) et c’est encore le cas dans des études plus récentes qui insistent tout particulièrement sur la temporalité vécue par les EC (Aît Ali et Rouch, 2013 ; Gastaldi et Lanciano-Morandat, 2017 ; Alhadeff-Jones, 2018).

  • 2 On désigne ainsi les tensions vécues individuellement par les EC entre leurs différentes missions ( (...)
  • 3 On désigne ainsi les contradictions entre les discours institutionnels et les fonctionnements effec (...)

2La démarche résolument qualitative et collaborative adoptée ici vise à examiner la manière dont les tensions professionnelles2 et les contradictions institutionnelles3 se jouent dans l’expérience d’EC de différentes disciplines, générations, établissements, statuts et genres. Notre démarche socio-clinique (Monceau, 2018) a permis de mettre en interférence leurs vécus singuliers en donnant une place centrale à l’exercice de leur réflexivité sur leurs propres parcours. Des difficultés, satisfactions et aspirations personnelles ont ainsi été exprimées et discutées.

3Enquêtant sur leur propre terrain professionnel comme sur un « nouveau terrain », les deux auteur.e.s de cet article sont tout autant impliqué.e.s dans l’objet de cette recherche que les « sujets » de leur recherche. Cette situation n’est pas rare concernant les travaux menés sur le métier d’EC mais il s’agit d’en tirer parti plutôt que de l’ignorer. Comme les anthropologues faisant porter leurs travaux sur leur société d’appartenance plutôt que sur des populations éloignées (Augé, 1994 ; Gardou, 2010), les chercheur.e.s ne nient pas ici leur expérience -professionnelle- commune avec les sujets. Les deux auteur.e.s assument ainsi une posture de praticien.ne.s chercheur.e.s (Kohn, 2001) qui a des effets sur leur positionnement épistémologique et méthodologique. S’ils sont familier.e.s du métier qui constitue leur terrain d’enquête, leurs « savoirs situés » ne font pas « science » pour autant (Haraway, 1985).

4Après avoir donné quelques indications précisant les contextes d’émergence du questionnement des auteur.e.s, un aperçu synthétique de la littérature portant sur les tensions de la profession d’EC et identifiant quelques tendances sera proposé. Les modalités de construction du dispositif de recherche et les premiers résultats seront présentés à la suite.

Deux enseignant.e.s-chercheur.e.s aux parcours différents

5Etudier les tensions professionnelles et les contradictions institutionnelles dans l’exercice d’un métier que partagent chercheur.e.s et sujets de la recherche invite à redéfinir la posture de recherche elle-même. D’une part les chercheur.e.s se trouvent en position de praticien.ne.s-chercheur.e.s et d’autre part les sujets enquêtés sont invités à collaborer à l’élaboration de la recherche selon des modalités variables aux différentes étapes du processus (Monceau et Soulière, 2017).

6Les travaux portant sur les pratiques et le métier d’EC sont, en grande partie, menés par des EC. Pourtant, cette implication des chercheur.e.s dans leur objet apparaît peu dans les publications, par exemple dans les recherches concernant l’écriture des mémoires universitaires et l’accompagnement de cette écriture (Samson, de Saint-Martin et Monceau, 2016). Cette difficulté à travailler leurs implications dans leur objet de recherche est explicitement énoncée par des sociologues du travail dès les premières lignes d’un article consacrée à la « pression temporelle » subie par les chercheur.e.s : « (…) les temporalités du travail au sein de l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) ont été assez peu étudiées. Le sociologue du travail s’est longtemps tenu éloigné de cet objet, notamment de peur de s’autoanalyser. » (Gastaldi et Lanciano-Morandat, 2017, p. 1). Cette « peur » a pour effet de limiter les investigations sur les expériences et pratiques des EC parce qu’explorer un terrain familier serait risqué. Certains chercheur.e.s ont cependant enquêté explicitement sur leur environnement universitaire direct. C’est le cas de Pascal Fugier dont la population enquêtée dans sa thèse de sociologie était constituée de directeur.trice.s de thèses et de doctorant.e.s de son propre département universitaire (Fugier, 2010). En sciences de l’éducation et de la formation, Geneviève Lameul, de son coté, invite les chercheur.e.s prenant pour objet le développement professionnel des enseignant.e.s-chercheur.e.s à adopter une démarche de distanciation reposant sur une diversification méthodologique et un croisement des interprétations (Lameul, 2016).

  • 4 Groupe d’Entrainement à l’Analyse des Situations Educatives.
  • 5 Analyse Institutionnelle des Pratiques

7Les deux auteur.e.s du présent article ont des parcours différents : une femme et un homme, l’une est maîtresse de conférences en sciences des matériaux au sein d’un réseau d’écoles d’ingénieur.e.s et l’autre professeur des universités en sciences de l’éducation et de la formation au sein d’un Institut National Supérieur du Professorat et de l’Education, l’une a exercé comme ingénieure dans l’industrie et l’autre a été instituteur puis professeur des écoles avant de reprendre des études et d’être recruté.e.s dans l’enseignement supérieur. Actuellement, la première exerce dans le sud-ouest de la France les fonctions de conseillère pédagogique de l’enseignement supérieur en parallèle de ses autres missions d’EC en école de chimie et vient d’être accueillie comme chercheure partenaire dans un laboratoire de sciences de l’éducation et de la formation. Le second dirige un laboratoire de recherche en éducation en région parisienne. Tous deux ont l’expérience de l’animation de groupes d’analyse des pratiques (GEASE4 pour la première, AIP5 pour le second).

  • 6 Lieu d’éducation associé à l’Institut français d’éducation.

8S’il y a un intérêt ici à évoquer les implications professionnelles (Rougerie, 2019) des deux auteur.e.s, c’est que celles-ci influencent leur manière d’aborder la problématique dont traite cet article et que leurs différences ont constitué une ressource pour imaginer le dispositif de recueil de données et mener le travail d’interprétation. S’étant rencontrés dans un cadre extra universitaire il y a une trentaine d’années, les deux auteur.e.s ont eu diverses occasions d’échanger sur leurs parcours et pratiques professionnelles. Ils ont ainsi fait l’observation répétée de différences importantes entre leurs terrains professionnels respectifs mais aussi d’enjeux similaires leur permettant de se comprendre malgré leurs réalités contrastées. Ce n’est cependant qu’à l’occasion d’un projet de LéA6 qu’ils ont formalisé une collaboration scientifique.

9Au sein de ce LéA, des conseiller.e.s pédagogiques de l’enseignement supérieur, dont la première auteure, ont engagé une recherche-collaborative (Morrissette, 2013) qui visait à comprendre comment la participation d’EC à des dispositifs formatifs d’analyse de situations éducatives pouvait contribuer à leur développement professionnel. Cette recherche a généré des espaces physiques et temporels d’échanges permettant aux EC y participant d’accéder à l’expression d’une pluralité de points de vue à propos d’une situation par laquelle ils.elles se sentent tous concernés. C’est ce qu’ils.elles disent avoir peu ou pas l’occasion de faire dans leur pratique ordinaire : « (…) en réunion on se donne des infos, qu’est-ce que je fais et ce que tu fais mais jamais pourquoi et comment… » (propos recueillis lors d’une séance de GEASE).

10Plus largement, au-delà des préoccupations quotidiennes qu’ils.elles formulent couramment, les prises de paroles des EC ont révélé une inquiétude omniprésente, voire une certaine vulnérabilité dans l’exercice de leur métier. Cette observation, répétée, a ouvert à une interrogation sur la nature personnelle, professionnelle ou institutionnelle des tensions du métier d’EC. En effet, si le GEASE concerne initialement les pratiques éducatives (Fumat, Vincens, Etienne, 2003), la visée de recherche dans laquelle il prend place a conduit la première auteure, animatrice du GEASE, à laisser s’y exprimer les différentes missions du métier d’EC et c’est donc un malaise concernant l’ensemble du métier qu’y ont évoqué les participant.e.s. Ce constat a conduit la première auteure à souhaiter approfondir l’analyse par un dispositif élargi à d’autres EC, ayant davantage d’ancienneté et appartenant à différents types d’établissements et de disciplines.

11Dans ses différentes expériences professionnelles, le second auteur a souvent été confronté aux doutes, inquiétudes et angoisses exprimées par des collègues à différentes étapes de leurs carrières. Les diverses responsabilités collectives qu’il a assurées l’ont amené à connaître et à essayer d’accompagner des situations professionnelles difficiles, face auxquelles il s’est souvent senti démuni. S’il a pu mobiliser son expérience de l’accompagnement socio-clinique avec quelques groupes de doctorant.e.s, ceci n’avait pas encore été possible pour lui avec des EC. Outre son intérêt pour les tensions professionnelles et contradictions institutionnelles, qu’il a déjà travaillées dans d’autres milieux professionnels (Bessaoud Alonso et Monceau, 2019), le second auteur s’est donc aussi engagé dans ce travail pour expérimenter un dispositif d’analyse collective des pratiques des EC.

12Au-delà de leurs expériences et motivations respectives, renforcées par la situation de crise sanitaire qui a rendu cette recherche plus urgente, les deux auteur.e.s sont aussi personnellement impliqué.e.s dans l’objet de leur recherche. Malgré leurs parcours déjà longs, ils.elles n’échappent pas aux doutes et inquiétudes professionnelles. Ils.elles sont cependant tou.tes deux attaché.e.s au métier d’EC qu’ils.elles ont rejoint après un début de carrière hors université et dans lequel ils ont évolué en assumant différentes activités et responsabilités. Les notions de « tension professionnelle » et de « contradiction institutionnelle » mobilisées dans cette recherche ont émergé de leurs expériences et réflexions croisées. A travers cette recherche, ils.elles ont mis ces notions à l’épreuve auprès d’autres EC.

Ce que dit la littérature

13Le recensement bibliographique a été conduit en identifiant des publications évoquant les foyers et la nature des tensions professionnelles et des contradictions institutionnelles, et en recensant les termes utilisés par leurs auteur.e.s pour les qualifier. Après avoir parcouru un premier ensemble de travaux, différents couples de notions sont apparues : représentation personnelle du métier/injonction d’efficacité, activités personnelles/activités professionnelles, valeurs/pratiques effectives, enseignement/recherche, plaisir/souffrance, satisfaction/malaise, vocation/profession… Ces couples ne se présentent généralement pas comme des oppositions binaires mais entretiennent une relation dialectique. Ainsi l’injonction d’efficacité, qui peut apparaître externe au sujet, est aussi intériorisée comme un élément de sa représentation du métier ou bien encore l’enchevêtrement des dimensions personnelles et professionnelles de la vie d’un EC rend souvent difficile de les distinguer au quotidien (Aït Ali et Rouch, 2013 ; Béduchaud et al., 2020).

14Les tensions du métier d’EC sont appréhendées par les sciences de gestion, les sciences politiques, le management public, la sociologie, la santé mais aussi par les sciences de l’éducation et de la formation. Les tensions identifiées dans la littérature mettent en évidence un paradoxe entre le choix d’une profession, difficile d’accès et prestigieuse, parfois présentée comme une vocation où apparaît un attachement fort au service public, d’une part et l’expression d’une insatisfaction dans l'exercice de celle-ci compte tenu d’une charge de travail importante et d’un manque de reconnaissance d’autre part. Ceci s’accompagne du sentiment que certaines activités du métier sont peu reconnues dans un contexte soutenu d’évaluation de la performance qui génère une « pression à l’excellence ».

15Les termes qui, pour d’autres métiers, décrivent des conditions de travail dégradées (stress, souffrance, risques psycho-sociaux) apparaissent peu dans la littérature consacrée aux EC français.e.s (Durat et Brunet, 2014). Les difficultés liées au travail et à la carrière sont plutôt interprétées en termes de « pression temporelle » (Gastaldi et Lanciano-Morandat, 2017), d’incertitude croissante résultant des réformes des années 2000 (Gatignol, 2014) et d’accentuation de la compétition (Musselin, 2020 a.). La spécificité du métier d’EC, dont une partie de l’activité consiste en une promotion de soi-même par la production de publications et de réponses à de nombreuses évaluations, est souvent identifiée comme un facteur de fragilisation, tout particulièrement pour ceux.celles dont les origines sociales les ont peu préparé.e.s à la « lutte des égos » (Viry, 2008 ; Fugier, 2010).

  • 7 Baromètre Educpros (2014). « Le moral des universitaires à la loupe ». L’étudiant

16Si une relation est souvent pointée entre « l’accélération des réformes » et les « nouvelles contraintes temporelles » pesant sur les EC (Melchior, 2013), le phénomène n’est pas analysé en termes de « souffrance au travail » ou de « risques psycho-sociaux ». Quelques études sont cependant produites depuis une dizaine d’années concernant la santé des personnels universitaires7 (Zamora, Cêtre, Perol et Vanhems, 2010).

17On peut noter des différences dans la façon dont les tensions du métier sont évoquées dans la littérature française et dans la littérature anglo-saxonne. Dans la littérature française, il est souvent fait référence à la multiplicité des tâches de l’EC (Annoot, 2011) (Endrizzi, 2017) : enseignement, recherche et valorisation, auxquelles vient s’ajouter l’administration et avec elle la nécessité de trouver des équilibres, toujours précaires. Le terme « tension », qui apparaît dans cette littérature, renvoie souvent à la compétition croissante et à ses effets mais également au stress généré par le devoir de s’impliquer au sein d’un collectif alors que le temps est compté (Gastaldi et Lanciano-Morandat, 2017).

18Dans la littérature anglo-saxonne, les tensions du métier d’EC sont plus souvent abordées sous l’angle d’une implication professionnelle (occupational commitment) associée à un attachement émotionnel (Meyer et al, 1993 ; Day et Kington, 2008). Ici, l’exercice du métier apparaît fortement lié à la notion de « care », l’EC portant attention à l’institution, aux étudiants, à la communauté, au point d’en oublier qu’il s'agit d’un métier (Curtis, 2004). L’institution est alors décrite comme dévorante, les professionnels ayant tendance à s’y dévouer excessivement.

  • 8 AUNEGE (2020). (Webinar). Regards croisés : motivation, équilibre et bien-être psychologique en pér (...)

19Enfin, la crise sanitaire de 2020-2021, qui a conduit à se préoccuper plus fortement du « moral des universitaires »8, a donné lieu à des études sur ses effets au niveau du vécu professionnel des EC (Béduchaud et al, 2020).

Un dispositif d’analyse des pratiques avec des néo-recruté.e.s maître.sse.s de conférences

20Dans ce dispositif, mis en œuvre par la première auteure au sein d’un LéA, il s’agissait :

- d’initier avec des EC néo-recruté.e.s une activité d’analyse de la pratique et plus largement du travail, concernant leurs pratiques professionnelles et les dimensions institutionnelles de celles-ci ;

- d’apporter des éléments de réponse à la question de recherche suivante : comment la participation d’EC à des dispositifs formatifs mobilisant l’analyse de situation d’enseignement/apprentissage contribue-t-elle à la transformation de leurs modalités d’enseignement ? Dès la mise en place du dispositif, une recherche-collaborative y a en effet été adossée, mettant la formatrice en posture de chercheure.

21Ce dispositif a été proposé à des néo-recruté.e.s de différentes composantes d’une même institution universitaire, ceci lors de leur première année d’exercice (année n) et sur la base du volontariat. Les membres du groupe s’engageaient à se réunir tous les deux à trois mois, inscrivant ces rencontres dans leurs agendas professionnels. Le déroulement de ce temps réflexif, qui est vécu simultanément et parallèlement à la pratique professionnelle ordinaire, permet de travailler des aspects du métier peu pris en compte dans l’urgence de l’action.

22Lors de cette étude, le groupe comptait sept participant.e.s, dont quatre du groupe d’origine (année n), deux néo-recruté.e.s des années suivantes (année n+ 1 et n+2) et un collègue « co-opté » par une participante. Il était constitué de trois femmes et quatre hommes, âgés de moins de quarante ans. Tous ont intégré le groupe en ayant moins de trois ans d’expérience dans l’institution. Ils.elles travaillent tou.tes dans le domaine des sciences et techniques. Certain.e.s exercent dans des établissements privés sous contrat et ceux.celles qui exercent dans le secteur public sont rattaché.e.s aux sections CNU 60 (mécanique, génie mécanique, génie civil) ou 68 (biologie des organismes).

23Le groupe a connu une évolution avec des séances qui sont passées du présentiel au distanciel à partir d’avril 2020, facilitant ainsi la saisie des données de recherche (passées de prise de note à l’enregistrement sur une plateforme de visioconférences puis retranscription) comme la participation (moins de difficultés à rejoindre et à quitter le lieu de rendez-vous). Chaque séance dure deux heures et est co-animée par deux conseiller.e.s pédagogiques, eux.elles-mêmes EC. Les animateur.rice.s du GEASE, garant.e.s du cadre du dispositif, se mettent progressivement en retrait.

  • 9 La démarche du GEASE repose sur 4 temps (Étienne et Fumat, 2014). 1/ l’exposition de la situation p (...)

24Lors de chaque séance, il est proposé à chaque participant.e. d’exposer succinctement un questionnement relatif à une situation professionnelle. L’une d’entre elles est ensuite choisie par le groupe pour en faire une co-analyse guidée par les étapes de la méthodologie GEASE9. On recueille ainsi des descriptions, des émotions, des emportements, des révoltes, des argumentations, des satisfactions, des frustrations, par exemple. Le GEASE conduit également à l’identification de certaines tensions professionnelles récurrentes (Tribet et Huez, 2019), qui vont bien au-delà des situations d’enseignement/apprentissage et mobilisent le terrain et l’environnement professionnel et institutionnel des EC.

25Durant les trois années de cette expérience, l’auteure a été surprise : a) par l’engagement des EC alors qu’elle constate de très nombreux désistements dans d’autres modalités de formation plus ponctuelles ; b) par l’intensité des inquiétudes et des interrogations des néo-recruté.e.s telles que la place de l’individu au sein du collectif et plus récemment le sens du métier.

Entretiens collectifs

26Le choix d’organiser des entretiens collectifs répond au souhait d’aborder l’objet de recherche par l’expérience des EC (Duchesne et Haegel, 2008). Cette technique ne se confond ni avec le GEASE ni avec l’AIP, évoqués plus haut. Cependant, il est certain que l’expérience des deux auteurs dans la conduite de dispositifs collectifs visant la réflexivité sur la pratique professionnelle a constitué pour eux une ressource importante.

27L’invitation à participer aux entretiens a été adressée, de manière ciblée, à des EC présentant une diversité de statuts, de disciplines, de types d’établissements, de genres, d’anciennetés dans le métier et d’âges :

- neuf maître.sse.s de conférences et trois professeur.e.s des universités ;

- six femmes et six hommes ;

- appartenant aux sections CNU : 5 (sciences économiques), 9 (langue et littérature française), 16 (psychologie), 19 (sociologie), 31 (chimie théorique), 33 (chimie des matériaux), 60 (mécanique, génie mécanique, génie civil), 62 (énergétique, génie des procédés), 70 (sciences de l’éducation et de la formation) ;

- ayant des anciennetés variées dans le métier : sept de moins de dix ans (dont un de moins d’un an) et cinq de plus de dix ans, ceci pour des âges allant de trente à soixante-deux ans,

- exerçant dans des écoles d’ingénieur.e.s (six) et dans des universités (six) dont deux en Institut National Supérieur du Professorat et de l’Éducation ;

- dans les Académies de Bordeaux, Toulouse, Caen, Paris et Versailles.

28La situation de crise sanitaire a amené à réviser le dispositif qui avait initialement été envisagé en présence. Les entretiens collectifs étant réalisés à distance, l’opportunité a été saisie de constituer des groupes géographiquement hétérogènes. Les disponibilités des participant.e.s ont conduit à constituer deux groupes mixtes, un groupe de femmes et un groupe d’hommes.

De l’intérêt d’un binôme de chercheur.e.s

29Le binôme de chercheur.e.s a tiré parti de sa composition dès la phase de réexamen des données issues du GEASE. Le second auteur n’y ayant pas participé, il pouvait interroger le déroulement et les contenus des séances depuis une position de tiers extérieur. Ce qui a initié la démarche de croisement des données entre GEASE et entretiens collectifs.

30Le recrutement des participant.e.s aux entretiens collectifs (aucun des participant.e.s du GEASE n’y a participé) a ensuite été réalisé en mobilisant les réseaux professionnels des deux chercheur.e.s mais en excluant les EC avec lesquel.le.s ils avaient ou avaient eu des relations hiérarchiques. Deux participants exerçaient dans la même composante universitaire que la première auteure, une école de chimie encore majoritairement masculine, et deux participantes exerçaient dans le même institut national supérieur du professorat et de l’éducation que le second auteur, institut majoritairement féminin.

31Les deux chercheur.e.s ont arrêté ensemble la trame et les principes de conduite des entretiens collectifs sur la base de leurs propres observations en situation professionnelle, de l’expérience du GEASE et de l’examen de la littérature. Le déroulement des séances, de deux heures chacune, a été le même pour les quatre groupes.

32Dans un premier temps, un extrait d’article relativement ancien était soumis (Fave-Bonnet, 1992) et lu aux participant.e.s. Ce texte porte sur les tensions entre les différentes dimensions du métier d’EC (administration, recherche et enseignement). Les participant.e.s étaient ensuite invité.e.s à y réagir en interagissant entre eux.elles. Dans un second temps, les participant.e.s ont été interrogé.e.s sur l’existence, dans leur environnement professionnel, d’espaces leur permettant d’échanger et de réfléchir entre pairs sur le métier.

33Les quatre groupes ont été animés alternativement par les deux auteur.e.s ce qui leur permettait d’endosser successivement des positions d’animation et d’observation. Tous ces entretiens ont été enregistrés, avec l’accord des participant.e.s.

34Avant et après chaque entretien, les deux chercheur.e.s échangeaient leurs interprétations et interrogations concernant la dynamique et le contenu des échanges. C’est ainsi que certains éléments apparus lors d’un entretien, ou dans une séance de GEASE, pouvaient être introduits lors des échanges collectifs suivants. Cela s’est tout particulièrement produit concernant la thématique du genre, apparue dès le premier entretien collectif. Cette modalité itérative de « restitution perlée » (réalisée au fil de la recherche et non seulement à son terme), propre aux démarches de type clinique, a constitué une deuxième modalité de croisement et d’élaboration des données.

35Lors de la phase d’analyse préparant les deux séances de restitution finale, chaque chercheur.e. a travaillé séparément sur deux enregistrements de manière à en dégager des axes d’analyse. Ceux-ci ont ensuite été croisés et discutés pour aboutir à une catégorisation commune applicable à l’ensemble des données, constituant une troisième modalité de croisement des données entre GEASE et entretiens collectifs. Les implications et expériences professionnelles hétérogènes des deux auteur.e.s les conduisant à des perceptions différentes, l’élaboration du support de la restitution a nécessité des négociations d’interprétation entre eux. Cette démarche de production et d’analyse des données s’apparente à la méthodologie “inter-juges” évoquée par Geneviève Lameul dans sa note d’habilitation à diriger des recherches (Lameul, 2016, p. 81).

36Les échanges lors des deux séances finales de restitution, menées avec des participants au GEASE et aux entretiens collectifs, ont été la quatrième modalité de croisement des données, amenant les chercheurs à réviser encore leurs interprétations.

Un métier sous tensions

37Durant les entretiens collectifs comme lors des séances de GEASE, de fortes tensions professionnelles (sentiment d’injustice et de manque de reconnaissance, impression d’être débordé par le travail, auto-évaluation négative) s’expriment. D’importantes contradictions institutionnelles apparaissent également, principalement celle de devoir être le.la plus performant.e possible individuellement tout en devant s’engager au service du collectif.

38Lors des échanges au sein des groupes d’entretiens collectifs, se manifestent à la fois des expériences très différentes et des perceptions assez proches des satisfactions et difficultés du métier. Mais, au-delà du contenu des échanges eux-mêmes, c’est une forte demande d’espace (physique et temporel) de réflexion collective qui est exprimée par les participant.e.s. Ceux.celles-ci ont d’ailleurs manifesté un fort intérêt pour les rencontres organisées dans le cadre de la présente recherche.

39Les analyses qui vont être présentées ont été élaborées selon les modalités indiquées plus haut. Nous ne retenons ici que deux des quatre catégories qui ont été identifiées par le binôme de chercheur.e.s puis présentées et discutées lors des deux séances de restitution.

Un métier “impossible” qu’on ne veut pas quitter ?

40Le fait que les participant.e.s au GEASE, comme aux entretiens collectifs, soient volontaires, la confidentialité des entretiens et la satisfaction de pouvoir échanger avec des collègues très différents de soi dans un cadre sécurisant, a facilité la dynamique collective et le partage de difficultés peu exprimées dans d’autres espaces. Ces dispositifs semblent permettre un certain jeu entre le cadre de l’exercice du métier, qui apparaît de plus en plus contraint selon les participant.e.s, et la liberté de chacun dans la manière de s’approprier ce cadre pour « atteindre un nouveau degré de compréhension de (leur) son travail et à s’y sentir à l’aise » (Mukamurera, 2010, p. 12).

  • 10 Décret visant à l'approfondissement des compétences pédagogiques des maîtres de conférences stagiai (...)

41En ce qui concerne le GEASE, la première auteure avait explicité sa dimension formative dès la première séance, suivant en cela la même démarche que celle adoptée par Richard Etienne (2014) avec des enseignant.e.s du supérieur. Ce sont alors des situations pédagogiques qui ont été apportées par les participant.e.s., comme la difficulté à « transformer sa pratique » lorsqu’on est déjà en difficulté pour construire son cours : « mon cours il est prêt à 2h du matin, je botte en touche pour en plus innover ». Forte préoccupation à mettre en lien avec le fait que ces néo-recruté.e.s doivent suivre des formations pédagogiques obligatoires durant l’année où ils sont stagiaires.10

42Lors des séances, les participant.e.s. expriment une méconnaissance de ce en quoi la carrière d’EC peut consister, et s’interrogent sur leur potentielle marge de manœuvre dans un cadre institutionnel encore peu connu. De ces échanges émergent également les tensions du développement professionnel dans les interactions entre la perspective collective, organisationnelle et la perspective individuelle, développementale (Martineau et al, 2011), comme cela a pu être analysé lors d’une séance questionnant la posture de l’EC entre neutralité et impartialité engagée (Kelly, 1986) : « Tu as la position du citoyen et la position de l’enseignant, et l’enseignant il n’est pas là pour donner un avis il est là pour donner les clefs aux étudiants pour qu’ils puissent construire leur propre avis », « C’est une grosse impasse pour moi, en plus on est avec des étudiants majeurs, citoyens ça fait partie de l’éducation »,« on nous le dit de plus en plus de faire attention à ne pas former des militants : sans d’ailleurs définir ce qu’est un militant » (propos recueillis lors de séances de GEASE).

43Lors des entretiens collectifs, les participant.e.s ont aussi décliné les difficultés du métier mais en revenant sur leurs parcours respectifs, ce que la taille réduite des groupes permettait. Le texte qui leur était proposé mettant l’accent sur les rapports entre les missions d’administration et les autres, les participant.e.s ont tout d’abord réagi sur ce point. Ils.elles ont évoqué leurs propres engagements dans ce volet du métier et la manière dont ils.elles les avaient endossés, par choix (par stratégie de carrière ou par intérêt pour la tâche elle-même) mais plus souvent suite à des sollicitations. L’une des participantes a proposé de distinguer « tâches administratives », chronophages et peu reconnues et « responsabilités collectives », plus nobles et gratifiantes. Les premières sont plutôt perçues comme des freins et les secondes comme des accélérateurs de carrière. Le poids de ces activités administratives dans l’emploi du temps de l’EC et dans le déroulement de sa carrière a fait l’objet de nombreux échanges où se mêlaient des vécus contrastés. Mais, quelles que soient les disciplines ou établissements, c’est le fait que ce volet administratif ne fasse pas l’objet de prescriptions précises qui est le plus souvent évoqué. Les participant.e.s disent avoir pris ou accepté des tâches administratives parce qu’elles figuraient dans la « fiche de poste », parce qu’on le leur a demandé dans l’intérêt collectif ou conseillé pour leur propre carrière. Le doute et l’incertitude sont cependant forts sur l’intérêt qu’il y a à s’engager dans ce type d’activité dont tous considèrent qu’elles leur prennent beaucoup de temps.

44Le parcours antérieur à l’entrée dans le métier joue un rôle important dans la manière dont est vécue l’insertion professionnelle. Des EC ayant travaillé à l’étranger (Australie et Etats-Unis) avant d’être recruté.e.s en France ont insisté sur leurs difficultés à comprendre le fonctionnement du système français. D’autres encore pointent le fait que, bien qu’ayant été informé.e.s des spécificités du métier avant d’y entrer (lors de leur parcours doctoral ou lors de la préparation au concours de recrutement), ils.elles n’ont pas le sentiment de mieux comprendre les fonctionnements institutionnels. Plusieurs jeunes EC (moins de dix années d’ancienneté) en viennent à douter de la pertinence de leur propre recrutement, ayant le sentiment de ne pas correspondre aux attentes de l’institution, attentes qu’ils.elles pensent ne pas vraiment saisir. Il semble que ce soit aussi ce sentiment d’illégitimité, de dévalorisation de soi voire de culpabilité qui les pousse à accepter certaines tâches que d’autres refusent. Ce malaise s’ajoute au stress que génère le fait d’avoir le sentiment de ne jamais disposer d’assez de temps pour bien faire les choses. La marque du manque de reconnaissance se concrétise pour eux.elles dans la faiblesse de leurs salaires comparativement à ceux de personnes de leurs entourages familiaux ou amicaux dont les métiers leur paraissent pourtant moins exigeants en qualification comme en engagement, mais aussi dans des progressions de carrière stagnantes, malgré de « bons et loyaux » services.

45Le renforcement de la compétition, en particulier l’injonction à la publication, ajoute encore à la culpabilité ou au sentiment d’illégitimité de ceux.celles qui estiment ne pas être ou ne plus être « dans la course ». Ce ressenti est particulièrement vif chez de jeunes maîtresses de conférences, comme il en sera question plus bas. Le poids de cette dimension individualiste de la carrière (Viry, 2008) peut être aussi redoublée par l’isolement que certains EC ressentent lorsqu’ils sont disciplinairement isolé.e.s ou bien seul.e.s à travailler sur un objet au sein de leurs équipes.

46Si une difficulté exprimée par tou.tes les participant.e.s est de trouver un équilibre satisfaisant entre enseignement, recherche et administration, une autre est le constat partagé d’un alourdissement mais aussi d’une fragmentation des tâches. Les nouveaux modes de gestion des services publics et le développement des outils numériques sont évoquées dans les argumentations avancées et apparaissent à l’origine de ce processus. L’exemple est aussi donné de l’émiettement des formations en divers parcours, ce qui génère davantage d’activités de gestion et de responsabilités à prendre. Dans le même temps, ces responsabilités apporteraient moins d’autonomie que dans un passé récent du fait de la standardisation des outils de gestion et d’un cadre fonctionnel de plus en plus contraint : un professeur des universités exprime le fait qu’il a de plus en plus l’impression de demander constamment « l’autorisation de faire ce (qu’il) a à faire ». Le pouvoir que les EC exerçaient historiquement dans le fonctionnement de l’Université passerait ainsi progressivement des EC aux responsables administratif.ve.s (Barrier, Musselin, 2015).

47En mutualisant ces difficultés et insatisfactions, les participant.e.s reviennent souvent à l’idée qu’il est difficile de comprendre comment mener sa carrière pour s’assurer une progression dans celle-ci. Elaborer une stratégie de carrière semble contrarié par la difficulté à accéder à des informations sûres et à comprendre les logiques institutionnelles. La place centrale de la recherche comme source de reconnaissance fait l’objet d’un consensus même si certaines responsabilités administratives apparaissent comme un moyen complémentaire voire un moyen alternatif d’obtenir des promotions. Les tâches d’enseignement, pour leur part, apparaissent davantage comme des modes de compensation, comme un espace que l’on investit de façon désintéressée, cependant elles sont aussi décrites comme apportant une reconnaissance véhiculée par les étudiant.e.s. Bien que l’enseignement semble dévalorisé, la plupart des EC participant au GEASE et aux entretiens collectifs s’y disent très attaché.e.s.

48Des satisfactions ont également été exprimées. Elles portent sur la « liberté », l’« autonomie » et l’ « indépendance » dont les EC continueraient à bénéficier, en particulier dans leur expression et dans l’organisation de leur temps. Même si la population d’enquête est réduite, on peut remarquer que ce sont plutôt des hommes ayant le plus d’ancienneté qui expriment ce point de vue. Une autre source de satisfaction se trouve dans le travail d’équipe, même s’il semble de plus en plus contraint par la « pression temporelle » déjà évoquée, et rendu moins convivial par la crise sanitaire. Concernant les relations humaines, ce sont plus souvent les relations avec les étudiant.e.s qui semblent être les plus valorisantes et satisfaisantes.

49Les échanges lors des entretiens collectifs et des séances de GEASE font apparaître que si le métier produit beaucoup d’insatisfactions, rares sont ceux.celles qui envisagent véritablement de le quitter. Cette observation a été restituée aux participant.e.s lors des deux séances finales organisées à cette fin. Quelques participant.e.s, parmi les plus jeunes, ont alors indiqué qu’ils.elles envisageaient ce départ ou qu’ils.elles y avaient déjà pensé. Surtout, des exemples ont été donnés de collègues partis à la retraite déçus et désengagés, soulignant que l’insatisfaction peut durer, mais aussi de collègues ayant quitté le métier d’EC, principalement vers des postes de recherche dans des organismes publics ou privés, exemples venant très majoritairement des sciences dites « dures ». Ces départs effectifs, motivés par les insatisfactions exprimées par les participant.e.s à notre recherche peuvent être pensés avec la notion de « plafonnement » (Drucker-Godard, Fouque, Gollety et Le Flanchec, 2013). Celle-ci, mobilisée par des chercheur.e.s en gestion, repose sur l’idée que le choix de quitter le métier résulterait d’abord d’un calcul entre avantages et inconvénients. Ce phénomène de désaffection pour le métier d’EC s’observe depuis peu en amont même du recrutement (Calmand et Giret, 2020).

Le genre comme différence la plus discriminante entre les participant.e.s

50Comme indiqué dans la description méthodologique, le recrutement des participant.e.s aux entretiens collectifs appliquait un critère de diversification. Cette composition a permis d’interroger quelles étaient les différences les plus discriminantes dans les expériences rapportées par les participant.e.s.

51La discipline d’appartenance est souvent considérée par les chercheur.e.s en didactique des sciences comme un important déterminant de l’identité professionnelle des EC (Lebrun, Bridoux, de Vleeschouwer, Grenier-Boley, Khanfour-Armalé, et al., 2018). Les travaux sociologiques discutent davantage l’influence des environnements professionnels (Becquet et Musselin, 2008) dont le poids se serait renforcé depuis l’accroissement de l’autonomie des universités avec la loi LRU de 2009 (Grignol, 2013).

52Dans le GEASE, cette thématique n’avait pas été travaillée explicitement. C’est dans l’après coup des entretiens collectifs que l’auteure/animatrice du GEASE a pris conscience qu’elle ne l’avait pas perçue lors des séances de GEASE alors que des situations impliquant des effets de genre y avaient bien été évoquées. Inversement, dès le premier de ces entretiens, et sur tous les points abordés lors des échanges (des relations avec les étudiant.e.s aux responsabilités collectives en passant par la compétition en matière de recherche et les interférences entre vie professionnelle et vie personnelle), la variable du genre est apparue comme discriminante dans les parcours et les expériences rapportées par les participant.e.s. Les différences d’âge, d’ancienneté, de discipline, de statut et de type d’établissement sont apparues progressivement comme secondaires.

53La littérature rapporte que les femmes ne sont pas libres de faire les mêmes choix que les hommes (Curtis, 2004). Certaines participantes considèrent avoir eu la possibilité de choisir la manière dont elles souhaitaient investir le métier. Elles font cependant état de certaines difficultés spécifiques non éprouvées par les hommes selon elles. D’autres expriment plutôt des parcours professionnels subis du fait d’avoir aussi une vie familiale. Ces discours se modulent selon l’âge et l’expérience allant de la déception à la résignation à mesure de l’avancée en âge. Des participantes remarquent aussi que les hommes et les femmes ne se comportent pas de la même manière dans les collectifs de travail, en particulier dans la manière de prendre la parole avec assurance « sans nécessairement maîtriser le sujet ». Une EC indique qu’elle n’hésite pas elle-même à affirmer son point de vue dans ces situations, mais seulement lorsqu’elle maîtrise le sujet. Une autre dit qu’elle a tendance à se mettre en retrait pour comprendre « comment ça fonctionne ». Pour ces femmes, obtenir l’habilitation à diriger des recherches peut être une perspective pour gagner en reconnaissance mais cela peut aussi déboucher sur de nouvelles désillusions du fait de la rareté des postes et de faibles possibilités de mobilité en raison de leurs charges de famille lorsqu’elles en ont.

54Lors des entretiens, à une exception près, seules les femmes ont évoqué leurs enfants, ceci à propos de leurs congés maternité ou du fait qu’elles doivent rentrer assez tôt chez elles le soir ou encore de la culpabilité qu’elles peuvent parfois ressentir à prendre du temps pour leurs familles. L’une d’elle raconte avec humour qu’elle mobilise parfois ses enfants pour l’aider à saisir les notes des copies évaluées.

55Les EC hommes, en réponse à ces observations, tendent à les confirmer. Leurs propres témoignages n’indiquent cependant pas qu’ils aient le sentiment de bénéficier de la persistance d’une inégalité entre hommes et femmes. Certains indiquent qu’ils essaient de prendre en compte cette réalité qu’ils ne contestent pas mais aucun ne semble en mesure de faire des propositions susceptibles de changer la situation. Le co-auteur homme de cet article, à qui les différentes responsabilités qu’il a exercées ont confirmé la puissance de ce mécanisme, se trouve d’ailleurs dans la même situation.

56On dispose encore de peu d’études permettant d’approcher les expériences subjectives respectives des femmes et des hommes EC. On peut cependant signaler une recherche portant sur les enseignantes-chercheures en sciences de l’éducation qui fait apparaître que les femmes y ont tendance à se consacrer davantage à l’enseignement et aux tâches d’organisation de l’enseignement, ce qui est moins rémunérateur en termes de carrière (Barthes et Hedjerassi, 2017). Lors des entretiens collectifs et des restitutions, certaines femmes d’autres disciplines indiquent qu’elles sont assez souvent sollicitées pour prendre en charge les relations aux étudiant.e.s, particulièrement dans la période de crise sanitaire. Il leur semble qu’on leur prête, davantage qu’aux hommes, des qualités relationnelles. Par ailleurs, plusieurs femmes travaillant dans des disciplines numériquement plus masculines, rapportent certaines remarques sexistes mettant en doute leurs compétences à manier des machines par exemple. Une jeune maîtresse de conférences s’étonne de ces faits et des différences de déroulement de carrière entre les hommes et les femmes auxquelles elle ne s’attendait pas en milieu « intellectuel ».

57Parmi les participant.e.s, ce sont plutôt les hommes, de différents âges et disciplines, qui expliquent comment ils tentent de préserver leur activité de recherche en essayant de résister aux sollicitations qui leur sont adressées pour assurer d’autres tâches, tout en en acceptant certaines pour servir le collectif mais aussi leur propre carrière. L’un d’eux explique cependant aussi, et il est seul dans ce cas, qu’il lui a été difficile de bénéficier d’un congé paternité et que sa volonté de vivre pleinement cette paternité ne lui semble pas bien comprise par son entourage professionnel. Son témoignage apporte ainsi une première nuance à ce qui précède en indiquant que ce n’est pas seulement leur genre qui peut contrarier les carrières féminines mais aussi les tâches qui leur sont traditionnellement attribuées. Les hommes qui souhaitent les partager peuvent rencontrer la même difficulté qu’elles, à cette différence que cela ne se cumule pas, pour eux, avec les autres freins évoqués plus haut. Si les tensions professionnelles liées aux injonctions de productivité touchent l’ensemble des EC, des difficultés spécifiques s’ajoutent pour les femmes comme le poids des stéréotypes de genre.

  • 11 MESR (2013). Egalité entre les femmes et les hommes. Plan d’action du Ministère de l’enseignement s (...)
  • 12 https://mpdf.cnrs.fr/actualite/les-preuves-dun-ecart-f-h-de-productivite-lie-au-confinement-saccumu (...)

58Des études quantitatives sur les répartitions hommes/femmes dans les différents corps et disciplines ont objectivé globalement les phénomènes qui viennent d’être évoqués et des « plans d’action » pour l’égalité entre les femmes et les hommes ont été élaborés depuis quelques années11. On trouve ici une forte contradiction institutionnelle entre des discours et des dispositifs visant à favoriser l’égalité entre les hommes et les femmes dans l’exercice du métier d’enseignant.e-chercheur.e et des fonctionnements effectifs qui tendent à pénaliser les femmes. Des études récentes font d’ailleurs apparaître que les EC femmes ont moins publié que les hommes durant la pandémie de COVID 1912.

Conclusion

59Explorer le familier comme un « nouveau terrain », suppose une élaboration méthodologique et épistémologique singulière dont cet article tente de rendre compte.

60Les expériences et questionnements des deux auteur.e.s, dont il a été question plus haut, ont influencé ce qui a été dit, entendu et élaboré collectivement lors de cette recherche. EC eux.elles-mêmes mais aussi en posture de praticien.ne.s-chercheur.e.s pour ce travail, ils ont construit un dispositif visant à produire une distanciation tout en reconnaissant leurs propres implications dans l’objet de recherche. C’est la dimension collaborative de cette recherche qui, ici, leur a permis de voir autrement et même d’être surpris par une réalité dont ils.elles sont pourtant familiers. C’est ainsi que le chercheur homme a été surpris par la profondeur des différences entre les hommes et les femmes et la chercheure femme par l’intériorisation de la dévalorisation de soi.

61Pour conclure cet article, les auteur.e.s identifient trois prolongements possibles de la recherche qui correspondent à des axes d’analyse qu’ils.elles n’avaient pas anticipés au moment de la construction du dispositif, leurs propres implications dans le métier les interrogeant d’abord sur d’autres aspects et faisant probablement écran à certaines questions.

62Tout d’abord, les différences entre les femmes et les hommes, exprimées dans les différents groupes mais aussi objectivées par la littérature portant sur les EC, pourraient être travaillées par des entretiens collectifs avec des femmes ayant, malgré les obstacles, atteint le grade le plus élevé de la carrière. Leurs biographies professionnelles permettant d’interroger les transformations institutionnelles des quarante dernières années.

63Les participants à la recherche rapportent tous que le métier a tendance à déborder du cadre professionnel sur l’espace privé, cadre dont les limites sont elles-mêmes difficiles à définir comme le souligne la littérature disponible. Ce phénomène, qui n’est pas propre au métier d’EC, pourrait être analysé en impliquant des personnes qui, sans partager leur métier, partagent la vie d’EC. Conjoint.e.s, enfants et ami.e.s d’EC n’ont jamais été mobilisé.e.s pour ce type d’analyse bien qu’ils.elles puissent sans doute apporter des éléments intéressants pour mieux comprendre ce métier « dont on ne décroche jamais ».

64Enfin, le fait que de jeunes EC envisagent de quitter le métier mais aussi que des participant.e.s aient signalé, lors des séances de restitution, des départs effectifs de collègues dans leurs environnements professionnels invite à prolonger l’analyse dans cette direction. Les deux auteur.e.s ayant eu un premier métier avant d’être recruté.e.s comme EC, n’avaient pas mesuré que cette question pouvait se poser avec autant de force à de jeunes collègues. Impliquer dans la recherche des personnes ayant effectivement quitté le métier pourrait permettre d’analyser plus finement les ressorts de ce phénomène qui peut sembler étonnant pour un métier auquel on accède après de longues années de formation et par une sélection très sévère.

65La loi de programmation pluriannuelle promulguée en 2020 semble plutôt devoir augmenter encore les tensions professionnelles et les contradictions institutionnelles vécues par les EC. A ce titre, Christine Musselin interroge le paradoxe que constituent les résistances de ceux-ci à la promesse de moyens supplémentaires pour l’enseignement supérieur et la recherche (Musselin, 2020 b.). Les prochains travaux des deux auteur.e.s de cet article prendront nécessairement en compte les effets de cette loi.

66Les « nouveaux terrains » de la recherche en éducation ne sont pas nécessairement des terrains éloignés. Il y a encore beaucoup à découvrir, par des démarches qualitatives de proximité, sur la manière dont s’actualisent subjectivement et collectivement des tendances générales dont les EC sont informés, sans pour autant en percevoir toujours les manifestations dans leur environnement direct.

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Notes

1 On distingue les termes “métier” et “profession” selon les acceptions de la sociologie des professions (Dubar, Tripier & Boussard, 2015). Compte tenu de l’objet de cet article, le terme “métier” sera le plus souvent utilisé.

2 On désigne ainsi les tensions vécues individuellement par les EC entre leurs différentes missions (enseignement, recherche, administration), entre leurs implications professionnelles et leurs implications personnelles (vie privée et engagements extra-professionnels) ou encore entre les satisfactions et les difficultés éprouvées dans leur exercice professionnel.

3 On désigne ainsi les contradictions entre les discours institutionnels et les fonctionnements effectifs ou entre des injonctions institutionnelles opposées devant être satisfaites simultanément.

4 Groupe d’Entrainement à l’Analyse des Situations Educatives.

5 Analyse Institutionnelle des Pratiques

6 Lieu d’éducation associé à l’Institut français d’éducation.

7 Baromètre Educpros (2014). « Le moral des universitaires à la loupe ». L’étudiant

https://www.letudiant.fr/educpros/enquetes/barometre-educpros-2014-le-moral-des-universitaires-a-la-loupe.html

8 AUNEGE (2020). (Webinar). Regards croisés : motivation, équilibre et bien-être psychologique en période de crise - mercredi 8 avril 2020. https://www.canal-u.tv/video/canal_aunege/webinaire_regards_croises_motivation_equilibre_et_bien_etre_psychologique_en_periode_de_crise.55581

9 La démarche du GEASE repose sur 4 temps (Étienne et Fumat, 2014). 1/ l’exposition de la situation par le narrateur (Raconter/reprendre la situation) ; 2/ l’exploration, lors de questionnements par le groupe, le narrateur complète la situation (préciser, mieux comprendre) ; 3/ l’interprétation, le narrateur écoute les autres membres du groupe formuler des hypothèses sur la situation évoquée (envisager les possibles, les probables) ; 4/ la réaction, le narrateur redonne du sens à la situation (se situer à nouveau, en connaissance de cause).

10 Décret visant à l'approfondissement des compétences pédagogiques des maîtres de conférences stagiaires, rendant leur formation à la pédagogie obligatoire

11 MESR (2013). Egalité entre les femmes et les hommes. Plan d’action du Ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche.

https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Charte_egalite_femmes_hommes/90/4/plan_action_couv_239904.pdf

12 https://mpdf.cnrs.fr/actualite/les-preuves-dun-ecart-f-h-de-productivite-lie-au-confinement-saccumulent/

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Pour citer cet article

Référence électronique

Julitte Huez et Gilles Monceau, « Explorer le familier comme un « nouveau terrain » »Éducation et socialisation [En ligne], 61 | 2021, mis en ligne le 20 septembre 2021, consulté le 24 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/edso/15218 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.15218

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