2C’est donc presque une tautologie de poser que la visée éducative première que poursuit l’enseignant d’une classe coopérative est l’apprentissage de l’acte coopératif. Celui-ci se traduit par un double état de fait :

• la possibilité pour chaque personne membre de la classe d’apprendre lors de situations d’entraides diverses ;

• et celle, plus large, de pouvoir compter sur le soutien d’un tiers qui se met à disposition éventuelle en tant qu’expert.

3Les discussions qui se produisent dans de telles classes se veulent toutes des instruments pédagogiques au service de la coopération mais complètent chacune à sa manière l’impact éducatif du projet global. C’est le cas notamment pour des discussions qui se déroulent à travers des institutions de classe comme le conseil de coopérative, le « Quoi de neuf ? », le bilan météo, les équipes de travail, les présentations d’exposés, les moments à visée philosophique et bien d’autres.

Le conseil de coopérative

4Le conseil de coopérative, tel que l’avait pensé Freinet et d’autres pédagogues en leur temps, se veut le lieu d’un possible exercice d’une démocratie directe et participative. F. Oury le définissait à juste titre comme « la clé de voûte » du dispositif coopératif, dans la mesure où il permet la cogestion voire l’autogestion pédagogique. En d’autres termes, lorsqu’un enfant manifeste une volonté de modifier le quotidien de la classe, c’est par l’intermédiaire du conseil qu’il le pourra. Les discussions qui se produisent lors de ces instants revêtent donc très souvent un caractère pragmatique puisque leur but est d’améliorer, par le consensus de groupe, la vie de chacun en classe.

Script d’un « Conseil de coopérative »

Date : 05/02/99 — Classe de CM2 — Durée : 45 min.
Nbre part. : 25 — Président : Nathalie — Secrétaire : Samia

Le « Quoi de neuf ? »

5Les « Quoi de neuf ? » (autrement appelés causettes ou entretiens du matin — Plan Rouchette) sont l’occasion d’assister à des discussions d’une toute autre nature. Au départ, un enfant (ou l’enseignant) apporte un sujet de discussion à travers la narration d’un fait de vie ou la présentation d’un objet. La discussion naît du souci de mieux comprendre ce qui est ainsi apporté et ses intentions sont tout autant l’engagement dans l’oralité que la valorisation de l’estime de soi. Il en va de même dans la forme pour ce que l’on nomme les « bilans-météo » dont le principe est de pouvoir s’exprimer sur le vécu de la journée afin de rentrer chez soi sans un éventuel malaise lié à l’impossibilité d’exprimer une joie ou une souffrance relative à un fait coopératif de classe. La discussion prend ici la forme d’énoncés successifs de jugements personnels.

Script d’un « Quoi de neuf ? »

Date : 25/03/03 — Classe de Cycle III — Durée : 15 min.
Nbre part. : 22 — Président : Chris — Secrétaire : Virginie

1	Présidente	Taisez vous. Hamza à ta place. Le quoi de neuf va commencer. + Le quoi de neuf est ouvert. Je serai le président. On ne se moque pas on écoute celui qui parle les gêneurs deux fois n’auront plus droit à la parole. Jérémy la campagne ++
2	Jérémy	Alors c’était dimanche je suis allé à la campagne avec ma mère ma sœur et mon petit cousin et eux ils y étaient jamais allés alors nous et mon oncle et mon parrain on leur a montré la route. Sur le chemin y avait plein de pierres alors on se secouait de tous les côtés ensuite heu ++ ensuite on est parti dans le terrain j’ai montré à ma sœur la cabane qu’on avait fait à Loïc aussi ils avaient peur de monter ils avaient peur que la cabane tombe dans un arbre après heu ensuite heu on est allé au terrain de cross et je leur ai montré une voiture qui avait coulé dans l’eau et qui pouvait pas couler plus on est monté dessus ensuite heu on s’est amusé au terrain de cross à la guerre avec des boules de terre heu on a mangé et heu et après on s’est amusé au ballon et plein de choses et voilà
3	Virginie	Juste je voulais dire Jérémy c’était pas en campagne c’était dans la garrigue
4	Mouaâd	Ouais Jérémy arrête de parler de la campagne un petit peu t’arrête pas de parler de la campagne
5	Jérémy	Tu veux que je te dise que je suis allé à Marseille c’est pas vrai
6	Présidente	Virginie
7	Secrétaire	Mennana le colis piégé
8	Mennana	C’était samedi on est parti chez une amie à ma mère puis elle nous a dit que dans le bloc où elle habite le St Guilhem là elle nous a dit qu’il y a une dame qui a ouvert sa boîte à lettres et après et dans un papier ou dans un colis y avait je sais pas quoi il y avait comme une odeur et elle pouvait comme plus respirer puis elle a appelé les pompiers après ils sont venus ils ont mis les masques à gaz ou je sais pas quoi là après ils ont évacué tout le monde et voilà puis tout le monde est sorti et et et et ils sont partis après + et puis le matin je suis partie voir ma boîte aux lettres et y avait un mot c’est contre la guerre et après je l’ai enlevé et ma mère m’a dit regarde si ya pas une odeur ou quelque chose là je sais pas moi et après je l’ai dit et après j’ai commencé à voir j’avais la tête qui tournait et parce que je lisais et y avait un truc qui disait que Georges Bush il avait raison de faire la guerre et tout ça et après y avait écrit Jésus Christ après sa mort il avait dit je sais pas quoi +
9	Présidente	C’est bon tu vas à ta place + oui mais d’abord elle finit son histoire mais on lui pose pas de question. Ensuite
37	Ichem	C’était c’était je me rappelle plus quand c’était je suis sorti dehors avec ma petite balle pour jouer aux quatre pierres et ensuite ya Guillaume qui a sorti son chien il a dit t’as une balle je lui ai dit oui je l’ai ramenée. Ensuite on a commencé à lui lancer la balle et il a commencé à courir et des fois il l’attrapait avec la gueule il sautait et tout et il nous ramenait la balle et ma balle je l’ai perdue
38	Hamza	Pourquoi le chien il sautait et tout ?
39	Ichem	Pour attraper la balle il jouait
40	Mennana	Et heu la balle il l’a pas il l’a pas écrasée elle était pas remplie de bave ?
41	Ichem	Pas beaucoup
42	Virginie	Et si tu l’aurais retrouvée tu l’aurais pris ou tu l’aurais donnée à Guillaume pour son chien ?
43	Ichem	Je lui ai donnée puis après je l’ai perdue
44	Arslan	Il l’a mangée
45	Enseignant	C’est quoi ce jeu les quatre pierres ?
46	Ichem	En fait tu dois mettre la pierre ensuite quand tu le touches tu dois courir et tu dois mettre quatre pierres par dessus et quand tu les fais tomber tu dois courir et ton adversaire il doit pas te toucher avec la balle si tout le monde se fait toucher et ben ils ont gagné et si les autres si y en a un il attire l’autre pendant que l’autre il met les quatre pierres en place et ben ils ont gagné
47	Présidente	Encore des questions ? ++ Qui sera président la prochaine fois ? ++ un garçon + Ichem + le quoi de neuf est terminé. Prise de température de la présidence

6Puisque les enfants sont amenés à travailler dans des équipes, un certain type de discussion s’y développe. Il s’agit d’échanges toujours coopératifs autour cette fois-ci de l’approfondissement d’une problématique liée aux apprentissages scolaires et relative aux programmes. Par l’intermédiaire organisationnel de référents d’équipe, ces échanges prennent la forme soit d’une explicitation des consignes passées, soit d’une co-présentation des représentations liées à la recherche en cours, soit à l’organisation de situations d’entraide entre des enfants qui maîtrisent la compétence dont fait l’objet le travail et ceux qui ne la maîtrisent pas encore. Ces discussions ont la particularité d’échapper le plus souvent au contrôle de l’enseignant.

La discussion à visée philosophique

7Par choix et non par exhaustivité, les dernières discussions que nous aborderons ici correspondent aux échanges induits par des moments à visée philosophique. Ceux-ci sont fédérés par un sujet réfléchi en conseil et consistent à terme à permettre aux enfants la production d’une pensée personnelle. Justement parce qu’ils se sont construit un habitus démocratique à travers l’esprit coopératif de la classe, ils sont en mesure d’entrer dans une éthique communicationnelle les incitant à faire part de leurs représentations devant un groupe puis d’en tenter une évolution réflexive.

8Celle-ci se fait par guidance du philosopher, les enfants et l’enseignant s’aidant mutuellement à l’articulation des actes mentaux d’argumentation, de problématisation et de conceptualisation.

Script de discussion philosophique

Date : 22/10/01— Thème : « Le racisme » — Durée : 30 min. — N^o : 31 Nbre part. : 13 — Président : Houssam
Anim. : Enseignant — Synth. : Enseignant Reformulateurs : Sylvain et Hanane — Journalistes : Khadija et Jérémy

B E 3 Arslan	Moi je veux poser une question je veux poser une question au maître ou aux autres si ils le savent c’est en quelle année on a inventé le racisme ?
B E 4 Adil	Je crois que le racisme ça s’invente pas c’est comme ça et c’est depuis longtemps
B E 9 Sylvain	Moi je voulais parler du texte qui dit des choses sur le racisme à un moment l’auteur explique à sa fille que le racisme c’est un état d’esprit qui consiste à se méfier et parfois même à mépriser. Moi je veux dire je suis pas d’accord avec cette définition parce que être raciste ça veut pas forcément dire se méfier parce que sinon moi je serais raciste
B E 22 Adil	Moi je veux dire quelque chose ça sert à rien d’être raciste parce qu’on est tout pareil hein y’a pas quelqu’un qui est différent
B E 27 Chris	J’ai compris mais aussi est-ce qu’on pourrait dire une définition au mot raciste ?
B E 29 Arslan	La définition au mot raciste je crois c’est une personne qui ne qui n’aime pas la peau d’une autre personne
B E 30 Chris	Dans le mot racisme y’a le mot race
B E 31 Sylvain	Le racisme ça consiste à mépriser heu comme il dit Arslan les personnes qui ont une certaine couleur de peau ou bien une certaine race. Tu peux mépriser les marocains quelle que soit leur couleur de peau ou bien tu peux mépriser les personnes qui ont la peau noire parce que tu peux être marocain ou français qui a bronzé au soleil donc heu y’a plusieurs manières donc le racisme ça consiste à mépriser un type de personne un certain nombre de personnes
B E 41 Adil	Moi je veux dire que pour moi être raciste et ben ça sert à rien mais y en a qui des fois ils sont racistes mais après ils réfléchissent dans leur tête et ils changent. Je sais pas moi y’a des autres gens qui disent lui tu dois pas + y’a des gens qui des fois les obligent à être racistes contre des autres
B E 47 Hanane	Je veux poser une question est-ce que c’est vrai que chez les américains ils font un bus pour les blancs et un bus pour les noirs ?
B E 48 Adil	Moi je dis que si t’as entendu ça je dis que c’est pas vrai parce que heu moi je dis que peut-être les blancs et les noirs ils étaient dans le même car mais peut-être qu’ils se battaient
B E 49 Fatima	Non d’après ce qu’il y a dans le texte de Martin Luther King c’est je crois ils ont dit qu’il y avait un côté pour les blancs et un côté pour les blancs après Martin Luther King il s’est battu
B E 68 Animateur	Moi j’ai demandé si chacun d’entre nous on peut être raciste comment on peut faire pour l’être moins ?
B E 69 Khadija	Tu peux être ami avec tout le monde
B E 71 Adil	Moi je veux dire pour arrêter des fois dans des pays ils signent je sais pas quoi ils signent donc peut-être pour que ça s’arrête je propose que tous les pays ils fassent comme ça je sais pas comment on dit. Je pose une question comment ça s’appelle ?
B E 74 Khadija	Moi je veux dire que pour être moins raciste il faut discuter avec tout le monde
B E 80 Sylvain	Moi je réponds à la première question comment faire pour ne pas être raciste. Moi je pense que d’abord tout être doit avoir les mêmes droits et aussi on doit apprendre à vivre en société naturellement avec eux. Par exemple Jérémy et Arslan ils ont la même couleur de peau et la même couleur de cheveux et par exemple Jérémy il doit apprendre à vivre avec Zinabid qui lui n’a pas les mêmes cheveux ou la même couleur de peau. Donc voilà je pense que si on apprend à vivre comme ça et qu’on a tous les mêmes droits ça diminuera le racisme. Mais aussi je pense à certains qui sont racistes mais qui s’en rendent pas compte comme par exemple moi quand j’étais petit j’aimais pas les noirs et quand j’en voyais je faisais Ah j’aime pas les noirs ils sont cramés et tout + mais je pensais pas que c’était raciste et donc avant de mépriser une race il faut apprendre à réfléchir
B E 93 Jérémy	Moi je dis le racisme c’est des gens qui n’aiment pas d’autres races et en fait ça sert à rien parce que tout le monde peut s’aimer et en fait la couleur de la peau c’est rien ça n’a rien à voir qu’ils sont pas gentils

9C’est donc la multiplicité des situations coopératives qui permet à ces discussions de devenir pédagogiques, chacune développant des intentions qui lui sont propres et qui complètent de manière différenciée l’impact éducatif du projet global.

10La participation fréquente et récurrente à des telles discussions, dans un contexte de classe coopérative, conduit progressivement les enfants à acquérir des habitudes discursives précises.

11Certaines d’entre elles tendent à devenir des supports sur lesquels des constructions à venir pourront émerger alors que d’autres correspondent davantage à des freins à l’évolution. Lors des bilans météo ou Quoi de neuf par exemple, nous avons pu observer des interventions illustrant ces propos.

12Tout d’abord, de manière positive, une modification des formulations pour signifier le bilan moyen de la journée qui se traduisait au départ par « je pense que ma journée s’est un peu bien passée » puis qui a évolué vers un « je trouve que ma journée s’est moyennement passée ».

13Ensuite, de manière plus problématique, la référence constante à la préposition « après » : « Hier, je suis allée dehors après j’ai rencontré Davy après on a joué au foot après j’ai tiré, après… » La classe en conseil a abordé le problème pour permettre aux locuteurs de ces moments de parole de se référer à d’autres mots tels que ensuite, alors, et puis ou d’autres et même de ne rien dire et de faire une pause. Les évolutions manifestées sont difficiles à observer d’abord parce que certains enfants avouent que la tâche leur semble trop complexe, qu’ils n’arrivent plus à exprimer ce qu’ils souhaitaient expliquer au départ, ensuite parce que bon nombre de ceux qui s’y essayent montrent leur volonté de progresser en oubliant les « après » mais en usant de manière tout aussi abusive d’« ensuite » ou d’« et puis ». La difficulté repérée et formulée comme hypothèse est que les enfants éprouvent des limites à dépasser des habitudes langagières conçues dans le quotidien de leurs jeux, dans la rue ou dans la cour de l’école. La plupart des enfants réussissent tout de même à développer des compétences dans ce domaine, au bout de plusieurs années d’entraînement mais, semble-t-il, uniquement dans le contexte de ces moments de parole.

14Lors de conseils de coopérative ou des moments à visée philosophique, la nature des interventions est différente dans le sens où les enfants sont rarement amenés à narrer des situations. La principale barrière qui semble se présenter à eux pour s’engager de manière libre et authentique doit se situer dans le fort investissement émotionnel où s’ancre la plupart des échanges. Ces émotions partagées ne correspondent pas à des sentiments de joie ou de peur mais plutôt à de la recherche de reconnaissance sociale ou de fierté à être écouté pour ce que l’on dit et plus pour ce que l’on est amené à faire. Parler en conseil, c’est soit témoigner d’une situation que l’on a vécue et dans laquelle on a de fortes chances d’avoir été affectivement mêlée, soit apporter une contribution argumentative à un débat dont l’aboutissement conduira à une modification du quotidien de la classe. S’engager dans une discussion philosophique, c’est faire part à la communauté de recherche dans laquelle on vit de la nature de sa pensée profonde, ce qui est d’autant plus déstabilisant parce que d’une part les enfants ne sont pas au quotidien amenés à un tel dévoilement de leur pensée et d’autre part parce que l’exploration des sujets est souvent pour chacun des enfants inédite et leur demande dans le feu de l’échange d’exprimer des idées qu’ils se découvrent avoir sans pour autant pouvoir justifier d’une réflexion préalable.

15L’adulte dans tout cela occupe des places qui évoluent au fil de l’année scolaire. Au départ, il est ce que l’on nomme « l’institution zéro », c’est-à-dire celui grâce à qui les principales institutions de parole de la classe vont prendre forme. Une fois ces créations effectuées, il devient l’adulte référent du groupe, ce qui l’oblige à penser à la mise en place des règles de fonctionnement et à veiller à leur intégration et à leur respect. Ce qui est alors en jeu est l’institutionnalisation d’un rituel de classe, une structuration du groupe indépendante de l’enseignant. Cela touche directement la spécificité de la Pédagogie Institutionnelle dans le sens où, de par ses influences thérapeutiques, il s’agit de permettre à l’enseignant et à l’apprenant de sortir des phénomènes d’interdépendance mutuelle et d’inhibition qu’entraînent les relations duelles. Pour cela, il s’agit de faire intervenir un tiers médiateur, une institution, dont le rôle sera de permettre les focalisations sur autre chose que des personnes. Pour les moments de discussions, ces institutions recourent le plus souvent à des « maîtres-mots ». Ceux-ci ont pour but de guider l’ensemble des discussions d’une manière congruente quelle que soit la personne qui en est l’animateur ou le président.

16Enfin, et uniquement lorsque ce rituel existe indépendamment de la présence de l’adulte et permet aux échanges de vivre, celui-ci peut occuper une ultime place, celle de témoin et de guetteur. Il se veut témoin de son statut d’adulte au regard de l’expérience de vie forcément plus grande que celle des enfants avec qui il se trouve, et guetteur des éventuels appels de tel ou tel enfant en demande quant à une difficulté à laquelle il se confronte. C’est sa responsabilité éducative qui devient le guide de ses interventions, le principe étant alors d’entrer dans l’art poïétique des développements personnels suscités. Au même titre que les enfants, il devient donc un agent coopérateur en mesure d’évoluer grâce au groupe et également de contribuer à l’enrichissement collectif.

17Tout ceci conduit donc progressivement les enfants à développer des aptitudes à discuter et à se construire une pensée personnelle. À mon sens, celle-ci est moins remarquable par ce qu’elle exprime que par ce qu’elle manifeste, à savoir la conviction qui s’établit chez chacun de ces enfants qu’ils sont en mesure d’exprimer des idées personnelles, d’effectuer des expériences de pensée et de fait de se sentir exister, ce qui parions-le, amorce de manière prometteuse le chemin qui mène à l’affirmation de soi.