1Les systèmes scolaires sont le plus souvent assimilés à des collections de classes et il a fallu attendre Aletta Grisay (1990) pour voir apparaître l'effet-école ou établissement qui se combine à l'effet-maître dont Pascal Bressoux(1994) a montré la prééminence dans le premier degré, même si ce chercheur n'exclut pas, sur le long terme, la combinaison avec le premier. Sans attendre la confirmation de la recherche sur ce sujet, les tenants de la Nouvelle gestion publique ont investi dans l'hypothèse d'un effet-chef d'établissement qui serait un accélérateur du changement en éducation scolaire (Progin, Letor, Étienne et Pelletier, 2021). Mais faire peser une responsabilité aussi lourde sur une seule personne ne risque-t-il pas de l'écraser, de la broyer, de la « cramer » ? En effet, l'expression anglaise de burn-out qui correspond à ce dernier verbe assez familier est maintenant largement répandue pour toute sorte de professions.L'ouvrage de Jean-Yves Robin qui est l'objet de cette note de lecture montre, à la suite d'une recherche de trois ans, que même les chefs d'établissement sont atteints par cette maladie professionnelle. Cette souffrance est-elle inéluctable ? Les chercheurs pensent que ce « n'est pas une fatalité ».

2L’un des intérêts de ce livre est de porter sur une population rarement étudiée, celle des chefs d'établissement (CE) français de l'enseignement catholique privé sous contrat. Leur recrutement, leur formation et leur gestion échappent au modèle de l'enseignement public et, malgré les différences dues à l'histoire d'un système qui a dû se reconstruire au fil des lois, il donne l'occasion de recenser les contraintes du métier puis de découvrir comment faire « avec » pour contribuer à la réussite des élèves et… à la satisfaction des parents !

3Tout cela explique une des particularités d'un ouvrage en trois parties dont les deux premières sont rédigées par Jean-Yves Robin (« la recherche comme processus » et « […] comme produit ») et en occupent les trois quarts avant d'être suivies d'une autre qui a été rédigée par différents auteurs dans la tradition des sciences de l'éducation et de la formation (« la recherche à l'épreuve de l'interdisciplinarité »).

« La recherche comme processus »

4Invité comme conférencier par un responsable d'un diocèse, territoire éducatif local de l'enseignement catholique correspondant à un département français en général, l'auteur se trouve rapidement en butte aux remarques des chefs d'établissement présents. Toutes portent sur l'exercice concret de leur fonction qui n'est pas réellement pris en compte. La littérature ne présente que peu ou pas de références sur ce métier, surtout dans le cadre d'établissements du réseau catholique. Enquêtes et entretiens qui viendraient combler ce manque présentent l'inconvénient de reposer sur le volontariat d'« informateurs », terme que nous empruntons à Kaufmann (1996). Or, cette démarche introduit un biais lié à des décisions individuelles de personnes qui accepteraient de témoigner sur leur pratique du métier avec cet inconvénient majeur qu'il est marqué du sceau de la solitude.

5Grâce à un financement institutionnel et à l'accord des chefs d'établissement de ce diocèse, l'exploration de leur métier « réel » (Clot, 2008) a pu être menée sous la forme d'une recherche collaborative recourant à la réunion régulière de cinq Groupes d'analyse des pratiques et de l'activité (GAPA) pendant trois ans. Chacun comptait six chefs d'établissement et deux enseignants-chercheurs sur la base de six rencontres annuelles. Il n'était pas question de créer un énième observatoire dont le rôle aurait été de relever toutes les difficultés qui expliquent les 25% d'épuisement professionnel et les 14% de burn-out diagnostiqués dans une profession où la prudence élémentaire consiste à les dissimuler (p. 6). En fait, le choix assumé était celui d'une démarche clinique validée et suivie par l'institution avec des dispositifs de régulation suffisamment nombreux et pertinents pour éviter toute dérive. Si on veut la définir rapidement, l'approche clinique consiste à considérer des situations singulières puis à les analyser, ici en commun et sur une assez longue durée (trois ans en l'occurrence), afin de déterminer comment diagnostiquer ce qui pose problème et anticiper sur sa survenue, le réguler ou rectifier ce qui doit l'être.

6Avec ce dispositif groupal, la parole n'est pas confisquée car c'est une véritable co-construction qui se met en place et la restitution faite par les chercheurs assure une fidélité aux propos tenus sans risque de confiscation par l'institution commanditaire. Comme souvent en recherche collaborative, le premier effet obtenu se traduit en termes de formation des personnels sur des savoirs d'action indispensables dans l'action quotidienne et non sur des prescriptions institutionnelles. Il y a un deuxième avantage à ces réunions des GAPA : créer « des oasis de décélération » (p. 43), car c'est le temps qui manque le plus au quotidien pour les CE. Enfin, le choix de l'interdisciplinarité ou, pour reprendre Jacques Ardoino (1993), de la multiréférentialité, permet d'éviter une fixation sur la composante psychologique de chaque situation, trop souvent mise en avant dans des analyses superficielles.

7« On pourrait poser comme hypothèse que la situation est un concept-clé pour penser la formation » (p. 51) soutient l'auteur. On pourrait y ajouter la recherche puisque le A de l'activité dans GAPA permet de discerner cette cible invisible tout comme le sont les pratiques (Beillerot, 1996). Ce choix de la mise en commun de récits singuliers par des personnes ayant une pratique nécessairement solitaire remonte à Balint (1957/1960) mais il bénéficie d'un enrichissement déjà étudié : la reprise ajustée d'un dispositif de formation pour en faire une méthode de recherche à visée d'utilité sociale (Étienne, 2009). Cette première partie s'achève sur l'intérêt indéniable du partage de cheminements individuels dont les rapprochements autorisent, au sens fort du mot, celles et ceux qui les ont parcourus à construire ensemble un métier sans qu'il soit défini par des référentiels de compétences rédigés par prescripteurs externes.

« La recherche comme produit »

8« Rien n'est vraiment prévisible dans cet exercice professionnel » (p. 77). Comment alors ne pas tomber dans le relativisme ? Le recours aux deux dimensions de l'activité fournit l'ancrage nécessaire : le quotidien productif où des réponses à l'imprévisible se mêlent au pilotage temporel d'un établissement se double d'un constructif où le CE se développe sur un plan professionnel et personnel. Les témoignages recueillis montrent combien ces deux dimensions subissent d'avanies car le CE « demeure un sujet dirigé autant que dirigeant » (p. 79) avec cette particularité des métiers de l'humain où le faire faire s'affronte à la négatricité de l'autre ou des autres, que l'on peut présenter comme la capacité de déjouer la volonté de celle ou celui qui est en posture d'autorité.

9Les CE ont donc affaire avec les « facteurs humains », qu'ils interviennent dans l'établissement ou sa périphérie ou encore qu'ils proviennent de la hiérarchie : frénésie du rendre compte et de l'évaluation, mise en place de changements qui se bousculent, risque de devenir le point de fixation de ressentiments, nécessité d'accueillir l'agressivité tout en maintenant le cap relationnel pour préserver l'avenir, maintien d'espaces de préservation de soi malgré les sollicitations incessantes, bref « développer toute une ingéniosité, un génie des situations » (p. 100).

10Les situations racontées et leurs analyses produisent donc un résultat qui peut s'assimiler à une professionnalisation du métier (Wittorski, 2008) : paradoxalement, il souligne la nécessité d'un accompagnement par des pairs ou par des ex-pairs qui permette de sortir de la double impasse de l'isolement du CE et de l'urgence à laquelle il est constamment confronté. La seule condition de réussite de cet accompagnement est qu'il soit mis à la disposition des CE et non imposé par leur institution car il constitue une ressource pour répondre aux questions que pose ce métier du travail avec autrui (expression préférable à celle du travail sur autrui). Pourquoi et quel intérêt y a-t-il à être constamment présent et disponible ? Comment asseoir sa légitimité alors qu'on a « trahi » son corps d'origine, stéréotype souvent constaté ? Quelle conduite adopter envers des personnels parfois mal formés et des parents peu ou mal informés ? Quelles références éthiques pour des situations de crise ou d'autres moins graves mais plus récurrentes, comme la gestion d'un professeur qui s'est fourvoyé dans son projet professionnel ? Comment enfin éviter de surréagir ou de tarder trop pour décider ?

11À toutes ces questions correspondent des réponses méthodologiques et praxéologiques : il s'agit de développer, à la manière d'un musicien, quatre répertoires qui combinent le plus singulier, le plus rationnel, le plus relationnel et le plus universaliste, ce qui est notre interprétation du schéma de la page 138 qui leur est consacrée. Sans être devenu un programme d'intelligence artificielle qui aurait pour but de remplacer les CE, ce produit de la recherche souligne la multidimensionnalité de leur action qui va de la mise en ordre d'une salle de restaurant avant la rentrée à l'élaboration puis au pilotage d'un projet. Cette partie présente donc des ressources pour l'exercice de la profession, même si nous tenons à rappeler que Jean-Yves Robin la conclut sur le double impératif d'un maintien du contact (l'humain et le social) et d'une exécution des règles dans un cadre de contraintes institutionnelles (la tâche prescrite). Cette mise en tension rend indispensable le recours à des savoirs savants développés dans les sciences humaines et sociales, au-delà des seules sciences de l'éducation et de la formation.

« La recherche à l'épreuve de l'interdisciplinarité »

12Et Jean-Yves Robin le confirme, la multiréférentialité, « c'est un moyen de réfréner un discours surplombant » (p. 159). Cette façon d'introduire la troisième partie consacrée à l'interdisciplinarité, voire à « l'indisciplinarité » reprise à Dominice (2000) permet de trancher le débat sur une question vive : faut-il recourir à des spécialistes de disciplines quand l'action visée concerne l'éducation ou des chercheurs généralistes peuvent-ils assurer cette charge ? Si l'objet, l'intervention de l'enseignant ou la conduite d'un établissement, est unique, la focale d'observation doit être multiple et inter- ou codisciplinaire (Blanchard-Laville, 2002), comme le prouvent les chapitres suivants.

13Hélène Desfontaines s'intéresse au recrutement des CE dans l'enseignement catholique, mais, au-delà des valeurs et références très marquées d'un système, elle pose la question qui devrait être celle du projet personnel et professionnel de tout personnel de direction : pourquoi choisir ce second métier, car l'histoire et les textes réglementaires ont fait en sorte que ce ne soit jamais le premier ? D'où notre étonnement de sa « requête visant à dépersonnaliser le rapport au travail pour professionnaliser davantage encore le métier » (p. 168). Il nous semble que le deuil de la personnalité au profit d'une professionnalisation (du métier, de la personne ou du rapport au métier ?) pose plus de problèmes qu'il n'en résout. Et nous nous sentons beaucoup plus proche de Laurence Cocandeau-Bellanger qui propose, au vu des résultats de la recherche, de « concilier vie de travail et vie hors travail au regard du sens de l'activité » (p. 169). Son analyse repose sur les différents modes de conciliation qu'elle rappelle à partir de trois cas, ceux de Stéphanie, de Nadia et de Laurent et elle conclut sur une esquisse de typologie qui induirait sans doute de nombreux développements en termes de conseils de carrière en amont et en aval de ce choix important.

14Isabelle Grangereau et Paola Duperray reviennent sur l'intérêt majeur du livre qui concerne tout ce qui a trait à une éventuelle souffrance au travail dont la prise de conscience, pour récente qu'elle soit, n'en est pas moins essentielle. La tension est forte « entre sentiment de toute-puissance et impression d'être dépossédés voire contrecarrrés par ces multiples instances » (p. 183-184). On retrouve là un lointain écho du sentiment de n'être que des fusibles destinés à protéger un système en cas de court-circuit ou de surtension. Et la qualification des GAPA comme « espace transitionnel » révèle une part de l'efficience de ces groupes où la catharsis se combine au développement professionnel mais aussi souvent personnel. Enfin, Ségolène Le Mouillour et Jacques Legal s'intéressent aux espaces sociaux vécus, perçus et produits par les chefs d'établissement ainsi qu'au fait que la recherche a permis de les rapprocher, notamment par une construction identitaire du corps professionnel même si elle reste sous la menace du retour « d'une langue de bois institutionnelle » (p. 201).

15Cette recherche collaborative repose sur une démarche clairement expliquée et d'une grande humilité. Certains de ses acquis ne concernent que le système d'enseignement catholique mais ses apports en termes de professionnalisation du métier en font bien plus qu'un « pré-texte » (p. 208) pour en écrire d'autres. C'est une contribution décisive tant par sa méthode que par ses apports pour la compréhension du métier de direction d'établissement scolaire mais aussi pour continuer des travaux comme ceux d'Yves Clot et Yves Gollac (2014) ou Christophe Dejours (2015) pour « rendre le travail supportable » et faire en sorte que « la souffrance ne soit pas une fatalité ».

16Références complémentaires :

17Ardoino, J. (1993). L’approche multiréférentielle (plurielle) des situations éducatives et formatives. Pratiques de formation, 25-26, 15-34, http://www.barbier-rd.nom.fr/​ApprMultRefJA.html, consulté le 20 mai 2020.

18Balint, M. (1957, 1960 pour la trad. française). Le médecin, son malade et sa maladie. PBP.

19Beillerot, J. (1996). L’analyse des pratiques professionnelles : pourquoi cette expression ? Cahiers pédagogiques, 346, 12-13.

20Blanchard-Laville, C. (2002, dir.). Mélanie, tiens, passe au tableau. Un cours de mathématiques ordinaire dans le prisme de la codisciplinarité. L'Harmattan.

21Bressoux, P. (1994). Les recherches sur les effets-écoles et les effets-maîtres. Revue française de pédagogie, 108, 91-137.

22Clot, Y. et Gollac, M. (2014). Le Travail peut-il devenir supportable ? Armand Colin.

23Étienne, R. (2009). L’analyse des pratiques, entre recherche(s) et formation, des allers et retour significatifs. Éducation et socialisation, les Cahiers du CERFEE, 26, 127-143.

24Grisay, A. (1990). Des indicateurs d’efficacité pour les établissements. Éducation et Formation, 22, 31-46.

25Kaufmann, J.-C. (1996). L’entretien compréhensif. Nathan.

26Wittorski, R. (2008). La professionnalisation. Savoirs, 17, 9-36.