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AccueilNuméros26Éditorial

Texte intégral

1Ce numéro a pris naissance à partir de deux conférences (avec débats) tenues dans un séminaire du CERFEE où nous avions décidé de réfléchir à l’épistémologie des sciences de l’éducation.

2Décidant de prolonger le débat nous avons fait un appel d’offres en ces termes : « Nous souhaitons mettre l’accent sur les liens avec la pédagogie et la formation. Le problème de l’implication du chercheur devrait être singulièrement et fortement posé. Sur la forme, vous avez toute latitude : témoignage à la première personne, analyse réflexive plus conceptuelle, présentation d’une recherche que vous avez conduite, mais qui serait pour vous l’occasion d’une telle analyse des relations entre la dimension de la recherche académique et les questions d’implication sociale, politique, personnelle… Il faudrait juste rendre sensible la dimension personnelle. »

3Les contributions nous ont paru élargir et rendre plus complexe encore la question posée et finalement nous pouvons offrir un ensemble de présentations qui vont de la pure analyse théorique concernant l’épistémologie, à la réflexion du chercheur sur sa propre méthodologie. Nous avons donc distribué les articles en deux groupes : ceux qui parlent d’épistémologie en général, en donnant parfois un exemple de recherche personnelle, et ceux qui partent d’une recherche personnelle, en réfléchissant à l’épistémologie ou à la méthodologie auxquelles ils font référence.

4Dans la première catégorie, les articles, centrés sur les sciences de l’éducation, vont plutôt traiter de problèmes de légitimation et de frontières (Y. Fumat, R. Hébrard, R. Vallet, M. Tozzi, R. Monjo). Les sciences de l’éducation sont-elles des sciences ? Sciences de l’éducation et sciences de la formation ? Sciences de l’éducation et pédagogie ? Sciences de l’éducation et didactique ? En réactivant et revisitant ces problèmes récurrents qui font toujours et encore débat, mais en donnant des exemples pris dans des recherches personnelles. La deuxième catégorie d’articles devrait plutôt s’appeler « témoignages méthodologiques ». Plus centrés sur leur recherche personnelle, les chercheurs se posent la question de leur posture épistémologique, comparent leur méthode avec celle d’autres chercheurs (R. Étienne) se posent le problème de l’implication du chercheur (J. Fontaine, A. Jean, P-A. Guyot).

5Deux trajets qui finalement ne diffèrent que par leur point de départ : plus théorique ou plus pratique. La frontière n’est pas étanche entre les deux approches et les réflexions les plus fécondes se développent sans doute aux confins des deux, quand est posé le problème de la neutralité axiologique et retrouvé le problème de l’implication du chercheur. Ainsi Pierre Hébrard qui demande : « À quelles conditions un chercheur peut-il prendre des positions morales ou politiques, formuler des critiques, proposer des orientations ou solutions ? »

6L’apport original de ce numéro nous paraît donc concerner deux questions essentielles :

7– Celle de la posture épistémologique : toutes les contributions sans exception sont dans une position critique vis-à-vis de l’épistémologie dominante (« scientiste » ou « positiviste ») qui voudrait que l’objectivité ne puisse être conquise que par la prise de distance, la mise en extériorité, l’utilisation de méthodes objectivantes. La convergence des articles concernant les choix épistémologiques est frappante. Personne ne cède à la fascination des « sciences dures », au prestige de la méthode expérimentale, à la seule garantie de la mesure et du calcul ! Tout le monde semble — en accord avec Bourdieu — extrêmement méfiant vis-à-vis de ceux qui « miment les signes extérieurs de la rigueur des disciplines scientifiques ». Au contraire toute leur place est faite aux méthodes compréhensives, à l’approche clinique, aux savoirs d’action... Une telle unanimité épistémologique, au-delà des thèmes de recherche et même des champs de recherche (pédagogie, formation, didactique) dans la mesure où elle apparaît après coup, mérite d’être soulignée.

8– Celle de l’implication du chercheur. On connaît l’apport de Georges Devereux sur l’implication : la troisième partie de son livre, De l’angoisse à la méthode, s’intitule « Le savant et sa science » et marque par le possessif une appartenance impossible à effacer, mais ceci de plusieurs manières car un chercheur est impliqué à la fois :

  • par son enracinement culturel : les habitudes de pensée les plus fondamentales sont culturellement réglées ; on est alors proche de la notion de paradigme (au sens de T. Khun) cet horizon global d’appréhension du monde, qui permet à un certain moment tel type de découvertes,

  • par son enracinement social : classe, ethnie, groupe professionnel, qui fait que le savant est pris dans une certaine idéologie,

  • par la détermination sexuelle et Devereux est le premier à montrer dans ses « observations d’ethnologue » très concrètes, le poids du regard sexué,

  • par la « personnalité » qui produit une déformation des données ; il s’agit ici de l’histoire personnelle du chercheur, de ses « réactions affectives « (et en particulier du jeu complexe de défense contre les affects, qui peut le conduire à fuir son angoisse et à agir avec cruauté dans les observations des comportements animaux).

9Ainsi l’implication du chercheur, le fait que ses observations ne sont pas neutres, tient aussi bien à son histoire personnelle (destin des pulsions), à sa position sexuée, qu’à sa place dans la société (division du travail et rapports de pouvoir) et à sa situation historique. Il ne pourra pas, pour reprendre la formule hégélienne, « sauter par-dessus son temps ».

10Les réflexions de Devereux le conduisent non pas au scepticisme, mais à rechercher au contraire plus de scientificité : plutôt que croire à une observation complètement neutre, mieux vaut tenir compte des « déterminants subjectifs » (et il faut prendre ceux-ci en un sens élargi : certains sont individuels, mais d’autres sont plus collectifs « habitus et structures mentales »). Au lieu de croire, naïvement, en une neutralité qui est en réalité hors d’atteinte, mieux vaut tenter de repérer l’implication et l’assumer. Donc toujours se poser la question : Qui observe ? Avec quels cadres de pensée ? De quel point de vue ? L’observateur ne peut être mis entre parenthèses, une véritable démarche scientifique doit le prendre en compte.

11Mais quand on souligne simplement le côté « mise en garde » de G. Devereux, le repérage des biais possibles, tout ce qui nuit à l’objectivité, tout ce qui retarde la mise à distance, on reste encore en deçà de sa pensée.

12Car, dans la dernière partie du livre, il opère un véritable retournement en affirmant, de manière positive : « les données les plus caractéristiques des sciences du comportement sont des phénomènes que l’observation elle- même déclenche ». La présence de l’observateur n’est plus, du tout, pensée comme un facteur de trouble. Elle est perçue positivement comme ce qui au contraire modifie les comportements en déclenchant des phénomènes nouveaux qu’il faut analyser. Dans l’interaction avec l’observateur des phénomènes inédits, plus forts, plus caractéristiques, surviennent, révélateurs d’une vérité qui sans eux ne pouvait se faire jour. L’opération fondamentale devient alors celle de l’analyse de l’interaction. Les exemples manquent un peu chez G. Devereux et le concept de « démarcation », qui maintient l’écart indispensable à la démarche scientifique serait à préciser.

13Mais P. Bourdieu dans « Comprendre », le chapitre qui conclut La Misère du monde a développé avec force et profondeur ces considérations méthodologiques en montrant que, dans certains entretiens, l’enquêteur contribue à créer les conditions d’apparition d’un discours extraordinaire, qui « aurait pu ne jamais être tenu ». Les enquêtés se saisissent de la situation d’enquête — si la disponibilité accueillante de l’observateur est réelle — pour s’interroger sur eux-mêmes, se dire, se faire entendre, s’expliquer — surtout, dit Bourdieu, les plus démunis. La situation d’observation — mais le mot convient-il encore quand la relation instaurée au départ est complètement symétrique ? — fait naître alors une intensité expressive totalement inédite qui révèle des expériences et réflexions longtemps réservées ou réprimées.

14Parmi les facteurs d’implication recensés par Devereux l’appartenance à un milieu social et l’implication personnelle sont particulièrement présentes dans l’article de Jacqueline Fontaine : ce qui a déterminé le choix d’un sujet, a facilité l’accès aux sources et permis une certaine « complicité » avec les personnes qui ont été interrogées, est bien son histoire familiale liée à l’entreprise Schneider au Creusot.

15Mais pour la plupart des chercheurs de notre équipe, l’appartenance est plutôt « professionnelle » : les chercheurs sont, ou ont été aussi des formateurs. Que se passe-t-il quand le chercheur enquête dans un milieu professionnel auquel il a appartenu ou auquel il appartient encore ?

16Quand il a changé de statut — quand il est devenu chercheur universitaire à plein temps — son appartenance passée peut être un atout. Il semble mieux accepté au départ, et il connaît les codes et les usages d’un milieu spécifique, il partage une « proximité sociale » qui lui permet de mieux repérer « ce que l’autre ne dit pas parce que cela va sans dire », comme le dit Bourdieu dans le texte déjà cité. Certains font remarquer — comme le notait d’ailleurs Éric Debarbieux — que le statut nouveau d’universitaire donne tout à coup plus de poids à des recherches qui étaient moins considérées lorsqu’ils étaient encore membres d’un mouvement associatif, ou formateur MAFPEN.

17Quand le chercheur est, simultanément, formateur et chercheur, les deux positions sont plus difficiles à distinguer. La frontière est parfois floue entre les conseils du formateur et les constats du chercheur en formation. La façon concrète de vivre cette situation, de maintenir une nécessaire démarcation, d’écarter ou d’accepter les jugements de valeur, est abordée de front par P. Hébrard, P. Vallet, R. Étienne, M. Tozzi, A. Jean. Sans oublier, même, le retour de situation : quand le chercheur revient dans l’association où il militait, s’attendant à une certaine considération pour ses recherches… la déception peut être grande… (P-A. Guyot)

18Non seulement ces articles n’évitent pas le problème, mais ils contribuent à l’analyser plus finement et conduisent même à considérer avec plus d’attention des différences que l’on pourrait étudier en tant que modalités ou niveaux d’implication : Implication / engagement/ militantisme : Telle serait, peut-être, l’une des directions à prendre pour nos recherches à venir ?

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Pour citer cet article

Référence papier

Yveline Fumat, « Éditorial »Éducation et socialisation, 26 | 2009, 9-13.

Référence électronique

Yveline Fumat, « Éditorial »Éducation et socialisation [En ligne], 26 | 2009, mis en ligne le 04 juillet 2022, consulté le 01 novembre 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/16109 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.16109

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Auteur

Yveline Fumat

Professeure émérite, CERFEE, Université Monpellier III

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