Introduction

Une école inclusive ne se limite pas à une école qui accueille des élèves à besoins spécifiques, mais plutôt à une école qui s’est transformée pour permettre cet accueil, pour favoriser la pleine participation de chacun (contre l’exclusion) et la réussite scolaire et/ou éducative de ses élèves. (Tremblay, 2020)

1L’inclusion scolaire est une priorité politique et éducative depuis les lois du 11 février 2005 et du 8 juillet 2013. Le comité interministériel de 2020 énonce : « L’école de la République doit assurer à tous les élèves une scolarisation de qualité de la maternelle au lycée et prendre en compte leurs singularités et les besoins éducatifs particuliers. Les élèves en situation de handicap doivent pouvoir bénéficier d’un égal accès au service public de l’éducation et d’un accompagnement adapté, quel que soit leur lieu de scolarisation. » (p. 10). Pour atteindre ces objectifs, l’inclusion doit être pensée comme une dynamique allant au-delà des discours politiques. Elle n’est pas qu’effets de communication ou compensation et accessibilité. Elle est accueil, accompagnement, analyse des résistances, compréhension des souffrances des enseignants et des sujets en situation de handicap et construction de « ponts symboliques » (Canat, 2007).

2Cet article a pour objectif d’éclairer les difficultés que rencontrent les enseignants travaillant auprès d’enfants et d’adolescents troublants d’un point de vue du comportement et de la pensée. L’inclusion de ces jeunes pose des questions universelles quant aux besoins scolaires particuliers et génèrent également des questions plus singulières par rapport à leur comportement, leur vie émotionnelle très troublée et leur « intériorité » (Canat, 2014) propulsée sur la scène scolaire. Il ne s’agit pas de poser un diagnostic, de traiter des symptômes au sein de l’école. Ce paradigme médical du handicap ne sera pas le nôtre. Il semble plus constructif d’un point de vue scolaire, d’analyser les processus particuliers des élèves afin de proposer des didactiques adaptées. C’est bien une étude en situation, à partir des discours et des observations scolaires que ce propos sera tenu. Il sera ensuite question des gestes professionnels et des étayages les plus adaptés à ces problématiques afin de produire un cadre sécure leur permettant de penser et d’apprendre.

3Les enseignants peuvent se sentir démunis d’un point de vue relationnel et affectif, ce qui par effet ricoché entrave la relation pédagogique et les intentions didactiques. En effet, sans sécurité affective ces jeunes ne peuvent ni s’autoriser à penser (Boimare, 2014) ni construire un rapport au savoir (Beillerot et al., 1996). Or, comme l’écrit Goulet : « Quand cet obstacle est pallié, ces élèves accèdent au statut d’apprenant, voire d’apprenant en difficulté d’apprentissage et la didactique reprend ses droits » (2015, p. 11). C’est pourquoi une formation spécialisée et l’invention de pratiques professionnelles adaptées à ces modes relationnels ou ces processus singuliers sont nécessaires. Sinon, l’inclusion risque d’être remise en cause ou source de grande souffrance pour le corps enseignant et pour l’élève ou réduite à son aspect quantitatif et non qualitatif. À partir d’une étude menée auprès d’enseignants en milieu ordinaire à Nantes et d’une autre étude menée auprès d’enseignants et d’éducateurs spécialisés d’un institut thérapeutique éducatif et pédagogique (ITEP) à Montpellier, une analyse des situations et des discours permettra de faire des propositions en matière de formation.

4L’inclusion, ce n’est pas faire de l’inclusion. Comme le dit Gardou (2012), c’est « être inclusif ». Être inclusif n’est pas intrinsèque au sujet enseignant. Cela s’acquiert dans le cadre de formations adaptées à la diversité psychique, cognitive et relationnelle. L’inclusion c’est aussi jouer sur le dedans-dehors, ce n’est pas inclure du hors norme dans la norme sans se donner les moyens de penser ce rapport « dehors/dedans » (Canat-Faure, 2020). Un travail sur l’entre-deux est nécessaire (Thouroude, 2016). La recherche-action menée au sein d’une classe d’ITEP rendra compte de postures professionnelles favorisant cet entre-deux et une certaine transitionnalité (Winnicott, 1971).

Ancrages théoriques et méthodologiques : de la clinique à la didactique

6Quelle pertinence, cela a, d’utiliser une méthode venant chercher des processus de défense, des soubassements affectifs alors que le propre de la scène sociale et précisément scolaire, c’est d'accueillir des sujets qui ont mis de côté leur « signature singulière » (Canat, 2014) pour les déplacer dans l’espace du désir de connaissances et de sublimation ? Avec des sujets aux comportements troublés (logiques très pulsionnelles) et des élèves à la pensée troublée, il faut avoir cette double approche du sujet affecté et pulsionnel et du sujet de l’intellect et de la connaissance. Colmater les difficultés relationnelles, attentionnelles et cognitives par un emplâtre d’apprentissage non adapté ne fera qu’augmenter les troubles. Les troubles sont un système de défense pour créer une limite entre soi et l’autre lorsque ces jeunes se sentent menacés par des demandes qu’ils n’arrivent pas à traiter par défaut de sécurité dans le berceau de leur pensée. Si on arrose ce berceau de demandes ne trouvant pas d’espace pour les transformer, la pensée se gèle comme le dit très bien Boimare (2014) afin de ne plus sentir le gouffre de différence entre eux et les autres. Le chercheur clinicien apprend donc à écouter conjointement les compétences cognitives des professionnels ou des élèves et les compétences relationnelles, affectives nécessaires pour travailler ensemble. C’est une écoute centrée sur la parole des professionnels ou des élèves (sujets affectés et parlants) et sur ses propres représentations et mouvements intérieurs (réactions, peurs, angoisses, défenses, joies constituant ce qui s’appelle le contre-transfert). C'est centré sur ce que me jouent mes pré-représentations psychanalytiques au contact de l’autre. Quel voile savant je suis en train de plaquer sur ce que j’interprète ? Quel est le statut de mon interprétation ? Est-elle là pour ouvrir à l’équivocité ou bien au contraire pour refermer par un savoir clôturant l’interrogation par un diagnostic, une cause unique, un traitement universel applicable de la même manière à tous ? L’interprétation n’est pas une bijection rétrograde, régressive, narcissique où tout serait ficelé à l’ombilic du chercheur plus qu’aux nouages complexes liés à l’étrangeté de l’autre. L’interprétation est une interprétation de l’interprétation. Pourquoi ? Car le professionnel ou l’élève nous adresse un discours, ce sens est déjà figuré puisqu’il est passé par l’habillage imaginaire de l’autre (donc par une première interprétation) et nous l’interprétons en le déshabillant de l’imaginaire de cet autre pour le rhabiller avec les habits conceptuels de notre background.

Ce que disent les praticiens de l’inclusion et du quotidien inclusif

7D’une manière générale, les entretiens révèlent un clivage entre idéologie et quotidien. D’un point de vue idéologique, moral, intellectuel, les enseignants croient, espèrent en l’inclusion et l’égalité des chances. Comme toute croyance, l’inclusion est idéalisée, construite à partir des convictions politiques et morales de chacun. Les enseignants désirent une école inclusive, une société avec le moins d’inégalités possibles, une société pure sans exclusion, sans norme culpabilisante… Mais les gros effectifs des classes, le manque de formations, de groupes d’échanges et les difficultés relationnelles et pédagogiques avec certains jeunes abîment cette croyance et les sujets de cette croyance. Ils sont alors tiraillés entre le désir de bien faire et de faire le bien inclusif et le désir de retrouver une classe pouvant fonctionner sans être troublée par des agitations, des refus ou des logiques pulsionnelles parfois menaçantes. Finalement, ils essaient de ne pas lâcher leurs idéaux et bricolent comme ils peuvent leur quotidien. Mais ils essaient également de se protéger car la pression peut être forte entre la kyrielle des injonctions ministérielles inclusives et le désert en termes d’accompagnement et d’analyse des pratiques. Voici ce que nous livrent les enseignants sur leur quotidien et leurs difficultés à contenir les relations et les présences troublantes pour certains. Ces extraits ont été délibérément réunis autour de la problématique relationnelle et affective que posent ces jeunes en classe. Ils montrent bien les difficultés auxquelles sont confrontés ces enseignants et la nécessité de les mettre au travail sur ces situations professionnelles grâce à l’analyse des situations et des relations au sein de l’école, de la classe.

Extraits

Dès qu’il ne se sent pas au centre de l’attention de l’adulte ou des camarades, il crise. / Il est en constante demande de l’adulte et lorsque je suis avec l’autre niveau, il ne produit pas grand-chose. / Si un enfant le « dérange » : il tape. / En classe, l’élève coupe constamment la parole à l’adulte et aux enfants de la classe ayant la parole…/ Il ne participe pas au coin regroupement, quand il fait une apparition, il pousse/tape pour s’assoir ce qui occasionne des cris de sa part quand les enfants ne se laissent pas faire et à ces moments-là, il tape plus fort et mord. / Il est toujours en train de faire du bruit soit avec sa bouche, soit en tapant un jeu contre la table ou autre chose. Il rit très fort sans élément déclencheur. / Il se roule par terre, jette ses chaussures et ses chaussettes, crie, pleure, se tape la tête par terre ou se tape la tête avec une main. / Il prend les jeux des autres enfants, il casse leurs constructions.

Interprétation

Se représenter est ainsi une manière d’interpréter et de penser ce qui se présente d’abord comme dénué de sens. La représentation, qui concerne les aspects cognitifs et affectifs étroitement mêlés à un niveau inconscient, inclut des mécanismes de défense comme le déni, le clivage, la projection qui ont pour fonction de protéger le sujet en excluant les contenus non suffisamment conformes au monde interne construit par la réalité psychique. (2006, p. 2).

9L’enseignant pourrait alors inventer une espèce de « dehors représentatif ou acté » faisant entre-deux, entre deux processus qui ne s’articulent pas (ce dehors représentatif pourrait prendre forme dans la réalité par un conseil comme on peut le pratiquer en pédagogie institutionnelle). D’une part, le processus de l’école demande beaucoup de retrait, d’immobilité et d’autre part, celui de l’élève ne trouve pas en lui ce dedans pour y loger cette activité ou hyperactivité. Les deux processus restent alors étrangers l’un à l’autre. Ce qui est déroutant, c’est que chaque sujet adore son processus de défense et qu’il est aussi difficile à l’enseignant qu’à l’élève de l’assouplir pour aller vers un espace commun qui pourrait conduire à un début de compromis relationnel. Alors que faire en tant qu’enseignant ? Trouver des points d’appui pour penser ensemble cet espace social et scolaire afin d’inventer dans l’espace, le rythme, les activités, des supports à conversion de débordement ou des médiations venant offrir un bout de compromis entre des processus si différents mais des gels de pensée si proches. Afin d’éclaircir notre propos, un point conceptuel semble nécessaire.

Concepts

10Rappeler l’apport freudien par rapport à la compréhension des processus de défense est complémentaire à cette interprétation. Tout d’abord la psychanalyse n’est pas une rééducation comportementale ou psychique. C’est une philosophie des mécanismes psychiques mettant en avant des lois psychiques propres à chaque sujet victime ou non de sa propre vie affective et fantasmatique ou de celle des autres (parents, éducateurs, enseignants, amant.e…).

11À la racine de l’interprétation nous trouvons la deuxième topique décrite par Freud (2013) ainsi que le développement psychique des êtres faisant société grâce à des processus de mise à l’écart (refoulement ou rejet au-dedans) de leur vie pulsionnelle, de leur désir, de leur fantaisie délirante. Freud nous propose une topique (lieux psychiques) à envisager comme origine des forces en présence et les liens entre des instances psychiques : « moi/ça/surmoi ». Par « ça » est entendu le réservoir des pulsions (pulsions agressives, d’amour, de haine), le « moi » va organiser des défenses entre réalité externe et réalité interne et « le surmoi » va intérioriser des interdits, des limitations. Entre chaque, une tension équilibrant les forces et laissant advenir un sujet complexe dont les processus de défense conjuguent plus ou moins bien celui-ci au social : l’école, le travail, le politique etc… Les processus de défense imperméables se cognent au contact des groupes sociaux ou cognent les groupes au contact de leurs processus rigides ; les processus plus souples offrent des compromis entre dedans-dehors ; les processus plus perméables noient le sujet (le sujet nait de l’écart entre un individu et la réalité, entre son propre corps et ce qui va le représenter, entre le monde perçu et le monde réel) dans l’environnement. Ces enfants troublés semblent avoir une perméabilité leur faisant confondre leurs affects avec ceux de l’autre, leur limite avec celle de l’autre, leur perception avec celle de l’autre etc. Ils se noient et donc se raccrochent aux branches que peuvent être : la tête de l’autre par les coups, les oreilles de l’enseignante par les cris, les corps des autres par les mouvements incessants les faisant tournoyer et rentrer en contact avec l’environnement. Des soubassements neurologiques doivent participer à cette dérégulation. Mais c’est l’habillage social que vont prendre ces soubassements psychiques, neurologiques et cognitifs de l’enfant qui nous intéresse. L’enseignant ne peut agir que sur celui-ci qui sera plus ou moins bien ficelé et qui impactera sa vie scolaire et son rapport aux autres et aux apprentissages.

12Que peut apporter ce temps de conceptualisation ? Un simple dessous de plat représentatif (représentations scientifiques) de faits ou d’agir sur la scène du Réel. Derrière une apparence d’enfant impossible, pénible, handicapé, se cache une dynamique de vie à saisir autrement que comme troubles n’étant que l’écume du jour, comme le dit très bien Nuss (2021) dans son dernier ouvrage poignant. Cet enfant qui tape, qui crie, qui occupe l’espace sonore et du désir de l’autre ne se résume pas qu’à cette apparence. Comme tout enfant, il y a des possibles grâce justement à cette perméabilité. Encore faut-il avoir des espaces pour les découvrir et les construire. Un système scolaire qui demande aux enseignants d’être dans l’agir en permanence avec des jeunes qui le sont également risque d’éclater. Et les enseignants ne sont pas qu’apparence non plus habillée de circulaires à appliquer ou d’inclusion à pratiquer. Avec des enfants troublés, leur fonction, leur statut les protègent peu sur la scène scolaire. L’habit surmoïque du professeur tombe pour laisser entrevoir des affects, des difficultés. C’est bien pourquoi, une école saine et inclusive, c’est une école qui prend soin de ses élèves et de ses enseignants. Les former n’est pas qu’une opération de communication de plus sur l’échec, les inégalités, les didactiques et l’éthique. C’est une vraie mise au travail en situation, une analyse constante du système et des demandes scolaires et une éthique en situation avec des vrais enfants dont l’étiquette n’empêchera pas la rencontre.

13Blanchard-Laville (2001) envisage cette analyse au service du développement de « l’appareil psychique professionnel » qui ne basculera pas à la moindre tempête : « il est indispensable d’être accompagné pour traverser certains passages par un processus élaboratif ; pour apprendre à assumer ses fragilités sans être dans un clivage ou cadrage trop rigide, pour que la violence se métabolise, pour que la rencontre ne se transforme pas en une épreuve de force ; pour que l’identité professionnelle puisse se modifier souplement, sans crainte de remaniements possibles, ni sans être trop soumis à des identifications contraignantes ».

14Le temps de l’analyse permet de passer de la clinique à la didactique. Ce passage est également repérable à travers les gestes et les paroles des professionnels. Ce sera l’objet de la partie suivante.

Ce que nous montrent les professionnels par leurs postures d’étayage

Contexte et méthodologie

15Cette deuxième étude s’inscrit dans un travail de thèse dont l’objet est d’élaborer et d’expérimenter un dispositif didactique visant à développer les compétences argumentatives auprès de jeunes ayant des troubles du comportement. L’expérimentation s’est étendue sur deux années scolaires auprès d’un petit groupe de sept adolescents âgés de 11 à 16 ans, accueillis en ITEP et scolarisés en UEE au sein d’un collège ordinaire. Nous présupposons que la mise au travail des compétences argumentatives de ces jeunes puisse être bénéfique pour recréer des ponts symboliques vers la pensée structurée, vers le langage argumenté et de manière plus large vers les apprentissages. Il s’agit alors de développer grâce à ces compétences une intériorité moins pulsionnelle et mieux étayée. Notre démarche de recherche combine deux courants de pensée : l’approche clinique du pédagogique et l’approche didactique de l’argumentation. Cette hybridation, comme l’appellent Guyet et Rinaudo, pour nommer une combinaison similaire de démarche de recherche, nous permet de « mettre en dialogue les complémentarités pour lesquelles on peut repérer le plus ou moins haut degré de saturation clinique ou didactique au sens que formulait Blanchard-Laville (1999) faisant graduellement passer d’une clinique ou d’une didactique a minima à une clinique ou une didactique dense » (2021, paragr.18).

Figure : Interface de débat de la plateforme AREN

17Notre analyse s’est faite en deux temps. D’abord, nous avons analysé les arguments produits par les adolescents sur la plateforme de débat numérique AREN grâce à une grille fortement inspirée des travaux de Pallarès (2019) et adaptée aux situations particulières rencontrées dans notre étude. Cela nous permet notamment d’affirmer que la qualité argumentative des élèves évolue positivement entre le début et la fin de notre recherche. Or, lors de la deuxième année, la présence d’un professionnel aux côtés de chaque binôme de jeunes était possible et ce tout au long des débats. Il nous est donc apparu possible que la présence de l’adulte constitue un facteur important de l’évolution de la qualité argumentative. Par conséquent, nous avons croisé ces données avec nos observations des interactions langagières et comportementales, entre jeunes et professionnels, au cours des séances de débats de deuxième année. Nous nous sommes rendu compte que lorsque la qualité des productions argumentatives était élevée, les interventions du professionnel à leurs côtés étaient avant tout très fréquentes. Cependant, des interventions de deux natures différentes apparaissent. En effet, certains gestes et paroles semblent permettre et soutenir la pensée des élèves, d’autres semblent l’entraver voire l’empêcher. L’enjeu est alors d’identifier la nature de ces interventions en observant plus finement les gestes et les paroles des professionnels qui guident et accompagnent les élèves. Les résultats que nous souhaitons exposer et discuter dans cet article concernent les interventions des professionnels qui permettent manifestement d’accompagner les jeunes vers l’étayage d’une pensée mieux structurée, mieux argumentée.

Résultats et discussion

18Nous présentons ci-dessous un exemple illustrant notre propos. Les données sont issues du premier débat de deuxième année (novembre 2019). Le texte, intitulé « Mangeurs d’insectes », mettait en avant l’idée d’une alternative protéinique à la consommation de viande en s’appuyant sur des arguments gustatifs, nutritifs et écologiques. Nous nous concentrons ici sur une intervention de Théo et Ben, accompagnés par Sam. Ce dernier est éducateur spécialisé, il travaille avec les jeunes au quotidien au sein de l’ITEP. Ici, son rôle est de répondre aux questions, d’aider les jeunes si besoin, de les accompagner au mieux dans la compréhension du texte et des consignes et dans la formulation de leurs interventions écrites, mais aussi de réguler les échanges oraux.

19La première ligne (C) correspond à l’extrait de texte sélectionné par les jeunes dans l’intention d’y réagir et la couleur rouge indique leur positionnement, en l’occurrence ils ne sont pas d’accord avec la thèse selon laquelle « nous allons tous devenir des mangeurs d’insectes ». La deuxième ligne (R) correspond à la reformulation qu’ils ont fait de cet extrait, à savoir « nous allons changer la nourriture » et les deux dernières lignes (A) constituent leur argumentation.

Théo et Ben.

C : "nous allons tous devenir des mangeurs d'insectes"

R : nous alons changer la nouriture

• 5 Aucune exigence d’orthographe n’est demandée pour ne pas freiner la pensée.

A : je nais pas envie de manger des insecte car sa me fais peur dattrapper des maladies car je sais pas dou il vienne ons prefere la nouriture normale5

20Les jeunes s’expriment vis-à-vis d’une thèse par un positionnement cohérent et argumenté en trois mouvements distincts. D’abord, une réfutation est justifiée par un sentiment en utilisant le connecteur « car » et celle-ci semble plutôt pertinente : « je n’ai pas envie de manger des insectes car ça me fait peur d’attraper des maladies ». Ensuite, un développement est justifié par des connaissances scientifiques, en utilisant le connecteur « car » et dont la justification nous semble plutôt pertinente également : « car je ne sais pas d’où ils viennent ». Et enfin, une nouvelle idée est proposée mais n’est pas justifiée : « on préfère la nourriture normale ». Cette structuration est qualifiée dans notre étude de haute qualité et ne se produit qu’au cours de la deuxième année de mise en œuvre du dispositif didactique.

21Nous avons alors regardé de plus près les échanges entre Theo, Ben et Sam au cours de la production de cette argumentation. Ce travail d’élaboration de la pensée et de l’écrit s’étend sur 7mn30s au cours desquelles les échanges oraux remplissent plus de la moitié de ce temps. Les formulations et reformulations du professionnel sont très nombreuses (30 lors de la production de cette argumentation) et semblent soutenir la pensée des jeunes.

Alors on fait l’argumentation déjà si tu veux, on n’est pas d’accord, alors pourquoi vous n’êtes pas d’accord ? / pourquoi on va tous devenir des mangeurs d’insectes ? / Nan mais vous avez le droit de pas être d’accord / et vous dîtes pourquoi, ou parce que... / de manger des insectes… / car ? alors pourquoi vous n’avez pas envie de manger des insectes ? bah alors car je préfère la nourriture normale, vas-y marque-le ça / et bah c’est bien donc on va mettre les deux / donc toi t’as dit car ça me fait peur …

22Ces interventions du professionnel représentent une mise en mot de ce qui est en train de se passer ou de ce qui est en train d’être pensé. Cela permet de soutenir les jeunes dans la tâche à effectuer. Sam manœuvre subtilement dans l’espace de pensée partagé avec les jeunes et les y guide. S’ajoutent à ces formulations et reformulations, des explications et des exemples pour soutenir l’idée émise « par exemple vous pouvez dire moi j’ai pas envie de manger des insectes parce que… ». Il peut également valider les propositions des jeunes pour rassurer et encourager, par la parole ou en acquiesçant simplement. En outre, il participe à la répartition équilibrée de la parole entre les jeunes et favorise l’organisation du travail « alors vas-y dicte lui ce que tu voulais dire ». Enfin, il dédramatise les erreurs d’orthographe qui bloquent souvent les jeunes dans leur écriture et resitue le travail dans l’espace lorsqu’ils s’y perdent en pointant l’écran « là, clique-là ».

23Ici, le professionnel accompagne réellement le jeune vers une sécurité intérieure en ne laissant pas de place aux « pensées parasites » (Goulet, 2015) qui se manifestent souvent par l’agir. Il se positionne comme écran pour le jeune par rapport aux multiples possibles intrusions du monde, il observe, écoute et ajuste ses interventions. Il s’appuie sur sa connaissance du jeune en particulier. Il pose des mots là où il faut donner du sens, il impulse une idée lorsque l’attention se dérobe, il encourage la parole spontanée des jeunes et valorise leurs prises d’initiative (et de risque) pour accompagner le travail de pensée. Il s’agit de ne pas ajouter de contraintes tout en maintenant le cadre, contenant, permettant de se situer dans la tâche.

24Au regard des travaux de Tobola-Couchepin (2017), nous pourrions qualifier ces interventions professionnelles de « régulations proactives ». Le professionnel n’attend pas que les élèves se confrontent à des obstacles didactiques ou épistémologiques. Il anticipe les empêchements plus originaires de la pensée (Boimare, 2014) pour pallier les obstacles psychopédagogiques (au niveau d’une relation possiblement fonctionnelle entre enseignant et élève) et s’inscrire dans un système didactique (au niveau de la structuration du savoir et de son appropriation par l’apprenant) (Mialaret, 2002 ; Altet, 1994). Le professionnel porte une attention particulière à ce que la situation soit suffisamment sécurisée (externe) et sécurisante (interne), c’est-à-dire qui contienne suffisamment psychiquement pour s’y sentir en sécurité. Il invente une posture pré-didactique en adaptant la situation d’apprentissage au jeune pour que ce dernier puisse s’y risquer. Il construit par ses gestes et ses paroles des espaces potentiels au sens de Winnicott (1971) où la pensée peut ne pas se figer, peut même se déployer et s’essayer aux va-et-vient, entre soi et l’autre et entre soi et le savoir, inhérents et nécessaires aux apprentissages.

25Ces espaces constituent un cadre à fonction contenante. Comme le dit Blanchard-Laville : « Ainsi, le cadre réalise une fonction d’accueil, de contenance et de mise en forme des processus psychiques mis en mouvement » (2006, p. 8). L’expression des opinions des élèves, la justification de leurs idées, la prise en compte du point de vue de l’autre le prouvent. « En construisant une enveloppe filtrante mais non clôturante, il délimite un espace de sécurité discret mais avec un niveau d’excitation suffisant et stable pour soutenir la pensée. Le cadre n’est pas un carcan mais il offre un espace de pensée potentiel » (ibid.). C’est là tout l’enjeu de notre dispositif clinico-didactique.

26Le professionnel endosse alors tantôt une posture d’accompagnement tantôt une posture d’enseignement, au sens de Bucheton et Soulé (2009). Ceux-ci considèrent les gestes et les paroles des professionnels comme constitutifs de postures d’étayage favorisant plus ou moins des postures d’apprentissages chez les élèves. Ces dernières seraient facilitées par un passage souple d’une posture d’étayage à une autre. Dans notre étude, apparaît une alternance subtile entre les postures d’accompagnement et d’enseignement. Ceci semble constituer une combinaison assez contenante sur le plan affectif et assez souple sur le plan des idées pour que les jeunes s’autorisent à penser. Ils accèdent alors à des postures d’élèves, en processus d’apprentissage. Le professionnel endosse un rôle limite, d’entre-deux, de subtil équilibre entre étayage affectif et étayage cognitif.

27Dans ces conditions, on peut observer le déploiement de la pensée des jeunes par leur mise en mots à l’oral puis à l’écrit et par les interactions que cela crée entre les deux jeunes travaillant en binôme.

28En effet, ces gestes et paroles professionnels semblent impulser des comportements de travail similaires chez les jeunes, c’est-à-dire formuler, reformuler pour soutenir sa propre pensée. De plus, on observe des interactions de même nature se créer entre pairs, c’est-à-dire formuler, reformuler pour soutenir la pensée de son binôme ce qui induit des interactions d’entraide, de soutien et des étayages intérieurs, voire même des « surétayages » au sens de Calin (2001), qui permettent une meilleure autonomie et des relations pacifiées.

Conclusion : prendre en compte conjointement les besoins des enseignants et les besoins des jeunes porteurs de troubles du comportement

Les professionnels nous disent leurs difficultés…

29Les recherches conduites auprès de ces professionnels très investis ont révélé des failles dans leur identité et leur culture professionnelles pour pouvoir enseigner et accompagner tous les publics. Elles montrent bien le manque primordial d’analyse des situations éducatives et d’apprentissage. Les formations des enseignants ne peuvent être uniquement descriptives et prescriptives. Cela nous laisse pantois de découvrir des kits de bonnes pratiques applicables à tous, hors subjectivité, hors relation singulière. Les savoirs ou les kits d’adaptation pédagogique doivent être impérativement associés à des temps d’analyse des pratiques afin d’étayer l’appareil psychique professionnel (Blanchard-Laville, 2001).

…et nous montrent leurs ressources.

30Certaines interventions professionnelles permettent de créer une sécurité psychique en ne laissant pas de place aux pensées parasites, de maintenir la mobilisation psychique en remettant au travail régulièrement et de soutenir l’étayage psychique en accompagnant la pensée. Cela crée un effet vertueux sur la posture de l’élève en devenir, en tentative, voire en confirmation. Le professionnel réussit à faire l’équilibriste et à se fabriquer une posture que nous qualifierons d’entre-deux en référence aux travaux de Thouroude (2016) et qui rend possible pour les jeunes de s’engager dans la situation d’apprentissage. Cependant, n’oublions pas que les situations que nous observons sont complexes et ne dépendent pas de facteurs tout à fait généralisables et transposables. En effet, ce qu’il se joue dans ces situations d’apprentissage sont des phénomènes éminemment transitionnels tels que définis par Winnicott (1971). Ils constituent donc avant tout une appropriation unique, un vécu singulier, d’un adolescent qui trouve du sens, son sens, un lien parmi les conditions réunies autour de lui pour se fabriquer un chemin vers la pensée.

31Par la formation initiale des enseignants, par l’analyse des situations en formation continue, nous pouvons accompagner les professionnels à construire leurs propres postures d’entre-deux en s’appropriant des gestes et des paroles adaptés à la singularité des élèves. La démarche clinique est alors au service de didactiques adaptées.