1L’inclusion fait partie des priorités énoncées dans les discours politiques (loi du 11 février 2005, loi du 8 juillet 2013, circulaire de rentrée 2019) qui sont repris dans la sphère médiatique et la société civile, en France, comme dans de nombreux autres pays. Elle fait également l’objet d’un nombre croissant de travaux scientifiques, issus de différentes disciplines des Sciences humaines et sociales (SHS) et notamment en Sciences de l’éducation et de la formation (SEF), qui cherchent à en éclairer les enjeux dans divers domaines que sont l’éducation, la formation, le travail social, la santé, etc.

2Ce paradigme s’inscrit dans une évolution théorique, sémantique et éthique qui a eu lieu au tournant du XXIe siècle (Gillig, 2006 ; Plaisance et al., 2007 ; Tremblay, 2012). À une définition du handicap centrée sur la personne qui en est porteuse, nous sommes passés à une conception plus écologique, tenant compte de la situation de handicap (Ravaud, 1999 ; Stiker, 2005). Il s’agit désormais de prendre en compte les moyens existants de compensation et d’accessibilité de l’environnement (matériel, humain, social, économique, etc.) pour favoriser la participation des personnes en situation de handicap dans nos sociétés (Fougeyrollas, 2009). L’objectif est d’allier la singularité à l’universalité (Gardou, 2011). Ainsi une ère de l’inclusion s’est ouverte (Lansade, 2017) et un premier bilan sur les obstacles rencontrés et sur les leviers d’action peut être tiré (Chevallier-Rodrigues et al., 2016).

3Sans se laisser enfermer dans les flottements « socio-sémantiques » (Bouquet, 2015) et institutionnels, ni d’ailleurs les nier, il faut constater toutefois que le principe de l’inclusion et les pratiques qui en découlent n’ont pas toujours été accueillis favorablement et bien perçus par les acteurs sur le terrain. Les prescriptions institutionnelles, dont celles émanant de l’Éducation Nationale, ont souvent été faiblement ou inégalement explicitées. Des éléments de fragilité dans le déploiement de cette politique ont ainsi été constatés. D’une part, la mise en œuvre a pu être placée sous la seule responsabilité des spécialistes du handicap, dont certains se trouvaient parfois encore trop souvent influencés par des références et des perspectives plus intégratives qu’inclusives (Mazereau, 2009). D’autre part, d’autres acteurs non experts se sont eux-mêmes trouvés investis de cette mission, tout en étant relativement isolés et en ayant, au moins au départ, leur seule bonne volonté comme point d’appui (Génolini & Tournebize, 2010). Ainsi des « importunités » (Ebersold & Armagnague-Roucher, 2017) ont pu aboutir à des attitudes de méfiance vis-à-vis de la hiérarchie, mais aussi entre acteurs, face à des injonctions jugées inapplicables en l’état. Des « paradoxes » (Benoit, 2012) ont également pu se cristalliser dans les tentatives de collaboration aux niveaux intra- et inter-institutionnels ainsi que dans les familles (Thomazet & Mérini, 2014). Pour les personnes concernées, jeunes et moins jeunes, l’inclusion ne s’est pas toujours accompagnée d’un mieux-être dans leur scolarité, en termes d’apprentissage, d’expérience quotidienne, et de socialisation, que ce soit dans le primaire (De Saint-Martin, 2018, 2019), le secondaire (Lansade, 2015), dans la poursuite de leurs études ou leur entrée dans la vie professionnelle. De ce fait, l’inclusion a pu être source de tensions, de crispations et de malentendus, au lieu d’être appréhendée comme une potentialité riche de changements.

4Ce numéro d’Éducation et socialisation, les Cahiers du CERFEE vise ainsi, à partir de la présentation d’exemples, d’expériences et de vécus, à éclairer ce qui se joue dans l’« invention du quotidien » (de Certeau, 1980) en mobilisant deux entrées conceptuelles comme outils analytiques.

5D’une part, parler de « parcours inclusifs » permet de considérer la dimension narrative et l’approche biographique, en première personne. La visée est de rendre compte des actions et des moyens mis en œuvre pour y parvenir ainsi que des expériences vécues par les sujets directement concernés –élèves, familles ou professionnels (Bedoin & Janner-Raimondi, 2016, 2017). Comment perçoivent-ils et vivent-ils leur situation ? Quels récits font-ils des expériences vécues ? Sur quels événements, décisifs selon eux, accentuent-ils leur propos ? Se situent-ils dans la continuité ou en rupture (avec qui ? avec quoi ?) Au fil de leurs cheminements, quelles rencontres ont pu être nouées, qui se sont révélées centrales dans leur parcours inclusif ?

6D’autre part, parler de « dynamiques inclusives », c’est proposer de regarder les choses dans leur mouvement, au sein d’interactions, dans les configurations étudiées (Elias, 1991), à hauteur des familles, des professionnels ou encore des acteurs institutionnels. L’objectif est alors de donner à voir, à comprendre ce qu’ils font et comment ils le conçoivent, et ainsi, dans ces circonstances, d’interroger ce que cela fait bouger dans les collectifs de travail, leurs organisations et leurs institutions (Lemoine, 2020 ; Lemoine et al., 2012). Qui prend l’initiative ? Selon quelles lectures des situations et des enjeux, et à quel moment les acteurs se mobilisent-ils ? Quels choix, importants ou plus anodins, selon eux, contribuent alors à nourrir les dynamiques inclusives ? Qui les portent et les animent ? Que produisent enfin ces dynamiques pour les acteurs ?

7À partir de ces deux entrées, il paraît dès lors éclairant de regarder comment les acteurs, dans et hors institutions, se saisissent, au sein d’instances de décision, de régulation ou de formation, des savoirs élaborés dans l’action pour nourrir une culture inclusive, elle-même située. Quels enseignements particuliers sont-ils capables de tirer des situations qu’ils ont vécues pour anticiper de nouveaux enjeux et de nouvelles prises en compte ? Quels passages s’autorisent-ils entre les conceptions émergentes, relatives à des situations singulières, et l’élaboration de conceptions désormais plus génériques et partagées ? Quelles résistances se manifestent ? En quoi ces savoirs produits dans l’action peuvent-ils venir enfin nourrir des connaissances et des compétences en formation, sur site, et même au-delà de ces contextes d’émergence ?

8Ainsi, ce numéro a pour objectif de décrire l’inclusion à travers des processus complexes, interactifs et dynamiques, en mobilisant des démarches situées et des méthodologies qualitatives. Il s’agit dès lors de documenter puis d’analyser ce qui se produit, au-delà des outils préfabriqués et des réponses en forme de recettes. Il nous apparait, en effet, que ces « petits pas » ou ces « trois fois rien », mentionnés par les enquêtés, qui souvent, minimisent leurs choix et leurs actions, sont à revaloriser dans les recherches et à juste titre, en ce que ces éléments constituent ensemble des pratiques singulières ou originales qui permettent de prendre en compte les situations de handicap. Plus que les freins et les obstacles à l’inclusion, déjà bien documentés, ce sont davantage les manières d’être et les manières de faire, des bricolages et des braconnages (de Certeau, 1980) à plusieurs, de même que les conditions, les leviers, les points de vigilance et les environnements favorables qui seront ici étudiés, du point de vue des enfants ou des jeunes, des parents ou des proches ainsi que des professionnels exerçant dans le milieu scolaire, éducatif, social ou médical. Il s’agit donc ici de contribuer, en les formalisant et les analysant dans l’après coup, à en saisir la teneur, l’épaisseur, pour pointer ici ou là ce qui fonctionne, aider à penser des démarches et des combinaisons qui peuvent apparaitre vertueuses.

9Une organisation du numéro en quatre axes thématiques a été retenue, reflétant à la fois l’unité et la diversité des différentes contributions éclairant les parcours inclusifs et les dynamiques inclusives.

10La première partie propose l’analyse de parcours inclusifs, non par une description en extériorité à la troisième personne, mais par une compréhension fine en première personne. Ainsi les expériences vécues, les expertises profanes et les savoirs d’usage des personnes directement concernées sont-ils ici convoqués.

11Trois articles s’inscrivent dans le champ de la recherche biographique en éducation.

12Anne Dizerbo étudie le cas d’un collégien multi-dys à partir d’entretiens menés avec sa mère et lui-même. Leurs récits se font écho pour saisir en quoi ce parcours d’inclusion, jalonné d’épreuves et de difficultés, permet aussi d’identifier et de mobiliser des ressources disponibles pour réussir à les dépasser. La centralité de l’accompagnement par la famille et par l’équipe éducative est notamment mise en lumière.

13Vanessa Bacquelé relate les expériences de scolarisation et d’insertion professionnelle de quatre jeunes adultes en situation de handicap. À partir de ces témoignages, il ressort des parcours marqués par des continuités mais aussi et surtout par des ruptures, comme dans le cas de réorientations, qui ne sont pas toujours interprétées négativement. L’acceptation de soi et la reconnaissance par les autres paraît nécessaire pour trouver sa place au sein de la communauté éducative.

14Julie Dumontel s’intéresse au processus de subjectivation des enseignants autistes. Ils reviennent sur le chemin parcouru depuis leurs expériences d’élèves scolarisés en milieu ordinaire jusqu’à leurs premiers pas en tant qu’enseignants. Ils se livrent rétrospectivement sur les leviers et les obstacles identifiés comme déterminants, comme le moment du diagnostic posé tardivement qui conduit à réinterroger l’ensemble de leur parcours.

15Deux autres articles s’inscrivent dans une recherche de type clinique.

16Olivier Kheroufi-Andriot examine le cas d’une petite fille présentant des troubles du comportement, interne dans un Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique (ITEP) et accueillie dans une classe de CE1/CE2. Face aux multiples contraintes liées à sa scolarisation, il s’agit de repérer les « petits riens » mobilisés par les acteurs impliqués, dont le directeur de l’institut, qui démontrent la créativité de leurs manières d’agir au quotidien au service d’une dynamique inclusive.

17En se fondant sur une approche clinique d’orientation psychanalytique, Konstantinos Markakis explore le métier de coordonnateurs d’Unité localisée pour l’inclusion scolaire (Ulis) exerçant en collège. Ils développent des manières de faire avec la vulnérabilité, la leur et celle de leurs élèves, sur le plan psychique et dans la relation pédagogique. L’importance du travail autour de la vulnérabilité dans les pratiques professionnelles est soulignée.

18La deuxième partie se centre sur les dynamiques inclusives, en privilégiant l’analyse de dispositifs et de pratiques qui réinterrogent la pédagogie traditionnelle pour mieux prendre en compte les élèves à besoins spécifiques. Ces changements ne sont pas sans créer des tensions entre le travail prescrit par l’institution et le travail réel des acteurs sur le terrain.

19Deux articles traitent de dispositifs pédagogiques mis en place au Québec et de leur influence sur l’identité professionnelle des enseignants du secondaire.

20À partir de l’étude de deux binômes d’enseignantes exerçant dans une même école du secondaire, Nancy Granger et Philippe Tremblay analysent les effets du coenseignement. S’ils soulignent les bénéfices du dispositif pour les élèves à besoins spécifiques, ils insistent aussi sur les tensions de rôle inhérentes à la collaboration. Un processus de négociation, d’action et de réflexion s’opère en continu et contribue au développement de l’identité professionnelle des coenseignantes.

21Joannie St-Pierre traite du plan d’intervention conçu comme un dispositif institutionnel orientant vers des pratiques inclusives. L’auto-ethnographie menée au sein d’une école secondaire s’attache à la mise en œuvre du plan. Elle implique une transformation du travail des enseignants sur le plan organisationnel et pédagogique qui reste souvent invisible et non reconnue, ce qui a tendance à fragiliser leurs représentations du métier.

22Les deux autres articles abordent des dispositifs d’intervention auprès de jeunes adultes dans le contexte universitaire français et leurs effets sur les dynamiques inclusives.

23Béatrice Chaudet, Sandrine Gelly-Guichoux et Arnold Magdelaine rendent compte de l’expérience de conception et de mise en œuvre d’un programme inter-services dans un établissement d’enseignement supérieur. Il consiste en la co-production d’une cartographie inédite de l’accessibilité du campus. Les enjeux de compréhension, d’appropriation et de diffusion d’une telle perspective inclusive sont soulevés.

24Sous l’angle ethnographique, Lucas Sivilotti documente un dispositif proposant des actions de médiation dans l’accompagnement de quatre lycéens et étudiants atteints d’une malade chronique grave. Par rapport aux jeunes, aux familles et aux enseignants, la position du médiateur, en tant que professionnel extérieur à l’institution mais pouvant jouer un rôle de facilitateur à l’interne, constitue une plus-value en faveur de l’inclusion de ces étudiants.

25La troisième partie rassemble des articles qui interrogent, nécessairement, les modèles, les contenus, la scansion et l’opportunité de formation, quand on souhaite accorder de la place aux vécus personnels et à la variété des expériences de toutes et de tous, situant ainsi le questionnement et les enjeux entre intersubjectivité et développement professionnel.

26Deux articles s’intéressent d’abord à l’influence des représentations et des expériences personnelles et professionnelles dans les processus de formation.

27Marine Dintrich, Caroline Hache et Caroline Ladage analysent comment les rapports personnels et institutionnels des formateurs d’INSPE avec l’école inclusive, influencent leurs manières d’envisager la formation de futurs PE. Dans l’incertitude entre élaboration des maquettes et choix des contenus, elles soulignent combien les expériences antérieures avec des ESH, et le recours aux études de cas semblent des points d’appui et de rencontre utiles aux formateurs, dans ces environnements par ailleurs relativement mouvants.

28En analysant les parcours antérieurs de 46 stagiaires CAPPEI, Cendrine Mercier et Gaëlle Lefer-Sauvage pointent des ressources et des potentialités qui permettent à ces « missionnaires » de contribuer à l’école inclusive. Mais elles font aussi apparaitre des freins et des paradoxes. Très peu pris en considération, il semble pourtant important de les connaitre, de les mettre au travail en formation, et sans doute de les déconstruire si l’on souhaite alimenter des dynamiques inclusives.

29Les deux articles suivants signifient les relations entre besoins, étayage et développement professionnel, incitant ainsi à alimenter des processus de formation.

30L’étude de vingt récits d’expérience d’enseignants primaires, en Belgique francophone, accueillant un enfant diabétique de type 1, amène Pauline Delannoy, Hélène Geurts et Antoine Derobertmasure à analyser le poids de la responsabilité et des ébranlements émotionnels. Les auteurs signalent ensuite la méconnaissance du cadre administrivo-juridique et les décalages entre choix d’aménagement et prescriptions institutionnelles. Il s’agit d’un argument en faveur de formations dans le but d’améliorer la scolarisation de ces enfants et de sécuriser les enseignants concernés.

31Analysant ce qui est dit par les enseignants de ce qui se joue entre élèves présentant des troubles du comportement et les enseignants en milieu ordinaire et en ITEP, Sylvie Canat et Capucine Huet pointent d’abord la volontaire mise à distance du discours médical, au bénéfice d’une approche clinique et didactique. Etudiant les débordements entre dedans et dehors, elles signalent la prégnance de la dimension affective dans les relations, mais aussi les failles, les difficultés et enfin les ressources chez les enseignants comme autant d’éléments à éclairer pour mieux étayer les praticiens dans leur élaboration d’un quotidien inclusif.

32Enfin, la quatrième partie éclaire les manières dont des collectifs de travail s’emparent ou devraient s’emparer de situations éducatives et scolaires pour proposer des démarches entre « ré » invention du quotidien et préoccupation éthique.

33Les trois premiers articles nous font découvrir, en des environnements circonscrits, et de l’intérieur, des situations d’apprentissage et des interactions qui favorisent le dialogue, la réussite, les ajustements et la reconnaissance.

34En étudiant des situations d’apprentissage introduisant un robot pédagogique avec des élèves présentant des troubles du spectre de l’autisme (TSA) à l’école primaire, Magalie Duprat centre moins son attention sur l’utilisation du dispositif numérique que sur les apports de la démarche coopérative numérique instrumentée, qui est alors expérimentée. Elle montre ainsi comment celle-ci permet aux élèves avec TSA de développer des compétences sociales et d’incarner peu à peu leurs rôles d’élèves, notamment au travers des interactions avec leurs pairs aidants.

35Judit Vari, Vanessa Desvages-Vasselin, Émilie Dubois, quant à elles, nous font découvrir de l’intérieur le fonctionnement d’un EREA. Tel un lieu protecteur, à contre-courant du tout inclusif, cet établissement permet en effet à des élèves, longtemps stigmatisés, de trouver ici, non seulement par le jeu, mais aussi du fait de la cohérence et de la cohésion des membres de l’équipe, qui les accompagnent et les encadrent, des moyens de s’exprimer, de participer et d’être reconnus comme étant compétents.

36En rendant compte d’une étude longitudinale en cours concernant une recherche théâtrale et scientifique sur l’inclusion par l’organisation de stages de théâtre réunissant des personnes en situation de handicap et des personnes valides, Claire de Saint Martin et Marie Astier analysent les apports d’un dispositif conjoint de recherche et de production artistique, qui puise dans l’autorisation de la prise de parole, la circulation et la prise en compte de celle-ci, les ressources pour se construire et s’ajuster, y compris en revisitant les modalités inclusives initiales.

37Enfin, un dernier article dialogue avec tous les autres et nous interpelle toutes et tous en ce qu’il dessine un cheminement éthique, entre théories du contractualisme et théories du care, quand il s’agit de soutenir les parcours inclusifs et d’alimenter les dynamiques inclusives. Martine Janner-Raimondi nous éclaire, en effet, sur l’impérieuse nécessité de reconnaitre les savoirs construits dans l’expérience et les situations concrètement vécues du handicap, de la maladie, de la fragilité humaine, par les personnes concernées comme par celles qui les accompagnent. Le fait qu’elle soutienne enfin l’ambition de recherches, menées au plus près et avec les individus pour permettre des perfectionnements dans les activités d’enseignement-apprentissage, d’accompagnement et de soin, ne peut dès lors que nous encourager à suivre cette voie.