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Dossier
Des gestes professionnels au cœur du métier enseignant

Étayer des mises en mots de l’activité enseignante en classe : usages en formation du modèle d’analyse des ajustements multiregistres

Éric Saillot

Résumés

Cet article présente une recherche-formation menée avec un collectif de formateurs en Institut national du professorat et de l’éducation afin de mettre à l’épreuve le modèle d’analyse des ajustements multiregistres dans le but de favoriser des mises en mots de l’activité enseignante en classe chez des professeurs des écoles en formation initiale. Les principales phases de la recherche sont décrites, ainsi que les ajustements apportés au modèle par le collectif de formateurs. Enfin, les résultats s’appuient sur des retours de stagiaires et de formateurs qui soulignent quelques réussites et perspectives, dont l’intérêt de former les enseignants à l’observation des élèves, mais aussi de l’activité enseignante en classe.

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Texte intégral

Introduction

1Depuis le tournant paradigmatique du « praticien réflexif » (Schön, 1983/1994), de nombreux dispositifs d’analyses de pratiques ont vu le jour dans la formation des enseignants, avec l’objectif d’articuler réflexivité et professionnalisation (Wittorski, 2007). Dans l’épistémologie pluridisciplinaire des sciences de l’éducation, des modèles d’analyse ont tenté de relever le défi de la complexité de la co-activité d’enseignement-apprentissage, d’Altet (1992) à Sensevy (2011), entre autres, en passant par Bucheton (2009), dont l’approche constitue la pierre angulaire de ce travail de recherche. Son modèle d’analyse appréhende les principales préoccupations pédagogiques et didactiques des enseignants comme des organisateurs pragmatiques dominants de leur activité en classe (Pastré, Mayen, et Vergnaud, 2006) pour analyser leurs gestes professionnels, et les co-ajustements de leurs postures avec les élèves, au prisme des logiques profondes et d’arrière-plan (Bucheton, 2020). S’inscrivant dans cet héritage, le modèle d’analyse des ajustements multiregistres (Saillot, 2020) propose d’appréhender les gestes professionnels des enseignants qui se combinent et s’ajustent en situation, pour les aider à développer leur réflexivité sur l’activité enseignante en classe, en travaillant notamment leurs compétences d’écoute et d’observation. Les ajustements intersubjectifs (aux élèves) s’appuient sur l’observation et l’écoute en classe, afin de « lire » l’activité des élèves, et ainsi ajuster les gestes professionnels pédagogiques et didactiques. Les ajustements intrasubjectifs (à soi-même) nécessitent un véritable travail réflexif, entre prises de conscience et conceptualisation de ses propres gestes professionnels et des préoccupations qui les orientent.

  • 1 Entretien de Jacques Leplat réalisé par Antoine Laville et Michel Pottier en 2002.
  • 2 INSPE : Institut national supérieur du professorat et de l’éducation, en charge de la formation ini (...)

2Sans jamais perdre de vue « qu’un modèle est indispensable dans une étude, dans une recherche, mais qu’il restera toujours une vue partielle de la réalité qui le déborde forcément »1 (Leplat, 2002), il s’agit de mettre à l’épreuve de la formation initiale le modèle d’analyse des ajustements multiregistres (Saillot, 2020), en y associant un collectif de formateurs de l’INSPE2 de Caen engagés dans la formation initiale des professeurs des écoles, dans l’esprit d’une recherche-formation (Marcel, 1999). Cette approche propose une recherche «  avec  » et non pas «  sur  » les formateurs (Lieberman, 1986 ; Monceau et Soulière, 2017), qui endossent ainsi le rôle de chercheurs, quel que soit leur statut académique, afin de co-construire de nouvelles connaissances scientifiques liées à la formation, ici des enseignants.

  • 3 Les trois PEMF à l’origine des premiers usages exploratoires en formation initiale du modèle d’anal (...)

3Comment aider les enseignants stagiaires débutants à mettre des mots sur l’activité enseignante en classe ? Comment les guider dans le repérage et l’identification de gestes professionnels pédagogiques ou didactiques ? Comment les aider à identifier des ajustements de gestes professionnels en situation basés sur des traces d’activité des élèves ? Ces questions de départ sont à l’origine de l’initiative de trois professeures des écoles maîtresses formatrices3 (PEMF) d’utiliser le modèle d’analyse des ajustements multiregistres avec trois de leurs professeurs des écoles stagiaires (PES), soit en visite d’observation, soit en pratique accompagnée dans leur classe. Cette phase exploratoire a permis d’affiner la question scientifique centrale de cette recherche-formation : le modèle d’analyse des ajustements multiregistres permet-il d’étayer des mises en mots de l’activité enseignante en classe chez des professeurs des écoles en formation initiale ?

4Nous consacrerons la première partie de cet article à l’enjeu principal de ce travail : la question de la réflexivité des enseignants, entre prises de conscience, et mises en mots, pour une conceptualisation dans et sur l’action. Ensuite nous présenterons notre cadre théorique : le modèle d’analyse des ajustements multiregistres (Saillot, 2020), avec les modélisations et les concepts qui y sont associés. Notre troisième partie nous permettra de décrire le déroulement de cette recherche-formation, depuis sa genèse, jusqu’à son élargissement, ainsi que les données que nous avons ainsi pu recueillir. La quatrième partie sera l’occasion de souligner les principaux résultats, en matière de mises en mots de l’activité enseignante par des stagiaires, avec quelques points de vigilance et de discussion, dans la perspective de prochains usages en formation.

L’enjeu de la réflexivité pour la professionnalisation : de l’importance de mettre en mots son activité de travail

5Les travaux de Schön (1983/1994) ont bouleversé la formation professionnelle dans son ensemble, et ont progressivement nourri l’ambition de développer la réflexivité des praticiens, dans une perspective de développement professionnel. La formation des enseignants n’a pas échappé à cet engouement avec la naissance des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) dans les années 1990 en France. Des dispositifs variés d’analyse réflexive des pratiques enseignantes se sont développés pour tenter d’optimiser la formation par alternance, entre les périodes de stages et les temps de regroupement, afin de répondre aux attentes de professionnalisation de l’institution (Wittorski, 2007).

6En didactique professionnelle, Pastré, Mayen et Vergnaud (2006) rappellent que deux formes de la connaissance s’organisent à travers deux registres de conceptualisation : un registre pragmatique (le sujet capable) ; et un registre épistémique (le sujet connaissant) qui permet de circonscrire le réel par la description des propriétés d’un objet et leurs relations dans une situation donnée. Cette recherche d’intelligibilité des situations professionnelles (Pastré, 1999) s’inscrit dans ce que l’on appelle l’activité constructive (Samurçay et Rabardel, 2004), qui correspond aux transformations du praticien et à ses apprentissages, plus ou moins incidents, dans et par son travail. La didactique professionnelle s’appuie notamment sur les travaux de Piaget qui ont montré que le registre pragmatique est toujours premier et vise la réussite de l’action dans une classe de situations déterminée. Dans ce paradigme, « comprendre » correspond à la conceptualisation, qui « ne s’effectue que par prises de conscience ultérieures » (Piaget, 1974a, p. 231- 232). Plus récemment, Jobert précise que « dans le cours de toute action dans le monde réel une part irréductible échappe à la symbolisation par le langage, et par là même, à l’assurance de la maîtrise » (2017, p. 454).

7Pour Pastré, « conceptualiser, c’est abstraire, au sens de ‘faire abstraction de’ tout un ensemble de propriétés d’un environnement pour en extraire celles qui sont pertinentes pour l’action » (2011, p. 242). Il ajoute que « la conceptualisation consiste à repérer des régularités dans l’environnement qui vont être transformées en règles pour guider l’action » (Pastré, 2011, p. 253). Ce travail de conceptualisation de l’activité enseignante en formation croise la pensée piagétienne sur l’importance de la prise de conscience (Piaget, 1974b) pour comprendre ce que l’on fait, et la pensée vygotskienne, qui fonde l’importance des liens entre la pensée et le langage, entre les concepts quotidiens (ou pragmatiques pour Pastré) et les concepts scientifiques d’une certaine culture (ici professionnelle, en pédagogie ou en didactique). Dit plus simplement, il faut prendre conscience de ce que l’on fait, et, pour ce faire, réussir à mettre des mots sur les actions que l’on identifie dans la complexité du réel de cette activité. D’où l’importance d’avoir les mots pour le dire, mots issus de la culture professionnelle (du métier et de la formation). Cette acculturation professionnelle progressive basée sur un apprentissage de la réflexivité dans et sur son activité de travail participe pour beaucoup au processus de développement professionnel (Wittorski, 2007) des stagiaires, basé sur les pratiques de classe (Ria, 2019).

8Verbaliser et expliciter ce que l’on fait, comment on le fait, c’est-à-dire les compétences mises en œuvre et les ressources mobilisées, nécessite une mise en mots, pour soi comme pour autrui, qui permet ainsi la construction de nouveaux savoirs (sur ce que l’on fait), conjointement à l’énonciation même de la parole, et qui ne préexistaient pas. Il s’agit d’une véritable fonction de découverte, d’exploration, de prise de conscience, grâce à l’énonciation : on dit à autrui des choses qu’on ne savait pas (ou pas sous cette forme-là) avant de les énoncer, comme dans des entretiens d’autoconfrontation par exemple. Il en est de même lorsque l’on apprend un métier, et que l’on veut mettre des mots sur son activité de travail. Cette mise en mots du travail, à partir de la description de situations professionnelles, est souvent difficile, car il est nécessaire d’employer des mots précis, des mots justes, mais des mots forgés par d’autres (chercheurs, formateurs, collègues) pour dire la singularité de son expérience. « Le mot doit renfermer à la fois l’action que l’on fait dans sa situation de travail, et l’état d’esprit dans lequel on se trouve à ce moment-là », verbatim cité par Champy-Remoussenard et Rothan (1999, p. 178). Ces chercheurs soulignent ce sentiment souvent partagé par leurs étudiants que les mots manquent, ou qu’ils sont trop approximatifs pour exprimer avec précision ce qu’ils vivent au travail, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, ce qu’ils voient ou ressentent. Bien souvent, c’est la complexité des gestes professionnels qui pose problème, et les mots viennent à manquer pour permettre des descriptions, des verbalisations des actions, et donc des prises de conscience (Piaget, 1974b).

9Dans cette recherche-formation, le modèle d’analyse constitue un artefact didactique pour permettre la mise en mots de l’activité enseignante, dans un processus de médiation entre pensée et langage (Vygotski, 1934/1985), proche d’une forme d’étayage brunerien (1983), qui peut s’appuyer sur des échanges entre pairs ou avec des experts. Ce travail permet ainsi des prises de conscience (Piaget, 1974b) par la mise en mots descriptive de certaines actions (« La conscience est toujours un écho, un contact social avec soi-même », Vygotski, 1925/1994, p. 48). Nous nous inscrivons donc dans une perspective vygotskienne qualifiée de « socio-sémiotique » par Jobert qui rappelle que le langage « occupe une place doublement centrale et agissante comme médiateur entre l’organisme physique et son milieu et entre les fonctions psychiques héritées et les productions socioculturelles » (2017, p. 458).

Cadre théorique : le modèle d’analyse des ajustements multiregistres

10Cette recherche-formation a mis à l’épreuve du réel le modèle d’analyse des ajustements multiregistres (Saillot, 2020), notamment la version élargie du multi-agenda de macro-préoccupations enchâssées (Bucheton et Soulé, 2009), qui vise à aider les enseignants stagiaires à mettre en mots des gestes professionnels pédagogiques et didactiques. Ce modèle d’analyse des ajustements multiregistres s’appuie sur plusieurs modélisations, dont celle du multi-agenda élargi (figure 1), et celle du losange systémique « penser-dire-faire-observer/écouter », qui vise à étayer des mises en mots et des prises de conscience autour de ce type de posture professionnelle. Ce modèle revendique une articulation entre pédagogie, didactique et didactique professionnelle de l’activité enseignante, comme ceux de Goigoux (2007) ou de Bucheton et Soulé (2009) publiés avant lui. Il reprend la même ambition scientifique de co-construire un outil fédérateur praxéologique mais non normatif, qui puisse être un vecteur d’intelligibilité du travail enseignant en classe, personnalisable et ajustable au parcours de formation et de professionnalisation des stagiaires. Ce modèle est basé sur le concept central d’ajustement, dont l’étymologie renvoie à l’idée de conformité en Droit, et à la justice divine, avant de se laïciser au XIIIe siècle, et de glisser vers l’idée d’exactitude et de précision. La notion d’ajustement dans l’activité d’enseignement-apprentissage a été initialement appréhendée en sciences de l’éducation par Altet (1992) dans ses analyses plurielles des pratiques enseignantes, identifiée par Jorro (2002) dans sa catégorisation des gestes professionnels des enseignants, évoquée par Goigoux (2007) dans ses analyses didactiques, soulignée par Sensevy dans sa théorie de l’action conjointe (Sensevy et Mercier, 2007), qui définit l’agir enseignant comme un « processus constant d’ajustement mutuel » (2011, p. 52), et bien entendu développée par Bucheton de façon centrale dans son modèle d’analyse (2009, 2020).

11La notion d’ajustement a permis à Bucheton de conceptualiser les réglages des gestes professionnels de l’enseignant qui tente de s’adapter à l’imprévisibilité constitutive de la co-activité d’enseignement-apprentissage avec les élèves (Jean et Étienne, 2009 ; Jean, 2012). Bucheton définit l’ajustement comme «  la manière dont l’agir langagier et corporel de l’enseignant se règle sur la situation spécifique de la classe et plus encore sur l’évolution de cette situation pendant la leçon. Cet ajustement est d’autant plus complexe qu’il est un co-ajustement avec l’agir de un à vingt-cinq voire quarante élèves, eux-mêmes en train de s’ajuster tant à l’agir du maître qu’à celui de leurs pairs, qu’à l’évolution du milieu didactique  » (2009, p. 64). En appui sur ce travail, nous avons développé la conceptualisation des activités d’ajustement en classe, qui peuvent parfois s’apparenter à une posture professionnelle basée sur des registres de gestes professionnels tentant de répondre à l’imprévisibilité de la situation et aux besoins d’apprentissage des élèves, dans une combinaison de flexibilité et de vigilance à la fois réflexives et pragmatiques, pédagogiques et didactiques (Saillot, 2020).

  • 4 Nous proposons ici des parenthèses explicatives pour chaque macro-préoccupation, à partir des trava (...)

12Le modèle d’analyse des ajustements multiregistres reprend l’architecture des cinq macro-préoccupations du multi-agenda (Bucheton et Soulé, 2009 ; Bucheton, 2020) comme matrice de l’activité enseignante en classe, c’est-à-dire des organisateurs pragmatiques dominants (Pastré, Mayen et Vergnaud, 2006). Ces cinq macro-préoccupations sont qualifiées de systémiques (rétroagissant les unes sur les autres), modulaires (s’agrégant différemment selon les gestes et postures), hiérarchiques (prenant une importance différente les unes par rapport aux autres selon les situations) et dynamiques (fluctuant selon la réflexion de l’enseignant et les besoins des élèves/de la situation). Ces cinq macro-préoccupations enchâssées forment une modélisation (Bucheton et Soulé, 2009, p. 33) avec au centre, (1) les savoirs (les objectifs d’apprentissage, formulés sous formes de connaissances et de compétences, qui restent parfois flous pour les élèves, voire même pour certains enseignants) ; et autour, pour construire ces apprentissages : (2) le pilotage (gestion des dimensions spatio-temporelles et organisationnelles du cours, de la séance, de la classe, une préoccupation centrale chez les débutants) ; (3) l’atmosphère (gestion du climat et de l’ambiance de travail, en favorisant des relations interindividuelles propices aux apprentissages) ; (4) le tissage (gestion des liens entre les savoirs, les tâches et les séances, pour aider à construire du sens) ; et (5) l’étayage (les différents types d’aides apportées aux élèves)4.

13Le « multi-agenda élargi » que nous proposons reprend et développe cette modélisation en associant à chaque macro-préoccupation des actions pédagogiques et didactiques qui peuvent permettre d’inférer des gestes professionnels. En effet, les macro-préoccupations s’articulent à un niveau micro à des actions, à combiner et à ajuster en situation dans une forme de flexibilité pédagogique et didactique. La notion de préoccupation en psychologie du travail vient des travaux de Clot (1999, 2008) qui s’intéressent à la dimension subjective de l’activité, appelée sens de l’activité par Leontiev (1947/1976 ; 1975/1984), c’est-à-dire le rapport entre ce qui incite le sujet à agir (ses motifs ou mobiles, appelés « préoccupations » chez Bakhtine, 1984), et ce vers quoi ses actions (pédagogiques et didactiques pour les enseignants) sont orientées (ses buts, ses objectifs) ici et maintenant. Dans le cas du multi-agenda, les macro-préoccupations sont des catégories d’analyse représentant des invariants de l’activité, qui la guident et l’orientent, dans une approche réflexive.

14La flexibilité pédagogique a été soulignée par Bruner (1983) dans ses travaux sur l’étayage, Paul à propos de l’accompagnement (2016), mais aussi Wanlin et Crahay (2012) pour l’enseignement, ce que nous avons repris et développé dans notre ouvrage (Saillot, 2020). La flexibilité pédagogique s’exprime grâce à de multiples ajustements, que ce soit au niveau des macro-préoccupations enchâssées à un niveau « méso », ou à un niveau plus « micro » au niveau des ajustements des variables didactiques et de gestes professionnels (pédagogiques, didactiques, voire ergonomiques). C’est pourquoi les ajustements sont qualifiés de multiregistres, mais ils sont également multiscalaires (différentes échelles), intersubjectifs (de soi vers autrui), intrasubjectifs (de soi à soi, au niveau des préoccupations, des intentions, des représentations et des émotions), et instrumentaux (au sens de Rabardel (1995, 1999) notamment pour le langage). Les ajustements des gestes professionnels nécessitent une activité réflexive de prise de conscience et de conceptualisation, dans et sur l’action, ce qui légitime une approche formative spécifique.

15Cette nécessité de conceptualisation passe donc par une approche descriptive et compréhensive de l’activité enseignante, étayée par des « formats » (Bruner, 1983), sortes de mini-cultures pédagogiques et didactiques. Un format est un «  microcosme maîtrisable  » (Bruner, 1983, p. 288) qui permet de co-construire des significations communes et partagées, ici entre le formateur et le stagiaire, ou entre stagiaires. Le modèle des ajustements multiregistres comprend, entre autres, une modélisation d’un multi-agenda élargi (Saillot, 2020, p. 92) qui propose une articulation entre différents gestes professionnels dans chacune des macro-préoccupations, afin de « descendre » vers un grain plus fin, dans une visée micrologique de l’analyse (Thievenaz, 2019). Chaque verbe est associé à des pistes d’actions en matière de gestes professionnels dans des tableaux explicatifs (Saillot, 2020, p. 93-103).

Figure 1 : Modélisation du multi-agenda élargi (Saillot, 2020)

16Ce multi-agenda élargi n’est qu’une proposition parmi d’autres qui n’a aucune finalité normative ou prescriptive (chaque action pourrait être formulée différemment, avec d’autres mots, et associée à d’autres macro-préoccupations). Une modélisation n’est pas un modèle à copier ou à faire copier, mais un format d’étayage (Bruner, 1983), c’est-à-dire un outil intellectuel pour penser et aider à penser sa propre activité. L’objectif est bien de guider et de faciliter un travail de mise en mots d’actions pédagogiques ou didactiques à l’intérieur de chaque macro-préoccupation (sans jamais perdre de vue qu’elles sont en réalité enchâssées, et qu’il s’agit simplement d’un format d’étayage, c’est-à-dire une médiation pour appréhender un réel complexe).

17L’ambition de la formation est d’amener chaque stagiaire à se construire progressivement son propre multi-agenda élargi, avec ses propres mots (puis avec ceux du métier), pour « dire » les gestes professionnels qu’il réussit à identifier, au fur et à mesure de son développement professionnel (Wittorski, 2007). Ce travail s’inscrit dans une démarche socio-constructiviste, basée notamment sur des échanges entre stagiaires et formateurs, (ou entre stagiaires) qui aident à construire une culture professionnelle commune. Dans cette perspective, il s’agit pour le formateur d’aider l’enseignant débutant à « développer sa propre conscience en devenant capable d’utiliser le même système de signes […] pour se représenter lui-même ses propres actions et interactions avec les autres […] pour communiquer et pour construire la représentation » (Bruner, 1983, p. 290).

Figure 2 : Modélisation vierge du multi-agenda élargi

18La recherche-formation est d’abord partie d’usages de la modélisation vierge du multi-agenda élargi par des PEMF afin de guider leurs stagiaires dans une approche descriptive et compréhensive de l’activité enseignante (soit par observation, soit par autopositionnement lors des visites conseils). Cette approche n’induit aucune attente normative ou prescriptive autour des « bons gestes professionnels » ou des « bonnes méthodes » (Étienne, Ragano et Talbot, 2019), mais elle vise à étayer une forme d’acculturation professionnelle pour mettre en mots l’activité enseignante en classe (le nombre et la taille des « bulles » sont ajustables afin de ne pas constituer un obstacle didactique). Dans la prochaine partie, nous présentons les différentes étapes de ce travail, les différents participants, les données recueillies, et les résultats qui offrent des perspectives de formation pour étayer la réflexivité des jeunes professeurs des écoles.

Recherche-formation pour ajuster le multi-agenda élargi et étayer la réflexivité des professeurs des écoles en formation initiale

19Cette recherche-formation vise l’analyse des usages du modèle des ajustements multiregistres (Saillot, 2020) pour étayer une pratique réflexive chez les « jeunes » professeurs des écoles, à partir d’observations sur autrui (en stage ou en vidéos) ou sur eux-mêmes (filmées), ou d’auto-positionnements lors de visites-conseils de formateurs en classe.

Les étapes de la recherche-formation

  • 5 CIRNEF : Centre interdisciplinaire de recherche normand et éducation et en formation (UR 7454).

20Ce travail a été initié à l’automne 2019 dans le cadre d’une convention de recherche passée entre l’Université de Caen (CIRNEF5) et la DSDEN (Direction des services départementaux de l’Éducation nationale). Avec trois binômes PEMF-PES (un dans chaque cycle), nous avons mené une recherche exploratoire sur l’étayage des visites-conseils des PEMF dans le cadre des visites-conseils chez « leurs » PES. Cette première phase exploratoire (la seconde a été empêchée par la crise sanitaire) comprenait une observation filmée d’une séance d’une quarantaine de minutes (à l’aide d’une tablette), suivie d’un entretien d’autoconfrontation, lui-même filmé et enregistré. Nous avons visionné ces deux films avec chaque formateur au cours d’un autre entretien d’autoconfrontation, également enregistré. Nous avons recueilli les ressentis des formateurs et des stagiaires sur cette expérimentation, mais la première vague « covid-19 » a tout stoppé. En juillet 2020, nous avons fait un bilan avec les PEMF afin d’envisager de nouvelles collaborations.

  • 6 MEEF : Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation.

21Entre septembre et novembre 2020, nous avons expérimenté l’usage du modèle avec des stagiaires master 2 MEEF6, et les PEMF ont poursuivi l’expérience avec leurs PES. Après concertation, nous avons décidé d’élargir cette recherche-formation à l’ensemble des collègues formateurs de l’INSPE (mention 1er degré) concernés par ces enjeux et volontaires. L’objectif était donc d’étayer les analyses réflexives des stagiaires (au sens large du terme). La consigne était de leur faire identifier des actions pédagogiques ou didactiques (ce que fait ou dit l’enseignant) dans chaque macro-préoccupation, à l’aide du multi-agenda élargi (version vierge), soit à partir de leurs observations de leur MAT (maître d’accueil temporaire), soit entre eux (observation croisée dans le binôme, pour les M1 ou M2), soit pour guider un autopositionnement par les PES.

  • 7 En plus des trois collègues PEMF déjà citées, quatre autres formateurs sont entrés dans l’équipe de (...)

22Après des premières réunions de présentation du projet en visioconférence en décembre 2020, nous avons organisé une réunion de préparation en janvier afin de rappeler le cadrage de cette recherche-formation, c’est-à-dire les latitudes laissées à chacun des formateurs (réorganiser, compléter ou transformer le multi-agenda élargi), et les exigences scientifiques : recueillir des multi-agendas élargis renseignés par les formés (avec leurs propres mots), et faire un compte-rendu synthétique de chaque expérimentation (public, contexte de formation, participation et retours des étudiants sur ce travail, pistes d’amélioration et perspectives pour la formation). Une perspective de communication scientifique dans un symposium « recherche-formation » du colloque de Cergy sur l’école primaire au XXIe siècle (13 octobre 2021) a été présentée aux collègues (sept d’entre eux ont été volontaires7).

23Nous proposons ci-après un tableau qui récapitule l’ensemble des étapes de la recherche-formation, avec pour chacune d’elles, les types de participants, les périodes concernées (avec les réunions coordonnées, et les différents entretiens menés), ainsi que les données recueillies.

  • 8 CPC : Conseillers pédagogiques de circonscription, chargés de la formation pour le premier degré.

Types et étapes de la recherche

Participants à la recherche

Périodes

Types de données recueillies

Formateurs

Formés

Recherche exploratoire sur les visites-conseils des PEMF aux PES

3 PEMF

3 PES

Novembre 2019 à mars 2020

-3 séances d’enseignement des PES observées et filmées (avec prises de notes des PEMF en classe) ;

-3 entretiens d’autoconfrontation PEMF-PES filmés et enregistrés ;

-3 entretiens « post » avec les 3 PES (enregistrés) sur leur vécu de ces nouvelles visites-conseils ;

-Un entretien-bilan avec les trois PEMF sur leur vécu de ces nouvelles visites-conseils (avantages et limites, pour eux, et pour les stagiaires).

Phase exploratoire de la recherche-formation

3 PEMF

6 PES

Mars à novembre 2020

-Des multi-agendas élargis renseignés par les PES (avec des actions identifiées dans chaque macro-préoccupation, formulées avec leurs mots) ;

-Des entretiens des PES par les PEMF sur l’usage du multi-agenda élargi (intérêts et limites) ;

-Bilans écrits des PEMF pour chaque usage avec leur PES (1 à 2 pages écrites, guidés par des consignes du chercheur pour leur faire expliciter leur usage du modèle).

1 MCF et 2 PEMF

1 groupe de master 2 non alternant (NA)

Septembre à décembre 2020

-Des multi-agendas élargis renseignés par les M2NA du groupe concerné (12 grilles au total, renseignées avec leurs propres mots) ;

-Bilan écrit des formateurs sur leur usage du modèle et les effets en termes de mises en mots de gestes professionnels (et points à améliorer).

Recherche-formation

2 MCF, 10 PEMF, 4 formateurs certifiés

-3 groupes de M1

-3 groupes de M2

-poursuite des 6 suivis de PES (par 3 PEMF)

Décembre 2020 à juillet 2021

-lancement en décembre 2020

-janvier 2021 : formation de formateurs

-février à juin 2021 : usages en formation

-juillet 2021 : Bilan des formateurs

-septembre 2021 préparation du symposium

-13 octobre : colloque (6 participants)

-Bilan écrit

-Tableaux d’observation et multi-agendas élargis renseignés par des M1, M2 et PES (avec leurs propres mots), avec parfois des petits questionnaires bilans de formation (Que vous a apporté cette formation ? Comment avez-vous formulé les actions identifiées ?)

-Bilans des formateurs (2 à 5 diapos écrites par usage) : quels progrès dans les mises en mots ? (En appui sur des grilles renseignées en stage) ;

-Prises de notes de la réunion bilan de juillet : satisfactions et pistes d’amélioration à étudier ;

-Prises de notes et diaporama co-construit avec les formateurs participant au symposium ;

-Enregistrement des échanges du symposium : discours sur les usages en formation des enseignants.

Prolongement de la recherche-formation

CPC8 DSDEN

PES

Décembre 2021 à juin 2022

-Prises de notes lors des réunions de formation de formateurs (questions, remarques et suggestions) ;

-Des multi-agendas élargis renseignés par des PES avec bilans de formation (côté PES et côté CPC).

-Des focales réalisées sur une ou deux macro-préoccupation(s) pour un travail réflexif ciblé.

-Diaporamas de synthèse réalisés par les formateurs pour la restitution finale.

Tableau 1 : Étapes de la recherche-formation avec les types de données recueillies.

Résultats, perspectives et points de vigilance

Exploration initiale de l’usage des observations filmées en stage

24Les résultats de la première phase ont permis de souligner l’intérêt des observations filmées, pour les formateurs, comme pour les formés, même si tous n’ont pas manipulé la tablette de la même façon. Les stagiaires ont été très satisfaits de pouvoir se revoir en situation sur la tablette, le film étayant la mémoire et permettant d’établir une sorte de médiation objective entre les ressentis de l’un et les commentaires de l’autre. L’un des PEMF a eu une formule intéressante en précisant que les observations filmées permettent de « voir plus et voir mieux », quand les stagiaires ont tous reconnu le côté « plus formateur que les visites classiques » car cela leur a permis de « prendre conscience de certaines pratiques ». Les stagiaires ont vécu cette expérience comme plus formative car plus horizontale dans la démarche, avec des questionnements qui visent plus des descriptions et des analyses, que des jugements évaluatifs.

Synthèse des résultats : quels effets des étayages sur les mises en mots des gestes professionnels en stage ?

25La recherche-formation, initiée en septembre 2020, souhaitait cibler de réels enjeux de professionnalisation pour les enseignants en formation initiale. L’objectif était de construire des formes d’étayage à la mise en mots de l’activité enseignante par les débutants qui manquent souvent de repères pour observer, décrire, et donc analyser les gestes professionnels et les éventuels ajustements associés, pendant leurs périodes de stage. Nous proposons un tableau récapitulatif des principaux résultats.

Types et étapes de la recherche

Résultats

Perspectives et points de vigilance

Côté formateurs

Côté formés

Recherche exploratoire sur les visites-conseils des PEMF aux PES

-un nécessaire temps d’adaptation à l’usage de la tablette pour filmer

-difficultés autour des techniques d’entretien d’explicitation

-pratique chronophage mais plus riche qu’un entretien classique

-plus de stress face à un nouveau dispositif

-rapide oubli de la tablette

-un entretien beaucoup plus riche et « objectif » en appui sur la séance filmée (autoconfrontation)

-un entretien perçu plus formateur que les autres (sans séance filmée)

-développer les usages de la vidéo en formation

-développer une formation de formateurs sur les techniques d’explicitation

-étayer davantage l’analyse réflexive des stagiaires en orientant leur regard (+ aide à la mise en mots de leurs gestes professionnels)

Phase exploratoire de la recherche-formation

-un potentiel intéressant pour étayer les observations en stage (M2) et pour accompagner les PES (visites conseils des PEMF)

-des cultures pédagogiques et didactiques hétérogènes

-nécessaire temps d’adaptation et d’imprégnation du modèle d’analyse

-une approche synchronique pas facile à appréhender lors des observations

-Harmoniser les formations initiales des stagiaires en matière de cadres d’analyse

-resituer les analyses dans une première approche diachronique (séquentielle) des séances

-étayer certains stagiaires pour la mise en mots de l’activité enseignante

Recherche-formation

-un nécessaire temps d’acculturation au modèle du multi-agenda

-intérêt pédagogique d’une première approche d’analyse séquentielle de la séance

-étayer les répertoires d’actions pour faciliter la mise en mots

-matérialiser une catégorie d’analyse de l’activité des élèves pour faire des liens avec l’activité de l’enseignant (ajustements)

-certains se sont sentis progresser de façon significative dans l’analyse réflexive

-certains ont souligné le besoin d’un accompagnement plus soutenu dans la mise en mots de l’activité

-une première approche séquentielle aide beaucoup avant une synthèse synchronique

-certains ont pris conscience de la tension prévu-imprévu, et préparations rigoureuses avant-ajustements souples pendant

-certains ont pris conscience de l’enchâssement des préoccupations

-l’atmosphère reste difficile à appréhender du fait de son installation sur un temps long, avec des questions « méso » d’organisation et « micro » de petits gestes professionnels

-un intérêt à poursuivre ce travail et les échanges entre formateurs

-un intérêt à croiser les regards et les modèles d’analyse (compatibilité du modèle avec une approche narrative)

-un « oubli » fréquent des stagiaires : les savoirs et les apprentissages en jeu (mais peut-on parler d’étayage sans préciser les savoirs en jeu ?)

-une question récurrente des formateurs : comment équilibrer les enjeux pédagogiques et didactiques dans les analyses ?

Tableau 2 : Résultats, perspectives et points de vigilance

Un temps d’acculturation nécessaire au modèle d’analyse

26Le bilan de la recherche-formation est globalement positif, avec des formateurs satisfaits lorsqu’ils ont pris le temps de bien présenter le cadrage scientifique à leurs étudiants, sans être bousculés par le calendrier ou la crise sanitaire. Ils ont tous insisté sur le nécessaire temps d’acculturation au modèle, afin de vraiment parler un langage commun (« travail intéressant mais il faut prendre le temps nécessaire de bien présenter le modèle en amont des stages » ; « expérience positive la plupart du temps, mais tous les étudiants ne se sont pas acculturés aussi vite au modèle » ; « les termes utilisés nécessitent parfois un temps d’adaptation chez certains stagiaires »). Certains formateurs ont souligné la question de la formation de formateurs, notamment au niveau des modèles d’analyse (« on a besoin d’être formés correctement en amont pour bien le travailler avec les stagiaires » ; « je ne connaissais pas bien le modèle, alors j’ai aussi eu besoin de temps »). Les formateurs qui ont dressé les bilans les plus positifs étaient déjà formés au modèle d’analyse de Bucheton (2009) depuis quelque temps (« ça fait longtemps que je travaillais avec ce cadre, mais je n’arrivais pas toujours à aller au bout des analyses » ; « ce modèle s’appuie un peu d’une certaine manière sur ce que j’essayais de faire en formation ») et souhaitaient développer son usage en formation en se centrant sur des gestes professionnels précis, dans des classes de situations emblématiques du métier.

Commencer par une approche séquentielle des séances observées

27L’approche synchronique du multi-agenda (Bucheton et Soulé, 2009) a parfois été perçue comme une difficulté pour certains stagiaires dans leurs observations de séances en stage, car elle ne permet pas une première lecture séquentielle de l’activité d’enseignement-apprentissage (« ce n’est pas facile de renseigner le schéma quand on observe la séance » ; « ce n’est pas évident de décrire ce que fait l’enseignant et de renseigner le schéma vierge en même temps »). Ces remarques ont amené à réajuster le modèle pour étayer les premières observations, sous la forme d’un tableau d’observation séquentielle du multi-agenda élargi (figure 2), avec en abscisse les macro-préoccupations et en ordonnée, les phases de la séance.

Figure 3 : Tableau d’observation séquentielle du multi-agenda élargi

28Ce tableau permet une première approche diachronique, donc séquentielle, des séances, avant un retour vers une vision synchronique des préoccupations du multi-agenda élargi, à partir des invariants identifiés, grâce à un travail de synthèse. Cet étayage vise à guider les stagiaires dans le repérage de gestes professionnels de l’enseignant, au fur et à mesure de la séance observée (en stage ou en vidéo). Un niveau supérieur d’étayage est possible, en cas de besoin, en utilisant les verbes d’action du multi-agenda élargi (Saillot, 2020, p. 92) afin de faciliter les premières mises en mots. Cette étape permet d’engager un processus d’acculturation à la culture professionnelle. Un nécessaire désétayage orientera le stagiaire vers une identification et une formulation autonome des gestes professionnels, en respectant son parcours de formation et son cheminement personnel.

Identifier des traces de l’activité des élèves qui déclenchent des ajustements de gestes professionnels

29Certains formateurs ont parfois expliqué ne pas suffisamment « voir » l’activité des élèves dans le modèle initial, et regrettaient de ne pas avoir de catégorie pour la renseigner (au moins en partie). Notre petite équipe a tenté de prendre en compte cette préoccupation de formateur, en ne perdant pas de vue que la notion d’ajustement qui fonde ce modèle, repose sur la co-activité enseignant-apprenants. Afin de faire apparaitre l’activité des élèves, une colonne spécifique a été créée dans le tableau. Il ne s’agit pas de renseigner toutes les activités des élèves, mais plutôt de se focaliser sur des signes déclencheurs d’ajustements chez l’enseignant (par exemple dans le tableau de la figure 3, le (1) correspond à un élève en difficulté qui déclenche un geste d’étayage, et le (2) à un élève agité qui déclenche un geste d’atmosphère). Dès qu’on repère un lien entre une trace d’activité d’un élève (observée ou inférée) et un ajustement de l’enseignant dans l’une des macro-préoccupations, on peut le matérialiser par une flèche doublement orientée (2 flèches positionnées dans le tableau en guise d’exemple). Il est possible de mettre plusieurs flèches pour matérialiser les ajustements les plus significatifs identifiés, sans pour autant surcharger le tableau. Les quelques liens identifiés entre gestes professionnels de l’enseignant et gestes d’étude des élèves (partie observable ou inférable de leur co-activité) permettent de faire prendre conscience aux stagiaires de certains ajustements, que ce soit pour répondre à des imprévus ou à des besoins des élèves.

Des prises de conscience chez les stagiaires engagés dans ce travail

30Cette approche a permis aux formateurs d’identifier quelques prises de conscience intéressantes chez certains stagiaires accompagnés. La première est relative aux ajustements entre le prévu et le réalisé, ce qui corrobore la thèse de Jean (2009) sur le traitement des imprévus par les professeurs stagiaires en technologie. En effet, si les stagiaires comprennent au cours de leur formation initiale l’importance de bien préparer leurs cours (la classe, dans le premier degré), orientés par des préoccupations pédagogiques et didactiques précises, ils découvrent progressivement que cette indispensable rigueur n’empêche pas les imprévus et la nécessité des ajustements agiles dans le feu de l’action. Le travail mené sur les liens entre l’activité des élèves et les préoccupations de l’enseignant ont mis en lumière les indispensables ajustements aux imprévus et aux besoins des élèves : « l’enseignant ajuste ses actions en fonction des réactions et attitudes de l’élève » a précisé un stagiaire.

31Une autre prise de conscience concerne la complexité de l’activité enseignante en classe, et l’intrication des multiples préoccupations pédagogiques et didactiques : « J’ai pris conscience que si je n’arrive pas encore à classer mes actions dans les préoccupations, c’est peut-être que tout est lié dans la pratique de classe : si le pilotage est correct, ça a une incidence sur le tissage, l’atmosphère et l’étayage par exemple. C’est pour ça que j’avais l’impression de confondre parfois ». Les stagiaires prennent alors conscience que les catégories d’analyse découpent le réel complexe de façon parfois arbitraire, simplement pour finalement mieux le penser. Ce qui était parfois perçu comme une difficulté à renseigner le multi-agenda devient un réel apprentissage sur le métier (« J’ai eu beaucoup de mal à compléter la colonne Atmosphère car j’ai l’impression que toutes les autres y contribuent »). Finalement, il semble important de comprendre qu’il n’y a pas de bons ou de mauvais classements, mais que ces activités de classement ne sont pas une fin, mais un moyen de développer une approche réflexive, avec une triple visée, descriptive, compréhensive et transformative des gestes professionnels des enseignants.

32Une autre prise de conscience concerne l’importance de l’observation de la classe (et des élèves) dans l’activité enseignante, qu’il convient d’appréhender comme un véritable geste professionnel, en chaussant des lunettes de professionnel : « Cela demande une observation attentive. Il y a des choses qu’on ne voyait pas avant » ; « c’est vraiment difficile de bien observer en classe, que ce soit l’enseignant ou les élèves ». Le modèle des ajustements multiregistres souligne justement l’importance des gestes d’observation et d’écoute dans l’activité enseignante, ce qui nécessite une véritable formation, initiale et continue, car on ne finit sans doute jamais d’apprendre à observer et à écouter.

Une valorisation des détails dans le processus de professionnalisation

33La plupart des stagiaires ont exprimé des difficultés dans la mise en mots et dans l’identification des actions pédagogiques et didactiques (« C’est dur de mettre des mots, d’expliquer et de savoir ou regarder lorsqu’on est en situation »), notamment lorsque cela se joue sur des détails, c’est-à-dire des micro-gestes professionnels : « Tu fais plein de petites choses qui contribuent à l’atmosphère de travail mais qu’il est difficile de voir et d’expliquer ». Cette attention aux détails s’inscrit dans une approche micrologique de l’activité (Thievenaz, 2019), soit basée sur l’usage de la vidéo en formation (Ria, 2019), soit basée sur une approche mémorielle de l’expérience (Vermersch, 1994/2006), afin de permettre la description des gestes professionnels et des préoccupations pédagogiques et didactiques qui y sont associées. Certains stagiaires ont donc tenté d’apporter des précisions à propos des gestes professionnels qu’ils pensent avoir mobilisés pour se placer dans une posture d’accompagnement : « Je lui ai laissé le temps de travailler, en l’observant. J’évite de donner directement la réponse et je le questionne, pour qu’il verbalise ses difficultés… ou, je provoque des discussions entre élèves. Et je les écoute ou j’observe pendant ce temps ». Ces retours de stagiaires rendent compte de prises de conscience fondamentales à propos de l’activité d’enseignement-apprentissage, et notamment de commencer à identifier certains ajustements par l’observation et l’écoute. Cette valorisation des détails de l’expérience ne vise pas la constitution de catalogues d’actions juxtaposées, mais elle s’inscrit dans la métaphore du multi-agenda qui cherche à faire système entre des gestes professionnels.

Consolider la visée formatrice des visites conseils

34Certaines formatrices ont utilisé la modélisation pour discuter avec les stagiaires de leur propre vécu de la séance, de l’intérieur, afin qu’ils verbalisent d’éventuelles réussites, ou au contraire des difficultés. Cet échange s’inscrit dans une démarche formatrice d’accompagnement basée sur les besoins de formation identifiés dans un croisement des regards entre la formatrice et le stagiaire. La stratégie d’étayage des formatrices les ont parfois fait se focaliser sur une ou deux macro-préoccupations, afin de prioriser des « besoins professionnels particuliers » (Laville et Saillot, 2021) dans une approche formative progressive bienveillante et exigeante.

35De leur côté, les PES accompagnés ont confirmé la portée formatrice de ce travail, et souligné que « ce travail aide à faire le lien avec les remarques faites lors des visites : expliciter davantage, maintenir l’attention des élèves », ou « Il [ce travail] permet aussi de se rendre compte de ce que l’on fait vraiment en classe. C’est une aide pour gérer sa classe et enseigner ». Certains stagiaires considèrent que ce travail les a aidés à progresser, et à voir leurs progrès ou leurs difficultés : « Ça m’a permis de me rendre compte qu’il y avait des choses réussies dans ma pratique et ça c’est important car j’ai pris confiance en moi », ou « J’arrivais mieux à mettre des mots sur ce qui n’allait pas, j’étais plus précise et plus professionnelle, j’avais les mots pour expliquer. Je ne comprenais pas ce nouveau langage quand je suis arrivée dans la profession ».

Discussion conclusive 

36Cet article a présenté une recherche-formation sur l’étayage de la réflexivité de professeurs des écoles débutants, en stage ou à partir du stage, en appui sur le modèle d’analyse des ajustements multiregistres. L’objectif est d’étayer la mise en mots d’actions de l’enseignant dans chaque macro-préoccupation en s’appuyant sur la grille du multi-agenda élargi, afin d’inférer ensuite des gestes professionnels ou des gestes de métier (Jorro, 2002). Ce travail nous a permis d’identifier différentes stratégies des formateurs pour mieux accompagner la réflexivité naissante des enseignants en stage : il leur a semblé intéressant de parfois commencer par des observations séquentielles des séances, afin d’identifier progressivement dans chaque macro-préoccupation des actions qui pourraient être traduites en termes de gestes professionnels. Une colonne « activité des élèves » a été ajoutée au tableau d’analyse séquentielle afin de favoriser des liens entre des traces d’activités d’élèves et des ajustements de l’enseignant. La nécessité de ne pas minorer la question didactique des savoirs en jeu dans les apprentissages visés a été soulignée, car sa centralité est transversale à chaque macro-préoccupation, et incontournable pour les questions d’étayage. Ce texte rend compte des principales étapes de cette recherche-formation, et s’appuie sur des bilans discursifs des principaux acteurs. Cependant, les contraintes formelles de cet écrit scientifique ne nous permettent pas d’illustrer nos analyses par les nombreuses productions de stagiaires recueillies (leurs multi-agendas élargis complétés avec leurs mots) qui donnent à voir des progressions intéressantes dans les mises en mots et dans le repérage de gestes professionnels en classe. Les usages du multi-agenda élargi ont été variés, selon les stratégies d’accompagnement des formateurs, mais avec toujours le même objectif d’une mise en mots étayée des gestes professionnels. Au-delà même de ce modèle d’analyse, qui est un vecteur de médiations et d’intelligibilité, il s’agit surtout d’une démarche formatrice d’aide à la mise en mots de gestes professionnels dans et sur l’action.

37Cette recherche-formation nous a permis de rappeler l’importance d’étayer la réflexivité des jeunes enseignants (ici des professeurs des écoles) pour favoriser des prises de conscience de gestes professionnels pédagogiques ou didactiques, et progressivement comprendre la nécessité d’apprendre à observer et à écouter en classe afin de s’inscrire dans une dynamique d’ajustements. Comme toute activité « ne se touche pas du doigt » (Hubault, 1996), ce dispositif de formation vise le développement d’une analyse réflexive chez des néo-professionnels, ici des jeunes enseignants, par une approche socio-constructiviste basée sur des médiations « socio-sémiotiques » (Jobert, 2017) qui s’inscrivent dans les travaux de Vygotski (1934/1985) et Bruner (1983). Au-delà de ces résultats, ce travail souligne un double intérêt pour la formation des enseignants : l’intérêt de considérer l’observation en classe comme un véritable objet de formation (Ria, 2019) ; et celui de construire des collectifs, voire des communautés d’enseignants en formation, et de formateurs, qui partagent des outils et des langages communs.

38Cette contribution soulève les enjeux d’une formation des enseignants (et des formateurs) à l’observation et à l’écoute, compétences qui structurent leurs activités d’ajustements multiregistres (Saillot, 2020), pédagogiques, didactiques, éducatives ou formatives, majoritairement communicationnelles. Apprendre à observer, c’est faire construire aux jeunes praticiens des nouvelles lunettes professionnelles pour leur faire voir leur environnement professionnel « à l’œil habillé » (Latour, 2006). En effet, l’ajustement est une activité de sémiose (lecture de signes) de l’environnement (Saillot, 2020), qui nécessite parfois une approche micrologique, c’est-à-dire une attention particulière aux « détails négligeables » (Thievenaz, 2019), voire insignifiants pour les non-initiés qui n’ont pas les codes, c’est-à-dire la culture, pour simplement voir des signes peu visibles, mais parfois si importants : une affiche avec des écritures ou des symboles assez grands et lisibles, du matériel en nombre suffisant, une consigne suffisamment explicite, une voix bien posée, ou un regard précis et personnalisé. Ces gestes professionnels majoritairement incorporés, ne sont pas faciles à identifier, dans le flux de l’activité d’enseignement-apprentissage, mais si importants à conceptualiser en formation, afin de les traduire en savoirs d’action (Barbier et Galatanu, 2004) en appui sur des concepts scientifiques (essentiellement pédagogiques, didactiques ou psychologiques), dans une perspective de développement professionnel (Wittorski, 2007 ; Ria, 2019).

39Cette recherche-formation a permis de favoriser des prises de conscience, aussi bien chez les stagiaires que chez les formateurs finalement, notamment l’importance de partager une culture commune, un langage commun, afin de mieux croiser les regards et ainsi enrichir les expériences de chacun. Une recherche-formation devient alors un espace (physique et symbolique) de partage, que ce soit d’outils, de cadres, de concepts, ou d’expériences, qui permet de co-construire une communauté temporaire de formateurs. Ce collectif émergent (Jacq et Ria, 2019) s’apparente à une communauté de pratiques (Lave et Wenger, 1991) qui s’oriente vers une organisation apprenante (Argyris et Schön, 1996) de formateurs qui discutent, échangent, et coopèrent. Il semble raisonnable de souhaiter que des orientations institutionnelles favorisent l’instauration d’espaces et de temps dédiés à ce travail collectif qui s’inscrit dans une approche collaborative de formation de formateurs.

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Notes

1 Entretien de Jacques Leplat réalisé par Antoine Laville et Michel Pottier en 2002.

2 INSPE : Institut national supérieur du professorat et de l’éducation, en charge de la formation initiale des enseignants en France.

3 Les trois PEMF à l’origine des premiers usages exploratoires en formation initiale du modèle d’analyse des ajustements multiregistres sont Séverine Malmaison, Carole Migacz et Nathalie Tamion.

4 Nous proposons ici des parenthèses explicatives pour chaque macro-préoccupation, à partir des travaux de Bucheton et de nos propres usages en formation initiale des enseignants.

5 CIRNEF : Centre interdisciplinaire de recherche normand et éducation et en formation (UR 7454).

6 MEEF : Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation.

7 En plus des trois collègues PEMF déjà citées, quatre autres formateurs sont entrés dans l’équipe de la recherche-formation pour aller au colloque : Mélanie Bouron, Dominique Gallon, Bruno Hubert, et Frédéric Roullé.

8 CPC : Conseillers pédagogiques de circonscription, chargés de la formation pour le premier degré.

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Table des illustrations

Légende Figure 1 : Modélisation du multi-agenda élargi (Saillot, 2020)
URL http://journals.openedition.org/edso/docannexe/image/21728/img-2.png
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Légende Figure 2 : Modélisation vierge du multi-agenda élargi
URL http://journals.openedition.org/edso/docannexe/image/21728/img-3.png
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URL http://journals.openedition.org/edso/docannexe/image/21728/img-5.png
Fichier image/png, 99k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Éric Saillot, « Étayer des mises en mots de l’activité enseignante en classe : usages en formation du modèle d’analyse des ajustements multiregistres »Éducation et socialisation [En ligne], 66 | 2022, mis en ligne le 14 décembre 2022, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/21728 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.21728

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Auteur

Éric Saillot

Université de Caen Normandie, CIRNEF, UR 7454

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