Introduction

Regard sur le néolibéralisme

2À l’instar des autres champs d’action éducative, l’éducation à l’environnement a été sévèrement touchée par les politiques et les pratiques néolibérales. Ayant été réduite à un dispositif stratégique pour l’expansion du capitalisme, l’éducation a été transformée en marchandise dans le but de préparer un capital humain mis au service d’entreprises qui doivent être rentables, c’est-à-dire des entreprises lucratives. Dardot et Laval (2009) soulignent qu’il convient de clarifier les points suivants pour comprendre le sens du néolibéralisme :

1. Il ne s’agit pas d’un modèle de développement. C’est une politique économique dont « le noyau dur serait le marché, conçu comme une réalité naturelle (…) Selon cette ontologie naturaliste, il suffirait de laisser cette réalité à elle-même pour obtenir équilibre, stabilité et croissance » (p. 33).

2. Le néolibéralisme est aussi une idéologie qui sous-tend un système normatif efficient qui oriente l’action des gouvernements et des entreprises, ainsi que celle de millions de personnes qui ne sont pas conscientes du rôle qu’elles jouent dans cette réalité.

3. De cette façon, le néolibéralisme devient une rationalité qui tend à structurer et à organiser non seulement l’action des gouvernants, mais aussi de ceux qui sont gouvernés. Il s’agit d’une biopolitique dans le sens proposé par Foucault (2004, cité par Dardot et Laval, 2009), qui détermine aussi la conduite des personnes et « vise ultimement à obtenir un autogouvernement de l’individu par lui-même, c’est-à-dire à produire un certain type de rapport à soi » (p. 51). Ainsi, Foucault appelle gouvernementalité la rencontre entre les techniques de domination exercées sur les autres et les techniques de contrôle de soi, admettant qu’un espace de liberté est « laissé aux individus pour qu’ils en viennent à se conformer d’eux-mêmes à certaines normes » (p. 52). Il s’agit d’un pouvoir panoptique.

4. Pour cette raison, le néolibéralisme est aussi le producteur d’un certain type de relations sociales, d’une certaine norme de vie, de certaines subjectivités. Ainsi, le néolibéralisme nous indique comment établir des relations avec les autres et avec nous-mêmes, comment nous conduire, dans quelles directions orienter nos vies, au sein d’un univers de compétition généralisée justifiant et aussi promouvant leur maintien les inégalités existantes.

5. C’est donc une nouvelle raison du monde, une raison globale dans un double sens : elle est mondiale à l’échelle de la planète et, loin de se limiter à la sphère économique, « elle tend à totaliser, c’est-à-dire à faire monde par son pouvoir d’intégration de toutes les dimensions de l’existence humaine. Raison du monde, elle est en même temps une raison-monde » (Dardot et Laval, 2009, p. 27).

3À partir de cette perspective, le néolibéralisme s’installe comme la plateforme par excellence pour structurer un habitus, entendu par Bourdieu (1980) comme cet ensemble de schèmes générateurs qui permettent aux agents de percevoir le monde d’une façon déterminée et d’y agir selon cette représentation. Ils se transforment par conséquent en « structures structurées prédisposées à fonctionner comme des structures structurantes » (1980, p. 88), c’est-à-dire qu’elles sont déterminées socialement et assumées de diverses manières selon le type de relations sociales qui constituent et sont constituantes de chaque agent, mais elles sont aussi structurantes quand elles formatent les dispositions, les sentiments, les comportements et les attitudes pour décider comment affronter les évènements de la vie de chacun en fonction de la classe sociale, du genre, de l’âge, de l’ethnie, etc.

4Les modes sociaux de consommation par exemple, illustrent clairement comment cet habitus généré par le néolibéralisme s’est renforcé avec la structure d’un marché consumériste qui propose non seulement une marchandise mais un mode de vie illusoire, une identité, un lien d’appartenance, une subjectivité. Les individus désirent se transformer en ce qu’ils ne sont pas, mais c’est un vœu pieu qu’il est impossible d’exaucer ; c’est une chimère qui fait tourner sans cesse la roue du marché en configurant des symboles qui créent une réalité fictive d’appartenance identitaire à certains groupes sociaux (Douglas, 1996) et qui façonnent ainsi des frontières imaginaires (éphémères et permanentes) de clôture sociale (Tilly, 2000) pouvant construire des prisons subjectives pour justifier l’exclusion sociale pendant des générations. Peu de choses demeurent aussi vaines que de se prendre pour un consommateur souverain.

Comment l’éducation à l’environnement s’inscrit-t-elle dans ce contexte ?

5Elle s’y inscrit de la pire manière car pour le néolibéralisme, la normativité environnementale représente un obstacle pour le monde de l’entreprise et pour la croissance économique qui cherche continuellement de nouveaux espaces et des domaines d’opportunité pour l’accumulation du capital. On peut ainsi aisément observer

comment les sphères de la nature qui étaient en-dehors du marché sont incorporées dans les logiques d’accumulation capitaliste, principalement à travers l’instauration de nouveaux droits de propriété et des logiques commerciales. Nous trouvons des exemples de ceci dans la création du marché européen des émissions de dioxyde de carbone, la création de marchés des eaux, la monétisation de services environnementaux ou les droits de propriété sur les matériels génétiques (March, 2013, p. 139, traduction libre).

6Déjà, depuis la perspective de la rationalité instrumentale des première politiques environnementales, l’éducation était perçue non pas comme un droit des citoyens qui se justifie par lui-même, mais comme un instrument de gestion environnementale. Or, à mesure que le néolibéralisme s’est positionné plus largement dans la sphère publique, l’éducation à l’environnement s’est convertie en quelque chose d’absolument superflue.

7Ceci explique le démantèlement institutionnel qui a eu lieu non seulement au Mexique au cours des deux dernières décennies, mais aussi le déclin politique que l’éducation relative à l’environnement a subi dans d’autres pays comme l’Espagne et le Brésil. Ce fut à cette période que l’on a prétendu remplacer l’éducation relative à l’environnement par l’éducation au développement durable avec une campagne vide au plan discursif qui tentait de convaincre de la nécessité de ce changement.

8Ensuite, pendant toute la période de la Décennie de l’Éducation au Développement Durable (2005-2014), des pays comme l’Allemagne et le Japon ont financé l’UNESCO en vue de l’implantation au niveau mondial de cette « nouvelle approche », plus conforme avec les intérêts de la logique d’accumulation capitaliste que l’éducation relative à l’environnement. Les Objectifs de développement durable font partie de la fraction visible d’une stratégie en forme d’iceberg – dont la majeure partie est cachée – pour mettre en place des « structures structurantes structurées » par le statu quo. Le Tableau 1 permet de saisir les contradictions existantes entre la croissance économique promue par l’Objectif 8 et l’appel de l’Objectif 13 à la lutte contre les changements climatiques, qui devrait exiger la transformation des causes de ce phénomène. Or l’Objectif 13 vise plutôt à nous préparer à subir les conséquences de la croissance soutenue, en adoptant des mesures d’adaptation à d’imminents changements qui vont s’amplifier en l’absence d’une réponse intégrale et globale.

9Au cours des dernières décennies, le champ de l’éducation relative à l’environnement a ainsi été mis sous tension, non seulement à cause de la complexité croissante des défis socio-environnementaux auxquels nous faisons face, mais aussi en raison d’une tentative institutionnelle visant à implanter l’éducation au développement durable avec toutes ses implications idéologiques, politiques et économiques qui sont alignées sur les principes du néolibéralisme.

Le cas du Mexique

10Au Mexique, la tentative de substitution de l’éducation à l’environnement par l’éducation au développement durable n’a pas spécialement créé de remous. On ne peut pas affirmer que cela soit dû principalement à la fragilité institutionnelle et à la visibilité précaire de l’éducation relative à l’environnement, ni à l’indifférence et l’ignorance des responsables gouvernementaux au cours des deux dernières décennies. Il est probable que la conjugaison de ces deux facteurs ait joué un rôle, en se rétro-alimentant en boucle.

11Malgré tout, l’éducation à l’environnement a poursuivi sa trajectoire dans le secteur éducatif, à tous les niveaux, ainsi qu’en dehors de celui-ci dans le cadre des organisations de la société civile de même que dans le secteur privé. Même si toutes les aides financières ont été suspendues en provenance du gouvernement fédéral pour les réaliser, diverses activités ont cours et des évènements continuent à se tenir avec nombre de difficultés et une moindre fréquence toutefois. On retrouve la même situation avec les programmes de formation universitaire dans ce domaine, ainsi qu’avec le développement de projets de recherche, financés cette fois-ci par des fonds attribués par concours ou bien via les institutions d’éducation supérieure elles-mêmes (González-Gaudiano et Arias-Ortega, 2015).

12En ce qui concerne les autres ordres d’enseignement, un nombre réduit d’écoles a continué le développement de programmes sous des dénominations distinctes telles que les écoles vertes, éco-écoles et plus récemment, les écoles durables ou les écoles vers la durabilité (ou soutenabilité) avec des résultats plutôt variés. En général, ces programmes ont pour but de contribuer à instaurer dans la population des valeurs environnementales qui encouragent, grâce à un travail de collaboration, des actions qui relèvent du domaine de la gestion de l’environnement. Ils concourent au développement d’une citoyenneté responsable de l’environnement qui contribue de façon solidaire au changement social qu’exige la situation d’urgence planétaire. Habituellement, ces programmes engagent toute la communauté éducative formée par les élèves, les enseignants, les parents d’élèves, le personnel de direction et de l’administration. Les projets scolaires s’appuient sur la conception de stratégies et d’actions qui répondent aux caractéristiques du milieu et aux problématiques qui sont vécues dans les centres éducatifs ou ses alentours. Certains projets visent plutôt à promouvoir le bien commun grâce à l’implantation de jardins potagers scolaires ou d’unités scolaires de production : il s’agit d’améliorer les conditions de vie en se basant sur l’apprentissage situé dans la parcelle agricole, de renforcer la sécurité alimentaire, la nutrition et la santé des enfants. Les projets et les programmes les plus remarquables encouragent l’action et l’autonomie des élèves ; ils ont un impact direct, avec plus ou moins de réussite, sur les politiques environnementales locales ou régionales qui promeuvent le changement social (González-Gaudiano et coll., 2020).

13Selon moi, le principal problème de l’éducation relative à l’environnement dans le système éducatif a résidé jusqu’ici dans son approche et ses aboutissements : l’idée qui prévaut en général c’est qu’en ajoutant sans cesse des contenus sur l’environnement aux programmes scolaires, ou en réalisant des activités ponctuelles autour du calendrier des événements environnementaux (par exemple, le Jour de la Terre), cela serait suffisant pour développer de nouvelles façons d’agir et de nouvelles attitudes personnelles envers l’environnement. Or il a été démontré par de nombreuses recherches (dont celle de Sterling, 2001) que la prémisse du déficit informatif est fausse. Elle continue toutefois d’imprégner des propositions qui sont liées à l’éducation relative au changement climatique, comme si transmettre des connaissances au sujet du climat suffisait à rendre possible, par exemple, le changement des modes de consommation.

14Nous ne sommes pas parvenus non plus à enterrer complètement un vieil héritage de l’éducation scientifique où l’éducation relative à l’environnement fait référence à l’environnement physique et se restreint à l’enseignement de l’écologie. Une telle représentation d’un environnement limité à sa dimension biophysique entraîne des conséquences d’ordre divers, par exemple dans les choix du gouvernement au Mexique qui considère que la politique environnementale relève exclusivement du Secrétariat à l’Environnement et aux Ressources Naturelles. Ainsi, un grand nombre de conflits socio-environnementaux liés à la gestion du territoire et de l’eau, à la souveraineté alimentaire ou aux problèmes occasionnés par le néo-extractivisme entre autres, ne sont pas adéquatement appréhendés car toutes les parties impliquées ne peuvent pas intervenir auprès des instances gouvernementales qui correspondent à leurs préoccupations.

15En ce qui concerne l’éducation supérieure, les effets du processus d’« environnementalisation » se réduisent à impulser dans la plupart des cas des mesures d’« écologisation du campus » ou à améliorer quelques aspects de la gestion liée aux économies d’eau et d’énergie ou aux achats verts, qui relèvent souvent de motivations financières (économies de consommation d’énergie, par exemple) et qui contribuent surtout à l’image de l’institution (comme en atteste par exemple les certificats de responsabilité environnementale comme ISO 14001). Cependant, les missions des institutions, telles que l’enseignement et la recherche, n’en sont pas affectées, de sorte qu’elles poursuivent leurs traditionnels modus operandi. L’« environnementalisation » ou « durabilisation » universitaire se limite ainsi à des annonces de principe et à des signatures de déclarations, reprenant des engagements qui sont relégués à la liturgie formelle, sans être traduites sous la forme de changements substantiels puisqu’elles atteignent un plafond en verre qui rend impossible toute transformation de ses structures bureaucratiques et hiérarchiques (González-Gaudiano et coll. 2015).

Le changement climatique

16Peu de sujets illustrent aussi clairement l’impact du néolibéralisme sur l’éducation en général et sur l’éducation à l’environnement en particulier que le changement climatique. En raison de l’attention plus récente accordée à ce sujet par l’intérêt public et dans le cadre des politiques – et bien que le rôle important de l’éducation à cet effet ait déjà été évoqué depuis la Conférence Intergouvernementale de Tbilisi (1977) –, il est plus aisé de réaliser un suivi sur la manière dont se développe l’action éducative concernant le changement climatique.

17Stern (2007) soutient que le changement climatique est la faille principale du marché. En effet, les émissions de gaz à effet de serre sont des externalités du système économique. Or, au-delà de la pollution atmosphérique locale, leurs impacts sont globaux et s’inscrivent sur la longue durée ; ils impliquent de grandes incertitudes et ils se produisent potentiellement à grande échelle. Ceci n’est pas une opinion comme les autres. Stern était ex-économiste en chef de la Banque mondiale quand le gouvernement de Tony Blair au Royaume-Uni l’a chargé de réaliser une étude approfondie sur les aspects économiques du changement climatique. Même si Stern, sans sortir du cadre de son mandat, a répondu aux critères économiques conventionnels (en voyant la cause du problème en tant que faille du marché et ses conséquences en tant qu’externalités) (Mirowski et coll., 2014), le rapport a eu un grand retentissement mondial en rendant possible que le débat s’engage dans un langage qui puisse être saisi par les responsables politiques et les économistes des agences internationales et du système financier.

18De plus, depuis 1988, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a lancé de nombreux avertissements et a esquissé des scenarios possibles à travers ses rapports techniques, ses rapports spéciaux et ses rapports d’évaluation (six jusqu’à présent). Non seulement le Cinquième rapport d’évaluation (2014) met à jour les connaissances disponibles relatives aux sciences du climat, mais il met aussi en évidence les aspects socio-économiques du changement climatique et les répercussions possibles sur l’augmentation des risques et les coûts associés, autant que l’importance de promouvoir des mesures d’atténuation mais aussi d’adaptation.

19L’insistance sur l’aspect économique des impacts des changements climatiques a été un facteur clé pour encourager l’adoption de politiques pour y faire face, malgré tous les efforts de négation qui ont retardé de telles mesures face à la progression inéluctable du problème (Oreskes et Conway, 2010). Plus récemment, ces politiques ont exercé une certaine influence au sein de l’opinion publique ainsi qu’auprès de la communauté scientifique. Les scientifiques assument désormais des positions qu’ils seraient moins enclins à adopter en l’absence d’un appui du public (Lewandosky et coll., 2015).

20Pendant la période comprise entre les quatre premiers rapports d’évaluation du GIEC, la dimension économique du changement climatique a été pratiquement la seule dimension sociale considérée dans les analyses (Meira-Cartea et coll., 2018). Au cours de cette période, le GIEC s’était focalisé sur le diagnostic des paramètres physiques du changement du climat ; en premier lieu, il s’agissait d’ assurer scientifiquement l’existence du phénomène ; en second lieu, il importait de démontrer de façon efficace que la principale cause de celui-ci étaient les activités anthropiques ; en troisième lieu, il fallait anticiper des scenarios à court, moyen et long termes concernant les impacts du changement climatique quant à l’équilibre planétaire et sur les sociétés humaines dans l’ensemble.

21Le cinquième rapport du GIEC n’est pas strictement concluant par rapport à ces trois questions, mais il anticipe plusieurs situations d’effondrement si l’humanité persiste sur la même voie. Cependant, ce rapport considère également d’autres implications sociales en dehors de l’économie, qui continue d’être centrale pour estimer les coûts et les risques dans le système financier qu’entraînent les aléas du changement climatique. Mais d’autres dimensions telles que les aspects culturels, anthropologiques, idéologiques, sociologiques, psychologiques et éducatifs sont également considérées comme des « clés pour comprendre comment les différents sociétés et collectifs humains évaluent le potentiel de la menace du changement climatique et décident de lui faire face » (Meira-Cartea et coll., 2018, p. 266, traduction libre).

22La vision unilatérale de la dimension économique commence à faire place à la prise en compte de nombreuses implications sociales du phénomène. Klein (2015) affirme que le changement climatique est un catalyseur de la crise du système capitaliste. Néanmoins, elle dénonce que malgré cela, le phénomène n’a jamais été géré par les dirigeants politiques comme une crise qui nous obligerait, de gré ou de force, à tout changer à la racine, depuis la façon dont on vit et le fonctionnement de nos économies, jusqu’aux récits que l’on se raconte pour justifier notre place au sein de la planète. Il paraît évident que des changements d’une telle magnitude dans la trajectoire civilisationnelle vont faire appel au concours des sciences sociales et de l’ensemble du champ des humanités.

23Cependant, bien que le changement climatique apparaisse dans le cadre du néolibéralisme comme une menace pour le développement des entreprises, les néolibéraux possèdent leur propre stratégie pour lui faire face. Le négationnisme scientifique, le commerce des émissions des gaz à effet de serre et la géo-ingénierie caractérisent la réponse néolibérale face au changement climatique, laquelle implique de ne pas laisser le problème aux mains de l’État mais dans celles du marché. Mirowski et coll. (2014) clarifient les fonctions que remplissent ces trois stratégies pour échapper aux politiques urgentes de réponse efficace : « Le négationnisme achète du temps en attendant que les deux options suivantes finissent par échouer : le financement du cycle du carbone attire l’attention à moyen terme et la géo-ingénierie est mise sous couveuse comme un deus ex machina techno-utopique » (Mirowski et coll., 2014, p. 27).

24Ainsi, la situation que nous devons affronter maintenant depuis la perspective éducative a pris une ampleur et une complexité qui dépassent les pires scenarios. Le modèle néo-extractiviste du néolibéralisme qui caractérise l’actuel « modèle de développement » (Svampa, 2012) correspond à un processus de capital privé généralement transnational qui compte sur la participation de l’État. Cette collaboration lui est indispensable car, grâce à celle-ci, des incitations fiscales sont attribuées aux entreprises, ainsi qu’une certaine flexibilité des normes du travail et une dérégulation environnementale. L’extractivisme implique des technologies qui remuent d’énormes volumes de matériels non transformés entraînant une grande détérioration socio-environnementale ainsi qu’une fragmentation territoriale, avec des zones marginalisées et des enclaves d’extraction associées aux marchés globaux (Gudynas, 2009). Signalons par exemple, les puits de pétrole et le gaz de schiste obtenu par la fracturation hydraulique, l’exploitation de mines à ciel ouvert et la production intensive agro-industrielle telle que les monocultures transgéniques et les biocombustibles. Nous devons également inclure les projets d’infrastructure qui sont promus comme énergies alternatives dotées de basses émissions de carbone, comme c’est le cas des barrages hydroélectriques, grands comme petits, ainsi que les projets éoliens invasifs (Escalón-Portilla et González-Gaudiano, 2017 ; González-Gaudiano et Gutiérrez-Pérez, 2017).

25En plus d’opérer comme un assemblage international subordonné à la globalisation commerciale et financière, ce renouveau du modèle d’accumulation néolibérale se définit par trois caractéristiques ayant pris une importance notoire au cours de ces dernières décennies : 1) la surexploitation des biens naturels qui deviennent chaque fois de plus en plus rares, 2) l’expansion des frontières de l’extractivisme vers des territoires qui auparavant étaient considérés « improductifs », et 3) la tendance à la monoproduction associée au caractère extensif des exploitations (Svampa, 2011). Ce modèle provoque de la subordination et de la dépendance car ces mégaprojets d’extraction se trouvent intégrés dans des « chaines globales de valeur » qui contrôlent une grande partie des processus de production et de commercialisation.

26Par ailleurs, comme c’était prévisible, la confluence du global et du local provoque une « tension de territorialités » (Porto-Gonçalves, 2001) dans une corrélation de forces asymétriques. L’aménagement de mégaprojets d’extraction implique la reconfiguration complète des territoires où ils opèrent, en soumettant les relations sociales, productives, écologiques, politiques et même éducatives à une logique uniquement instrumentale qui implique le délitement des liens communautaires, la destruction des économies régionales, la perte de la diversité culturelle et la dégradation des conditions environnementales (Galafassi et Dmitriu, 2007). Ainsi, les territoires où s’implantent ces mégaprojets, prétendument développementalistes, sont fragmentés et désarticulés quant à leur propre dynamique et leurs flux de relations locales pour s’intégrer de manière sélective et subordonnée aux chaînes globalisées de valeur dirigées par les grandes firmes transnationales (Machado Aráoz, 2009).

27À cause de tout ceci et malgré l’importance de la débâcle qui advient surtout dans des pays comme le Mexique, il est toujours surprenant de constater le faible niveau de prise en compte de la crise climatique par les instances politiques et sociales, de même que le peu d’importance accordée à cette réalité dans les programmes de recherche du domaine des sciences sociales (Minx et coll., 2017 ; Victor, 2015). Plus spécifiquement en éducation, Henderson et al. (2017) ont dressé un bilan des réunions annuelles de l’American Education Research Association (AERA) et de l’American Educational Studies Association (AESA), dans lesquelles ils ont trouvé très peu de sessions consacrées au changement climatique. De plus, une recherche de mots dans le corpus de la revue de l’AESA (Educational Studies) n’a permis de repérer qu’un petit nombre de mentions provenant d’un nombre encore plus réduit d’universitaires impliqués dans le domaine de l’éducation à l’environnement. Les auteurs affirment que ce résultat ne représente pas en soi une exception mais que le sujet de la crise climatique est marginalisé dans l’ensemble des publications et des communications associées au vaste spectre de la recherche en éducation.

28Un tel silence peut s’expliquer par le souci de ne pas altérer les traditions qui ont la mainmise sur des disciplines de recherche ; mais ce comportement nous transforme, en tant que chercheurs en sciences sociales et de l’éducation que nous sommes, en une sorte de complices passifs d’un certain état de fait qui favorise le négationnisme systémique. Henderson et coll. (2017) indiquent aussi que ce sont surtout les éducateurs en environnement (et les éducateurs en sciences) qui ont abordé ce thème, quoique très peu dans l’ensemble. Ils soutiennent par ailleurs qu’il s’agit d’articles relevant d’une approche cognitive qui est apolitique dans une grande mesure car ils traitent du changement individuel et ils s’appuient sur un cadre de référence étroit qui empêche la pleine compréhension de l’importance du poids de l’éducation concernant le changement climatique (González-Gaudiano et Meira-Cartea, 2019).

L’éducation au changement climatique

29Enfin, comme on peut le constater, l’éducation au changement climatique doit affronter des défis colossaux pour pouvoir atteindre ses objectifs. Quelques-uns de ceux-ci relèvent du système économique néolibéral lui-même, basé sur une matrice énergétique qui résiste à mourir malgré la dégradation qu’elle provoque à pas de géant de la base matérielle et fonctionnelle de la vie de la planète. D’autres défis proviennent de l’indifférence institutionnelle et sociale de ceux qui ne se rendent pas compte, ou qui ne veulent pas se rendre compte, du fait que le mode de vie confortable préconisé par la société de consommation est une illusion éphémère et morbide que l’on va payer très cher dans cette phase terminale du capitalisme. Par conséquent, la crise actuelle est une crise générale de la gouvernementalité néolibérale et elle implique des risques plus grands, avec un endettement majeur des masses, davantage d’accumulation par les mieux nantis et la dégradation accélérée de l’environnement (Dardot et Laval, 2009). Pour contrer celle-ci, on n’observe pas encore de réactions globales effectives permettant pour le moins de réduire les effets négatifs les plus destructeurs de l’effondrement qu’est en train de produire le changement climatique.

30Taibo (2016), en s’appuyant sur plusieurs auteurs qui ont réfléchi sur le sujet, explique que l’effondrement peut se produire de différentes manières et sous diverses phases. Cela peut devenir un effondrement sous la forme d’une faille massive et soudaine du système étant données les interconnexions existantes au niveau économique, commercial, politique, etc. ; mais il peut correspondre aussi à de lents processus ayant un impact plus rapide sur certaines régions plutôt que d’autres, avec des résultats différenciés et des défis variables à cause d’une disponibilité plus faible de ressources en tout genre (alimentaires, énergétiques, financières, etc.), des migrations massives et la perte d’autorité et de contrôle des dirigeants, entre autres aspects.

31On peut affirmer, sans risque de se tromper, que certaines formes d’effondrement sont déjà présentes parmi nous, au vu de la récurrence de phénomènes tels que des incendies massifs de forêts, l’extinction d’espèces, les inondations vastes et subites, les sècheresses de longue durée, ainsi que d’autres évènements hydrométéorologiques dont la fréquence, la durée et l’intensité nous font penser que les conditions environnementales que nous connaissons sont en train de changer de façon accélérée. Qui plus est, nous pouvons observer la persistance et la croissance d’autres problèmes sociaux (migration, violence, famine, barbarie, etc.) qui s’aggravent et prennent des dimensions globales inédites, provoquant diverses réactions de repli, d’exclusion et de violences (fermeture de frontières, répudiation, abandon, mesquinerie, répression, etc.), et qui montrent l’anachronisme du partage d’un ethos supposément éthique.

32Nos actions éducatives doivent être ainsi destinées à favoriser la compréhension de la magnitude et de la complexité du changement climatique, non pas à partir d’une perspective d’alphabétisation scientifique, mais en considérant ses implications dans nos propres vies. C’est bien ici et maintenant qu’il convient d’agir, car le phénomène est déjà arrivé parmi nous pour y rester. Cela représente une condition indispensable pour développer des capacités visant à la construction de réponses individuelles et collectives, afin de générer de la résilience, des capacités d’adaptation permettant d’affronter des risques qui sont croissants et, surtout, d’accepter qu’il faut transformer notre style de vie et nos aspirations. Nous devons devenir les acteurs de ces changements au lieu d’en être des spectateurs et, si possible, en devenir les auteurs.

33Il devient urgent à cet effet de transformer le curriculum actuel, centré sur des matières et des domaines de connaissances qui sont désarticulés entre eux, déconnecté des réalités et des enjeux majeurs soulevés par les crises affectant la vie des personnes. Il nous faut adopter une pédagogie appropriée, permettant aux élèves d’explorer la nature complexe du problème climatique et de ses causes associées au mode de vie et de débattre des voies de solution, pour ainsi contribuer à surmonter les implications les plus négatives de la crise actuelle dans la vie quotidienne et prendre des décisions pour intervenir au niveau local.

34Si l’on commence à reconnaître la gravité de l’inertie face à la nécessité de changer de voie, malgré le fait de voir en face l’iceberg sur lequel risque fort de se fracasser notre Titanic (Fahey et coll. 2014 ; González-Gaudiano et Meira-Cartea, 2012), et si l’on constate en même temps qu’il y a une certaine fatigue au sujet de la diffusion de messages à propos du changement climatique (Maibach et coll., 2010), nous devons en tant qu’éducateurs à l’environnement mieux définir nos objectifs en fonction des personnes et groupes sociaux que nous souhaitons rejoindre. Dans le rapport de sa méta-analyse, Wibeck (2014) note trois questions qui ont surgi de son étude. Quel est le rôle de l’éducation au changement climatique destiné au public non-expert ? Qu’est-ce qui en constituerait un résultat probant en termes d’apprentissages appropriés ? Qu’est-ce que l’on peut attendre du public en termes de réponses au changement climatique ?

35Parmi les travaux révisés dans l’étude de Wibeck (2014), trois domaines où le public en général peut répondre face au changement climatique sont clairement signalés : 1) le changement de mode de vie, 2) l’influence politique et 3) la participation aux sciences du climat et au débat sur les politiques visant à répondre à cet enjeu.

36Dans le premier domaine, le changement de mode de vie, on peut relever quatre zones d’action possibles au niveau individuel en matière d’atténuation : a) la réduction de l’utilisation d’énergie dans les foyers, b) le recyclage, c) le comportement en matière de transport terrestre et d) la consommation « verte ». Notre observons le fait que l’adaptation en tant que zone d’opportunité n’est pas énoncée ici et que les actions qui chercheraient l’efficacité collective ne sont pas évoquées. Ceci pourrait s’expliquer par le fait que la méta-analyse de Wibeck s’est basée sur 92 articles publiés entre les années 2000 et 2011, enregistrés sur les bases de données Academic Search Premier et Scopus, concentrés sur les pays développés et avec une prédominance des États-Unis et de la Grande Bretagne.

37Dans le deuxième domaine, celui de l’influence politique, Wibeck (2014) indique deux zones d’intervention : a) les modes de consommation en tant que consommateurs de biens et de services environnementaux et b) le soutien aux politiques plus respectueuses de l’environnement. Quant à la participation, l’étude relève des propositions sur le besoin d’effectuer davantage de recherches portant sur la participation publique de façon à faire en sorte qu’elle soit inclusive, significative et qu’elle repose sur une base plus large.

38Finalement, le problème pour beaucoup d’entre nous en tant qu’éducateurs à l’environnement surgit du fait d’appréhender la situation d’une manière tellement accablante que nous percevons nos interventions comme étant insignifiantes face à l’ampleur et à la complexité de la tâche. Mais elles ne sont pourtant pas négligeables. Certes, comme on nous l’a réclamé effectivement, nous n’avons pas été capables de renverser le problème de la détérioration de l’environnement, mais il aurait été pire de n’avoir pas pu entreprendre ce que l’on a réussi à accomplir. Ceci n’est pas de l’auto-indulgence. La problématique socio-environnementale ne va pas se résoudre seulement avec la meilleure éducation à l’environnement qui soit. Toutefois, en tant qu’éducateurs à l’environnement, je considère que nous avons commis certaines erreurs et l’une des plus sérieuses a été celle de ne pas avoir donné à nos actions un poids politique qui soit bien plus vaste et critique. Nous n’avons pas pris pleinement conscience des nouveaux enjeux qui interpellent notre pratique professionnelle, ni voir comment les problèmes jusqu’ici récurrents sont entrés dans une phase terminale qui leur donne une tout autre dimension ; celle-ci nécessite des avenues politico-pédagogiques différentes faisant appel à des approches socio-affectives, situées localement et surtout, qui favorisent des décisions politiques d’une plus grande efficacité individuelle et collective.

39En tant qu’éducateurs à l’environnement, nous devrions être davantage aptes à construire des récits culturels qui soient significatifs et capables de soulever l’intérêt de différents publics pour stimuler le débat et construire de façon collective des postures de subjectivation alternative capables d’opposer une résistance au pouvoir et d’examiner ce qui adviendrait si l’on suivait d’autres voies politiques moins naïve. Il s’agit d’une tâche ardue, car il est plus facile de s’évader d’une prison que de sortir d’une rationalité « puisque cela revient à s’affranchir d’un système de normes mis en place moyennant tout un travail d’intériorisation » (Dardot et Laval, 2009, p. 1674). Néanmoins, c’est ainsi que l’on sera plus en mesure de commencer à contrer l’inertie qui empêche de dévier la voie que suit notre Titanic.