1L’exercice n’est pas simple que celui qui consiste à recenser une biographie qui par essence est déjà la synthèse de toute une vie. C’est encore plus difficile quand celle-ci est soumise à l’analyse du sociologue qui s’applique à une « évaluation rigoureuse de ce que l’on peut appeler la surface sociale » (Bourdieu, 1986, p. 72), laquelle n’existe précisément que par ce récit qui, souvent dans le genre, succombe à l’irrésistible « pulsion narcissique » (ibid.). Les choix de l’auteur soulignent à cet égard la rigueur de l’ouvrage dans ce genre.

2Si le titre principal a tout de la poésie que le texte propose, autant dans ces mots peints avec délicatesse que dans ses anecdotes racontées avec douceur, le sous-titre invite à se pencher sur les choix opérés. Ainsi la notion d’itinéraire(s) -  peut-être empruntée aux Moments de vie de Michel Verret (2019) -  se substitue à l’usage fréquent de trajectoires ou de parcours que les biographies utilisent parfois comme des synonymes. De la même façon, la précision géographique opposant la capitale à la province suggère une opposition heuristique que les chercheurs et chercheuses connaissent bien, pour peu qu’ils et elles soient soumis·e·s à cette même distinction. De sorte qu’à la seule lecture du titre, on se trouve embarqué dans l’auto-analyse de ce que l’auteur nomme une « trajectoire atypique » (p. 13), notion sans doute plus sociologique que celle d’itinéraire, abandonnée dans le texte, qu’il eût pourtant été intéressant de développer pour « mesurer le chemin parcouru par [lui]-même » (p. 9).

3Outre les trois grandes parties et les neuf chapitres qui composent l’ouvrage, la structure du propos permet des allers-retours aux contours pédagogiques entre, d’un côté, l’histoire de l’auteur, des luttes qu’il embrassa, des partis qu’il prit et, de l’autre, l’histoire rurale de l’école, de l’éducation populaire, de la jeunesse, de la région nantaise, de l’enseignement professionnel, le tout bien entendu assorti de nombreuses références sociologiques. C’est aussi tout un pan de l’histoire de la sociologie qui se découvre à travers celle de l’école nantaise de sociologie et le « parcours » (p. 132) qu’il fit en son sein. Chaque chapitre est en définitive l’occasion de s’attacher à l’histoire contemporaine pour saisir toute la teneur du propos inscrit dans « un temps social concret » (Chauvel, 2010, cité p. 77).

4Cet ouvrage n’est donc pas une autre autobiographie faite de souvenirs généreux relatant une époque généralisée, mais il s’inscrit bien dans la perspective d’une auto-socio-analyse recourant aux outils théoriques pour analyser le matériau biographique d’une vie passée dans un segment temporel donné. En témoignent les nombreuses notes de bas page - près de 500 - essentiellement dévolues aux références bibliographiques très majoritairement scientifiques. Bien entendu, le recours à un matériau aussi volatile que la mémoire pourrait être soumis à la critique de la sélectivité de la mémoire. Aussi, l’auteur propose au début de l’ouvrage un mode d’emploi qui recourt aux codes de la problématisation présentés en introduction des ouvrages sociologiques, où se côtoient avec finesse citations d’auteurs, d’autrices et définitions de concepts et notions : l’occasion de présenter les difficultés à « rendre le familier étranger », comme on l’apprend dans les manuels, les limites de cette « mission chimérique » (p. 17), autant que l’intérêt de « produire une histoire de vie, traiter la vie comme une histoire » (Bourdieu, 1986, p. 70) à travers trois perspectives. Renvoyant aux fondements de la sociologie, celles-ci constituent trois âges de la vie (Van de Velde, 2015) et fondent in fine les trois grandes parties du livre : Socialisation, Génération, Institution.

5La première partie présente les grandes lignes de la socialisation primaire de ce « transfuge social » (p. 24), brodées de souvenirs d’enfance qui permettent de situer la double mobilité sociale de ses parents, marquant la fin du monde paysan et l’avènement de la fonction publique au début des années 1950 (Durand, 2005), ainsi que la culture de classe dans laquelle s’est fondée la trajectoire de l’auteur. On y lit le rapport aux vacances entre travaux des champs, journée annuelle à la mer, colonies et séjours dans la famille. On y découvre ces petits riens qui semblent s’ajuster pour forger la mobilité sociale au gré d’une mobilité résidentielle dans le bourg de la commune, favorisant ainsi le capital social paternel utile à la mobilité scolaire de la fratrie vers l’enseignement supérieur : fait rare pour ces non-héritiers dont « l’avenir objectif de leur catégorie sociale » (Bourdieu et Passeron, 1964, p. 43) les conduisait, comme leurs cousins et cousines, vers la formation professionnelle de l’époque. Le deuxième chapitre, Une géographie de l’enfance, à travers l’ethnographie méticuleuse de la sous-préfecture où son orientation le mena et celle de son village où se tissèrent ses principes de justice et d’injustice au gré des histoires locales mêlant privilèges de notables et survie face à l’exode rural, raconte le jeune lycéen détourné « d’un destin d’autochtone » (p. 52). Un cas d’école, troisième et dernier chapitre de l’enfance, éclaire les politiques éducatives menées en faveur de la massification du secondaire, depuis la fin des années 1950 à la fin des années 1960, tout en questionnant leur effet propre dans les destins sociaux de l’époque. À la suite de quoi il présente les quatre conditions ayant, selon lui, marqué la socialisation de la fratrie et par conséquent sa mobilité scolaire : « le rapport positif aux diplômes » défendu par leur père, titulaire d’un certificat d’études devenu, grâce à ce dernier peut-être, agent des collectivités locales en tant que garde-champêtre, « les interactions avec les élites locales » constituant un « capital informationnel » (Bourdieu, 2016, p. 367), le « sentiment d’honorabilité » (Cartier, 2003, cité par l’auteur) faisant des trois garçons les dépositaires et les héritiers de cette « bonne volonté sociale de la fonction publique paternelle » (p. 59) et enfin une mobilisation scolaire dont témoignent l’abonnement à des revues pour enfants, le recours à la bibliothèque de la commune, les cahiers de vacances et l’encyclopédie achetée à crédit. C’est aussi dans une forme de repli familial que s’inscrit in fine cette socialisation à la sociabilité extra-scolaire limitée à la famille, qui aura permis cette mobilité scolaire menant ces trois garçons vers le collège. Une expérience à laquelle l’auteur ne concède que quelques lignes pour préciser que l’institution scolaire, autant que le sillon tracé par l’aîné, avait décidé de son orientation vers une seconde scientifique. Plus loin, l’expérience du lycéen aux cheveux longs pris entre la norme scolaire et la culture juvénile, s’avère plus dense quand il s’agit de raconter l’arpentage des rues de la sous-préfecture, que celle des cours où il privilégia « l’asymétrie des résultats » (p. 70) selon son intérêt pour les disciplines.

6La deuxième partie, Génération, s’ouvre sur le chemin qui a conduit l’auteur à la sociologie. C’est le temps d’une jeunesse de l’époque, de la jeunesse à une époque. Après le lycée et une année en psychologie sans conviction, il s’orienta vers un Diplôme universitaire de technologie (DUT) Carrières sociales, filière courte et professionnelle qui n’a rien de très atypique à l’époque pour les jeunes des milieux ouvriers accédant à l’enseignement supérieur. Il en sortit diplômé en 1979 et rapidement s’inséra professionnellement dans le champ de l’éducation populaire alors baignée de valeurs émancipatrices et de luttes sociales (Maurel, 2010). L’ouverture aux luttes sociales, le quatrième chapitre, rend précisément compte de la façon dont l’éducation populaire d’une part et sa jeunesse post mai 1968 d’autre part ont participé autant à la distanciation avec sa famille qu’à sa socialisation politique : l’occasion de conter ses premières manifestations et quelques luttes de longue date en Loire-Atlantique comme celles contre la construction d’une centrale nucléaire ou de l’aéroport de Notre-Dames-des-Landes qui fondèrent son militantisme non-encarté et le conduisirent à ne pas se soumettre aux obligations militaires imposées aux jeunes hommes jusqu’en 1996. Cette insoumission fait l’objet de deux chapitres qui soulignent le poids de cette expérience dans sa construction identitaire. L’un fait état de son antimilitarisme à travers l’histoire du service militaire et des mouvements qui s’y opposèrent jusqu’à la fin. Au cœur de cette histoire savamment documentée qui rappelle les principes anarchistes de l’antimilitarisme où « la guerre n’est ni plus ni moins qu’une conséquence directe, un effet inévitable du système capitaliste » (Berkman, 2020, p. 73), c’est aussi celle de l’objection de conscience et de l’insoumission. La reconnaissance en 1962 d’un statut d’objecteur, qui se fait jour, donna lieu à une autre forme de résistance aux implicites guerriers de ce rite de passage à présent disparu : l’insoumission au statut d’objecteur, que l’auteur défendit devant des tribunaux aux côtés de trois camarades durant quatre années. C’est là le propos du chapitre suivant qui clôt cette partie dévolue à sa jeunesse un peu, à son engagement beaucoup. Le récit du procès interminable des « quatre insoumis nantais » appuie habilement le chapitre précédent en développant les différents niveaux de ce combat international mené localement. Il en ressort un parfum de désobéissance civile aux fragrances radicales et une ode à la résistance collective autant qu’à la persévérance.

7La troisième et dernière partie retrace le parcours et la carrière du sociologue de province au sein de l’université nantaise depuis sa licence à son recrutement en tant que maître de conférences. À la suite de son DUT et de trois années en tant qu’animateur socioculturel, il intègre la deuxième année de la licence de sociologie en 1982. C’est « le temps des études » (Verret, 1974) dans une université qui comptait deux fois moins d’étudiant·e·s qu’aujourd’hui, des préfabriqués provisoires qui ont duré, des mandarins et de leur héritage, mais aussi celui du « pionnicat » (jargon de métier pour désigner un emploi de surveillant). Le septième chapitre en fait une habile esquisse en appuyant les traits d’une école nantaise marquée par la sociologie du monde ouvrier, les enquêtes de terrain et Michel Verret alors directeur du laboratoire. L’histoire locale est prétexte à penser l’émergence de la notion de classe populaire qui scellera le déclin de la classe ouvrière en sociologie (Siblot et al., 2015) et confirmera le renouvellement de la recherche sociologique nantaise d’essence marxiste. C’est précisément au cœur de cette partie de l’histoire nantaise que prend corps le parcours de l’auteur. Après une licence, il prépare une maîtrise aux côtés François de Singly, puis enchaîne en faisant un Diplôme d'études approfondies (DEA) avec Christian Baudelot. Les deux diplômes donnent chacun lieu à un mémoire : le premier sur les conseillers conjugaux et le second sur les élèves de lycée professionnel, ce « chantier déserté » (Caspard, 1989, cité par l’auteur, p. 137) auquel il consacre le chapitre suivant. Le ton n’y est plus aussi léger ou espiègle, on y découvre un spécialiste de l’enseignement professionnel qui marque l’insuffisance de la sociologie en la matière et corrige les quelques auteurs qui l’ont « tant irrité » (p. 156). Reprenant consciencieusement les ouvrages et les thèses sur quarante années, il nous offre l’occasion de constater les enjeux de la recherche sur la formation professionnelle et « le travail de fourmi sur un terrain miné » (p. 149) que cela représentait. Un travail débuté en DEA, poursuivi en thèse, qui ne le lâchera plus, ou plutôt qu’il ne lâchera pas, pendant près de quarante ans. Cette temporalité constitue une opportunité de saisir les effets des politiques éducatives. La seconde partie du chapitre est dévolue au doctorat depuis les conditions matérielles d’existence aux prémices de l’informatique en sociologie, de la recherche sans internet ou encore des premiers cours donnés à l’école de travail social. Le dernier chapitre présente son entrée dans le métier et ce qui l’a mû toutes ces années. On y découvre son « peu d’appétence pour les stratégies d’institution » (p. 180) gommé par une conjoncture favorable qui lui ouvrit la voie, une part nihiliste qui imbibe sa sociologie et plus globalement son travail des quatre dernières décennies sur « des chemins peu balisés dans ce chantier déserté : les populations, l’apprentissage en entreprise, les filles et les garçons, et plus récemment les diplômes professionnels » (p. 192).

8Enfin, la conclusion revient sur l’intérêt d’une telle entreprise et, comme il est d’usage dans les ouvrages, en synthétise les principaux résultats : le rapport à ses objets de recherche et les traits de son destin social. Reste une question. « Fallait-il consacrer tant de pages et de notes de bas de pages à la genèse d’un sociologue ? » (p. 197) que son métier aura écarté de la radicalité.

9Au final, l’ouvrage défriche et déchiffre de façon rigoureuse cet improbable « alignement de planètes » (p. 18) qui caractérise cette trajectoire atypique. On peut toutefois formuler deux regrets. Le premier est le manque de développement de ce qui constitue « l’itinéraire » en tant que cheminement personnel et de ce pluriel entre parenthèses qui brouille plus encore la distinction avec la notion de trajectoire. Notion sociologique par excellence depuis les années 1970, particulièrement dans la sociologie de l’éducation (Bourdieu et Passeron, 1970), la trajectoire, qu’elle soit scolaire ou sociale, s’entend désormais au sens individuel autant que collectif en tant que trajectoire de classe et se suffit à elle-même pour saisir le chemin parcouru. Pourtant, bien qu’il désigne l’avenir en évoquant le chemin à venir déjà dessiné, l’itinéraire est employé ici et ailleurs (Galland, 2007 ; Verret, 2019) comme le trajet réalisé. Qu’est ce que mesure l’itinéraire que la trajectoire ne permettrait pas ? Le second regret concerne le peu d’égard fait à l’incertitude sociale qui traverse les choix à chaque bifurcation qui marque cet itinéraire. Si l’orientation suit la forme méritocratique jusqu’au lycée, la suite montre que l’art de la résistance aux normes dominantes qu’il cultive a orienté sa trajectoire. La non-analyse de sa non-aspiration au métier de sociologue, suggère que l’aspiration de l’auteur bien qu’effective (Bourdieu, 1974) au regard de la conjoncture, n’aurait pu être dépourvue de stratégie, reléguant cet accès au métier au seul alignement des planètes, donc au hasard de circonstances favorables. Est-ce là l’effet d’une posture épistémologique et des conceptions qui en résultent (Bessin, Bidart et Grossetti, 2009) ou les effets d’une socialisation secondaire radicale, cette alternation (Berger et Luckmann, 2006) que rend possible la structure de plausibilité qu’est l’université ?

10Ces deux regrets n’entament en rien tout l’intérêt du livre. Ainsi, oui, il fallait consacrer toutes ces pages à cette genèse, au moins pour témoigner de ce que la sociologie permet aux sociologues qui voudraient s’asseoir et se regarder passer.