1Adoptant la métaphore du nain juché sur des épaules de géant, Éric Saillot, bénéficie d’une préface de Dominique Bucheton et d’une postface de Marguerite Altet pour son livre où l’ajustement apparaît deux fois dans le titre. Il reconnaît à de nombreuses reprises sa dette envers ces deux chercheuses mais aussi plus largement à l’égard de la communauté scientifique en éducation et formation, ce qui nécessite d’emprunter des concepts et méthodes à la sociologie interactionniste, à la psychologie du travail, à la linguistique, à l’ergonomie et à l’analyse de l’activité. Alors que le lecteur pourrait craindre d’avoir affaire à un ensemble confus et touffu de références à la mode, l’auteur s’en tient à un double objectif : « apporter de repères pour l’analyse de l’activité d’ajustement [...et] offrir différents repères théoriques […] dans une approche compréhensive des pratiques professionnelles » (p. 25). Ouvrage de chercheur, de formateur et d’enseignant, trilogie chère à Jean-Pierre Astolfi, cette monographie se développe sur cinq chapitres, présente douze portraits illustrant un parcours personnel et professionnel, s’appuie sur six rappels théoriques et est illustré par dix-huit figures, sans oublier les plus de deux cents références d’une bibliographie particulièrement riche et diversifiée.

2Mais d’où vient au juste l’ajustement ? En faire la généalogie constitue l’enjeu du premier chapitre. L’étymologie est le premier recours du chercheur qui en établit la fécondité : il faut que ça tombe juste, qu’il s’agisse du sur-mesure d’un tailleur ou d’un ensemble mécanique en mouvement. Passer de la métaphore au concept se fait grâce à un emprunt à la théorie linguistique de Culioli dont la dualité des ajustements notionnels et intersubjectifs permet d’introduire la notion fondamentale de jeu. Il ne s’agit pas de faire de l’adaptation comme Anna Karina dans Pierrot le fou de Godard (1965) : découper les pièces d’un puzzle pour qu’elles s’emboîtent. Il faut au contraire écouter et observer, voire faire puis évaluer pour éventuellement revenir en arrière, donc penser et dire pour s’ajuster aux faits et notions mais aussi aux personnes avec qui on est en relations. L’utilisation de cette approche en enseignement-apprentissage se révèle très féconde car elle correspond à une rupture épistémologique déjà relevée par Bachelard (1938) qui dénonçait le fait que les professeurs ne comprennent pas que les élèves ne comprennent pas. L’imprévisibilité des difficultés des élèves se heurte à la nécessité d’ajustement de l’action des enseignants qui ont pour mission non de transmettre mais d’étayer au sens de Bruner (1978), auteur clé sur lequel s'est appuyé Éric Saillot : « faire en sorte que l’enfant puisse se concentrer sur la connaissance qu’il est en train d’acquérir » (cité en anglais p. 41, traduction personnelle). Sans toujours passer par ces étapes, les pédagogues ont depuis longtemps réservé une place éminente à l’élève et à ses interventions dans le dialogue pédagogique. En revanche, il a fallu attendre les travaux de Marguerite Altet (avec Marc Bru et Claudine Blanchard-Laville, entre autres) et de Dominique Bucheton (avec son équipe du LIRDEF) pour arriver à une théorisation de l’ajustement fondée sur des travaux de recherche. C’est ainsi qu’émergent les postures d’étude des élèves et d’étayage des enseignants (rappel théorique 3, p. 57-58).

3Comment pourraient-elles s’ajuster réciproquement ? C’est tout l’enjeu du deuxième chapitre qui adopte pour intitulé le sous-titre de l’ouvrage : construire une posture d’ajustement. Ce défi nécessite un détour par le métier et par une distinction entre les gestes de métier et les gestes professionnels, les premiers étant l’héritage traditionnel de la « forme scolaire » (Vincent, 2008) et les seconds concernant l’accompagnement à mettre en place pour que les élèves puissent acquérir les savoirs en dépit des difficultés qu’ils peuvent éprouver dans les situations où ils se trouvent. C’est alors que la didactique professionnelle fournit la démarche disruptive : partir du travail réel pour former au travail et non d’un quelconque travail prescrit. Ce qui ne veut pas dire refuser la prescription (voir le chapitre quatre sur ce point) mais la remettre à sa juste place de commande et non de modus operandi. Éric Saillot propose alors d’ajouter à la trilogie de Bucheton et Soulé - penser, dire, faire - une activité à double face – observer, écouter – que nous avons évoquée ci-dessus. Nous ne sommes alors pas loin de l’évaluation formative – prise en compte d’informations provenant des élèves sur leur progression (p. 112) – et nous progressons vers la formatrice qui donne aux élèves le rôle majeur dans des apprentissages auto- et co-contrôlés pouvant aboutir à l'autonomie, si souvent évoquée dans les propos des enseignants. Suivent une quinzaine de pages où le multi-agenda des préoccupations enchâssées des enseignants s’enrichit de développements issus des recherches et pratiques de l’auteur et aboutit à un total de vingt-quatre préoccupations transformées en « points de vigilance » (ibid.). Si l’intention est de « guider les enseignants » (ibid.), il est opportun de rappeler l’impossibilité de tenir en mémoire plus de sept éléments au même moment qui a souvent été signalée par Philippe Perrenoud. Nous avons préféré les pages consacrées à l’observer/écouter dans une logique de régulation, voire dans une perspective d’enquête reprenant les propositions de John Dewey. On peut estimer aussi que les logiques profondes, bien que citées à quatre reprises, n’y trouvent pas la même place de choix que les logiques d’arrière-plan. Il est vrai que ce dernier point n'a été clarifié que très récemment par Dominique Bucheton.

4Cela aurait permis de donner plus de profondeur encore au chapitre trois consacré à l’ajustement à soi dans une dimension d’inconscient pratique oubliant quelque peu l’inconscient dans la classe (Imbert, 1996) dont la présence se limite à cet excellent auteur. Par un parti-pris original mais étonnant dans un ouvrage jusque-là très scientifique, les pages 127 à 162 sont consacrées à des réponses à des questions d’enseignants du type « je ne vois pas mes élèves en difficulté progresser » (p. 128) ou « qu’ont appris mes élèves ?» (p. 161). Certes, cela permet d’introduire des réponses d’ajustement fondées sur des recherches comme celles de Bandura, mais cela surprend car on peut se poser la question de ce que l'on apprend de la déconstruction d'un stéréotype, sinon son origine. En revanche, les deux derniers aspects que sont le respect des prescriptions et la prise en compte des émotions emportent l’adhésion.

5C’est dans le « s’ajuster à autrui » que réside l’autre intérêt majeur de l’ouvrage et donc de son quatrième chapitre. L’auteur, dans le droit fil de ses recherches, s’intéresse d’abord à la bienveillance en faisant remarquer que son apparition en termes scientifiques est encore en émergence. Même si le préfixe bien a été quelque peu dévalorisé par les travaux sur l’évaluation, le fait de « veiller sur » et de « veiller à » recompose le métier d’enseignant en travail ré-flexif. Autrement dit, c’est parce que l’élève a fléchi que l’enseignant peut l’accompagner dans la phase suivante, la ré-flexion sur l’action après l’action afin qu’elle s’ancre dans l’action, voire en anticipation, avant l’action. Et, en changeant de focale à partir de sa recherche sur « plus de maîtres que de classes », Éric Saillot développe sur un sujet qui nous est cher depuis plusieurs décennies, l’éducation et l’enseignement non plus envisagés dans des boîtes à œufs (Johnson, 2015) avec un maître-une classe-une séance (ou une séquence) mais dans des écoles et établissements conçus comme de véritables réseaux (Étienne, 2012) où la coopération et la socialisation démocratique (Amiel, Étienne et Presse, 2003) proviendront d’une socialisation professionnelle. C’est ainsi que se co-construit le co- de co-enseignement, co-éducation qui nécessite une co-préparation sur la base d’un projet commun.

6Le chapitre cinq clôt en quelque sorte la boucle en revenant sur le rôle du langage dans l’ajustement et l’action conjointe qu’il suppose. Il revient sur les principaux rôles de l’enseignant en insistant sur sa ressource essentielle qu’est le langage, au détriment peut-être d’attitudes corporelles, de mimiques, de geste, de déplacements et de tous les éléments qui viennent complexifier et renforcer l’agir enseignant. Bien sûr, quelques astuces et conseils fondés sur des travaux concernant la face (Goffman) ou le dialogisme (Bakhtine) permettront de mieux comprendre ce que l’on peut appeler l’accompagnement en lui donnant sa profondeur pédagogique et humaine sans le reléguer au rang d’élément de langage.

7Dans sa conclusion, Éric Saillot accorde son propos avec celui d’Olivier Maulini citant Edgar Morin en vue de « relever le défi de la complexité ». Et s’attaquer « au cœur de l’activité d’enseignement-apprentissage » constitue une entreprise de ce genre dont on pourrait craindre qu’elle ne sombre dans la confusion. Ce n’est pas le cas ici car l’auteur choisit ce qu’on peut appeler un concept opératoire-clé : l’ajustement qui fonde une pratique efficiente de l’étayage. Son cheminement permet de comprendre la complexité d’une toile où s’entremêlent les fils de l’histoire de l’épistémologie scolaire et la trame des sciences humaines et sociales. Même si, parfois, les figures, très nombreuses et assez compliquées pour certaines, s’enchâssent les unes dans les autres, faisant perdre au propos un peu de sa clarté et de sa cohérence, l'insistance d’Éric Saillot sur l’ajustement à soi et à autrui est particulièrement convaincante. Ce livre marque donc une étape importante dans la révolution qui fait passer du métier prescrit au travail conjoint de l’enseignant.e et des élèves, tout au moins tel qu’on peut l'observer quand la formation se fonde sur l'étude de l'activité.

8Bibliographie complémentaire à celle du livre :

9Amiel, M., Étienne, R. et Presse, M.-C. (2003). Apprendre et vivre la démocratie à l’école. CRDP de l'Académie d'Amiens-CRAP-Cahiers pédagogiques.

10Étienne, R. (2012). Réseaux et systèmes éducatifs, de nouvelles formes d’organisation actuelles et à venir. Administration & Éducation, 4, 15-21.

11Johnson, S. M. (2015). Will VAMs reinforce the walls of the egg-crate school? Educational Researcher, 44, 117–126, https://doi.org/​10.3102/​0013189X15573351, consulté le 14 janvier 2022.