Les compétences fournissent-elles un cadre pertinent pour rendre compte de ce qui est en jeu dans la participation et l'animation d’un groupe ou d’une instance consacrée à l’analyse de pratiques dans ses diverses fonctions (descriptive, explicative, compréhensive, heuristique, formative ou certificative) ou agissent-elles comme un distracteur dissimulant l’essentiel ?
En fonction de ces travaux, quelle orientation donner à la formation des participants et animateurs de ces dispositifs ? Comment certifier et respecter l’impératif de confidentialité ? Quelle supervision des animateurs de dispositifs d’analyses de pratiques ? Mais aussi quelles conséquences pour la réorganisation des divers systèmes autour d’un paradigme analytique ?

2Nous traiterons ce sujet dans l’ordre suivant : des compétences pour enseigner… et pour analyser ? Comment la réflexivité est-elle devenue le principal élément moteur du développement personnel et professionnel ? Les compétences sont-elles émancipatrices ou contraignantes ? Enfin, quel est le rapport des pratiques et de leur analyse aux compétences ?

Des compétences pour enseigner… et pour analyser ?

Les liaisons dangereuses entre les compétences et le pragmatisme

3La mode des compétences déclenche une certaine hostilité. Rey (2007, p. 1) parle de leur « caractère confus, imprécis et polysémique » et Hillau (2007) relève « la diversité des registres invoqués » (p. 1), souligne que « la compétence reste à ce jour une énigme » (p. 2). Autant dire que leurs admirateurs et leurs contempteurs sont encore dans le flou et l'incertitude en ce qui les concerne. Le produit vient de l'entreprise mais son emballage est plus séduisant que son contenu. Brayner (2007, p. 1) relève une complicité objective entre ce courant et « le mouvement de l’École Nouvelle et son développement par le pragmatisme pédagogique, et qui trouve de plus en plus d’adhésion en France ». On peut effectivement s’entendre assez facilement sur le risque de confusion entre une approche praxéologique (Hillau, 2006) et un pragmatisme réduit à sa plus simple expression qui s’occuperait plus de faire faire que de faire apprendre. Quel rapport avec l’analyse de pratiques ? Sans doute, est-elle la première victime d’une lecture approximative puisque nous avons eu l’occasion de constater depuis une dizaine d’années que la progression de ces dispositifs n’était pas accompagnée par une montée parallèle de la formation des formateurs. L’analyse de pratiques des analyses de pratiques montre que dans bien des cas, le but poursuivi s’inscrit plus dans le faire que dans l’être (Hillau, 2007). Nous pouvons en déduire que l’alarme présentée par Brayner est opportune puisqu’il nous alerte sur la proximité entre une réelle compétence (se développer ou faire se développer) et un faire-semblant occupationnel (dire ce que l’on a fait pour éviter d’en parler).

Les compétences en analyse de pratiques : penser à partir des situations ?

4Chabchoub (2007a) s’est résolument engagé dans la voie des compétences pour enseigner. Son ouvrage (2007b) montre le développement d’une formation d’assistants de l’enseignement supérieur tunisien à partir d’un recensement des situations qu’ils ont à affronter. Il reprend à Roegiers (2000) cette définition qui en fait « un ensemble de capacités intégrées que le sujet met en œuvre pour faire face à une situation nouvelle, résoudre un problème ou élaborer un projet ». Mais de quelles situations parlons-nous ? Rey (2007, p. 2) rappelle que « prescrire à l’école de faire acquérir de telles compétences qui ne renvoient pas à une catégorie spécifiée de situations et d’objets et qu’on appelle parfois « générale » ou « transversales » ne semble pas offrir un programme scolairement efficace ». Le GEASE (Fumat, Vincens & Étienne, 2003, p. 14, 21-22 et 101-104) est un dispositif qui présente une recherche systématique d’une situation et qui la différencie volontairement d’un cas dont la répétitivité ou la généralité tombent sous le coup de ce reproche d’inefficacité. Ce que confirme Rey (2007, p. 4) en privilégiant les « compétences plus ambitieuses qui consistent à choisir, parmi les procédures que l’individu possède, celles qui conviennent à une situation inédite. Ces dernières exigent non seulement la maîtrise de procédures, mais la capacité à les mobiliser à bon escient. Ce sont elles qui méritent pleinement le nom de compétence et la plupart des chercheurs qui ont travaillé sur cette question sont d’accord pour dire que ce qui caractérise une authentique compétence, c’est la capacité de mobilisation des acquis ». D’où le soupçon qui peut peser sur les « référentiels de compétences » dont l’utilité ne fait aucun doute mais dont l’efficacité est voisine du zéro absolu si l’on s’en tient à la gestion d’une « situation inédite ». Comment référentialiser ce qui est inédit ?

Les compétences en gestion de l’imprévu, un défi professionnel, le but de la formation ?

5Jean (2007, p. 3) permet de sortir de l’aporie entre référentialisation et singularité en reprenant à Perrenoud (1999) et Huber & Chautard (2001) le concept d’imprévu (« Toute action, réaction d’élèves, de l’enseignant, ou d’un élément du monde extérieur, qui sort de la planification, de la programmation de l’enseignant ») dont il fait l’élément clé de l’agir enseignant (Bucheton, 2009) qui « ajuste ses gestes professionnels » (ibid.) à la situation d’enseignement, d’éducation ou de formation. Dans cet état actuel de nos savoirs, c’est la conceptualisation de la situation qui fournit l’occasion au professionnel d’agir de manière compétente in situ et in vivo (Le Boterf, 1994, 1997 et 2000). La question pour la formation consiste alors à dynamiser le processus mental qui permet de créer la catégorie que Rey (2007) appelle « le bon escient » et Bucheton (2009) les « gestes seconds » qui sont ajustés, c’est-à-dire appropriés mais aussi intégrés dans l’action donc pertinents à la situation. L’analyse des pratiques en général et l’analyse des situations éducatives en particulier visent bien cette compétence (faut-il dire plutôt ce geste professionnel ?) qui consiste à ouvrir le champ des possibles d’une situation par lecture immédiate de sa complexité (Reboul, 1980). Il en va ainsi de la saisie des variables pertinentes à l’instar du lancer du volant de badminton décrit par Chaliès, Bruno-Méard & Bertone (2007, p. 6) dont la genèse diffère chez l’expert et chez le novice et fournit l’occasion d’une analyse éclairante pour l’action qui se conclut par un effet de développement professionnel.

L’expérience est-elle opposable à la compétence ? Un débat en cours

6Chaliès, Méard-Bruno et Bertone (2007) entendent alimenter ce débat et font une archéologie de l’apparition de la notion de compétence dans les arrêtés et circulaires du Ministère de l’Éducation nationale (MEN) français. Il est sûr que, si la compétence est, à l’instar de l’intelligence définie par Binet-Simon, ce qu’en disent des textes institutionnels, nous pouvons lui préférer l’expérience. Mais ne serait-elle pas elle aussi alors définie selon la doxa qui veut que le terrain soit plus formateur que les institutions de formation ? L’enjeu de la validation des acquis de l’expérience (VAE) introduite en France en 2002 vient se surajouter à celui de la formation initiale et fait de cette question sans doute la plus importante que nous ayons à résoudre pour savoir comment former des professionnels compétents donc autonomes, car sachant agir en situation. Nous poursuivrons le débat sans prétendre le clore en soulignant que les analyses de pratiques en général et les auto-confrontations en particulier sont là pour faire de l’expérience à partir du vécu, ce dont ces auteurs conviennent en conclusion (p. 8) : « Dit autrement, le vécu corporel de l’apprentissage considéré semble devoir prendre une place première en formation. Vivre une expérience en formation ayant des circonstances similaires à celles de la situation du travail apparaît comme un des aménagements nécessaires pour faire en sorte que les séquences de formation vécues par les EN [enseignants novices] ne développent pas seulement leurs capacités d’analyse du travail mais alimentent aussi leurs capacités de réalisation du travail en contexte classe. » Mais, tout vécu doit-il être corporel ? Toute expérience n’est-elle pas un vécu raconté et analysé ? Le rôle de la parole et la compétence qui consiste à parler et à faire parler de manière authentique et située ne sont-ils pas des clés d’une formation qui ne peut pas ne pas être verbalisation avant de retourner à l’inconscient pratique de l’habitus (Bourdieu, 1972) ?

Les enjeux des analyses des situations éducatives

7Un des reproches faits aux analyses de pratiques est qu’elles risquent de développer une analyse pour l’analyse, peu en rapport avec les objectifs poursuivis. Perrenoud (2003, p. 15) incite à « cesser de croire qu’il suffit de déchirer le voile pour qu’un changement s’amorce ». Bien d’autres éléments que rationnels sont en jeu. Depuis leur création que l’on peut faire remonter à Balint (1957), les analyses de pratiques insistent sur l’inconscient et son rôle dans nos actions. Toute compétence pour analyser ou faire analyser des pratiques s’inscrit dans cette limite que l’on spécifie aussi par le terme d’opacité. Ni nos actions, ni celle des enseignants ou des formateurs avec lesquels nous coopérons ne sont transparentes. Le travail d’analyse est toujours, pour une part, herméneutique. Jean (2007, p. 6) cite la définition de Bucheton (2009 des gestes professionnels qui se définissent comme « la part toujours singulière et actée donc ajustée de l’agir du maître en situation : c’est le réel de l’activité de l’enseignant que nous cherchons à comprendre, à nommer, notamment et de manière paradoxale, dans les invariants de cette actualisation singulière ». Cette recherche repose sur deux postulats : l'enseignant ou le formateur détient l’intelligence de son action et l’efficacité de cette action provient de son intériorisation, de cet inconscient pratique qui le fait agir sans passer par la conscientisation et la verbalisation de ses actes en se confiant à la « structure structurante » de ses actes qu’est son habitus (Bourdieu, 1972). L’enjeu de la formation devient dès lors le schéma proposé par Altet (1996), pratique-analyse de la pratique-retour à la pratique, mais complexifié par les découvertes faites au cours des dernières années, situation singulière mal vécue-situation singulière racontée-situation singulière analysée (ou, plus exactement, déconstruite avec et pour son narrateur) — typicalisation (rapprochement d’éléments à des types, à des catégories construites par les personnes puis rapportées aux sciences humaines et sociales) ou typification (création de nouveaux types, de catégories nouvelles dans le champ des sciences) — retour au travail avec de nouvelles situations à affronter mais un répertoire enrichi de possibles dans l’activité. L’essentiel est alors de comprendre que l’entraînement joue un rôle primordial dans le développement professionnel. L’enjeu des analyses de pratiques ou de situations concerne bien la mise en place d’une compétence au sens original du terme : faire ce qu’il faut faire et comme il faut le faire dans une situation toujours singulière qui empêche d’en faire un automatisme. Les deux termes grecs de kaïros (opportunité) et de mètis (ruse) confirment que la compétence n’est pas une chose mais une adéquation, une congruence, un ajustement, avec tout ce que cela suppose de souplesse et de plasticité.

La réflexivité comme moteur du développement professionnel

8Lors du colloque de la conférence des Directeurs d’IUFM à Arras début mai 2007, plusieurs d’entre eux ont émis ce jugement que la réflexivité vue comme une compétence à développer chez les futurs enseignants n’apportait pas grand chose. Il est vrai que, dénuée de toute relation avec ce qui la développe et de tout lien avec sa finalité praxéologique, la réflexivité risque de se retrouver aussi mal lotie que l’analyse de pratiques et reléguée parmi les vieilleries de la formation. Grâce au travail sur les compétences en analyse, nous pouvons avancer quelques hypothèses sur la construction de la réflexivité et sur les indicateurs qui permettraient de suivre son développement.

De la conceptualisation de la situation à la professionnalité vécue comme une « auto-interrogation » (Brayner, 2007)

L’alternative entre le procédural et l’« improvisation réglée »

10Rey (2007) rappelle que toute compétence générale est vouée à l’inefficacité en raison de son inadaptation à la situation singulière à traiter. Bucheton (2009) parle alors de « gestes premiers » que l’on pourrait assimiler à des cellules souches dont la capacité à se différencier est indéniable mais dont l’utilité fonctionnelle est actuellement considérée comme nulle. Il en irait ainsi des compétences générales dont le listage dans des référentiels peut faire illusion mais que se cache-t-il derrière cette compétence générale avérée en analyse de pratiques ou de situations : « suspendre tout jugement » ? L’erreur des tenants de listes finies de compétences consiste sans doute dans leur incapacité à passer d’un paradigme normatif (les dix compétences de l’enseignant sont assimilées aux dix commandements et deviennent des critères très équivoques d’évaluation) à un paradigme développemental et constructiviste (les compétences d’analyse des situations peuvent être représentées sous forme d’un réseau en perpétuelle recomposition et chaque groupe développe les siennes). Perrenoud (1983) situait déjà il y a vingt-cinq ans « la pratique pédagogique entre l’improvisation réglée et le bricolage ». Enfermer les « métiers de l’humain » dans des procédures est inutile et dangereux, même si la définition des postes et des tâches peut protéger le travailleur contre tout abus de son employeur. L’analyse des pratiques ou, mieux, l’analyse des situations permet alors de suivre la trace de l'ajustement des gestes professionnels qui rendent possible l’exécution de la tâche parce que l’activité réelle est toujours plus riche et dense que la prescription. Moussay (2007, p. 2) le confirme en reprenant une belle expression de Clot : « considérer la confrontation entre professionnels comme un contexte favorable de dialogue permettant d’enrichir la description et de remettre du possible dans le réel » (Clot, 1999).

De la prise d’indices au diagnostic de la situation

11En remontant à l’origine de ce qui fait la professionnalité, nous pouvons avancer l’hypothèse que l’élément différenciateur est du côté de la prise d’indices qui permet de distinguer le novice de l’expert. Jean (2007, p. 9) reprend cette assertion à Pastré, « les experts ne prenant en compte que les indicateurs pertinents, les novices se noyant dans l’interprétation d’indicateurs multiples et non représentatifs de la situation professionnelle ». Une des principales compétences développées dans les analyses de pratiques semble bien être la résistance au prurit d’action qui fait négliger la construction du problème pour privilégier un passage à l’acte qui repose sur un raisonnement analogique : c’est comme… Dans le GEASE, mais c’est aussi le cas dans les autoconfrontations et les instructions au sosie (Clot, 1999), le temps chronos (durée) est une composante essentielle de la recherche. L’absence d’urgence facilite la construction du problème, l’élaboration de la situation comme un problème et le choix des indices pertinents comme un entraînement au « bon escient » de Rey (2007). Quelques formateurs et personnes en formation confondent groupes d’analyse et groupes de résolution de problème. Il n’est pas question de dénigrer les seconds au profit des premiers mais de souligner la différence de leurs effets : seuls les premiers s’engagent dans la démarche émancipatrice qui constitue l’essentiel de la troisième partie de cet article.

Compétences et choix de société

Existe-t-il des compétences républicaines et démocratiques ?

13C’est le sujet de la contribution de Brayner (2007) qui définit ce que seraient des « compétences républicaines », se faire écouter, argumenter, respecter l’éthique de la communication, proposer et décider (p. 2-4), et conclut sur leur mise en perspective démocratique (p. 5) qui lui en fait ajouter une nouvelle et sub specie aeternitatis qu’il qualifie d’« autointerrogative ». Il rejoint alors Castoriadis (1973) dans la perspective d’une auto-institution de la société. Même si cela est assez inattendu et paradoxal, nous pensons que les compétences d’analyse des situations éducatives ont à voir avec l’éducation à la démocratie, donc avec l’éducation à la citoyenneté (Fumat, Vincens & Étienne, p. 120-121).

Le ménagement de soi et des autres

14En effet, il est possible de réintroduire dans un cadre éducatif, donc émancipateur, les compétences, notamment en les liant aux analyses de situation et au paradigme constructiviste qui s’efforce d’éviter toute réification d’une réalité dynamique, contribue à une réévaluation de leur nature. Quand nous affirmons que « l’analyse de situations vise précisément, en dissipant une certaine méconnaissance, à accroître la liberté d’action » (Fumat, Vincens & Étienne, 2003, p. 22), nous nous opposons à une conception étroitement managériale et manipulatrice qui impose au travailleur la responsabilité de son action sans la définir si ce n’est en termes d’objectifs et de résultats chiffrés. Nous nous référons à une version de ménagement de soi et des autres telle que rapportée par Trudelle (2007, p. 8) : « Les discussions sont centrées sur le développement de l’enfant dans un processus d’interactions souples et ouvertes. Elles permettent d’acquérir des stratégies d’intervention avec un recul réflexif, non émotif » (témoignage de Diane, enseignante au préscolaire). Ce que confirme Abadie (2007, p. 7) pour ce tout autre public que sont les chefs d’établissement préposés à la fonction d’autorité alors que l’autorité ne fait plus consensus.

Une logique dynamique de développement professionnel, personnel et organisationnel

15Cette autre vision des compétences qui les rétablit dans leur différence originelle avec les capacités issues de la pédagogie par objectifs et enfermées dans une logique programmatique n’est pas sans lien avec une conception systémique que Rey (2007, p. 5) décrit avec malice dans l’épisode de Victor qui, riche de 9 euros, doit acheter un livre de 13 euros et formuler une demande à ses parents. Logique, sa réponse qui suggère de demander à sa mère combien il doit ajouter à sa somme de départ, alors que le rédacteur pense directement à la somme qu’il doit réclamer ! À la situation de vie introduite dans une démarche didactique, l’enfant répond par une pratique personnelle ancrée. S’il n’y avait eu écoute et volonté de comprendre l’enfant, la machine programmatique disqualifiait la réponse et détruisait toute possibilité de développement. Cette anecdote est transférable à l’analyse de pratiques et la détermination de la situation réelle, première, n’est pas le but du travail ; de fait, c’est de la situation racontée, du témoignage (que l’on retrouve également dans l’autoconfrontation mais aussi dans l’entretien d’explicitation de Vermersch, 1994) que part l’élaboration. Elle cherche à aboutir à une situation tierce, à une reconstitution pensée par le groupe et la personne. Dans tous ces dispositifs se met en branle une dynamique qui est celle de la vie et de l’apprentissage mais d’un apprentissage créatif ainsi que le note Moussay (2007, p. 9) : « Dans ce cas précis, la stagiaire ne s’est pas contentée d’appliquer la règle énoncée par son collègue mais elle s’est saisie de cette règle pour ré-inventer une autre règle de métier guidant son activité ».

Des compétences collectives et des établissements formateurs

16Un des aspects trop vite oubliés dans les compétences, notamment en France au cours de ces dernières années, c’est leur double face, individuelle et collective, soulignée et développée par Le Boterf (1994, 1997 et 2000). Réalisées la plupart du temps en groupe, les analyses de pratiques ont un double effet sur la personne et sur le groupe qui se développent tous deux mais aussi déterminent un accroissement des potentiels individuels et collectifs chez chacun des participants réguliers au travail. Trudelle (2007, p. 5) le note d’une formule lapidaire quoique très éclairante : « les cas singuliers deviennent des cas collectifs » et cette « communauté d’apprentissage » (ibid. p. 9) renforce son identité par un sentiment d’appartenance qui repose sur une expérience mise en mots et donc partagée au niveau de l’émotion provoquée par le récit comme au niveau de l’analyse co-construite. Nous y retrouvons la trace d’une de nos recherches les plus anciennes sur la construction d’« établissements formateurs » (Étienne, 1999 et 2007, p. 3-4) : « Ce qui nous intéresse ici, c’est la contribution à une réinvention du métier. Une analyse fine de ce qui se produit dans un groupe d’analyse de pratiques met en évidence des effets transformatifs voulus plus ou moins explicitement par ses promoteurs ». Cette dynamique d’organisation apprenante confirme l’ambiguïté que nous avons soulignée depuis le début de ce texte sur les deux versants ou, si l’on préfère, sur les deux configurations des compétences, l’une dans le paradigme d’imitation de la norme et de l’ordre, l’autre dans celui de l’autopoièse chère à Varela (1989).

Vers l’émergence de nouveaux savoirs ?

17Enfin, nous ne saurions passer sous silence le constat que tout le monde a pu faire ; les analyses de pratiques passent souvent de la formation à la recherche et de la recherche à la formation (l’auto-confrontation, l’instruction au sosie, le GEASE et l’entretien d’explicitation pour ne prendre que ces quatre exemples). Nous émettons l’hypothèse que ces dispositifs sont propices au développement de nouveaux savoirs, notamment des savoirs sur l’action qui ne sont pas à confondre avec des recherches-actions ou des actions-recherches dont le discrédit actuel dans l’univers scientifique français nous incite à nous démarquer. En effet, quand nous pointons une nouvelle conception du rôle de l’établissement saisie à l’occasion d’un GEASE (Étienne, 2007, p. 5), nous faisons l’hypothèse d’un développement des savoirs sur cet objet scientifique qu’est l’établissement scolaire depuis 1987 (Derouet) : « [une] fonction de vigilance qui permet de répondre aux défis à venir plutôt que de se contenter de solutions du passé appliquées sans discernement sur une situation présente. Cette hypothèse explicative mais aussi constitutive d’une nouvelle vision de l’établissement scolaire est d’ailleurs reprise par Irène ». Chaliès, Bruno-Méard & Bertone (2007, p. 5) ne font pas autre chose quand ils proposent de substituer une « épistémologie de l’expérience » à une « épistémologie du savoir » : « l’enjeu de la FPIE [formation professionnelle initiale des enseignants] ne réside pas dans les possibilités qu’elle offre en terme de construction et de stockage cognitif de dispositions mais plutôt dans les opportunités qu’elle offre aux EN [enseignants novices] pour apprendre les règles d’usage dans le métier d’enseignant ». Au-delà des désaccords que peut susciter cette prise de position théorique, il faut reconnaître qu’elle est valide sur un plan scientifique puisque falsifiable et fondée sur des données recueillies et analysées.

Compétences professionnelles et pratiques enseignantes

18Ayant orienté le début du texte sur la notion de compétences, nous voudrions inverser le regard et partir de la notion de pratiques enseignantes pour la confronter à celle de compétences afin de mettre au jour un certain nombre de limites. Si la notion de pratiques est empruntée à la recherche « sur » les pratiques (Bru, 2004a), nous la rattacherons systématiquement au champ de l’analyse des pratiques de manière à maintenir la triade dynamique entre compétences, pratiques enseignantes et dispositif d’analyse des pratiques.

Si nous partions des pratiques

20Dans le prolongement du modèle triadique de l’agentivité (Bandura, 2003), nous définissons (Marcel, 2005c) les pratiques enseignantes comme un système de trois composantes en interrelations : un enseignant (avec l’épaisseur historique de son histoire personnelle et professionnelle, ses caractéristiques, ses engagements, sa formation, etc.), un environnement (comportant des dimensions et des niveaux très diversifiés : la préparation, le groupe-classe, l’équipe pédagogique, l’école, la hiérarchie, l’institution, etc.) et une action en situation (qui préserve une imprévisibilité irréductible).

21Bien que située dans le champ de la recherche « sur » les pratiques, cette définition est tout à fait utilisable pour les dispositifs d’analyse des pratiques et le principe méthodologique corollaire de la « double lecture » des pratiques (Marcel, 2002 et 2005c) se retrouve également dans ces dispositifs (voir Marcel et al._, 2002). En revanche, elle est beaucoup moins en phase avec la notion de compétence comme nous allons le développer.

Un travail enseignant atrophié

22Une distinction complémentaire porte sur la différenciation, au sein des pratiques enseignantes, des pratiques d’enseignement par rapport aux « autres » pratiques enseignantes (Marcel et al._, 2007). Les pratiques d’enseignement désignent les pratiques les plus caractéristiques (traditionnellement parlant) du travail enseignant, les pratiques de face à face pédagogique entre un enseignant et ses élèves, avec un savoir scolaire en jeu et se déployant, le plus souvent dans la salle de classe. Elles sont souvent rapprochées du « cœur » du métier.

23Or, depuis plus d’une décennie, en lien avec à la marge d’autonomie plus importante dont bénéficie le niveau local (l’école, l’établissement scolaire) dans la plupart des systèmes éducatifs occidentaux, les injonctions institutionnelles incitent à une diversification des formes de travail : pratiques de collaboration et de coopération, de partenariat ou collectives au sein d’instances (les conseils) ou de groupes (les équipes pédagogiques) (Lessard, 2000 ; Van Zanten, 2004 ; Marcel, 2005a, d, g ; Marcel et al., 2007 ou Maroy, 2007). Cette décentralisation des systèmes éducatifs a été accompagnée par le courant de la professionnalisation des enseignants qui a introduit la notion de compétences (au travers d’un arsenal de « référentiels de compétences »).

24Même si les pratiques enseignantes à l’œuvre s’émancipent largement des pratiques prescrites institutionnellement (Amigues, 2003), nous voyons se développer d’autres formes de pratiques enseignantes que les pratiques d’enseignement. Cela nous a conduit à proposer la notion de pratiques enseignantes de « travail partagé ». Il s’agit des différentes catégories de pratiques enseignantes faisant intervenir conjointement plusieurs adultes (autres enseignants, acteurs de l’établissement, partenaires, etc.). Ce travail partagé peut prendre une forme interindividuelle (telle la prise en charge d’un groupe d’élèves avec un autre enseignant, un intervenant extérieur, l’assistant d’éducation, etc.) ou une forme collective (les différentes formes de conseils, de réunions, de groupe de travail, d’équipes pédagogiques, etc.). Il englobe les pratiques professionnelles ordinaires du quotidien des établissements, y compris des modalités plus informelles mises en œuvre durant les temps interstitiels, dans la salle des professeurs, dans la cour, autour de la photocopieuse ou de la machine à café, mais également les pratiques de collaboration virtuelle au sein de réseaux plus ou moins formalisés.

25Paradoxalement, alors que les prescripteurs incitent au développement du travail partagé, les compétences relatives à cette catégorie de pratiques, au sein des référentiels qu’ils promulguent pourtant, sont parfois absentes, souvent à peine allusives, toujours quantitativement moins importantes que celles concernant les pratiques d’enseignement (Marcel, 2004b). Pour la France, l’arrêté du 19 décembre 2006 portant cahier des charges de la formation des maîtres en institut universitaire de formation des maîtres en constitue une bonne illustration. Dès lors, nous pourrions dire que les prescripteurs soumettent les enseignants ou plutôt leurs formateurs ou évaluateurs — à l’usage desquels sont prioritairement destinés les référentiels en question — à des injonctions paradoxales. Nous voyons deux raisons à ce déficit de compétences en travail partagé :

• une raison technique : ces pratiques sont relativement nouvelles, même si elles existaient au sein d’équipes sinon innovantes tout au moins se référant ostensiblement à des mouvements pédagogiques ; peu connues, elles sont peu investies par la formation initiale et continue et peu explorées par la recherche, même si des travaux se développent dans ce sens (Marcel et al._, 2007) ;

• • 5 En France, ces polémiques sont devenues très vives lors de la « bataille du collège » dans les anné (...)

  une raison idéologique qui empêche une mise en conformité avec l’injonction au travail partagé. Le travail de l’enseignant, à cause certainement de son histoire, de ses traditions, des polémiques dont il est régulièrement l’objet5, reste majoritairement perçu comme réduit à la salle de classe et aux activités d’enseignement.

26Cette dernière raison constitue pour nous une entrave importante à l'évolution du travail enseignant et du fonctionnement de l’école. Il ne s’agit pas de dire que le travail d’enseignement serait devenu aujourd’hui moins important, mais d’observer qu’il est en train d’évoluer corollairement au développement des pratiques enseignantes de travail partagé. Le travail enseignant est un tout et il n’est ni sécable, ni cloisonnable, ni hiérarchisable. Pour que ce tout reste cohérent, pour que les pratiques d’enseignement s’enrichissent des pratiques enseignantes de travail partagé — et réciproquement — il convient de les envisager comme interdépendantes — et certainement pas juxtaposées, ce qui débouche invariablement sur l’exercice d’un double travail (Marcel, 2007b). Cette évolution revient à substituer à l’enseignant « loup solitaire » (Huberman, 1995) un enseignant travaillant au sein d’un collectif, d’où la nécessité, pour comprendre son travail, de privilégier l’entrée par le niveau de l’établissement sur celle de la classe qui reste à maintenir, bien sûr (Marcel 2005g ; Étienne, 1999 & 2000).

27Les pratiques enseignantes, telles que nous les avons explorées, mettent au jour une première limite de la notion de compétences ou, plus exactement, de sa déclinaison au sein des référentiels. Les compétences renvoient à une vision atrophiée et déformée du travail des enseignants en considérant le travail partagé comme marginal et indépendant des pratiques d’enseignement. Dès lors, au lieu d’accompagner une évolution (telle que la promeuvent par ailleurs les mêmes prescripteurs), elles ont tendance à l’ankyloser. Au contraire, les dispositifs d’analyse des pratiques permettent de s’émanciper de cette dérive de deux manières, en prenant « aussi » comme objet d’analyse des pratiques enseignantes de travail partagé et en convoquant le niveau social (celui du collectif des enseignants) pour analyser les pratiques d’enseignement.

Au nom du consensus

28La seconde remise en cause de la notion de compétences par celle de pratiques renvoie à l’introduction de la norme qui accompagne la définition des compétences. La notion de pratiques permet de décrire une « manière de penser investie dans une manière d’agir » (De Certeau, 1990, p. XLI). C’est aussi bien le cas dans la recherche sur les pratiques que dans les dispositifs d’analyse des pratiques (Marcel et al._, 2002 ; Étienne, 2004).

29Elle est empreinte du souci de rendre compte de situations concrètes, vécues et habitées.

30À l’opposé, la notion de compétences pose d’entrée une norme en indiquant ce que l’enseignant doit être capable de faire. Dès lors, les oppositions et les remises en cause sont de plusieurs ordres :

• l’orientation générale : entre décrire pour les pratiques et « orienter vers » (même si c’est certainement un euphémisme) pour les compétences ;

• le degré de généralité : les pratiques s’observent, se décrivent, se théorisent alors que la compétence se borne à poser une orientation générale en récusant toute modalité opératoire ;

• la question du contexte : l’environnement est constitutif des pratiques et les contingences de la situation leur sont essentielles. Malgré son statut originel d’« attracteur étrange » toujours situé (Le Boterf, 1994), la compétence exprimée dans un référentiel revendique une forme d’a-contextualité ; car elle serait stable dans le temps et mobilisable quels que soient le lieu et les personnes concernées.

31Puisqu’ils ne sont pas au service de l’évolution du travail enseignant qu’ils auraient d’ailleurs plutôt tendance à freiner qu’à impulser, qu’ils s’avèrent inopérants pour son évaluation, on peut s’interroger quant à l’objectif « véritable » des référentiels de compétences. Nous nous autoriserons une proposition explicative quelque peu iconoclaste. Les référentiels de compétences se situent dans l’entre-deux du consensus mou. Ils satisfont les prescripteurs qui ont posé le cadre et produit un discours d’autorité sans se préoccuper vraiment de leur caractère opératoire qui est dévolu aux fameux corps intermédiaires. Ils satisfont les observateurs critiques de l’école car la généralité donne peu de prise à la contestation. Ils satisfont aussi les enseignants car ils ne menacent guère leur autonomie d’action. Nous pourrions dire que l’apparition des compétences constitue une sorte de thérapie sociale destinée à apaiser, voire à désamorcer, tout débat sur l’école et sur le travail enseignant. Autrement dit, nous faisons l’hypothèse d’une ultime tentative de rationalisation de l’enseignement (la classification décimale adoptée par Perrenoud, 1999, et par la France, 2006, illustre cette dérive) à l’aide d’un ensemble flou accompagné de la double injonction de la professionnalisation et de la responsabilité.

32Les seules victimes de ce consensus modèle sont les corps intermédiaires ayant en charge d’établir des liens entre ce discours officiel en suspens et la réalité des établissements au quotidien. C’est le cas pour les corps d’inspection, notamment dans leurs tâches d’évaluation dont la mise en œuvre se voit contrainte de faire appel à des stratégies de bricolage tout azimut (Paquay, op. cit.). C’est surtout le cas pour les formateurs d’enseignants à qui les compétences fournissent en principe les objectifs de leur action.

L’analyse des pratiques, alternative à une pensée « top down »

34Cette validité réside d’abord dans le matériau d’analyse, les pratiques enseignantes au quotidien, à l’œuvre dans les établissements scolaires. Le plus souvent, les dispositifs ciblent les situations qui se sont avérées problématiques (Fumat, Vincens & Étienne, 2003). Dans ces cas-là, il ne s’agit pas d’aboutir à une recette mais d’explorer les origines ou les manières de traiter cette difficulté spécifique. Il s’agit non pas de faire de l’enseignant un expert de l’action mais plutôt un expert de l’analyse de son action. Ainsi, dans une situation professionnelle difficile, il sera à même de mobiliser un répertoire de possibles (Bucheton, à paraître) enrichi par les acquis de l’expérience partagée et confrontée afin d’élaborer la solution qui lui paraîtra la mieux appropriée.

35Cette étape de la solution à construire reste la plus délicate car elle échappe au dispositif, voire au domaine de l’analyse des pratiques, pour réintégrer celui de la pratique professionnelle, avec la complexité de l’environnement, la contingence de l’action en situation et les limites des ressources individuelles (et collectives) dont dispose l’enseignant. Les dispositifs d’analyse des pratiques permettent de développer surtout le savoir analyser des enseignants. Il incombe donc à d’autres composantes de la formation de diversifier les ressources que pourra mobiliser un enseignant pour résoudre les difficultés qu’il rencontre. Ce savoir analyser (de par le travail intellectuel de mise en relation qu’il mobilise) facilite la mobilisation des ressources, mobilisation qui ne peut s’entendre que comme une transformation résultant de processus de contextualisation et de processus d’appropriation.

Conclusion

36En conclusion, la multiplication et la diversification des analyses de pratiques en formation initiale et continue, le développement d’une nouvelle voie d’obtention de diplôme qui repose sur l’analyse de l’expérience (la VAE) nécessitent un effort scientifique pour comprendre les enjeux de ces dispositifs. Comme nous faisons l’hypothèse qu’ils témoignent d’un changement de paradigme organisationnel et de formation, voire d’éducation, nous avons tenté de les mettre en réseau avec les définitions actuelles des compétences. Les résultats obtenus par la confrontation des recherches confirment que les compétences sont à la fois des outils de conceptualisation du travail, notamment d’analyse, indispensables mais encore perfectibles, ne serait-ce qu’en les rapportant aux nouveaux savoirs sur l’agir des enseignants, sur le rôle des imprévus (Jean) dans la conceptualisation des professions d’éducation, de formation et d’enseignement. De nombreux indices permettent de comprendre le rôle de l’analyse dans le développement professionnel (Trudelle ; Chabchoub ; Vitali ; Moussay) mais les dimensions politiques et citoyennes du chantier sont encore sous-représentées dans ces travaux (Chaliès, Bruno-Méard & Bertone ; Brayner ; Étienne) alors même que les ambiguïtés sur la notion de compétence peuvent aboutir à des emplois radicalement différents (aussi bien émancipateurs que contraignants) de ce concept dans le monde du travail et de la formation.

38Si nous résumons les intérêts des dispositifs d’analyse de pratiques que nous venons d’évoquer, nous pouvons dire que, non seulement, ils appréhendent le travail vécu des enseignants et accompagnent son évolution mais qu’ils offrent aussi un espace privilégié d’articulation entre recherche et formation. En revanche, s’ils s’avèrent tout à fait à même de développer le savoir analyser des enseignants, ils ne prétendent pas enrichir à eux seuls leur répertoire de ressources, ce qui ouvre l’espace à d’autres modalités de formation qui nécessiteront, bien sûr, d’être pensées en interrelations.