1L’apparition de nouvelles formes de formation est suffisamment rare pour être signalée et étudiée tant dans son contexte que dans sa signification. Nouvelle forme, l’analyse des pratiques ? Conçue dans les années 50, elle prend son essor avec l’avènement de la post-modernité en 70-80 (Boutinet, 2004,14). Le succès de l’approche ergonomique et différentes liaisons établies avec la psychologie et la sociologie mettent en évidence son aspect protéiforme (Étienne, 2004a). Pensée d’abord et avant tout pour la formation, cette modalité, ou plutôt cette « nébuleuse » (ADMEE, 2007), s’est trouvée prise dans des aller et retour qui impliquent son usage en recherche sur les métiers et les professions. Afin d’explorer signification, contraintes et apports de ces va-et-vient auxquels ont été soumis les dispositifs d’analyse des pratiques, nous nous contenterons d’en évoquer trois : l’entretien d’explicitation de Vermersch (1994 et 1997) et du GREX (groupe de recherche sur l’explicitation), l’instruction au sosie d’Oddone et al (1977/1981) revisitée par Saujat (2005) et le GEASE (groupe d’entraînement à l’analyse de situation éducative) que nous avons contribué à diffuser (Fumât, Vincens et Étienne, 2003). Nous tenterons de cerner leur contribution éventuelle à la formation et à la recherche sur l’exercice professionnel. Pourquoi ces dispositifs et pas d’autres ?
2Ils représentent un échantillon de méthodes dont la proximité et la capacité à dialoguer laissent présager un apport fécond pour la réponse à notre question sur les raisons et la portée de cette « fertilisation croisée » entre recherche et formation. Nous évoquerons d’abord le pari formatif qui les caractérise toutes trois puis nous nous attacherons aux raisons du recours à une approche scientifique de l’expérience. Enfin, nous proposerons une discussion sur les apports et significations des aller et retour entre formation et recherche dans le développement professionnel. En aucun cas, cette publication, exploratoire, n’entend clore un chantier qu’elle serait plutôt une des premières à explorer sous cet angle à notre connaissance, même si l’analyse de pratiques a fait depuis longtemps l’objet de publications scientifiques (blanchard-laville et fablet, 2001).
- 1 Le principe en est simple : il s’agit pour le sosie de demander au travailleur de lui fournir toute (...)
3L’analyse de pratiques est relativement bien cernée dans son acte de naissance à la Tavistock Clinic de Londres grâce au rôle majeur joué par Balint (1957/1960). Toutefois, la référence psychanalytique de cette approche a surtout inspiré une lignée de travaux monoréférencés qui échappent à une visée susceptible de rendre compte de la complexité pour privilégier le travail de la personne sur elle-même (« transformer leur pratique, se transformer dans l’exercice de leur pratique », Blanchard-Laville et Teillard, 2007, 2). Deux autres traditions expliquent le développement puis l’évolution des analyses de pratiques, en Amérique, l’école du « praticien réflexif » de Schön (1983/1994), et, en France, ce que nous appellerons l’école de psychologie du travail, dont les innombrables contributions ont permis la distinction fondamentale entre « travail prescrit » et « activité réelle » (Leplat, 1997) sur laquelle repose finalement toute formation qui n’est pas simple transmission d’information ou de prescription. Les failles du positivisme se révèlent de plus en plus importantes au fur et à mesure du développement de la démarche de projet (Boutinet, 1990). L’instruction au sosie1 naît dans les années 70 dans le cadre de la formation des ouvriers qui travaillent aux usines Fiat à Turin et c’est un pied de nez à l’organisation scientifique du travail : le geste mécanique, pensé et prévu par l’ingénieur est inefficace, il lui manque le savoir-faire, l’intelligence du travailleur dont la finesse et la précision sont nécessaires à l’exécution de la tâche. L’instruction au sosie entraîne l’abandon de la transmission pure et simple du geste pensé par l’ingénieur par des formateurs qui se contentaient d’être de simples répétiteurs. Le fordisme connaît un premier échec que vient souligner, vingt ans plus tard, le succès du toyotisme pour lequel la qualité dépend non du contrôle hiérarchique et externe mais de l’autocontrôlé, voire de l’auto-évaluation, qui sont insurmontables et indépassables en matière de rapport coût-qualité.
- 2 Ils sont en deuxième année de formation dans le système français et effectuent des stages de plusie (...)
- 3 Il faut se rappeler que Sosie est un personnage d’Amphitryon de Molière repris à Plaute et qu’il do (...)
- 4 Traditionnellement, l’auto confrontation est un entretien mené sur les traces de l’activité au cour (...)
4Frédéric Saujat (2005), à l’instar d’Yves Clot (1999), reprend et adapte cette méthode pour former les professeurs des écoles débutants2 au sein d’une « communauté de pratiques » (Lave et Wenger, 1991) : on est alors plus proche de l’enseignement mutuel que de la transmission par voie hiérarchique. Il ne s’agit plus cette fois d’un geste manuel mais d’un enchaînement de gestes professionnels dont l’ajustement (Bucheton, 2009) n’est pas évident tant le contexte historique et géographique s’oppose à la stéréotypie d’une action dictée par les seules compétences professionnelles définies comme un savoir-faire en situation. Saujat (ibid., 1) précise qu’il ne s’agit pas d’un « remplaçant » mais d’un double, d’un alter ego avec qui le dialogue porte plus sur le « comment » que sur le « pourquoi » (ibid.). La contrainte langagière introduite relève d’un artefact qui facilite l’expression d’un vécu projeté sur une action à venir. Le sosie ou, pour les littéraires, Sosie3 sollicite un professeur novice, Pascal, pour lui faire donner ses recettes mais aussi son « empêchement » de « prendre et tenir la classe » (ibid., 5), qu’il voudrait « vivante », ou il interpelle Sandrine qui est « tenté [e] de leur imposer un petit peu les choses » (ibid., 6). L’avantage perçu est de faire réfléchir le groupe selon une approche développementale et non défectologique. On y retrouve un des principes majeurs de toute analyse de pratiques : c’est l’absence de jugement, voire de conseil, qui entraîne le développement. Son originalité, probablement bien perçue en formation initiale, réside dans l’aspect projectif de la première phase du travail où le novice confie au sosie ce qu’il lui faut faire pour « prendre la classe ». Il y a tout de même un retour sur l’activité qui se retrouve lors d’une autoconfrontation4 facilitée par l’enregistrement et par le dialogue mené avec le groupe dont la force est évoquée dans une perspective vygotskienne : tout apprentissage est social et le développement du groupe facilite celui des personnes qui le composent. L’écriture est également sollicitée mais nous n’aurons ni le temps ni la place de développer cette contribution essentielle à la formation (Étienne, 1999a).
- 5 L’entretien d’explicitation est une méthode de recherche en psychologie, notamment du travail, élab (...)
- 6 Le Groupe d’entraînement à l’analyse de situation éducative (GEASE) consiste en une succession de q (...)
5Pierre Vermersch a eu l’élégance de souligner à de nombreuses reprises, notamment à Lyon en novembre 2004 (Étienne, 2004b), que l’entretien d’explicitation5 n’est pas une méthode d’analyse de pratiques et que le GREX recourt au GEASE6 pour analyser les pratiques (Lamy, 2002 et 2008). De fait, la présence de l’entretien d’explicitation dans cet article s’explique par sa vertu principale qui est le recours à révocation. Saujat ne s’y trompe guère qui évoque le contraste avec l’instruction au sosie telle qu’il la réalise (ibid., 2). Un examen plus attentif de son analyse tendrait à montrer des complémentarités sur lesquelles nous entendons attirer l’attention pour en faire un objet de travail. L’essentiel se situe effectivement dans l’aspect irrémédiablement passé et donc fugace de la situation. Il ne s’agit pas de rechercher la vérité (Fumât, Vincens et Étienne, 2003,112-114) mais bien d’évoquer un moment vécu « qui n’a pas reçu toute l’attention qu’[il] mérite » (Vermersch, 1994, 18). C’est un épisode révolu, présenté par un acteur qui en est acteur ou témoin. Il est impliqué et ne peut être « objectif ». C’est même sa posture de sujet qui est recherchée. Il ne s’agit plus de dire tu mais bien d’assumer sa subjectivité, sa posture de sujet, de parler à la première personne du singulier d’un événement singulier, a priori inconnu du chercheur ou du groupe qui va l’analyser. Pourquoi cette volonté si marquée qui peut décevoir les participants novices puisqu’on va se pencher sur du révolu qui, de plus, n’est pas du résolu ? Sans doute parce que le lien entre ces trois formes d’analyse de pratiques réside dans la volonté de formation qui les structure et qui en fait le point commun : recourir à la rétrovision de son action facilite la projection dans l’à venir et fournit la marque l’intentionnalité formative ! Au-delà d’une vision positiviste largement remise en question par la déréliction des systèmes industriels fondés sur l’organisation scientifique du travail, une nouvelle manière de concevoir la formation comme un développement professionnel s’impose progressivement. Elle repose sur les trois piliers que sont l’expérience, la verbalisation et le savoir-faire en situation. Mais pour cela, il faut demander à ces trois méthodologies, comme à d’autres, les raisons qui expliquent leur efficience potentielle.
6Depuis 2002, il est loisible, en France, à tout un chacun de faire valider tout ou partie d’un diplôme en argumentant par écrit (le dossier) et par oral (l’entretien avec le jury) sur les acquis obtenus grâce à son expérience. Autrement dit, une nouvelle voie a été ouverte en ce début de vingt-et-unième siècle pour reconnaître que les compétences peuvent être déterminées sous une double forme de verbalisation. La révolution dans ce domaine consiste à faire passer la qualification professionnelle, scolaire et universitaire du stade du contrôle à celui de la validation en sautant assez allègrement celui de l’évaluation sommative ou certificative. Pourquoi évoquer cette nouvelle perspective à propos de la validité scientifique des analyses de pratiques dans la formation professionnelle ? Sans doute parce qu’il faut répondre à la question essentielle, à la question de recherche qui fonde tous ces travaux empiriques : comment s’acquiert le savoir agir ? Ou plus exactement, comment se façonnent, se combinent et se transmettent les gestes professionnels ? Comment optimiser leur recueil et leur acquisition dynamique alors que les repères bougent et que la marque d’un acte professionnel est son irréductibilité à une série reproductible construite sur des indices de surface ?
- 7 Ce fut le cas d’une recherche sur le métier de Conseiller principal d’éducation où chaque GEASE éta (...)
7Malgré leurs différences, utilisés en recherche, ces trois dispositifs recourent à l’enregistrement des propos tenus. C’est systématiquement le cas pour Saujat (2005, 1) mais c’est moins fréquent pour l’entretien d’explicitation même si l’exploration des numéros de la revue Expliciter (77 sont en ligne et téléchargeables sur le site www.expliciter.fr) et du second ouvrage consacré aux pratiques de l’entretien d’explicitation (Vermersch et Maurel, 1997) montre que c’est une habitude de nombreux membres du GREX dans leurs travaux de formation et de recherche. Enfin, c’est assez rare pour le GEASE, même si apparemment Éric Auziol (1992) fut le premier à pratiquer ainsi pour un GEASE, pratique qu’il reproduisit souvent par la suite dans le cadre de son Séminaire d’analyse de situation de communication (SASCO). Nous avons nous-même enregistré des séances de GEASE avec l’accord des participants, notamment en 2001-2002 à l’occasion d’une recherche sur la démocratie dans les établissements scolaires (Étienne et Presse, 2003). Les apparentes contradictions entre la confidentialité et le décryptage du verbatim puis sa publication sont actuellement traitées de manière contractuelle : la remise de l’enregistrement au narrateur qui peut le détruire lui donne l’occasion de valider, s’il ne le rédige pas lui-même7, le verbatim. Enfin, l’acceptation a priori, réitérée a posteriori, par les participants ainsi que par l’animateur complète le dispositif qui permet de publier tout ou partie des séances sans trahir la confidentialité sur laquelle repose le processus d’entraînement à l’analyse.
- 8 Premier temps de l’instruction au sosie.
- 9 Effet majeur mais non unique de l’entretien d’explicitation.
- 10 Cœur de l’activité du GEASE dont il ne faut toutefois pas négliger la périphérie, l’exposition et l (...)
8Pour quels résultats ? C’est là que nous observons les plus grandes différences entre les dispositifs reconfigurés pour la recherche. En effet, l’enregistrement, commun à tous, facilite le travail de recherche : il ne s’agit plus de former des enseignants ou des formateurs par la seule projection8, évocation9 ou exploration suivie d’une interprétation10. Il faudrait plutôt recourir alors à la métaphore de Clot (2001, 11) : « Impersonnelle — au sens précis où personne n’en est propriétaire —, cette mémoire collective vivante donne une contenance au travail de chacun. En elle, c’est le métier qui parle comme troisième participant du dialogue ». Faire métier, élaborer le ministerium, sur lequel la sagesse populaire dit que l’on remet cent fois son ouvrage c’est cela. En revanche, se comporter en professionnel consiste à parler d’un travail invisible, imprévisible et imprescriptible mais descriptible, racontable et commentable (Étienne, 2008). Toutefois, il faut reconnaître que, bien souvent, la différence entre le métier et la profession manque de pertinence, y compris pour les meilleurs connaisseurs de la sociologie des professions de l’éducation et de la formation (Perrenoud, 1993 et 2001). Sans doute la part langagière est-elle indissociable non du travail lui-même mais de sa transmission et de son renouvellement que Lave et Wenger ont réduits à une « communauté de pratiques » dans laquelle le premier aspect domine l’autre qui se trouve réduit à la portion congrue, alors même que le développement technologique repose de plus en plus sur l’innovation et l’invention, y compris lexicales.
9Là où ces trois méthodes divergent et peuvent apporter à la recherche sur le métier, la profession et le travail, c’est dans leur angle d’attaque de cet aspect langagier. Dans l’instruction au sosie (trace de son origine ?), c’est la reproductibilité d’un geste, sa maîtrise, même relative, qui est visée. Il y a là quelque chose du tour de main dont il n’est pas évident que la seule observation permette de saisir la subtilité et les enchaînements. Chez Saujat, il est évident que le choix des instructions transmises par un novice à un expert en présence d’autres novices a l’avantage de toujours faire évoluer les uns et les autres en limite de zone potentielle de développement : « [...] permettre aux stagiaires de regarder leur expérience avec d’autres yeux, et ce faisant d’appréhender les situations futures de travail [...] » (2005, 7). Monnier et Amade (2007, 4) vont plus loin en choisissant de confier le rôle de sosie à un « pair-expert ». La préoccupation centrale du dispositif qui est, pour Saujat, de multiplier les possibles et de décliner la mise en pratique grâce à des échanges d’écrits débouche sur des scénarios alternatifs. L’activité proposée est d’une assez grande complexité dans la mesure où elle organise un conflit entre des phases stabilisées du métier (« surveiller et punir ») et des aspirations (« faire apprendre les élèves ») par lesquelles il faut passer pour entraîner des ruptures psychologiques, épistémologiques et praxéologiques peu évidentes comme celle qui débusque l’implication de l’enseignant dans le jeu d’acteurs en présence.
10Quels sont les effets entraînés par l’entretien d’explicitation ? C’est une des priorités actuelles de recherche énoncées par Pierre Vermersch (2007 et 2008) qui semble avoir hésité entre deux termes pour évoquer son étude (approche et analyse). Comme dans le GEASE, l’effet visé par la « verbalisation descriptive du vécu des actions passées » (2007, 1) n’apparaît pas comme immédiatement désirable en formation. À cela s’opposent deux obstacles, le premier étant l’illusion que le dire c’est le faire, que la recette serait la transcription exacte de l’action, ce que nous appellerons naïveté linguistique : nous savons depuis Saussure que le langage est un arbitraire. Le second réside dans la faible appétence du novice pour l’analyse, la décomposition émotionnelle et rationnelle d’une situation passée, d’un vécu bien souvent désagréable (justement parce que « ça n’est pas passé » comme le fait si justement remarquer Yveline Fumat), ce que nous qualifierons de négligence de l’épaisseur du réalisé. Nous sommes particulièrement intéressé par le « diagramme des englobements » de Vermersch (2008, 7). En effet, aller du comprendre au faire faire nous semble représenter l’itinéraire de toute formation qui fonctionne par boucles itératives en privilégiant le passage obligé par les niveaux 2 (induire par résonance un état interne) et 3 (agir sur les croyances). D’où la distinction entre trois types d’effets perlocutoires : « l’effet principal, activement recherché dans la communication professionnelle experte, les effets secondaires conditions nécessaires à la réalisation des premiers, les effets collatéraux inévitables et permanents qui peuvent amplifier les premiers ou les ruiner ! » (ibid., 9). Autrement dit, l’utilisation des effets perlocutoires en formation repose sur une complexité dialogique dans laquelle la maîtrise et l’ajustement constants ne garantissent aucune réussite, même si rien ne se fait au hasard dans la disposition et la combinaison de ces actes en formation ou, mieux, en développement professionnel.
11Pourquoi analyser alors ? Autant il nous semble que le récit situé joue un rôle perçu depuis Aristote (la catharsis ou purification) et récemment remis en valeur (Cifali et André, 2007), autant le GEASE présente l’originalité (avec quelques autres dispositifs, il faut le reconnaître) d’avancer l’hypothèse d’un apport supplémentaire lié non à l’élaboration d’une analyse comme produit mais à la co-construction d’hypothèses au cours d’une phase que nous avons dénommée interprétation (Fumât, Vincens et Étienne, 2003, 26-27). Elle se caractérise par une coopération des participants et de l’animateur (légèrement en retrait même s’il revendique un statut de participant) qui offrent des hypothèses explicatives de plus en plus référées aux sciences de l’éducation et de la formation (didactique, pédagogie, etc.), voire à d’autres sciences humaines et sociales (sociologie, psychologie, etc.), au narrateur placé dans une posture d’écoute (ibid., 44-98). Avec l’autorisation de la narratrice, des participants et de l’animatrice, Jo Vitali, nous reproduisons un extrait de l’interprétation à laquelle se sont livrés des enseignants bénévoles dans le cadre d’une association dédiée aux arts du cirque. La narratrice a été choquée par le mot « odieux » utilisé par une mère qui a utilisé cet adjectif pour qualifier le fait que le rideau séparant les enfants préparant un spectacle a été fermé en sa présence alors qu’il était resté ouvert en début de séance.
V : J’émets l’hypothèse que : les rapports qu’elle a avec ses enfants ; elle doit toujours les voir dans le sport et qu’elle leur dit « c’est bien, c’est bien » et que la petite fille veut lui montrer un peu comme au spectacle. Si elle ne peut plus voir ses enfants au spectacle, elle ne peut plus vivre aussi à travers ses enfants. On peut peut-être inviter les parents à fermer eux-mêmes le rideau par une phrase élégante.
E : La frustration en plus pour elle parce qu’elle avait l’habitude de regarder le cours et finalement le moment presque le plus intéressant, le moment de la présentation des gamins, les gamins font un spectacle, donc il est sensé y avoir un public ; d’un seul coup on cache tout.
V : On a fermé le rideau toute l’année et là la seule fois où ils ont oublié ils viennent le fermer sur la fin.
C : En tout cas il y a un changement de contact, avant elle était tout le temps-là, elle n’y est plus, il y a un rideau, il y a un changement de prof. Moi j’émets l’hypothèse qu’on n’a pas assez communiqué là-dessus. Communiqué sur le fait qu’il y ait un rideau, le pourquoi. J’émets l’hypothèse qu’on n’a pas assez pris en compte la peur.
E : La peur de qui ?
C : La peur de il y a un prof tout seul avec les enfants. Qu’est ce qui se passe derrière le rideau ? Est ce qu’elle a peur que le gamin il rentre une fois avec un bleu. Si ça se trouve le bleu il n’a rien à voir avec ici mais tu ne sais pas ce qu’il va raconter. C’est pas rassurant.
F : J’émets l’hypothèse que ce sens du caché avec le rideau peut vous faire prendre des risques d’accusation injustifiée.
E : C’est un des débats qu’on avait eus à l’époque sur le rideau où : on se cache. On se cache de quoi ?
C : On ne se cache pas.
E : Moi je pense que je suis convaincu qu’on n’a pas besoin de se cacher mais dans l’idée des gens c’est si on ferme le rideau c’est qu’on va se cacher. Les gens vont croire qu’on se cache.
V : J’ai une image qui me vient : imaginez un rideau avec des trous : des yeux.
E : C’est pire je crois. Pour le coup c’est moi qui me sens surveillé.
F : Est-ce que vous connaissez la façon dont d’autres écoles gèrent la situation ?
E : Il y a une école où ils peuvent voir sans être vus.
N : Il y a un cours de capoeira où le prof à la fin invite les parents à se mettre en cercle autour des enfants.
E : En fait ça pose le problème du transfert d’autorité ; quand les parents sont là les gamins ne savent plus qui ils regardent. Ils sont toujours en train de regarder maman. Je fais un coucou à maman, maman regarde-moi ! Et nous les explications qu’on donne à ce moment-là elles passent à côté et ça allait jusqu’à ce que les parents viennent avec nous dans l’espace pour moucher le nez ou donner des consignes. Les gamins ne savaient plus à qui ils devaient réagir.
C : C’est sûr que ce n’est pas tous les parents mais il y a des gens qui sont envahissants. Suite à cette histoire j’ai émis l’hypothèse qu’on pourrait faire un règlement intérieur des ateliers qui est à signer en début d’année et que parallèlement à ce règlement intérieur, il y aussi la démarche pédagogique qui explique. Pour moi à ce moment-là le rideau il serait mieux vécu. Mais là cette année...
- 11 Écrire cela ne veut pas dire que nous réduisions à une histoire singulière l’entretien d’explicitat (...)
12Sans parler d’autres avantages de l’analyse, nous pouvons constater que ce groupe se centre sur les différentes significations que prend le rideau qui cache et qui sépare. À l’émotion provoquée par le qualificatif d’« odieux », le travail du groupe propose des lectures culturelles, sociologiques, institutionnelles, juridiques et psychologiques d’une situation a priori banale mais qui a surpris la narratrice chez qui elle n’est pas passée. La maîtrise encore incertaine du dispositif et de la multiréférentialité (Ardoino, 1993) montre les différents effets d’apprentissage liés au GEASE : proposition de solutions (« inviter les parents à fermer eux-mêmes le rideau »), critique d’une hypothèse (« On ne se cache pas ») mais volonté de présenter des points de vue différents susceptibles de (re)tisser le lien social provisoirement rompu : « J’émets l’hypothèse qu’on n’a pas assez pris en compte la peur ». Autant l’évocation permet de faire le lien de soi à soi, de renouer le fil interrompu ou suspendu11, autant le GEASE se signale par l’apport du groupe au développement des compétences individuelles et collectives d’analyse (« déplier la situation, la déployer, la diviser en ses constituants », Fumât, Vincens et Étienne, 20).
13Le premier aspect que nous entendons évoquer est le relatif manque de travaux sur l’évaluation et l’efficacité des analyses de pratiques en formation. Tout le monde connaît la demande spontanée de « concret » des étudiants qui n’a d’égal que leur méfiance, voire leurs conduites d’évitement ou d’opposition à toute intrusion dans leur activité passée, sans doute en raison d’une « pollution par l’évaluation », ou plutôt le contrôle dont on ne sait pas trop qui l’assure en ces temps de contrôle continu. Si l’on souhaite assurer la professionnalisation et faciliter le « développement professionnel » des enseignants (Étienne, 2005), ou de toute autre catégorie, mieux vaudrait couper le cordon qui relie formation et certification depuis les années 60. En effet, cette dernière fonctionne depuis toujours et continuera à fonctionner suivant un principe défectologique (le fameux « zéro défaut ») alors que la première suppose un travail sur ce que l’on n’a pas su réaliser, sur l’empêchement, sur l’imprévu (on passe à une autre modélisation reprise à une épistémologie fondée sur le développement). Le lot du professionnel étant sa compétence qui n’existe qu’en situation, un savoir agir non reproductible hors du contexte, l’analyse de pratiques devient le lot commun de sa formation initiale et continue. On pourrait même prétendre, au vu de certaines pratiques, que la formation est intégrée au travail à l’instar de ce qui se passe dans le cadre de séminaires de recherche. Il ne suffit pas de proclamer que l’alternance doit passer de la juxtaposition à l’intégration, encore faut-il savoir comment faire et former l’ensemble des formateurs, chercheurs et praticiens dans ce sens. Les rôles du langage et de son analyse au regard du développement professionnel sont sans doute encore trop négligés même si les chercheurs sur les pratiques utilisent le langage au cours de leurs entretiens de recherche.
14Le deuxième point que nous relevons en comparant ces dispositifs porte sur le temps réservé à la formation professionnelle comme facteur de plus en plus négligé, voire rabaissé au statut de simple variable d’ajustement. Bien des pays commencent à augmenter la part de terrain au détriment de la part de centre. Il est même tentant sur un plan économique de rejeter en amont la formation professionnelle, ce que permet le processus de Bologne en élevant au niveau du Master 2 la qualification des enseignants. Mais ces études sont à leurs frais et le seront encore plus quand ils paieront, comme dans la plupart des pays du monde, leur formation professionnelle. Or, nous pouvons constater dans ces trois dispositifs que le temps de l’action ne peut pas ne pas être précédé (instruction au sosie) ou suivi (entretien d’explicitation, GEASE et même instruction au sosie) d’un moment consacré à l’analyse de ce qu’on a fait ou plutôt de ce qu’on dit qu’on a fait, ce qui n’est pas la même chose. De fait, toujours en termes économiques, nous souhaiterions voir généralisée la technique du debriefing mais en lui donnant tout l’espace-temps nécessaire et souhaitable. Sans vouloir en faire une règle, nous avons constaté que les boucles de réitération de ce type de dispositifs nécessitent au moins six à huit séances par an et qu’elles reposent généralement sur une configuration à double étage qui est présente au moins dans l’instruction au sosie et dans le GEASE : dans un premier temps, s’effectue le travail sur une situation précise, sur une activité référencée au métier dans un sens large et, dans une phase ultérieure, c’est le retour sur la situation de projection ou d’analyse ou ses traces qui devient l’occasion d’un partage, voire d’un enrichissement modéré, ce que nous définissons comme objet de travail du méta-GEASE (Fumât, Vincens et Étienne, 2003, 42-43).
15Le troisième et dernier aspect que nous entendons souligner s’appuie partiellement sur cette recherche mais il repose plus massivement sur notre participation à une équipe de recherche technologique en éducation (ERTé) qui s’est intéressée de 2005 à 2008 aux débuts de cours de l’école primaire au lycée (Bucheton, 2009). Le recueil des données et les analyses ont mis en évidence la dynamique de l’action d’enseignement-apprentissage et il est désormais difficile, voire intenable, de s’appuyer sur une séquence de type positiviste dans laquelle s’enchaîneraient recherche didactique, mise au point pédagogique et reproduction à l’infini de ces gestes de métier. Nous pensons que l’alternance enseignement-formation-recherche (sur l’enseignement et la formation) est quasi simultanée et repose sur une intrication qui justifie le recours à l’université (Étienne, Altet, Lessard, Paquay et Perrenoud, 2009) pour orchestrer la formation mais aussi apprendre à coopérer, voire à composer et à s’ajuster, avec les acteurs divers et variés qui interviennent dans cette institution. C’est du moins ce que nous avons essayé de présenter dans la conclusion de l’ouvrage (Étienne et Bucheton, 2009).
16Les dispositifs de formation sont alors interpellés non par la seule coupe synchronique du geste professionnel mais par ce qu’on peut appeler un mouvement de gestes qui va de l’imprévu (qu’il soit prévu ou non) à l’impact de savoir chez les élèves (l’insight qui distingue celui qui sait de celui qu’il était quelques instants auparavant et qui ne savait pas). Cette dramaturgie, cette mise en scène gagnent à s’appuyer sur des supports divers, le plus accessible étant la vidéo de classe avec si possible une documentation en autoconfrontation avec l’enseignant ou avec un ensemble s’adonnant à la controverse professionnelle (Clot, Faïta, Fernandez et Scheller, 2001) à l’occasion d’une autoconfrontation croisée.
17En conclusion de cette étude comparative, nous en rappellerons les limites dans la mesure où nous connaissons mieux le dispositif du GEASE que les deux autres méthodes de formation et de recherche. Depuis 1996 et une première action du Plan National de Formation, nous avons multiplié les initiatives et les occasions de mutualisation des effets des analyses de pratiques. Ce travail repose sur une conviction qui rejoint celle de Perrenoud (2001) : c’est par le partage des résultats de recherche que progressera la formation en général et, en particulier, la formation des enseignants et celle de leurs formateurs. Sans le pas de côté d’un intérêt aux travaux d’autres chercheurs et formateurs, les effets qui seront observés, pour être réels et positifs, n’en resteront pas moins entachés des limites inhérentes aux conditions dans lesquelles seront organisés les entretiens professionnels qui sont, il faut le souligner à l’issue de cet article, toujours formatifs et souvent formateurs.
18Le choix des instructions au sosie, de l’entretien d’explicitation et du GEASE n’est pas dû au hasard. Il part du constat de leur plasticité qui les a fait naître dans un univers (celui de la formation ou de la recherche) pour en rejoindre un autre et faire ce que nous avons appelé des aller et retour dont nous entendions questionner le sens. Nous en avons retiré quelques connaissances supplémentaires mais aussi de nombreuses pistes de recherche. La première est la certitude que le recours à l’expérience constitue le nouveau viatique de tout professionnel sans que l’on sache encore s’il faut combiner ou séparer la projection, l’évocation ou l’analyse multiréférentielle. La seconde concerne l’absolue nécessité d’adosser les nouvelles formes de formation aux apports de la recherche universitaire mais d’une recherche ancrée sur le terrain et coopérative avec les institutions et les personnes concernées. Toutefois, comment articuler des concepts aussi hétérogènes que rétablissement formateur (Étienne, 1999b), la recherche collaborative (Savoie Zajc et Descamps-Bednarz, 2007) et la navigation professionnelle (Le Boterf, 1997) ? La troisième a trait au sens du travail, à sa nature même qui est marquée par une métamorphose particulière dont seule une veille formative peut indiquer les plus récents (et perpétuels) changements.
19Enfin, nous voudrions souligner combien les acteurs et les auteurs de l’analyse de pratiques s’impliquent dans les travaux de comparaison et de confrontation entre leurs protocoles, leurs démarches de recherche et de formation. C’est notre cas et nous avons l’immense plaisir de partager avec les collègues du GREX, à commencer par Maurice Lamy et Claudine Martinez, sans oublier de citer à nouveau Pierre Vermersch ou Nadine Faingold. Nous sommes aussi dans une relation étroite avec l’équipe d’Aix-Marseille qui travaille avec Yves Clot, notamment Frédéric Saujat et Daniel Faïta dont les travaux sont souvent évoqués dans nos réunions de recherche au sein du CERFEE ou du LIRDEF, comme à l’occasion des journées sur les gestes professionnels des 19, 20 et 21 juin 2008 à Montpellier. Cela nous semble signifier qu’il est de la nature de l’analyse des pratiques de chercher à analyser ses effets et ses métamorphoses dans une perspective de recherche et de formation professionnelle.