Les préoccupations environnementales et de développement ont généré de nouveaux types de mobilisations sociales depuis les années 1960 (Zaccai et Orban, 2017). Ces mouvements constituent un tournant dans la vie politique à l’ère de l’Anthropocène : ils engagent les populations concernées et un large public vers des apprentissages d’ordre politique, principalement en contextes non-formels et informels. Par ailleurs, l’éducation formelle est de plus en plus sollicitée pour préparer les jeunes à répondre aux enjeux globaux de la société mondialisée, tels que les inégalités de santé, la détérioration des écosystèmes ou une transition socio-écologique encore à planifier. Parallèlement à ces mobilisations, les institutions internationales et nationales ont également entrepris un processus d’inscription des questions d’environnement et de développement au sein de leurs missions et programmes, adoptant par exemple, les objectifs et les stratégies de développement durable de l’ONU.
Or cette inscription institutionnelle influe sur les finalités et les formes des mouvements sociaux, dont certains se sont professionnalisées, comme le Réseau Français d’Éducation à la Nature et à l’Environnement (FRENE) ou les Centres Permanents d'Initiatives pour l'Environnement (CPIE), acteurs importants en France dans ce domaine (Torterat, 2014a, Toupet 2017). C’est ainsi que des associations d’éducation relative à l’environnement, à l’origine militantes et mues par des logiques participatives et citoyennes, se retrouvent dans les années 2000, sous l’effet de divers dispositifs gouvernementaux (Agenda 21, RSE, établissements verts, etc.), à orienter leurs formations vers des visées aussi instrumentales et limitées que l’apprentissage du tri sélectif des déchets. Cette dynamique techniciste, axée sur les bonnes pratiques et les comportements individuels, tend à occulter les débats fondamentaux de société, lesquels sont éminemment politiques. Cette influence s’étend également aux curriculums nationaux à tous les niveaux de l’enseignement formel dans de nombreux pays, avec une orientation vers un modèle souvent technocentriste.
Il semble ainsi que les mouvements sociaux, autant que les réponses éducatives aux politiques environnementales, de développement durable ou de transition, oscillent entre deux tendances principales (Slimani, Barthes et Lange, 2021) : l’une ayant un caractère techniciste et dont les objectifs sont orientés vers la croissance économique avec une quête apparente de consensus social ; l’autre présentant un caractère plus politique et qui s’assortit généralement d’une réflexion sur les échelles de temps et d’espace ainsi que sur les divergences d’intérêts dans les jeux d’acteurs d’un monde en mutation. Par exemple, le mouvement « Villes en transition » qui prend naissance en Grande Bretagne en 2006, relève plutôt du premier cas, en proposant des alternatives locales résilientes aux crises économiques et climatiques, alors que « Climate Justice Action », un réseau populaire européen qui a pris naissance en 2014 lors de la COP 21, oriente plutôt ses réflexions vers la justice sociale et affronte le système capitaliste dominant avec des actes de désobéissance en vue d’en casser les logiques.
Entre ces deux tendances principales, des positions intermédiaires peuvent apparaître sur les terrains de l’éducation et/ou de l’action sociale à visée éducative, mais quoi qu’il en soit, une repolitisation de la société est observable à travers les questions environnementales et de développement. De même, on observe un regain d’intérêt des populations au niveau mondial pour le processus démocratique, avec un retour affiché de la participation citoyenne (sciences participatives, démocratie active, engagement, etc.) (Torterat, 2014b ; Torterat, Jeziorski et Lange, 2021). Cela se confirme également par un nouvel élan pour l’implication citoyenne dans les processus de décision institutionnelle, ou encore pour le management public dans le monde de l’entreprise.
Ces dynamiques actuelles sont le plus souvent associés à des processus d’éducation non-formelle ou informelle au politique au sein d’une diversité de mouvements et de pratiques sociales émergentes. Il apparaît également que la recherche en sciences humaines et sociales développe des positionnements épistémo-théoriques et méthodologiques qui vont dans le sens d’une intelligibilité de ces phénomènes. De tels positionnements peuvent offrir aussi une formalisation, voire une modélisation de l’éducation au politique et un accompagnement de l’action éducative en ce sens. Citons par exemple, de manière non exhaustive, les cultural studies (Ang, 2007), les éducations à (Barthes et al., 2017), l’éducation critique (Fien, 1993) ou encore la prise en charge des questions socialement vives en éducation (Håkansson et al, 2017).
Dans un tel contexte, ce dossier thématique rend compte de travaux empiriques traduisant des formes et/ou des propositions d’éducation (formelle, non-formelle et informelle) au politique prenant appui sur les questions environnementales et de développement. Différentes contributions mettent en évidence les multiples dimensions de ces questions, y compris les enjeux de socialisation qu’elles soulèvent. Le « politique » et par conséquent, « l’éducation au politique », impliquent différentes organisations sociales, éducatives ou institutionnelles, au sein desquelles elles sont associés à divers positionnements individuels ou collectifs, cognitifs ou sociétaux. Certains auteurs mettent ainsi en évidence la dimension transversale d’une éducation au politique selon une diversité de cadres théoriques et de méthodes, mais aussi d’objets (dynamiques sociales des apprentissages, transformations des sujets et des environnements, analyses curriculaires, mises en récits d’expériences, etc.).
L’éducation au politique sur les enjeux environnementaux soulève entre autres un questionnement sur les processus d’éducation informelle au politique : par exemple, quels en sont les effets auprès des acteurs de terrain ? Les différents travaux portant sur de telles questions s’appuient bien entendu sur des approches diversifiées sur le plan méthodologique (diversité des terrains, des paradigmes, des stratégies ou des constats pré-établis), mais également sur le plan praxéologique, si l’on considère l’évidente pluralité des approches de compréhension des interventions dans ce domaine. Il convient en particulier de ne pas mésestimer les liens existant entre les dynamiques d’éducation informelle et les mouvements sociaux, eux-mêmes politisés et/ou médiatisés de diverses façons (Torterat, 2011, Barthes, 2022). S’il apparaît de manière assez générale, que ces mouvements se désolidarisent des cadres classiques d’une certaine éducation à la citoyenneté, permettent-ils pour autant de reconfigurer l’éducation au politique, en marge des courants et des pratiques relatives à l’éducation à la citoyenneté ou à la paix ? À cet égard, il importe de mettre en évidence les finalités, les cadres de référence et les méthodologies du champ encore non cartographié de l’éducation au politique.
Une autre question, transversale du point de vue de la recherche, porte sur les modèles possibles d’une éducation au politique à travers les questions environnementales et de développement. S’il existe aujourd’hui divers courants et travaux relatifs à une éducation au politique (citons par exemple Ohman, 2008; Perpermans, 2016; Levinson, 2017; Sauvé, 2017), ces courants se déclinent à leur tour en une diversité de modèles et ils évoluent au fil de l’actualité. Le seul fait de répertorier ces modèles dans les différentes sphères culturelles, nous conduit à saisir, au moins en partie, les finalités et les valeurs qu’ils portent. L’enjeu consiste ici à comprendre comment et sur quels terrains ils se construisent, et comment ils se situent les uns par rapport aux autres d’un point de vue historique et systémique. Semblables analyses et réflexions impliquent de prendre en compte la multiplicité des nouvelles propositions qui se construisent en modèles d’éducation au politique ou en contre-modèles explicités en tant que tels. Sur ces sujets, de récents travaux, parmi lesquels certains sont issus de thèses (Toupet, 2017 ; Curnier, 2017 ; Renault-Tinacci, 2018; Slimani, 2019 ; Vaquero, 2019), fournissent des articulations précises, entre lesquelles il convient sans doute d’opérer des recoupements.
En somme, comment repenser le politique en éducation ? Dans quelle mesure est-il opportun de repolitiser l’éducation face aux grands enjeux actuels de sociétés ? Il importe en effet de repenser plus globalement la place et la fonction du politique en éducation formelle et non-formelle, principalement face à la nécessaire prise en charge par l’éducation des grands enjeux actuels de la société. Ces questions, souvent posées dans le cadre des « éducations à » (au développement durable, à la santé, à la biodiversité, à la citoyenneté…), traversent également des courants tels que l’enseignement des questions socialement vives ou les « controversial issues » (Levinson, 2017). Ces courants rejoignent par ailleurs l’éducation au temps de l’Anthropocène (Wallendhorst et Pierron, 2019, Lange et Kebaili, 2019) et au temps des transitions et urgences climatiques (Gibert, 2020), qui impliquent la prise en compte des enjeux globaux de société dans les enseignements transversaux de toutes sortes. De telles préoccupations rejoignent aussi des axes de réflexion exprimés dans certaines didactiques comme celles de l’histoire, de la géographie ou des sciences de la vie et de la terre, mais également dans les enseignements agricoles ou certaines filières des cycles supérieurs. Parallèlement, elles constituent autant d’incitations à réinterroger, dans une dimension plus ontologique, l’impolitisme (Rosanvallon, 2006), la prospective (Barthes, Blanc-Maximin, Dorier, 2019) et la repolarisation des situations éducatives.
Plus concrètement encore, il convient aujourd’hui de revenir sur les curriculums formels et non formels susceptibles de structurer non pas une, mais des éducations au politique dans différents pays comme le montre ce dossier. Cela suppose l’examen des prescriptions, l’identification des apports d’une éducation au politique dans différents milieux d’enseignement-apprentissage et la mise au jour des vécus d’enseignants, de formateurs ou d’apprenants. Sont également concernées ici, les réflexions et les études pragmatiques portant sur les contre-modèles à une éducation au politique pour peu qu’ils soient pensés comme tels. Mentionnons par exemple, les dispositifs qui favorisent la technicisation des questions politiques plutôt que leur examen complexe ou les cours de morale culpabilisantes privilégiant les bonnes pratiques environnementales.
Les contributions des auteurs de ce numéro thématique montrent au final la diversité des contextes concernés par l’éducation au politique et viennent réinterroger les enjeux des éducations environnementales et de développement.
Dans un premier temps, les auteurs précisent les contextes socio-politiques de la prise en compte des questions environnementales en éducation au sein des sociétés libérales, clarifiant les fondements épistémologiques et les choix curriculaires qui y sont associés, en même temps qu’ils réaffirment la nécessité de la prise en charge du politique par l’éducation.
Edgar J. González Gaudiano (Université de Veracruz, Mexique) repositionne les enjeux politico-pédagogiques qu’une double crise climatique et environnementale globale soulève, alors que celle-ci résulte de la stratégie libérale dans laquelle les fins économiques prévalent sur les normes culturelles. Il repositionne en particulier le problème de la consommation dans les questions éducatives. Xavier Roth (Université de Grenoble, France) traite d’abord de ce cadre paradoxal qui consiste à justifier par des valeurs libérales, des actions éducatives qui se caractérisent précisément par leur intention normative. À l’encontre d’une telle posture, il montrera qu’en toute logique, l’éducation au développement durable réclame une réflexion politique sur la nature de la vie bonne et du bien commun, qui ne saurait se limiter à la seule affirmation du respect des libertés individuelles. Ce faisant, il ouvre le bal des définitions de ce pourrait être une éducation au politique. Melki Slimani (Université de Kairouen, Tunisie) formalise les apprentissages politiques selon une perspective épistémologique qui les considère comme des processus de production d’un savoir politique. Il explore ensuite les ancrages pédagogiques possibles entre les apprentissages politiques et les apprentissages associés aux objectifs de développement durable. Angela Barthes (Université d’Aix-Marseille, France) clarifie ce que peuvent être les cadres de pensée d’une éducation au politique, puis ce qu’implique concrètement de construire des curricula intentionnels en ce sens. Elle revisite l’histoire des courants successifs d’éducation relative à l’environnement, au développement durable et au temps de l’Anthropocène dans la perspective d’examiner la présence ou d’absence d’éducation au politique dans chacun d’eux.
Dans un second temps, les contributions des auteurs questionnent la façon dont les contextes globaux sont pris en compte en éducation et comment agit la diversité des spécificités locales. En contexte global, l’internationalisation des curricula et les injonctions des sphères politiques mondiales amènent à repenser la transversalité autrement, tandis que les éducations formelles sont appelées à prendre en charge de la double dimension politique et scientifique des questions environnementales et de développement. D’un point de vue local, les initiatives et luttes écocitoyennes participent de la démocratie dans des processus d’éducation informelle et favorisent l’autonomie et la justice sociale.
Ainsi, dans le contexte de l’internationalisation de l’enseignement supérieur, Christophe Point (Université de Saint-Etienne, France) repositionne la question de l’écologie pour montrer comment sa globalité oblige à formuler un cadre conceptuel et politique différent de celui qui prévaut actuellement. Il prend plus spécifiquement appui sur les dualismes conceptuels mis au jour par Hannah Arendt pour montrer comment ceux-ci empêchent de penser pédagogiquement et politiquement la place de l’écologie au sein des universités. Les dégâts de ces dualismes sont ensuite illustrés à partir de notre façon d’appréhender l’éco-anxiété. Enfin, l’auteur ouvre quelques pistes prospectives pour inscrire l’écologie comme cadre épistémologique de recherche, d’enseignement et de formation universitaires. Toujours concernant l’enseignement supérieur, Jean-Émile Charlier (Université de Louvain, Belgique) et Sarah Croché (Université de Picardie, France) nous replacent dans le cadre de l’institutionnalisation des objectifs de développement durable. Ils montrent que ceux-ci proposent une certaine forme d’éducation au politique et évoquent en quoi, associés à l’évaluation de la « compétence globale » selon le programme PISA de l’OCDE, ces objectifs sont de puissants réorganisateurs politiques globaux. Alain Legardez, Maryse Cadet-Mieze et Agnieszka Jeziorski (Université d’Aix-Marseille, et Université de Montpellier, France) montrent comment la montée en puissance des compétences et des objectifs de développement durable peut être réinsérée dans une perspective transformative-critique dès lors que les enjeux environnementaux et de développement sont posés comme des questions socialement vives.
La diversité des contextes soulève également la nécessaire prise en charge de la double dimension politique et scientifique des questions environnementales et de développement en éducation. Cette posture contredit l’idée de neutralité habituellement brandie dans les contextes formels des enseignements scientifiques, auxquels il devient nécessaire d’adjoindre des épistémologies à finalité politique pour repenser les enjeux des transitions et de l’Anthropocène. Malou Delplancke et Hanaà Chalak (Université de Nantes, France) explicitent en ce sens les potentialités et les limites des curricula de sciences de la vie et de la terre via les manuels scolaires. Les auteures observent que ces derniers privilégient la technologie comme source de solutions aux problèmes humains, participent d’une conception positiviste de la science et relèvent d’une approche anthropocentrée dans un rapport au monde très ancré dans le paradigme de la modernité. Elles discutent ensuite des leviers possibles pour repolitiser et reproblématiser ces questions en classe, dans un contexte d’instabilité des savoirs, pour contribuer à une éducation citoyenne. Dans le même ordre d’idée, Sylvie Joublot-Ferré (HEP Lausanne, Suisse) fait le pari d’une expérience de repolitisation en géographie, toujours dans le cadre de l’Anthropocène et via le concept de « l’habiter », dans le cadre de dispositifs de formation initiale d’enseignant.e.s au sein d'une démarche sensible et participative, critique et capacitante. Nicole Mencacci (Université d’Aix-Marseille, France) interroge de son côté les conditions de la problématisation pour favoriser l’accès au politique à l’école primaire. Elle montre que la problématisation nécessite la prise en compte de la totalité des points de vue et le développement de la capacité de les intégrer afin de construire une réponse.
Enfin, les luttes et les initiatives écocitoyennes participent de la démocratie et favorisent l’autonomie et la justice sociale. Elles donnent lieu à des processus d’éducation informelle. Laurence Brière (Université du Québec à Montréal), Guillaume Moreau (Université du Québec à Montréal), Maude Prud’homme (Réseau Québécois des groupes écologistes), Isabel Orellana (Université du Québec à Montréal), Marie-Ève Marleau (Comité pour les droits humains en Amérique latine) et Martine Chatelain (Eau Secours) forment un collectif de recherche-action partenariale et exposent les enjeux de justice épistémique inhérents aux mouvements écocitoyens pour une transition énergétique. Les auteurs montrent comment des espaces de formation réciproque mettent en valeur la diversité des types de savoirs. Ils élaborent un cadre conceptuel permettant de voir ce qui se passe dans la collaboration et le partage de savoirs entre les différents groupes d’acteurs tels que les associations syndicales, les groupes écologistes et communautaires, les comités citoyens et les milieux universitaires. Enfin, Camille Roelens (Université de Lille, France), propose un modèle dont la finalité serait d’aider à penser l’autonomie humaine face aux questions environnementales. Les domaines de l’expérience, de l’éducation informelle et du rapport individuel aux productions culturelles contemporaines apparaissent alors comme privilégiés.
De quelle éducation au politique voulons-nous pour aborder les réalités environnementales et de développement ? Cette question prospective ouvre de multiples avenues. Pour le moins, elle clôt une longue période d’anesthésie au cours de laquelle l’injonction du développement durable et la décennie de l’éducation au développement durable (2004-2014) sont venus renforcer les postures institutionnelles technicistes et antipolitiques partout, sur fond de géopolitique mondiale ultra-libérale. Ces prescriptions globalisantes ont supplanté trop souvent les éducations environnementales militantes.
Aujourd’hui, nous nous retrouvons à nouveau à la croisée des chemins : l’incertitude amène ses problèmescrises, mais aussi ses ouvertures. D’une part, on observe le potentiel mais aussi la fragmentation et les biais des 17 objectifs de développement durable (ODD) ; de même, on reconnaît les possibilités tout comme les enjeux de l’internationalisation des curriculums (influencés par certains pouvoirs). D’autre part, on constate que la montée des « appartenances » (comme les sociétés apprenantes ou les territoires apprenants) peut favoriser l’engagement du monde de l’éducation dans le vaste chantier de la lutte climatique et de la mise en œuvre d’une véritable transition.
Du côté de la société civile et des résistances, on renoue aussi avec les pensées complexes au temps de l’Anthropocène, on assise à la montée en puissance d’épistémologies multiréférentialisées, par exemple celles des Suds, et à l’affirmation des fonctions socio-politiques de l’éducation, des outils, et des choix possibles multiples pour y parvenir.