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Dossier

Étude de la professionnalisation des masseurs-kinésithérapeutes salariés à partir de leurs usages des courriers électroniques

Une démarche ethnographique
Anne Pilotti

Résumés

Un mouvement de professionnalisation, commencé il y a 20 ans, touche les professions paramédicales françaises. L’écriture professionnelle qui est un enjeu pour ces différentes professions, revêt des formes multiples. La messagerie électronique institutionnelle, créé par les établissements de soin est une forme d’écriture professionnelle mais également un outil de management. La contribution porte sur la professionnalisation des masseurs-kinésithérapeutes salariés, abordée à partir de leurs usages du courrier électronique institutionnel. La démarche ethnographique, mise en œuvre dans trois établissements de santé, comprend des observations participantes, des entretiens et des écrits. Le cadre théorique de l’analyse institutionnelle permet de travailler la professionnalisation comme une institutionnalisation des pratiques et normes professionnelles. Les résultats montrent le positionnement de ces professionnels, la place donnée aux réseaux professionnels, aux différents territoires institutionnels et au corps du malade.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Système d’information hospitalier.

1Un mouvement de professionnalisation, commencé il y a 20 ans, touche les professions paramédicales françaises. L’écriture professionnelle devient un enjeu pour ces différents groupes professionnels, ainsi que pour la reconnaissance de leurs savoirs. Cette écriture revêt des formes multiples, comme les dossiers des patients, les transmissions entre soignants et les publications d’articles. L’État a lancé en novembre 2011 le programme hôpital numérique, plan stratégique de développement et de modernisation des SIH1. Avec la création du dossier informatisé du patient, l’écriture des soignants se numérise. Les établissements de santé créent pour ces derniers des messageries électroniques institutionnelles. Ces courriels institutionnels sont une forme d’écriture professionnelle, un support numérique de communication interpersonnelle qui modifie les pratiques professionnelles et engendre de nouvelles façons de travailler ensemble. Les courriels sont des moyens de communications mais également des outils de management.

2Les courriers électroniques ont fait l’objet de recherches dans le domaine de la communication et du management. Peu d’investigations ont été menées dans les établissements de soins, auprès de soignants, pour observer comment ils intégraient cette nouvelle dimension dans leur pratique et quels en étaient les effets sur leur professionnalité.

3Des recherches réalisées sur les technologies de l’information, de la communication, et plus précisément, sur les courriers électroniques, ont été menées par des linguistes (Claudel, 2014), des chercheurs en gestion, en communication (Boukef et Kalika, 2002) et systèmes d’information (Davallon et al., 2003) mais aussi par des sociologues (Casilli, 2010). Peu de travaux existent en sciences de l’éducation et de la formation (SEF). Leurs analyses portent soit sur les contenus même des messages, soit sur les adresses, soit sur le rapport à la hiérarchie et à l’organisation. Les chercheurs ont recueilli des documents, diffusés des questionnaires à remplir, mais très peu ont réalisé un travail de terrain comportant des observations. Les recherches utilisant une approche ethnographique pour appréhender les messageries, concernent soit les messageries instantanées, soit les réseaux informatiques. (Béliard et Brossard, 2012 ; Berry, 2012 ; Cassilli 2010).

4Dans ce travail de recherche, nous ne nous intéressons pas au contenu sémantique des courriers électroniques mais plutôt à la manière dont ces nouveaux outils de communication et de gestion viennent participer de la professionnalisation des masseurs-kinésithérapeutes, telle qu’elle se joue sur le terrain hospitalier, jusqu’au chevet du patient. Si le numérique utilisé dans le monde de la santé est un terrain plutôt nouveau dans le domaine des SEF, la méthodologie ethnographique présentée dans cet article est également novatrice pour analyser les courriers électroniques institutionnels. 

5Nous proposons donc d’aborder la professionnalisation des masseurs-kinésithérapeutes salariés, à l’ère numérique ; nous la saisissons à partir de leurs usages du courrier électronique institutionnel (Pilotti. 2016). L’écriture numérique professionnelle est travaillée comme un analyseur (Lourau, 1969) qui permet de mettre en évidence la place des masseurs-kinésithérapeutes dans leurs institutions respectives, leurs pratiques professionnelles et leurs implications institutionnelles (Lourau,1970). Nous émettons l’hypothèse que ces courriers électroniques nous laissent voir le positionnement de ces professionnels, les résistances qu’ils construisent, ainsi que la place donnée à l’information et aux relations interpersonnelles dans leur institution. 

6Dans une première partie nous présenterons l’objet de recherche et le concept d’implication tel qu’il est défini dans le courant de l’Analyse Institutionnelle. Dans une deuxième partie nous développerons la démarche de recherche ethnographique en immersion, construite autour d’observations participantes, d’entretiens ethnographiques, de documents recueillis et de dessins des espaces, sur trois établissements de santé. La posture de la chercheure est ici double, car elle est également masseur-kinésithérapeute. En effet, nous avons dû élaborer des outils, pour prendre de la distance par rapport à nos implications. Enfin dans une dernière partie nous rapporterons les résultats de la recherche sur la professionnalisation des masseurs-kinésithérapeutes dans leur quotidien, entre résistance, adaptation et transformation. 

La professionnalisation des masseurs-kinésithérapeutes salariés

7Depuis 2011, de nombreux établissements de soins créent des messageries électroniques nominatives et institutionnelles pour leur personnel soignant. Pour les masseurs-kinésithérapeutes salariés dont le cœur de métier est le rapport au corps des patients (Pilotti, 2002), cette informatisation des communications a un effet direct sur leur pratique professionnelle quotidienne. Alors même qu’en 2015, un décret bouleverse leur formation initiale en universitarisant cette dernière, il est intéressant de mettre en lumière ce que leurs usages du courrier électronique disent de leur professionnalisation.

8La professionnalisation est un processus étudié dans le champ de l’éducation mais aussi dans les métiers paramédicaux. Elle est définie ici comme un processus d’évolution qui touche l’ensemble d’un groupe professionnel. Pour la sociologie des professions et notamment le modèle fonctionnaliste anglo-saxon (Parsons, 1968 ; Carr-Saunders, 1933), la professionnalisation est le processus qui touche l’ensemble des individus appartenant à un groupe professionnel et qui transforme un métier en profession, en un groupe social professionnel autonome. C’est une évolution dynamique induite par des professionnels. Ce mouvement transforme un métier en profession ; selon Altet (1994) le métier, plus souvent manuel, s’appuie sur une transmission implicite du savoir-faire par imitation, de type compagnonnage. La profession suppose quant à elle « une structuration forte de l’accès au marché du travail (…) que ses membres contrôlent, une identité largement revendiquée et reconnue socialement » ainsi que des savoir-faire spécifiques (Tourmen, 2007, p. 520).

9Cette professionnalisation comprend entre autres une rationalisation et scientifisation des savoirs, qui passe par une formation universitaire. Il s’agit pour un groupe professionnel de déployer une stratégie et une rhétorique pour revendiquer une amélioration collective du statut social de l’activité (Roquet, Wittorski, 2013). Dans cet article la professionnalisation est travaillée comme une institutionnalisation de la profession, des pratiques et normes professionnelles. Les courriers électroniques institutionnels viennent questionner l’institué, c’est-à-dire les normes établies, les fonctionnements, tout en contribuant à la production du groupe professionnel des masseurs-kinésithérapeute et en nous montrant les effets de la professionnalisation sur le terrain. Les masseurs-kinésithérapeutes sont à la fois pris dans ce processus de professionnalisation, participent à ce processus et y résistent quelquefois. La manière dont les masseurs-kinésithérapeutes salariés interagissent avec les différents groupes professionnels, dont ils font évoluer leurs pratiques professionnelles ainsi que leurs implications idéologiques nous montre cette professionnalisation à l’œuvre sur le terrain. Ces professionnels sont impliqués, au sens de Lourau (1973) : il ne s’agit pas d’engagement, mais bien « d’être pris » par et « dans » les institutions, d’une façon inconsciente. Ces implications institutionnelles sont l’ensemble des rapports qui existent entre un individu et le système institutionnel (Lourau,1970). Elles comportent trois dimensions qui sont organisationnelle, libidinale et idéologique, qui vont permettre également d’analyser l’institution dans laquelle évolue un acteur. Les conditions matérielles de l’institution, les règles de fonctionnement, l’argent et les structures font partie des dimensions organisationnelles et sont des contraintes qui influent sur l’individu. Ce dernier peut quelquefois agir sur certains de ces paramètres. Les dimensions libidinales regroupent les affects des individus, ce qu’ils aiment dans l’institution ou ce qu’ils détestent. Enfin les implications idéologiques sont les valeurs, croyances partagées ou non par les acteurs au sein d’une institution.

10Utiliser de nouveaux supports d’écriture comme les courriers électroniques institutionnels, vient modifier les implications organisationnelles et idéologiques des masseurs kinésithérapeutes salariés. Nous avons donc voulu observer ce qui se passe au plus près des pratiques professionnelles des Masseurs-Kinésithérapeutes en milieu hospitalier.

Démarche de recherche ethnographique

11Il s’agit dans ce travail de comprendre comment les courriels institutionnels s’intègrent dans le quotidien des soignants, quels en sont les usages, et comment cela mobilise les implications institutionnelles de ces professionnels. La démarche ethnographique constitue une approche méthodologique qui s’intéresse « aux expériences de la vie quotidienne des individus en tentant de mieux comprendre les pratiques sociales dans lesquelles s’insèrent les individus » (Gérin-Lajoie, 2006, p. 73).

Présentation des terrains de l’enquête

12Plusieurs dispositifs pour la production de données ont été utilisés : plus de 126 heures d’observations participantes impliquant des « observations prolongées faites sur le terrain en participant à la vie des gens » (Lapassade, 1991, p. 23) ; dix-sept entretiens ethnographiques, des analyses de matériaux tels que le journal de recherche, des photographies des listes de courriels présents dans les boites de réception et d’envoi des masseurs kinésithérapeutes, des messages écrits dans les courriers électroniques institutionnels et des croquis des différents terrains.

13Les observations participantes ainsi que les entretiens ont été menées en France, dans 3 établissements de santé, choisis pour leur représentativité par rapport aux modes de prises en charge des patients. Il s’agit de soins de courte durée pour prendre en charge des malades ayant des pathologies en phase aiguë ou des soins de suite de réadaptation qui ont pour objet la rééducation ou la réadaptation de patients. Ces 3 établissements dispensent soit des soins de courte durée, soit des soins de réadaptation soit des soins mixtes, et constituent également une diversité intéressante du point de vue de leurs équipements numériques.

14Le premier terrain, est une grande structure hospitalière universitaire publique d’une grande ville de province française, qui délivre majoritairement des soins de courte durée. Le dossier du patient est en cours d’informatisation. Chaque masseur-kinésithérapeute possède un code qui lui permet d’ouvrir, de n’importe quel ordinateur de l’établissement, une session informatique à son nom comprenant une messagerie électronique institutionnelle personnelle. Les masseurs-kinésithérapeutes disposent d’une salle équipée de plusieurs ordinateurs, mise à leur disposition pour accéder à internet. Aucun masseur-kinésithérapeute n’a de téléphone portable institutionnel, mais tous ont leur téléphone portable personnel ; ce moyen de communication est utilisé par les services de l’hôpital et les cadres.

15Le deuxième terrain est un centre de rééducation privé, spécialisé dans les soins de suite en neurologie, et situé en pleine campagne. Le dossier du patient est informatisé. L’établissement a fourni à chaque masseur-kinésithérapeute un téléphone et un ordinateur portables ainsi qu’un code pour accéder à une messagerie institutionnelle. L’accès à internet est toutefois limité par le service informatique et les soignants ne peuvent consulter leurs courriels institutionnels qu’à partir d’un ordinateur de l’établissement.

16Le troisième terrain, est un centre hospitalier composé de deux bâtiments, dont l’un abrite un centre de rééducation. Cet établissement, situé dans une ville de plus de huit mille habitants, effectue des soins de suite et des soins de courte durée. Les masseurs-kinésithérapeutes n’ont pas d’accès possible à internet, ils n’ont pas d’adresses électroniques institutionnelles individuelles, ni de groupe. L’informatisation du dossier de patient est en cours au moment de l’enquête (2016).

Immersion sur le terrain

  • 2 Staff : Réunion de plusieurs professionnels de santé, médecins, rééducateurs, infirmières etc., qui (...)

17Pour Goody (2007), la compréhension des usages de l’écriture et de ses différents supports nécessite une contextualisation. Il nous a fallu observer les conditions d’utilisation des courriers électroniques institutionnels pour mieux en comprendre les usages et les objectifs. Ce travail d’observation nous a permis d’appréhender l’organisation des masseurs-kinésithérapeutes dans leurs établissements respectifs, par rapport à leur hiérarchie, à l’organisation des communications sur les différents sites et à leur impact sur le travail de soin. Nous avons donc effectué des observations participantes périphériques, telles que l’a défini Lapassade (1991), en participant à certaines activités (parler aux patients pour détourner leur attention lors de soin douloureux, assister à des réunions d’équipe), sans toutefois être au centre des activités. L’immersion au sein de chaque établissement a duré une semaine. Nous avons pu ainsi, habillée d’une blouse blanche, accompagner chaque jour un masseur-kinésithérapeute dans tous les services de soin, auprès des patients et participer aux activités ainsi qu’aux réunions médicales destinées à l’étude des dossiers de patients (Staff2).

18Cette observation, qui est réalisée en situations dites « naturelles » (Lapassade, 1991), facilite la création d’expériences communes de soins entre le masseur-kinésithérapeute et l’observateur. Ces situations, parfois émouvantes, stressantes ou révoltantes, qui sont celles des malades que nous abordons ou celle du soignant face à ces situations, aident à un rapprochement qui n’est pas seulement « un faire semblant ». La chercheure, masseur-kinésithérapeute, évolue dans un environnement familier. C’est son milieu, elle en connaît les codes ; en tant qu’observatrice, elle aide, écoute et permet au professionnel de parler aussi de son quotidien. La chercheure est observée, presque « testée » sur le terrain, pour voir si elle est digne de confiance. Ce n’est pas seulement à travers son discours qu’elle est testée, mais ses attitudes sont scrutées ainsi que sa capacité d’écoute. « Le chercheur doit être perçu comme quelqu’un devant qui on peut exprimer certains sentiments sans risquer une appréciation négative » (Lapassade, 1991, p. 45). Il n’y a pas de jugement de valeur, mais plutôt une curiosité et une volonté de compréhension de la part du chercheur. Ces moments passés ensemble nous ont aidé à obtenir la confiance des professionnels, ce qui a été important lors des entretiens.

19Comme nous l’avons vu avec les implications organisationnelles, les espaces modélisent notre manière de penser et de comprendre notre environnement, mais les individus agissent aussi sur certaines organisations en fonction de leurs implications idéologiques. Nous avons donc mené lors de ces immersions une analyse des espaces de travail, en faisant des croquis des lieux, en récupérant des plans pour comprendre les territoires davantage investis par telle ou telle profession, ce qui donne aussi des indications sur les organisations de travail et sur les impensées de l’institution. Nous avons observé dans quels lieux les professionnels consultaient leurs courriels et comment ils communiquaient entre eux.

Écoute du terrain

20La compréhension des implications institutionnelles des masseurs-kinésithérapeutes s’est réalisée en partie en sollicitant des entretiens avec ceux qui avaient accepté d’être accompagnés dans leurs journées de travail au sein de l’établissement.

2112 des masseurs-kinésithérapeutes ont pu effectuer ses entretiens, mais également 4 cadres de rééducation qui encadraient les masseurs-kinésithérapeutes et la cadre supérieure du dernier terrain. Au total 17 entretiens ont été menés. L’entretien semi-directif a été privilégié car il facilite la réflexion et l’explicitation de « ce qui n’était encore qu’implicite, s’expliquant sur ce qui jusqu’ici allait de soi, extériorisant ce qui était intériorisé » (Blanchet et Gotman, 1992, p. 29). Le premier terrain a eu une influence fondamentale sur le travail de recherche. Lors de l’observation participante, un des professionnels a utilisé, dans l’escalier, son téléphone portable personnel pour lire ses mails professionnels. Cet outil est devenu alors un paramètre important dans la recherche car il rend accessible les mails professionnels ou personnels depuis n’importe quel endroit de l’hôpital et à n’importe quel moment de la journée. Il a des effets sur l’organisation des masseurs kinésithérapeutes, sur leurs réseaux et sur leur intégration dans l’établissement.

22L’entretien ethnographique est flexible (Gérin-Lajoie, 2006) car bien qu’il s’appuie sur un guide d’entretien semi-directif construit en amont, la chercheure peut improviser d’autres questions pour récolter de nouveaux éléments de compréhension. Dès les premiers entretiens la grille que nous avions fabriquée a dû être modifiée. Nous avons d’abord intégré l’utilisation du téléphone portable dans nos entretiens. Puis la question du corps a pris aussi une importance croissante que nous n’avions pas prévue, dès nos premières observations. Elle est apparue comme cruciale dans l’identité professionnelle des masseurs-kinésithérapeutes et nous avons dû nous en saisir. Dès notre arrivée, sur le premier terrain, le cadre du service nous a invitée à prendre un café pour discuter de notre recherche et nous présenter l’organisation du service. Le cadre avait, dans son bureau, une bibliothèque assez fournie de livres de philosophie et de sociologie, et nous en sommes arrivés à parler de sociologie. Au cours de cette discussion, ce cadre nous a longuement parlé du corps appréhendé par les masseurs-kinésithérapeutes et par d’autres professionnels. Nous avons donc décidé de lui poser une question sur le rapport au corps, lors de notre entretien enregistré, effectué quelques jours après. Nous avons ensuite intégré cette question dans nos entretiens. « Les catégories d’analyses (…) doivent émerger au cours du travail » (Lapassade, 1991, p. 51). La recherche ethnographique permet de prendre en compte les découvertes pendant la recherche et de modifier les paramètres d’observations. Finalement les entretiens semi-directif ont portés sur cinq thèmes : « outil managérial » pour observer la manière dont les cadres utilisent les courriels institutionnels dans leur management ; « effet sur la production et les relations sociales » pour comprendre les effets de l’utilisation des courriels sur les relations sociales au sein et en dehors des établissements de santé ; « territoire et espace » afin de saisir l’organisation des espaces de travail réel et virtuel ; « corps et identité » pour découvrir l’impact des courriels sur l’identité professionnelle des masseurs-kinésithérapeutes salariés et « temporalité », car l’utilisation du numérique, en modifiant les espaces, agit aussi sur l’organisation du temps des individus.

23Les outils de construction des données ont donc évolué pendant la recherche, en fonction des éléments découverts et des interactions avec les masseurs-kinésithérapeutes sur les terrains d’enquête.

Les documents collectés

24Les données recueillies ont été très variées. Les plans des espaces, les documents écrits de transmissions sur les patients, les listes de courriers électroniques reçus par les professionnels ou envoyés par eux, avec les horaires. Il était important de savoir qui leur adressait des messages électroniques et à qui ils envoyaient des courriels institutionnels. Les contenus des messages ont été également récoltés, mais davantage pour savoir quelle était l’utilisation des mails, que pour une analyse sémantique. Est-ce que ces soignants envoyaient des mails à des patients, à des soignants ? Est-ce que ces professionnels travaillaient tous dans l’établissement ou au contraire travaillaient en libéral ou dans d’autres établissements ? Est-ce que les mails institutionnels étaient consultés dans l’établissement ou bien également le soir au domicile des soignants ? Les pièces jointes contenues dans les mails ont également été consultées. Les interactions entre les différentes catégories de professionnels ont été notées ainsi que les intitulés des courriels. Une analyse thématique a été effectuée de façon manuelle.

25Afin de garder des traces précises des observations journalières et des interactions avec l’environnement, des retranscriptions journalières des prises de notes ont été faites sur ordinateur. Elles ont permis de faire le point sur les observations et d’obtenir dès le lendemain, des entretiens ou des explications sur certains éléments. Ces mêmes retranscriptions ont été analysées plus tard, au vu des entretiens et des documents consultés.

Rendre étranger un terrain familier

26La posture du chercheur est, ici, particulière, car doublée d’une posture de praticien de la santé dans un hôpital parisien. Il partageait une culture commune avec les masseurs-kinésithérapeutes qu’il rencontrait. Il connaissait certains codes, certaines pratiques, certaines attentes, mais ne maîtrisait pas les fonctionnements de chaque établissement, ni leur culture locale. Les « allants de soi » (Kohn, 2001) de la professionnelle de santé, ces éléments que le chercheur a implicitement intégrés et qu’il n’arrive plus à observer, risquaient de rendre plus difficile l’analyse et d’empêcher une vision critique. Le chercheur de par ses interactions et ses interprétations va mobiliser « sa propre subjectivité, à travers sa propre ‘ mise en scène ‘« (Olivier de Sardan, 1995, p. 104). Les données récoltées vont se faire par son entremise et cela entraîne un biais qui pour Oliver de Sardan (1995, p. 104) ne doit pas être nié mais « contrôlé, parfois utilisé, parfois minimisé ».

27Les biais soulevés par cette double posture ont été travaillés en objectivant les processus. Le chercheur met au jour les implicites dans son travail de recherche, notamment des implicites méthodologiques, ce qui nécessite « une verbalisation permanente, une conceptualisation permanente, une auto-évaluation permanente, un dialogue intellectuel permanent » (Olivier de Sardan, 1995, p. 96). La recherche évolue tout au long du travail, grâce à la confrontation avec le terrain, « entre productions de données et interprétations ». Le chercheur a besoin de verbaliser pour conceptualiser et confronter ses idées, ses découvertes.

28Les différents outils méthodologiques utilisés dans cette recherche pour objectiver les implicites du chercheur ont été l’écriture d’un journal de recherche et les échanges avec d’autres chercheurs. Le journal de recherche peut être pensé comme un analyseur élaboré en situation de recherche car il reconstruit l’histoire subjective du chercheur (Pezzato et L’Abbate, 2011). Ce journal est le témoin des réflexions du chercheur, de ses étonnements et idées. Il laisse entrevoir sa subjectivité. Les présentations de l’avancée de la recherche à d’autres chercheurs ont facilité la mise en lumière des implications du chercheur dans l’institution professionnelle de soignant et dans l’institution universitaire.

29Ces différents dialogues ont été utiles pour l’analyse des implications du chercheur, la construction de la recherche, l’analyse des interactions sur le terrain et l’analyse des implications institutionnelles des masseurs-kinésithérapeutes.

Principaux résultats et discussion

30Les résultats ont été obtenus grâce à un croisement des données recueillies. Nous avons procédé à une analyse thématique des entretiens en découpant le corpus et en isolant les énoncées par catégories (Quivy et Van Campenhoudt, 1995). Puis nous avons recoupé ces données avec les observations, les documents récoltés et les échanges informels effectués au cours des journées d’immersion.

Communication et inscription dans l’établissement

31Dans les trois établissements de santé, les courriers électroniques sont utilisés par les cadres pour gérer l’organisation du travail, communiquer avec la direction et avec les autres cadres de soins. Il s’agit de réseaux institutionnels de communication.

32Le cadre de rééducation du premier terrain confirme cette dimension de l’écriture numérique lorsqu’il déclare : « je leur mets une échéance qui va clignoter pour que la tâche soit résolue rapidement, et puis quand c’est juste de l’info pure et dure [...] c’est moins directif. Pareil, quand je convoque une réunion d’équipe, ça a un niveau d’importance important et du coup je le signale par le biais du message » (Extrait de l’entretien de Philippe, cadre de rééducation). Ce cadre décrit son utilisation du courriel institutionnel comme un instrument de coordination et gestion d’équipe.

33Mais ces traces numériques sont également employées de manière stratégique pour montrer l’existence du groupe professionnel au sein de l’établissement. Ce même cadre de rééducation dit inscrire les masseurs-kinésithérapeutes « institutionnellement ». Pour lui, les courriels permettent le « positionnement du kinésithérapeute dans un environnement de santé et dans l’institution », c’est une manière de « générer une culture d’appartenance ». Il utilise les courriels et sa veille professionnelle pour créer une reconnaissance professionnelle et institutionnelle. En parlant des masseurs-kinésithérapeutes, il explique vouloir les « positionner sur l’échiquier de l’institution ». Ils doivent « savoir se positionner et comprendre l’institution dans laquelle ils fonctionnent ». Les masseurs-kinésithérapeutes s’inscrivent dans l’hôpital au sens propre et au sens figuré, en s’engageant dans les canaux institutionnels de communications.

34Certains masseurs-kinésithérapeutes envoient des mails à d’autres soignants. Un des masseurs-kinésithérapeutes explique qu’ils vont chercher des articles, qu’ils envoient aux médecins, pour défendre leurs choix techniques et améliorer leur prise en charge. L’utilisation des courriels permet de laisser des traces lisibles et d’investir l’établissement, tout en revendiquant des savoir-faire et des connaissances. Ce même professionnel explique qu’il envoie les articles par mail, car les médecins font comme cela entre eux. Mais ces professionnels défendent aussi leurs compétences, les font reconnaitre dans leurs institutions pour accroitre et aboutir à « l’identification d’une activité professionnelle déterminée » (Postiaux et Romainville, 2011, p. 48), spécifique. Les enjeux de savoirs de haut niveau et d’un statut social reconnu sont mis en tension dans ces courriels envoyés à des médecins ou à d’autres professionnels de l’établissement.

35Dans les deux premiers terrains, les cadres de rééducations transmettent régulièrement des articles professionnels aux masseurs-kinésithérapeutes. Cela participe, comme les veilles professionnelles à une actualisation des connaissances professionnelles.

36Mais l’utilisation ou la non utilisation des courriels institutionnels est également un analyseur de la place d’une catégorie professionnelle dans un établissement.

Une absence de courriels institutionnels

37Lors de notre première journée d’immersion sur le troisième des terrains de recherche, la cadre supérieure de pôle nous explique que les masseurs-kinésithérapeutes n’ont pas de messagerie institutionnelle individuelle, mais une messagerie générique. Nous nous sommes aperçus qu’en réalité, il n’existait aucune messagerie institutionnelle individuelle ou collective pour le groupe des masseurs-kinésithérapeutes, alors qu’elle fonctionnait pour tous les autres soignants.

38Les informaticiens de l’établissement justifiaient cette absence par le nombre de masseurs-kinésithérapeutes trop important. Pourtant la somme de tous les personnels administratifs, les cadres, les infirmières, les médecins, les orthophonistes et les autres rééducateurs qui avaient une messagerie électronique nominative institutionnelle, était bien supérieure aux vingt-sept masseurs-kinésithérapeutes travaillant dans cet établissement. La réponse des informaticiens était plus une opinion qu’une réalité. Nous avons donc poussé plus loin notre investigation.

39L’analyse de l’espace physique au sein duquel les professionnels de santé évoluent nous a aidé à comprendre ce qui se jouait pour les masseurs-kinésithérapeute dans cette institution. Cette situation se déroule dans un bâtiment qui est un « centre de rééducation » au sein d’un centre hospitalier. Le centre de rééducation a été pensé et organisé autour d’activités de rééducation pour des malades. Parmi ces rééducateurs, les masseurs-kinésithérapeutes constituent le groupe professionnel de rééducation le plus nombreux dans cet établissement. Cet élément nous a été répété plusieurs fois par différentes cadres et par les informaticiens.

40Au niveau spatial, les masseurs-kinésithérapeutes se déplacent, dans les différents services de soins, dans les chambres des patients, mais ils travaillent également sur plusieurs plateaux techniques. Ces plateaux techniques, d’une superficie totale de 5000 m2 sont principalement investis par les masseurs-kinésithérapeutes pour effectuer des rééducations. L’espace occupé par ces professionnels est donc très important. La remarque des informaticiens « ils sont trop nombreux » prend alors une signification toute autre. Une des cadres infirmières de l’établissement, exprime la même idée lorsque nous lui parlons de l’absence d’adresse mail institutionnelle pour les masseurs-kinésithérapeutes. « Elle m’explique qu’il existe pour chaque agent une adresse mail institutionnelle (depuis environ cinq ans), [...] elle pense que c’est parce que les kinés [...] sont trop nombreux. » (Extrait journal de recherche 02/11/2015, terrain 3)

41Dans l’imaginaire collectif de cet établissement, le groupe de masseurs-kinésithérapeutes est trop nombreux, et comme ils occupent beaucoup d’espace dans l’établissement, cela donne de la force à cette idée de surnombre. Le nombre des masseurs-kinésithérapeutes est perçu de façon négative, parce que cela leur donne un pouvoir face aux autres professionnels.

42En ne donnant pas la possibilité aux masseurs-kinésithérapeutes de communiquer par un canal utilisé par l’établissement, ici les messageries électroniques, l’institution essayerait-elle de rééquilibrer le positionnement de ces professionnels, avec d’autres groupes de rééducateurs qui ne sont pas aussi nombreux, ni présents physiquement dans l’établissement ? Notons que l’encadrement a mis en place un « dossier partagé » qui peut se consulter de n’importe quel ordinateur, il suffit d’obtenir un code d’entrée dans le logiciel. Ce dossier est alimenté par la cadre de proximité des rééducateurs, avec les plannings, des informations sur l’organisation, sur les formations et sur l’arrivée de certains patients. Ce « dossier partagé » est à destination de tous les rééducateurs, y compris les masseurs-kinésithérapeutes. Lors de la création de ce dossier partagé, les informaticiens ont nommé le fichier « dossier kinésithérapeute », alors que la demande était « dossier rééducateur ». Cette anecdote met en lumière que, dans l’esprit des informaticiens, les rééducateurs sont principalement représentés par les masseurs-kinésithérapeutes. Là encore les espaces informatiques nous renseignent sur les « non-dits de l’institution ».

43Ce « dossier partagé » permet donc une communication descendante de la part de la hiérarchie des masseurs-kinésithérapeutes, mais la communication ascendante, par ce biais, n’est pas possible. Le fait que les masseurs-kinésithérapeutes ne disposent pas de boîtes électroniques nominatives ou groupales interdit les communications verticales avec leur hiérarchie, mais également transversales avec les autres rééducateurs, médecins ou soignants et personnes extérieures à l’institution, patients ou soignants extérieurs.

44Cet analyseur « absence de courriel » montre un paradoxe institutionnel. En effet les masseurs-kinésithérapeutes ont une place importante dans cet établissement de soin et l’institution, au lieu de faciliter leurs communications, les restreint. Ce centre de rééducation est construit autour du terme de « rééducation » mis au centre de l’organisation. Dans cette même organisation, qui est l’institué, il y a des espaces de rééducation, du matériel très spécifique de rééducation. Lors des staffs, auxquels nous avons assisté, étaient présents le médecin, une infirmière qui servaient surtout de secrétaire, quelquefois un interne et un masseur-kinésithérapeute. Il n’y avait pas d’autres rééducateurs. La cadre supérieure de pôle nous a d’ailleurs confirmé que cette absence aux staffs était un problème. Elle les incitait pourtant à y assister. Dans cette situation, la parole en direct est donc donnée aux masseurs-kinésithérapeutes. Cette parole face au médecin, est une parole qui a de la valeur, mais qui reste contenue dans des espaces clos et n’est pas la bienvenue dans d’autres espaces moins délimités, tels que les communications numériques ou encore le téléphone.

45L’analyse des données montre que les communications avec l’extérieur sont restreintes, par l’absence de connexion numérique mais aussi par l’interdiction officielle du téléphone portable personnel pendant le travail, suite à des plaintes de malades. Les masseurs-kinésithérapeutes n’ont pas non plus de téléphone institutionnel portable. Il y a seulement un téléphone fixe par plateau technique, ou par box, mais pas de téléphone individuel. Ainsi, il est difficile de joindre les masseurs-kinésithérapeutes par ce biais. Les téléphones qui sont dans les box de soins, ne permettent pas de garder la confidentialité des communications, car il y a constamment des patients. Celui qui est dans le bureau des masseurs-kinésithérapeutes permet de s’isoler des patients, mais pas toujours des autres professionnels.

46Les masseurs-kinésithérapeutes n’ont pas d’accès à internet, excepté sur un ordinateur situé dans l’espace de balnéothérapie. Selon eux, cette interdiction a pour but d’empêcher les professionnels d’utiliser ce média pour des raisons personnelles. La hiérarchie, en bloquant l’accès à internet et en interdisant l’utilisation des téléphones portables personnels, évite ainsi d’avoir des professionnels qui utilisent ces moyens de communications et d’informations. La volonté est de garder les masseurs-kinésithérapeutes présents « au chevet du malade ».

47L’analyse des différents espaces participe à la compréhension de l’objet de recherche. Les masseurs-kinésithérapeutes salariés ont ici un statut particulier. Dans ce travail de recherche « l’analyseur courriel » a mis en évidence l’inscription des masseurs-kinésithérapeutes dans cet établissement et les luttes de pouvoir. Le groupe professionnel qui occupe le plus de territoire physique et qui est écouté des médecins peut inquiéter car il risque de prendre le pouvoir sur les autres professions. Afin d’éviter cela, l’institution limite les canaux de communication pour le groupe des masseurs-kinésithérapeutes et diminue l’occupation des territoires virtuels, en ne leur donnant pas accès à internet. Travailler sur l’aspect structurel et organisationnel d’un établissement nous donne ainsi accès aux implications idéologiques de certains professionnels. Cet exemple montre bien que les territoires physiques et virtuels sont poreux.

Des territoires physiques aux territoires virtuels

48Dans les deux premiers établissements, les masseurs-kinésithérapeutes ont tous un téléphone portable personnel. La pièce réservée aux ordinateurs ne limite plus la consultation numérique à un espace fixe. Les téléphones portables qui sont mobiles permettent l’accès à internet de n’importe quel endroit et ouvrent cet espace sur tout l’hôpital. Le « bureau » n’est plus synonyme d’une salle réservée aux ordinateurs, mais l’hôpital en entier devient un bureau. L’individu répond à ses courriels en circulant dans l’établissement de soin, il n’est plus statique. Il y a « un glissement dans notre perception de l’espace » (Casilli, 2010, p. 61). Lors des observations, nous avons remarqué « Un médecin, dans les couloirs, avec un ordinateur semi-ouvert dans les bras, nous passons devant une salle où il y a une synthèse. […] Nous rencontrons un deuxième médecin dans le couloir, lui aussi, avec un ordinateur semi-ouvert dans les bras » (Extrait journal de recherche, 19/10/2015, terrain 2). L’utilisation de ces ordinateurs ou tablettes, qui se déplacent dans les établissements, est de plus en plus répandue dans les pratiques. Les masseurs-kinésithérapeutes vont aux staffs avec leur ordinateur et certains, comme Anatole, masseur-kinésithérapeute du deuxième terrain, emmènent aussi cet outil sur le plateau technique de rééducation, pour effectuer les bilans d’entrée du patient et l’insérer directement dans le dossier patient. « Le nouveau patient arrive, s’installe [...]. Anatole met son ordinateur sur une table roulante et commence à faire son bilan sur Word, pendant qu’il demande au patient de faire quelques exercices » (Extrait du journal de recherche, 21/10/2015, terrain 2). L’outil numérique envahit les espaces y compris auprès du patient.

49Dans l’utilisation des boites mails institutionnelles et professionnelles, on observe également la perméabilité de la sphère privée et professionnelle. Les professionnels rencontrés différencient d’ailleurs une troisième sphère, qui se trouve à la limite des deux autres. Ils font une distinction entre les courriels institutionnels et les courriels relatifs à la masso-kinésithérapie, qu’ils classent pour certains dans la sphère privée. L’intrusion de la profession dans l’espace dit privé est presque de rigueur. Mais les distinctions ne sont pas très claires, car les stagiaires qui sont encadrés dans l’institution et qui rédigent un mémoire professionnel, échangent souvent des courriels sur les messageries personnelles des masseurs-kinésithérapeutes. Sur ces mêmes messageries personnelles se trouvent également des messages provenant d’associations de masseurs-kinésithérapeutes ou même d’institut de formation de Masso-kinésithérapie.

Une résistance au changement par le corps

50Les observations et les entretiens ont montré que les masseurs-kinésithérapeutes qui utilisent les courriels et les outils numériques ne s’éloignent pas du corps du patient, qui reste pour eux un élément important de leur identité professionnelle et de leurs implications idéologiques et libidinales. Une des professionnelles explique d’ailleurs « En plus vraiment… j’aime… j’aime. Je me dis que tout le monde ne peut pas être kiné parce que faut, faut vraiment aimer le toucher, faut aimer être en contact, faut, faut aimer avoir quelqu’un contre soi » (Extrait d’entretien avec Bertille, masseur-kinésithérapeute). Le numérique n’éloigne pas ces soignants du corps du malade. Ce corps à corps reste le « cœur de métier ». L’un des cadres de rééducation, personnage très connecté numériquement, a répondu à nos questions sur l’utilisation du numérique, en revenant sur le fait que les masseurs-kinésithérapeutes étaient en contact avec le corps des patients, contrairement aux radiologues qui voyaient à travers le corps grâce à des machines. Les masseurs-kinésithérapeutes mettaient en avant l’importance du toucher et de la prise en compte du patient, alors que je leur parlais de courriel institutionnel et d’informatique. Dans ces discours, le rapport au corps est érigé presque comme une résistance au numérique et au changement, avec de fortes implications idéologiques et libidinales C’est d’ailleurs pour certains professionnels, ce rapport au corps qu’il faut transmettre aux étudiants. Le corps malade est même décrit comme beau, plaisant à masser. Ce rapport est « une norme professionnelle » à laquelle les professionnels adhèrent. Cette adhésion à une norme établie est mise en avant par Bourdoncle (1991) comme un élément de professionnalisation. Et cela est confirmé avec les propos d’un masseur-kinésithérapeute sur un des terrains qui est le seul à ne pas parler de ce corps à corps et qui d’ailleurs évoque le fait qu’il ne se reconnaît pas dans le terme de masseur-kinésithérapeute. Pour lui le « massage » est une technique comme une autre, donc il est favorable à la modification du nom de la profession en enlevant le terme « masseur ».

51Dans les entretiens les masseurs-kinésithérapeutes expriment tous leur rapport au corps en parlant de leurs expériences personnelles, avec une dimension sensorielle forte et une approche plus fonctionnelle du mouvement. Cette approche relève d’une socialisation professionnelle, notamment durant la formation initiale. Ces professionnels disent engager leur propre corps et sensation dans cette relation au corps du malade. Celle-ci est fondée sur des gestes techniques mais aussi sur l’écoute et l’adaptation à la diversité des patients, qualités nécessaires à toute prise en compte du sujet.

Enjeux de cette écriture numérique

52Alors qu’en 2000 l’écriture était absente des pratiques professionnelles des masseurs-kinésithérapeutes (Pilotti, 2002), elle est devenue aujourd’hui un acte professionnel non remis en cause et même utilisé stratégiquement. L’affirmation de Pene (1997) : « Si les écrits du travail exhibent une image construite et reconstruite de l’activité, ils expriment aussi les traces de débats et de conflits entre plusieurs représentations de l’entreprise. L’écrit s’imprègne des paroles, des actions et des points de vue. Il porte les mondes de ceux qui rédigent, signent, copient [...] transforment » (Pene, 1997, p. 201). Les écrits professionnels nous laissent entrevoir les tensions et les évolutions qui existent lors du processus de professionnalisation. Une des professionnelles nous explique d’ailleurs : « Ça m’arrive d’envoyer à des médecins justement pour leur envoyer des articles [...] pour défendre ce que je fais. […] Je sais que eux fonctionnent beaucoup à ça. […] Je ne sais pas si tu as regardé le fonctionnement des médecins, mais maintenant les médecins s’envoient les radios, les examens […] sur leur téléphone perso » (Extrait de l’entretien de Bertille, masseur-kinésithérapeute). Il y a ici l’affirmation d’une identité professionnelle particulière au sein d’un établissement mais également face à d’autres professionnels de santé. Communiquer, c’est échanger et montrer de soi, mettre en jeu son altérité. L’écriture devient un instrument stratégique pour construire et défendre une profession. La rationalisation des savoirs passe par l’utilisation d’articles scientifiques pour défendre une position professionnelle. Ces professionnels paramédicaux adoptent alors les outils utilisés par la profession de référence, les médecins (Hugues, 1996), pour défendre leur propre profession et se positionner dans l’institution. En utilisant les canaux de communication des médecins et en imitant certaines de leurs pratiques, les masseurs-kinésithérapeutes essaient d’obtenir une certaine reconnaissance de leurs compétences et de leurs savoir-faire. 

53Ainsi, le courrier électronique permet de mettre en lumière cette professionnalisation à l’œuvre, que l’on perçoit ici comme une institutionnalisation. L’utilisation du numérique pourrait éloigner le masseur-kinésithérapeute du corps du patient, cependant ces professionnels affirment leur singularité en revendiquant une prise en compte globale du patient et l’importance du rapport au corps. Cet aspect de leurs implications montre une résistance au déplacement du « cœur traditionnel de métier » qui, lorsqu’il est remis en cause, peut créer un sentiment de déprofessionnalisation (Roquet et Wittorski, 2013).

54Pour accomplir son travail, le masseur-kinésithérapeute connecté a désormais besoin de réseaux professionnels, en particulier pour s’informer sur les nouveautés, sur les pathologies et leurs traitements. Un exemple pris parmi les observations nous montre ces échanges professionnels : « Bertille consulte ses mails […] elle m’explique que « c’est plus facile d’envoyer un fichier PDF à quelqu’un […] en plus il garde une trace […] C’est pour le rassurer sur une technique qu’il ne connaissait pas, on lui a envoyé des articles dessus » (Extrait du journal de recherche 26/01/2015) . Pour cela le professionnel utilise les technologies de l’information et de la communication mises à sa disposition, parmi lesquelles les courriers électroniques. Les masseurs-kinésithérapeutes acquièrent ainsi une vision beaucoup plus globale et pluridisciplinaire de leur travail sans que cela ne les éloigne du patient et, plus spécifiquement, du corps du malade. Casilli (2010) explique que l’informatique est une technologie « capacitante ». Ces professionnels sont comme « augmentés ». Ils peuvent se connecter et obtenir des connaissances, consulter des articles, échanger avec leurs collègues, quasiment au chevet du patient, pour améliorer leurs pratiques de soins. Ils ne sont donc plus seuls face au malade, mais transportent avec eux, au sens figuré, tous les savoirs d’une profession auxquels ils peuvent avoir accès. Cet aspect met en lumière une autre forme de socialisation professionnelle.

Conclusion

55Le courrier électronique institutionnel, qui est mobilisé ici comme analyseur, montre que le numérique peut être considéré comme un instituant qui vient perturber les pratiques professionnelles des masseurs-kinésithérapeutes salariés, tout en nous dévoilant une professionnalisation à l’œuvre. En choisissant de travailler non pas sur les messages, mais bien sur l’aspect organisationnel de ces courriels, y compris sur son absence, cet analyseur nous donne accès aux différents territoires professionnels qu’ils soient physiques ou virtuels. Ces territoires ne sont plus seulement les lieux physiques mais se transportent aussi par clef USB, par téléphone et par internet. L’institution est alors décentrée dans des réseaux de différents types.

56Les masseurs-kinésithérapeutes salariés intègrent de nouvelles dimensions et cela mobilise leurs implications idéologiques en résistance ou en adaptation. Les réseaux professionnels se construisent différemment et l’inscription dans les établissements de santé passe par une visibilité virtuelle. Le praticien cherche en continu à se procurer des savoirs théoriques via les outils numériques. Cela permet aux professionnels sur le terrain, de prendre la distance théorique nécessaire pour améliorer le soin. Le numérique se retrouve alors dans un double enjeu : c’est un outil de management et il crée de nouveaux territoires de travail virtuel. En même temps il favorise la transmission des savoirs professionnels, la visibilité des soignants dans l’institution en les inscrivant dans des réseaux de communication. Enfin, il permet le rapprochement entre les professionnels externes et internes des instituts de santé et n’occulte en rien le corps du patient qui reste au centre des préoccupations des masseurs kinésithérapeutes salariés.

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Notes

1 Système d’information hospitalier.

2 Staff : Réunion de plusieurs professionnels de santé, médecins, rééducateurs, infirmières etc., qui font le point sur la prise en charge de chaque malade.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Pilotti, « Étude de la professionnalisation des masseurs-kinésithérapeutes salariés à partir de leurs usages des courriers électroniques »Éducation et socialisation [En ligne], 61 | 2021, mis en ligne le 12 septembre 2021, consulté le 23 mai 2025. URL : http://journals.openedition.org/edso/15385 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.15385

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Auteur

Anne Pilotti

CY Cergy Paris Université, laboratoire EMA

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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