1Camille Roelens tente d’apporter sa pierre à une question sociétale et éducative vive dans nos démocraties, dont les sciences humaines et sociales se sont emparées à la faveur de ce que l’on nomme communément « crise de l’autorité ». Deux objectifs sont annoncés : vulgariser les apports des sciences humaines sur l’autorité et permettre au lectorat de s’en saisir pour penser et agir. L’ouvrage se compose d’une introduction clarifiant certains débats sur l’autorité et d’une conclusion visant une appropriation singulière de la question. Il comprend trois chapitres. Le premier montre la place essentielle qu’occupe l’autorité dans les sociétés, en particulier dans nos démocraties. Le second cherche à comprendre ce qu’est l’autorité et à quoi elle sert, mais aussi ce qu’elle n’est pas. Le troisième pose l’exercice actuel de l’autorité comme un défi individuel qui, pour être surmonté, suppose des conditions et une éthique. Des « cadres-exemples », des synthèses, des documents, une foire à questions, un glossaire et une bibliographie complètent le propos.

2S’il importe de réfléchir au terme omniprésent d’autorité, c’est pour lever des confusions, soutient Camille Roelens en introduction. Le terme est utilisé avec de multiples usages et doit être contextualisé. Il n’est, par exemple, pas équivalent de dire d’un individu qu’il a une autorité naturelle ou de lui attribuer une compétence dans ce domaine. L’autorité est « toujours une relation entre deux individus humains » et « le résultat d’une volonté d’un des membres de la relation d’influencer l’autre » (p. 12). Elle se construit donc, là où les appels à la restaurer relèvent d’un pouvoir de contrainte. Par ailleurs, parler d’autorités responsables, c’est se référer aux responsabilités juridiques et administratives de la personne qui détient un pouvoir statutaire ou à une institution, qui peut être indépendante d’autres pouvoirs.

3L’autorité fait débat en psychologie (Adorno, Milgram) ou en sociologie (Bourdieu, Passeron, Mendel) d'après laquelle elle sert « à émettre une critique plus globale sur l’évolution des sociétés modernes » (p. 15). Elle se confond avec l’endoctrinement, l’autoritarisme, le totalitarisme, la violence, le pouvoir et ses abus ou encore le charisme, la domination, la manipulation, l’emprise. L’autorité est aussi le marqueur principal de controverses entre progressistes et conservateurs, alimentant des discours de déploration du manque d’autorité ou de dénonciation de ses excès. Ce que ces débatteurs oublient, c’est que l’autorité est fondamentalement un moyen d’influence qui laisse une liberté d’action à la personne sur laquelle elle s’exerce. En outre, elle n’intéresse que lorsqu’elle échoue, parce qu’une autorité assumée et qui réussit est invisible.

4Le chapitre 1 s’attache à montrer que l’autorité est une constante des sociétés humaines (Gauchet). D’une part, chacune et chacun dans sa vie se trouve pris·e dans des relations d’autorité, qu’elle ou il soit influencé·e ou influence, sans qu’une quelconque contrainte par la loi ou la force ne s’exerce. D’autre part, les relations d’autorité rendent les sociétés durables, en particulier grâce à l’éducation et au politique. Dans l’éducation, l’éduqué·e s’appuie sur des autorités, propositions d’influence indispensables à sa construction comme sujet humain. Dans le champ politique, l’organisation d’un pays à travers son histoire assure une continuité qui fait autorité. Ici comme dans d’autres domaines, des figures d’autorité dotées d’une audience particulière inspirent la conduite de l’existence des autres. Plus généralement, les relations d’autorité fluidifient l’espace humain social vers un fonctionnement moins conflictuel, moins coûteux, plus harmonieux. Elles maximisent les chances des sociétés d’atteindre leurs buts.

5Dans les sociétés démocratiques non déterminées par un ordre divin, l’autorité limite les abus d’exercice du pouvoir. Mais avec « le triomphe de l’idée centrale de l’individualisme libéral » (p. 32), l’autorité se métamorphose. Désormais, elle n’est légitime que si elle permet l’exercice des droits individuels, fait progresser chacun vers l’autonomie individuelle.

6L’autonomie étant la capacité à se diriger soi-même dans le monde en mobilisant à la fois des dimensions fonctionnelles, morales et intellectuelles (Foray), l’individu va devoir (re)trouver des équilibres entre ces trois dimensions. De plus, l’autonomie ne se confond pas avec l’indépendance, car elle a besoin de ressources. Pour Camille Roelens néanmoins, l’autonomie permet à l’individu de « choisir ses influences et privilégier les relations d’autorité qui favorisent sa capacité à se diriger dans le monde au détriment de celles qui la compliquent ou l’oblitèrent » (p. 37). Il reste que « les conditions sociales de possibilité » (p. 39) d’un tel exercice doivent être interrogées, dans une « société des individus » censée « garantir à chacun un certain nombre de capabilités » (p. 40). Les réponses à cette redoutable question sont loin d’être évidentes, d’autant que l’auteur les fait dépendre de « l’action des individus eux-mêmes » (ibid.).

7Le chapitre 2 synthétise ce qu’était l’autorité traditionnelle pour en mesurer l’écart avec l’autorité dans les démocraties actuelles. L’idée d’autorité traditionnelle présupposait qu’un ordre des choses transcendant devant être maintenu et perpétué fixait définitivement l’existence des sociétés. Il en découlait une prévalence de la société sur les individus et une hiérarchie naturelle où certains êtres (masculins) étaient supérieurs à d’autres. Dans ce contexte, l’éducation visait à faire entrer progressivement les enfants dans un monde préexistant, où l’autorité des générations précédentes émanait de leur capacité à leur transmettre les contenus des civilisations humaines, ainsi perpétuées (Arendt).

8Il en est autrement dans les démocraties où l’autorité, bien que différente du pouvoir et du droit, doit impérativement fonctionner en articulation et en complémentarité avec eux. L’auteur distingue les pouvoirs statutaires (directs) des pouvoirs indirects, en les limitant aux formes légales de contraintes. Dans ce cadre, autorité et pouvoir peuvent s’exercer de concert, bien qu’il existe aussi des pouvoirs sans autorité et des autorités sans pouvoir. Dans ce second cas en effet, la légalité ne suffit pas à faire autorité. L’influence sans contrainte de la personne qui agit n’est possible que si sa posture et ses actions sont jugées légitimes par celles ou ceux sur lesquel·le·s elles s’exercent. C’est ce qui distingue l’autorité – potentielle et fragile mais aussi plus durable, car la légitimité « se réfère essentiellement à quelques principes censés faire durablement référence » (p. 54) – de la sanction qui se situe du côté de la contrainte légale. L’autorité a pour effets d’autoriser, d’augmenter et de rendre auteur. Elle fait médiation, assurant la compatibilité entre individuel et collectif, et trouve à s’exprimer dans nos sociétés qui reposent sur le choix et le consentement d’« individus démocratiques », notion que l’auteur caractérise. C’est pour cela, assure-t-il, que l’autorité joue un rôle important dans trois domaines de notre rapport au monde : « le rapport à la culture, le rapport au temps et la possibilité de faire des choix de vie » (p. 63). La définition de l’autorité qu’il propose (p. 60) est en phase avec cette conception de l’individu dans le monde.

9Au chapitre 3, Camille Roelens observe que n’importe qui peut tenter d’exercer l’autorité, à condition « qu’il soit perçu par un autre individu comme celui dont les conseils permettront une confrontation au monde actuel plus facile et plus épanouissante » (p. 70). De fait, les réseaux de communication démultiplient les figures d’autorité potentielles, dispersées, possiblement concurrentes. Prendre le risque, avec humilité, de favoriser l’autonomie de l’autre sans être assuré d’une réponse favorable, telle serait la posture à adopter pour être une figure d’autorité aujourd’hui.

10Maximiser les chances de ce consentement suppose des propositions explicites (et crédibles !), bienveillantes, reconnaissant autrui comme sujet singulier, en ayant confiance dans le fait que la figure d’autorité agit dans votre intérêt.

11Cela réclame une éthique en situation, afin d’arbitrer entre différentes modalités d’action. L’auteur propose de se référer au souci de justice (droit, équité, justesse devant les vulnérabilités individuelles) et à une philosophie de l’éthique minimale (Ogien) refusant les postures moraliste et paternaliste : « ne pas nuire à autrui, considérer également chacun, ne pas considérer que nous avons des devoirs moraux envers les autres mais pas envers nous-mêmes » (p. 82).

12Dans sa conclusion, l’auteur en appelle au lectorat pour qu’il s’approprie ses propos tant, selon lui, il existe mille manières d’exercer l’autorité dans les sociétés démocratiques pluralistes. Il fait le vœu « d’une progressive capacité de chacun à exercer de mieux en mieux ladite autorité » (p. 85) au fil de ses expériences, par l’autoréflexion ou le partage. Cette autorité métamorphosée gagnerait à s’exercer dans cinq domaines : l’égalité entre hommes et femmes, le rôle des médias, la transmission, la confrontation de l’humanité aux enjeux environnementaux, la confrontation aux enjeux bioéthiques.

13Érudit, l’ouvrage de Camille Roelens lève assurément certains malentendus à propos de l’autorité, mais ce n’est pas un livre pratique. Il propose une réflexion philosophique générale, l’autorité en éducation étant un cas de figure parmi d’autres. La perspective se veut résolument optimiste. Cette « autorité bienveillante » serait l’avenir de nos démocraties. Si nous partageons cette conception émancipatrice de la relation d’autorité, nous mettrons cependant en débat une remarque et une question de fond.

14Tout d’abord, nous n’observons pas que l’autorité traditionnelle n’aurait « plus cours dans le type de société des individus comme celles qui se déploient aujourd’hui en Europe » (p. 46), ni qu’« un modèle d’autorité risquant de ressembler à un moyen de manipulation au service de quelque forme de domination [serait] sans doute condamné d’avance dans nos sociétés » (p. 73). L’histoire récente et l’actualité montrent au contraire que les démocraties occidentales ne sont pas immunisées contre des velléités autoritaristes ou manipulatoires. Dans des démocraties certes enviées mais aussi questionnées et affaiblies, la recherche de principes fondamentaux faisant durablement référence n’a jamais été aussi discutée. Rien ne va de soi et nous estimons qu’il faut se garder de tout angélisme. Dans nos travaux sur la relation d’autorité éducative (Robbes, 2010), nous avions observé qu’elle coexistait avec d’autres conceptions (autoritarisme et refus d’exercer l’autorité) qui, si elles ne relevaient pas de l’autorité stricto sensu, avaient à voir avec elle et étaient bel et bien toujours à l’œuvre.

15Plus fondamentalement, il se dégage de ce livre une philosophie des rapports entre individus et société, qui nous semble s’apparenter à l’individualisme méthodologique (Boudon, 1973). L’auteur évoque des démocraties régies par « une société des individus » qui disposeraient d’une pluralité de choix pour exercer leur autorité ou consentir à accepter celle qui leur conviendrait. Cette conception suscite trois réflexions.

16Premièrement, si seuls des intérêts particuliers guident l’exercice de l’autorité, qu’en est-il des significations partagées, des valeurs communes, d’un intérêt général réunissant les citoyens d’une démocratie ? Il n’est pas certain que la somme des choix individuels profite à la communauté ni que toutes les modalités d’exercice de l’autorité se valent au regard de ses fins. Les cinq domaines où l’autorité gagnerait à s’exercer autrement (cités en conclusion) sont justement des domaines où la réflexion individuelle ne suffit pas. Ce sont des questions sociétales dont les enjeux sont collectifs, qui nécessitent des accords d’intérêt général. Là, la recherche de consentements ne peut passer sous silence l’existence de conflits entre catégories sociales et/ou entre acteurs sociaux aux valeurs et aux intérêts divergents.

17Deuxièmement, nous pensons que la condition humaine confrontée à l’autorité n’est qu’une affaire de choix individuels. Tout d’abord, comme l’auteur le précise p. 51, l’autorité en démocratie s’exerce principalement dans des cadres de pouvoir et de droit qui la limitent. De plus, nos sociétés contemporaines sont traversées par des mécanismes d’influence invisibles qui participent de nouvelles formes d’assujettissement des individus. Pensons à l’internalisation par les salariés de l’idéologie gestionnaire et à ses conséquences sur leur santé (de Gaulejac, 2005). Enfin et plus globalement, la psychothérapie institutionnelle a mis en évidence le fait que le sujet humain était l’objet d’une double aliénation, sociale et psychopathologique (Oury, 1992), et qu’en conséquence, ses actions n’étaient pas toutes guidées par des mobiles strictement individuels ou exclusivement rationnels, ce qui réinterroge les rapports entre autorité et autonomie.

18Troisièmement, la terminologie de l’« autorité bienveillante » choisie par l’auteur insiste sur la finalité d’autonomie individuelle. Or, la notion de bienveillance est ambigüe. En philosophie, Canto-Sperber (1996) la définit comme « l’acte de tendre vers ce qui, pour l’autre, est le bien, sans que ce bien coïncide nécessairement avec ce que l’acteur considère comme tel pour sa propre vie » (p. 1904). Dans les discours institutionnels actuels de l’école, ce terme omniprésent concerne les élèves, est souvent associé à l’exigence, mais masque des vécus négatifs d’acteurs (Frigout, 2021). Plus généralement, on peut rapprocher la bienveillance du développement d’une « industrie du bonheur » dans les sociétés occidentales, dont Cabanas et Illouz (2018) ont reconstitué les origines. Cette entreprise à laquelle des milieux scientifiques contribuent activement, loin d’être idéologiquement neutre, a notamment pour conséquence de rendre les individus responsables de leur intériorité, de leurs émotions, de leur sort. De tels travaux, qui prétendent vouloir le bien des citoyens en les rendant plus dociles, doivent inciter à la plus grande vigilance.

19Références complémentaires :