1La place grandissante qu’occupe l’entrepreneuriat dans la société contemporaine, les discours politiques qui incitent par tous les moyens à une sensibilisation à l’entrepreneuriat et le développement de l’esprit d’entreprendre dès le plus jeune âge, ont impacté les champs de l’éducation et de la formation. Le développement de l’entrepreneuriat par l’éducation pourrait être considéré comme un « trait marquant de l’évolution de la société du XXIème siècle » (Pepin et Champy-Remoussenard, 2017).
2Cependant, si l’on s’intéresse à l’entrepreneur en tant que professionnel, nous sommes face à des phénomènes particuliers. Si l’on cherchait à inventorier toutes les typologies d’entrepreneurs, cela reviendrait à « construire autant de binômes entreprise/entrepreneur qu'il en existe en réalité » (Boutillier, 2016). En termes de profils, l’image véhiculée de ce professionnel, varie entre la figure héroïque de l’entrepreneur (Germain et Jacquemin, 2017) et celle de l’entrepreneur « bricoleur » (Cova et Guercini, 2016). En termes de responsabilités et de savoir-faire aussi, le métier de dirigeant d’entreprise peut prendre de formes très variées, en fonction du contexte socio-économique, du domaine d’activité, de la forme juridique adoptée, de la taille de l’entreprise. Enfin, en termes de motivation à l’origine d’entreprendre, la création d’entreprise est souvent aujourd’hui, le résultat d’un besoin personnel, qui peut varier entre la recherche d'un style de vie que le système salarial ne peut pas assurer et la recherche de moyens de subsistance (Cova et Guercini, 2016). Nous le voyons, toute cette diversité ne facilite pas l’organisation d’une recherche sur des phénomènes liés à la professionnalisation de l’entrepreneur.
3Depuis la thèse de Bruyat (1993) qui convoque la théorie de la complexité de Morin (1990) pour démontrer la relation dialogique existant entre l’entrepreneur et son projet d’entreprise, les recherches mettant en avant la complexité du phénomène entrepreneurial se sont multipliées (Albert, 2017). Un aspect particulier nous a interrogé dans ces nouvelles théories : l’impact continuel et réciproque existant entre l’entrepreneur, son projet et l’environnement dans lequel il évolue. Au regard de ces théories, quelle position épistémologique doit-on prendre et quel type d’enquête doit-on organiser, pour saisir les phénomènes de formation et de professionnalisation caractéristiques aux entrepreneurs ?
4Nous proposons dans cette contribution une présentation sous l’angle méthodologique d’une recherche portant sur l’analyse des parcours professionnels d’entrepreneurs dirigeants d’entreprise. Cette recherche a été menée dans le cadre d’un travail doctoral ayant pour but l’étude de la construction professionnelle de l’entrepreneur, recherche inductive, basée sur des entretiens qualitatifs de type biographique réalisés avec six dirigeants d’entreprise spécialisée dans la cosmétique biologique. Pour appréhender ces parcours professionnels dans toute leur complexité, nous avons procédé à une articulation de deux approches, holiste et analytique (Albero, Guérin et Watteau, 2019). Dans une approche holiste – matérialisée ici sous la forme de l’enquête ethnosociologique (Bertaux, 2013) – nous nous sommes intéressés à l’environnement dans lequel l’entrepreneur se construit en tant que professionnel. Cette première dimension nous a permis de comprendre l’organisation du monde de l’entreprise spécialisée dans la cosmétique biologique et la structuration de ce monde en fonction des valeurs portées par les entrepreneurs. Dans une approche analytique, nous avons étudié en profondeur les parcours de dirigeants d’entreprise à travers des entretiens biographiques.
5L’objectif de cet article est de présenter les phénomènes en jeu quand on mobilise des échelles différentes d’analyse et d’expliciter par des exemples concrets, issus de notre recherche, les conditions de cette articulation qui vise l’intelligibilité des parcours professionnels, appréhendés ici dans leur totalité, c’est-à-dire, ancrés dans un environnement particulier, mais aussi dans un parcours de vie. La première partie de cette proposition s’attachera à présenter l’origine de ce besoin d’articulation. Les deux cadres méthodo-théoriques utilisés, l’enquête ethnosociologique et l’approche biographique en éducation, seront présentés dans une deuxième partie. L’articulation des deux méthodes sur le terrain sera abordée dans une troisième partie. Une quatrième partie présentera l’impact de cette articulation sur la production des résultats. En guise de conclusion, une cinquième partie fera un retour sur les apports de cette pluralité des analyses sur notre objet d’étude, la professionnalisation.
6La professionnalisation, entendue comme la « fabrique d’un professionnel » (Wittorski, 2008) est étudiée en tant que « double processus d’acquisition : celui de savoirs, savoir-faire et savoir-être professionnels en situation réelle, et celui d’une identité qui se construit progressivement par identification au rôle professionnel » (Bourdoncle, 2000, p. 125). Notre réflexion est construite à partir du postulat que « l’activité occasionne sans cesse des apprentissages et produit des savoirs nouveaux » (Champy-Remoussenard, 2005, p. 37).
7Cependant, nous souhaitions prendre en compte également cette complexité du phénomène entrepreneurial évoquée plus haut, notamment cette relation réciproque existant entre l’entrepreneur, son projet et l’environnement dans lequel il évolue. Etayés par les travaux de Schmitt (2015 ; 2017), nous avons étudié la professionnalisation de l’entrepreneur au regard de la théorie de « l’agir entrepreneurial » qui prend en considération la dimension cognitive de l’entrepreneur à travers son action. L'agir entrepreneurial peut être défini comme « l'expérience que se fait l'entrepreneur en situation en lien avec son écosystème pour entreprendre, c'est-à-dire pour favoriser la décision et l'action entrepreneuriale à partir d'une intentionnalité transformée en projet entrepreneurial » (Schmitt, 2017, p. 9). Sur la base de cette théorie, l’auteur propose l’étude de l’entrepreneuriat autour du « Modèle de 3M », c’est-à-dire, analyser le processus entrepreneurial, dans sa temporalité, autour de ces trois pôles : « Moi » (en tant qu’entrepreneur), « Mon projet » d’entreprise et « Mon environnement » (ibidem).
8Le projet entrepreneurial, loin d’être une construction aboutie et figée, traverse deux étapes. La première, l’étape « gazeuse », correspond aux premières idées entrepreneuriales non confrontées encore à la réalité de l'environnement. La deuxième étape, la « cristallisation », fait référence au projet consolidé, structuré à la suite de nombreuses confrontations entre l’entrepreneur et son environnement.
9Dans cette approche, le projet n’est plus considéré bon ou mauvais, il est jugé en fonction de sa cohérence interne, c’est-à-dire, la capacité de l’entrepreneur à organiser sa pensée et à construire son projet en fonction de ce qu’il est, ce qu’il souhaite devenir, et de sa cohérence externe, en référence au consensus attendu entre l'entrepreneur et son environnement, une fois le projet présenté.
10Au regard de cette théorie, étudier le parcours professionnel de l’entrepreneur semble indissociable de l’étude de l’environnement dans lequel l’entrepreneur évolue. Celui-ci se construit en tant que professionnel, par une confrontation permanente avec son environnement ce qui nous a amené à explorer la professionnalisation de l’entrepreneur sous un double angle, holiste et analytique.
11Les deux approches, l’enquête ethnosociologique et l’approche biographique en éducation, sont toutes les deux issues du même courant : la méthode biographique. Elles mobilisent des échelles d’analyse différentes : l’enquête ethnosociologique se donne comme objectif la description d’un « objet social » par une mise en comparaison des récits de vie, sans viser à saisir l’intériorité des sujets (Delory-Momberger, 2019) ; la recherche biographique en éducation, quant à elle, a comme objet de recherche l’exploration des processus de genèse et de devenir des individus au sein de l’espace social (ibidem).
12Ces deux approches, prises séparément, témoignent de ce que Delory-Momberger (2005) appelait la terra incognita de la recherche biographique en France. Selon l’auteure, ce terrain de recherche n’est pas encore unifié, les travaux dans ce champ de recherche pouvant être classifiés en deux grandes catégories : ceux qui s’intéressent à la singularité existentielle de l’individu à travers les pratiques individualisantes et d’autre part, la recherche sociologique qui utilise la biographie comme un matériel brut, dépouillé de toute subjectivité pour décrire des « objets sociaux ». Notre recherche participe en quelque sorte aux efforts d’unification de ces deux territoires de la recherche biographique.
13L’enquête ethnosociologique, formalisée par Daniel Bertaux dans les années 1970, se donne comme objectif l’étude d’un objet social, c’est-à-dire, un « morceau ou segment particulier de réalité sociale-historique » (Bertaux, 2013, p. 12). L’enquête vise la construction d’un modèle descriptif de l’objet social étudié et pour ce faire, le chercheur s’efforce de comprendre, tout au long de l’enquête, les caractéristiques de cet objet social, les processus qui le font vivre, les logiques d’actions, etc.
14Trois types d’objets peuvent être étudiés par l’enquête ethnosociologique : les « mondes sociaux » construits autour d’un type spécifique d’activité, les « catégories de situations » faisant référence à des personnes qui traversent une même situation sociale particulière, caractérisée par les mêmes contraintes, les mêmes tensions, les mêmes logiques, et enfin, les « trajectoires sociales » relevant d’un type particulier de parcours.
15Contrairement à la démarche hypothético-déductive qui construit d’abord des hypothèses sur la base des théories existantes, puis vérifie ces hypothèses par une enquête empirique, la démarche ethnosociologique interroge le terrain sans hypothèses construites à l’avance. Le but est d’abord de comprendre, puis d’élaborer un modèle de fonctionnement de l’objet social étudié, « sous la forme d’un corps d’hypothèses plausibles » (ibidem, p. 20). Ce modèle est élaboré en remontant du particulier au général, par une mise en rapport des cas particuliers. Ces cas qui composeront l’échantillon, ne sont pas choisis au début de l’enquête ; la notion d’échantillon « statistiquement représentatif », spécifique à la démarche hypothético-déductive, inappropriée pour cette enquête, a été remplacée ici par celle de « construction progressive de l’échantillon » (Bertaux, 2013, p. 26). L’échantillon est une « série de cas construite de manière à rendre possible la comparaison » (ibidem).
16Dans l'enquête de type ethnosociologique, il n’y a pas une séparation entre le recueil et l'analyse des données ; chaque récit, une fois recueilli, est analysé. L’analyse par catégories conceptualisantes, spécifique à ce type d’enquête, suppose l’identification dans le récit, des phénomènes chargés de signification, qui seront interprétés par la suite à l’aide des théories et concepts véhiculés dans le monde scientifique. La catégorie doit être vue comme un phénomène qui n'est pas figé ; elle prend forme au fur et à mesure que l'on avance dans le recueil de données et le travail d'interprétation. Certaines catégories seront abandonnées, lorsqu’il s’agit de cas particuliers et non pas d'une logique sociale qui pourrait être généralisée. Seront conservées uniquement les catégories présentant un caractère répétitif ou général.
17Le sens que le chercheur donne aux phénomènes observés, naît de la confrontation de cette « réalité » identifiée sur le terrain avec un certain nombre de références théoriques servant de projet de décodage. L’explicitation des catégories identifiées, permet au chercheur de déployer des hypothèses et de créer un modèle d’interprétation des phénomènes observés.
18L’enquête prend fin quand le modèle d’interprétation de l’objet étudié, construit sur la base des catégories identifiées est « saturé », c’est-à-dire, lorsque les entretiens n'apportent plus de nouvelles informations, de caractéristiques au modèle identifié.
19Dans l’enquête ethnosociologique, le récit de vie occupe une place centrale, il permet d’extraire des savoirs pratiques, sans viser à saisir l’intériorité des sujets. Le chercheur se situe au croisement des mouvements historiques, des structures sociales et du biographique.
20Les courants des histoires de vie en formation (Pineau et Legrand, 2007) et de la recherche biographique en éducation (Delory-Momberger, 2015) s’inscrivent dans un paradigme compréhensif, de l’herméneutique de soi.
21Pour Pineau (2019, p. 230) une enquête qui fait référence aux « histoires de vie » doit être considérée comme une « recherche et construction de sens à partir de faits temporels vécus » (Pineau et Le Grand, 1993, p. 3). L’auteur est le premier à avoir proposé en France un guide d’utilisation méthodologique des histoires de vie en formation des adultes (Pineau et Marie-Michèle, 1983). Dans une démarche d’autoformation existentielle, « faire son histoire de vie » équivaut à chercher dans son parcours ce qui a été formateur, à comprendre les mécanismes de son autoformation, et enfin, à donner une forme aux apprentissages expérientiels et existentiels, qui par leur nature sont invisibles.
22Depuis les années 2000, avec les travaux de Christine Delory-Momberger, le courant de la « recherche biographique en éducation » complète le champ biographique initié par le courant des histoires de vie. Le projet fondateur de la recherche biographique en éducation est l’étude des modes de constitution de l’individu en tant qu’être social singulier (Delory-Momberger, 2019). Selon cette approche, nous nous trouvons inconsciemment dans une activité ininterrompue d’interprétation du réel : le monde qui nous entoure, les événements que l’on traverse, les expériences que l’on vit, etc. Ce processus d’interprétation du monde extérieur, propre à chacun, nommé par l’auteure la « biographisation », se réalise à l’aide d’une grille de lecture propre à chaque individu, construite tout au long de son existence, d’où son caractère biographique. La finalité de ce processus de « biographisation » est la compréhension du monde extérieur, par cette interprétation individuelle que chaque individu met en place pour créer « le monde intérieur du monde extérieur », c’est-à-dire, l’image qu’il a de ce qui l’entoure.
23Utiliser les histoires de vie et l’approche biographique en éducation revient ainsi à explorer le vécu du sujet pour mettre en évidence et analyser, à la fois les expériences formatrices et les apprentissages acquis, et les processus d’interprétation du monde pour le faire sien. Le récit de vie, l’outil d’enquête de cette approche, donne la possibilité d’analyser l’expérience, à la fois dans sa dimension située, par une analyse micro-phénoménologique, et dans sa dimension biographique, par l’ancrage de l’expérience dans le parcours du sujet (Breton, 2020).
24Nous avons choisi les éléments à analyser à ce niveau à partir de l’objectif de notre enquête, la professionnalisation, étudiée ici sous l’angle des apprentissages expérientiels et existentiels acquis par l’entrepreneur pendant les premières années d’expérience dans cette profession. Selon Breton (2017, p. 28), les savoirs expérientiels s’acquièrent dans le temps « selon une dynamique d’intégration qui ne peut pas être dissociée de la dynamique de formation du sujet ». Notre objectif à ce niveau d’analyse, c’est d’appréhender ces « phénomènes » relatifs à l’apprentissage et d’expliciter « l’histoire de ce mouvement d’acquisition » (ibidem, p. 29). Dans une enquête narrative, l’appréhension et la compréhension de ces phénomènes sont en rapport avec les deux « régimes narratifs » : « le régime biographique, qui permet d’appréhender l’expérience vécue dans la durée (dimension longitudinale du parcours de vie) et le régime micro-phénoménologique, qui procède par exploration et description des séquences courtes de vécu » (Breton, 2020, p. 32).
25Les deux cadres méthodo-théoriques exposés visent des objectifs différents : l’enquête ethnosociologique répond à cette préoccupation de la sociologie de décrire la réalité sociale ; les histoires de vie et l’approche biographique, cherchent à expliquer comment le sujet intègre cette réalité. Dans le récit, les deux dimensions ne sont pas séparées. Chaque individu participe à une pluralité d’espaces sociaux et traverse de nombreux champs institutionnels, comme la famille, l’entreprise, l’école, etc. Ces données objectives, sont perçues de manière personnelle par chaque individu et prennent la forme d’expériences accumulées.
26Selon Delory-Momberger (2005, p. 113), « parler c’est faire exister à chaque fois le cadre social, l’ordre symbolique et moral dans lesquels s’inscrivent nos actes ». L’enquête ethnosociologique cherche à construire un modèle de ce cadre social, à partir de ce qui est « général dans chaque cas particulier » (Bertaux, 2013, p. 26). Avec l’approche biographique, chaque cas particulier est étudié en rapport avec cette « réalité sociale » décrite par l’enquête ethnosociologique.
27Pour rendre intelligible par une démarche d’enquête la complexité de l’objet de notre étude, la professionnalisation de l’entrepreneur dirigeant d’entreprise, il nous a paru essentiel d’examiner d’abord l’environnement dans lequel celui-ci évolue. L’entrepreneur se construit en tant que professionnel, dans une relation dialogique avec son projet de création (Bruyat, 1993), projet qui évolue en fonction de l’environnement de l’entrepreneur (Schmitt, 2015).
28Pendant le recueil et l’analyse des données, nous avons été confrontés à plusieurs interrogations, car l’application exacte et séparée de ces deux cadres, holiste et analytique, nous a été pratiquement impossible. A l’image de Becker (2002), qui appelait ce type de situations spécifiques à l’enquête qualitative un « bricolage », nous avons dû adapter ces techniques à notre situation particulière, ce qui est à l’origine de quelques déplacements de cadres, que nous présenterons ci-dessous.
29Les deux approches, l’enquête ethnosociologique et l’approche biographique, utilisent le récit de vie comme outil de recueil des données, mais le récit recueilli n’est jamais un récit de la vie entière du sujet, un récit total. Le chercheur doit orienter le récit de son informateur en fonction de son objet de recherche, il doit décider avant même le commencement de l’enquête les thèmes autour desquels le récit doit se construire. Dans notre cas, ce qui nous a amené à poser ce regard multiple sur notre objet d’étude, c’est notre positionnement par rapport à l’entrepreneuriat : la théorie de l’agir entrepreneurial. Nous avons orienté le recueil du récit autour de trois thèmes issus de cette théorie : le sujet, le projet entrepreneurial et son l’environnement.
30Comme présenté précédemment, l’approche biographique a une double dimension, l’investigation et l’intervention. En réalité, il n’y a pas d’étanchéité entre les deux dimensions. Même si nous nous positionnons dans une démarche d’investigation, les interviewés sont toujours touchés par la mise en forme de leur propre histoire (Dominicé, 2007) ; les événements prennent sens, deviennent intelligibles une fois racontés dans des histoires (Ricoeur, 2005). Conscients des effets que le récit produit sur la personne qui se raconte, nous avons introduit dans notre enquête un temps de restitution lors duquel nous avons présenté à l’interviewé son histoire entrepreneuriale, telle que nous l’avions saisie à travers l'analyse phénoménologique du récit recueilli. Il s’agissait d’abord de s’assurer d’avoir bien saisi le sens de l’histoire qui nous a été racontée. Mais la raison principale de ce retour était de donner à notre informateur une trace de son histoire. Ayant participé à plusieurs ateliers des histoires de vie, nous connaissions l’impact de la mise en forme de sa propre histoire et nous souhaitions faire vivre cette expérience aux entrepreneurs interviewés. Cette étape très personnalisée fut un véritable déclencheur : elle a réduit la distance entre le chercheur et l'interviewé, instauré la confiance et déclenché un nouvel entretien qui a permis l’exploration des zones peu ou pas abordées précédemment.
31Selon Grossetti (2011), dans une enquête biographique, si l’objet étudié est un processus, la mise en intrigue est une étape indispensable dans l’analyse des données. Nous étions dans cette situation, notre objet d’étude étant le processus de professionnalisation, ce qui nous a obligés à aborder les données de manière chronologique.
32Selon Ricoeur (1983), les expériences temporelles sont, par leur nature, chaotiques et discordantes, d’où la nécessité de leur donner une forme pour les rendre compréhensibles. La mise en intrigue, un processus de structuration des expériences vécues par le sujet, répond à cette nécessité. Cette structuration se réalise sur trois niveaux : le niveau symbolique, pour donner une signification aux actions du sujet ; le niveau narratif, pour ordonner dans une temporalité les expériences vécues ; enfin, le niveau de la refiguration de l'expérience temporelle lors de la présentation du récit au lecteur.
33Nous avons procédé d’abord à une analyse des données dans leur totalité, pour identifier et décrire la structuration de l’environnement et les relations existant entre l’entrepreneur, son projet d’entreprise et son environnement. Par la suite, nous avons analysé, dans une dimension individuelle, les phénomènes spécifiques au processus de professionnalisation.
34Dans la pratique, les deux niveaux d’analyse se chevauchent jusqu’à un certain point. Selon les techniques d’enquête ethnosociologique, chaque récit doit être analysé après avoir été recueilli, et avant de procéder au recueil suivant. Comme présenté précédemment, ce type d’analyse suppose d’abord l’identification, dans le matériau recueilli, de phénomènes qui parlent au chercheur, c’est-à-dire qui sont capables d’être explicités par des concepts et des théories déjà existants et validés par la communauté scientifique. Pour ce faire, pour chaque récit, nous avons procédé d’abord à une analyse holiste, pour identifier, valider et caractériser les catégories conceptualisantes. Mais cette analyse holiste passe par les mêmes étapes pour chaque récit : analyse phénoménologique du récit, mise en intrigue avec un ordonnancement chronologique, identification des phénomènes spécifiques en lien avec notre objet de recherche. Pour éviter le risque de complémentation progressive des catégories (les premiers entretiens risquent de freiner l’émergence ultérieure de nouvelles catégories), à chaque nouvel entretien, nous avons relevé tous les phénomènes identifiés, en rapport avec notre objet de recherche. Cette étape d’identification des phénomènes dans le matériau recueilli est commune aux deux niveaux d’analyse.
35Comme précisé précédemment, dans l’enquête ethnosociologique, l’échantillon est construit de manière progressive, en fonction de différentes typologies identifiées sur le terrain. Ce n’est qu’une fois la saturation atteinte (les entretiens n’apportent plus de caractéristiques nouvelles aux catégories conceptualisantes identifiées) et l’étendue de l’échantillon établie que nous avons procédé à l’analyse individuelle de chaque entretien biographique.
36L’articulation des deux approches nous a permis de porter un regard pluriel sur le processus de professionnalisation de l’entrepreneur dirigeant d’entreprise, ce qui nous a permis de saisir des phénomènes spécifiques dans trois dimensions différentes : organisationnelle, temporelle et biographique.
37L’enquête ethnosociologique nous a apporté une vue d’ensemble sur l’environnement dans lequel l’entrepreneur se construit en tant que professionnel (dans notre cas, celui de l’entreprise spécialisée dans la cosmétique biologique). L’analyse par catégories conceptualisantes, nous a permis de comprendre l’organisation du monde de l’entreprise spécialisée dans la cosmétique biologique dans lequel le créateur d’entreprise doit se positionner et construire son projet d’entreprise.
38Deux critères sont à l’origine de la structuration de ce monde : le premier est visible, il tient aux différents corps de métiers existants dans ce domaine d’activité, par exemple la formulation chimique des produits cosmétiques, la production ou la commercialisation des marques. Le deuxième critère, moins visible, fait référence au positionnement du dirigeant d’entreprise face au concept « bio », en fonction de ses valeurs et de sa motivation d’entreprendre. Selon ce deuxième critère, nous pouvons trouver dans le monde de la cosmétique « bio » une palette très large de dirigeants d’entreprise : à une extrémité nous trouvons les « utopistes », ceux qui sont fortement attachés aux valeurs « bio » et se donnent comme objectif la production d’une cosmétique tellement pure que sa réalisation est presque impossible à réaliser. A l’autre extrémité, nous trouvons les « conventionnels », des dirigeants d’entreprise peu convaincus par le bio et pour lesquels la cosmétique « bio » est une opportunité de marché. Entre les deux extrêmes, nous trouvons les « réalistes », des dirigeants d’entreprise avec un degré variable de convictions et d’attachement au concept bio.
39L’entrepreneur construit son projet d’entreprise en fonction de ces deux critères : il choisit le type d’activité en fonction de ses compétences ; il se positionne face au concept « bio » en fonction de ses valeurs, ses convictions. C’est à partir de ces deux critères que nous avons construit notre échantillon (tableau 1) qui contient les six typologies identifiées (Ciobanu-Gout, 2018, 2020).
Tableau 1 : L’échantillon
40L’analyse par catégories conceptualisantes a mis également en évidence les différentes temporalités dans le parcours du créateur d’entreprise. Chaque parcours peut être ordonné comme une « suite de période distinctes », chacune étant dominée par une problématique particulière. Une caractéristique commune de tous les parcours c’est l’existence d’une période de « flottement » pendant laquelle l’entrepreneur cherche à se positionner dans le monde de la cosmétique. En référence à la théorie de l’agir entrepreneurial, cette période peut être associée à la phase « gazeuse » du projet entrepreneurial (Schmitt, 2015) : l’entrepreneur découvre progressivement le monde de l’entreprise et sa structuration, interroge et découvre ses propres valeurs. Cette période, bien que présente dans chaque parcours, prend une forme différente pour chaque entrepreneur : elle peut durer de quelques mois à quelques années ; elle peut apparaître avant la création d’entreprise ou après ; les valeurs interrogées pendant cette période sont très personnalisées, en fonction de la motivation à l’origine d’entreprendre.
41La professionnalisation de l’entrepreneur est une « professionnalisation biographique », c’est-à-dire, qu’elle se construit selon le parcours de vie et l’histoire du sujet. Cependant, la comparaison des récits recueillis a mis en évidence certaines similitudes, ce qui nous a amenés à regrouper les phénomènes spécifiques au processus de professionnalisation en deux catégories. La première fait référence aux phénomènes communs à tous les entrepreneurs, mais qui prennent une envergure plus ou moins importantes, en fonction de l’histoire personnelle du sujet. Un exemple très parlant, c’est l’existence dans chaque récit d’un leitmotiv, une sorte d’ « histoire dominante » tissée par la mise en relation des événements vécus que le sujet se raconte sur lui-même et qui guide celui-ci dans ses actes (White, 2009).
42La deuxième catégorie regroupe des phénomènes spécifiques à chaque entrepreneur, qui montrent l’influence biographique sur la manière d’entreprendre. Ces phénomènes sont très disparates. Pour mettre en évidence la variété des situations, nous en rappelons les principaux phénomènes identifiés : l’habitus comme capital incorporé, l'apprentissage vicariant, l'héritage familial, l'entrepreneuriat féminin, l'autoformation mondialogante, les souvenirs d'enfance, le bricolage, l'accompagnement (Ciobanu-Gout, 2018).
43Cette deuxième catégorie de phénomènes nous a permis de faire l’hypothèse que chaque entrepreneur a un mode particulier d’agir, enraciné dans son histoire personnelle. L’entrepreneur est guidé dans son parcours par des expériences qui ont marqué son existence, ou encore par l’héritage familial et social.
44Comme nous pouvons le constater, ces trois dimensions de la professionnalisation sont en interdépendance, le créateur d’entreprise se construit comme professionnel au sein de ces articulations et tensions.
45Au regard des publications récentes (Albero et al., 2019) nous pouvons constater que ce que nous avons jugé comme une posture de « bricoleur » (voir supra) peut être considéré aujourd’hui comme un effort isolé, pour « rendre intelligible, par une démarche d’enquête, la complexité de l’activité individuelle et collective » (ibidem). Chacune des deux méthodes employées ici se focalisent sur un aspect du réel. Par l’enquête ethnosociologique nous avons caractérisé l’environnement dans lequel l’entrepreneur se « fabrique » en tant que professionnel. Les règles qui régissent ce monde social conditionnent le positionnement de l’entrepreneur, son projet d’entreprise et implicitement le processus de professionnalisation. Au niveau analytique, grâce aux histoires de vie et l’approche biographique en éducation, nous avons appréhendé et expliqué par des concepts et théories appropriés, comment ce processus est vécu au niveau individuel, en fonction de chaque parcours et des expériences antérieures.
46Nous retrouvons dans notre enquête le principe de deux temps holiste et analytique « qui alternent de manière régulière tout au long de l’enquête, permettant d’observer un phénomène comme un ensemble non sécable » (Albero et al., 2019, p. 112) et le principe de trois mouvements de l’investigation : heuristique (qui vise une appréhension de l’activité en toute sa complexité), analytico-synthétique (pour identifier les invariants de l’activité) et extensif (pour généraliser le domaine de validité des invariants identifiés) (ibidem, p. 113).
47Cette pluralité des points de vue portée sur un même objet d’étude, a créé le cadre nécessaire pour explorer la professionnalisation, en tant que processus, ancré dans un monde professionnel et dans un parcours de vie. L’interdépendance de ces trois dimensions de la professionnalisation mises en avant dans cette étude montre l’apport majeur de ce regard multiple qui ouvre une perspective nouvelle par l’intelligibilité et l’éclairage qu’il apporte.
48L’articulation des deux niveaux d’analyse, nous a permis de mettre en évidence des facteurs qui contribuent à l’engagement dans l’entrepreneuriat : la découverte souvent progressive par la personne de ses propres valeurs, lesquelles guideront ses décisions et ses actions ; la compréhension et la connaissance du secteur d’activité et de son fonctionnement ; les étayages formels et informels dont bénéficie l’entrepreneur dans la phase de développement qui l’aident à surmonter les difficultés qu’il rencontre.
49Bien que cette recherche ait été menée dans une perspective épistémique, l’exploration des parcours professionnels des dirigeants d’entreprise nous a permis de mesurer l’impact de nos entretiens sur les sujets interrogés et de poser par la suite, à partir de nos résultats, les bases d’une nouvelle recherche, cette-fois dans une perspective pragmatique : l’accompagnement des futurs entrepreneurs, par les histoires de vie. L’objectif est ici de permettre au sujet de donner de la cohérence au projet entrepreneurial dans un parcours de vie. Comme nous avons pu voir, cette période de « flottement » identifiée dans chaque parcours est caractérisée par des « dynamiques de gestation identitaire » (Kaddouri, 2002) et montre l’importance de la connaissance de soi dans le processus entrepreneurial. Le retour sur sa trajectoire de vie permet au sujet d’explorer son propre système de valeurs.
50A l’image de Filion (1997, p. 151), nous considérons l’entrepreneur comme « une personne qui imagine, développe et réalise ses visions ». Nous mesurons dans cette définition l’importance de l’autonomie du sujet, entendu ici comme une « autonomie dans l’interdépendance » et non pas comme une liberté totale (Eneau, 2017, p. 150). Ce projet d’accompagnement est selon nous un espace de « dialogue éclairé » dans l’éducation des adultes, qui vise le développement personnel par une mise en sens des expériences vécues et une conscientisation de son propre système de valeurs.