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Dossier
Des débats ouverts sur l'agir enseignant

Des gestions contrastées des difficultés des élèves en classe

Distribution de la parole et interactions enseignants-élèves selon les classements des élèves, les situations d’enseignement et les outils mobilisés
Laure Sochala et Sylvain Broccolichi

Résumés

Face au constat de difficultés plutôt croissantes des élèves et des enseignants de l’école française relevées dans de nombreuses recherches et évaluations, nous nous inscrivons dans le champ des travaux qui cherchent à identifier les obstacles en jeu et des leviers potentiels à partir d’enquêtes réalisées dans des classes. En fonction de résultats préexistants nous avons choisi d’étudier principalement les stratégies pédagogiques qui conditionnent le déploiement ou l’inhibition de dynamiques interactives favorisant la levée des incompréhensions ou malentendus sous-jacents aux difficultés des élèves. Dans ce but, nous avons pris en considération les situations d’interactions (y compris à distance), les outils mobilisés, les postures et les déplacements des enseignants qui conditionnent en retour les activités, les prises d’initiatives et les (in)compréhensions des élèves. Les analyses issues de ce travail confirment l’impact limité, et même parfois contre-productif d’usages courants d’outils numériques. Elles nous incitent aussi à prolonger ce travail par des recherches sur les parcours de formation et les conditions d’exercice en fonction desquelles se construisent les dispositions pédagogiques des enseignants.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 « Le Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco) analyse et accompagne des politiques, (...)

1Au cours des vingt dernières années, de nombreux travaux de recherche et d’évaluation ont mis en lumière le fossé croissant entre l’objectif officiel d’une meilleure réussite de tous les élèves et les évolutions problématiques de leurs acquis, des formations des enseignants ainsi que les doléances exprimées par ces derniers au sein de l’école française (Bucheton, 2019 ; Cnesco1, 2016, 2021 ; Desjardins et al., 2012 ; DEPP, 2008, 2013, 2014 ; IGEN et IGAENR, 2013, 2015, 2017 ; IGEN, 2013). En dépit de leurs indéniables limites en tant qu’outils de diagnostics et de vecteurs de progrès, les évaluations nationales et internationales ont en effet permis d’alerter sur les inégalités-record d’acquis scolaires constatés en fin de scolarité obligatoire (Meuret et Lambert, 2011 ; Nau, 2011 ; OCDE, 2019) et sur les difficultés croissantes éprouvées par de nombreux écoliers en France dans les trois principaux domaines de connaissance évalués (DEPP, 2016, 2017, 2020a, 2020b). Ces difficultés extrêmes sont bien sûr à rapporter à des pratiques enseignantes elles-mêmes induites par certaines évolutions de l’organisation scolaire (Broccolichi et al., 2022), et elles s’avèrent associées à de fréquentes et parfois graves manifestations de malaises repérées chez les élèves mais aussi chez leurs enseignants (DEPP, 2019 ; Desjardins et Perrenoud, 2012 ; IGEN, 2013 ; Janot-Bergugnat et al., 2008 ; Lantheaume, 2013 ; OCDE, 2014, 2020).

2Ces évolutions problématiques interdépendantes impliquent un large ensemble de paramètres (institutionnels, sociaux, didactiques, psychologiques…) que différentes approches potentiellement complémentaires peuvent contribuer à élucider. C’est dans cette perspective, encore lointaine, que nous souhaitons inscrire notre travail, aux côtés d’autres recherches en sociologie, en clinique de l’activité, en didactique, en psychologie du développement et de la santé notamment (Bernard, F., et Fluckiger, C., 2019 ; Hélou et Lantheaume, 2008 ; Jégo et Guillo, 2016 ; Nonnon, 1989 ; Vergnaud, 1994).

  • 2 Ces difficultés d’apprentissage sont bien sûr souvent associées à des problèmes de comportement ou (...)

3A cette étape, notre travail porte sur les logiques qui sous-tendent les gestions quotidiennes des difficultés d’apprentissage2 d’écoliers en classe et de celles qu’elle induisent chez les enseignants, en rejoignant l’approche de Hélou et Lantheaume (2008) pour qui les difficultés au travail des enseignants occupent une place centrale dans les logiques constitutives de leurs pratiques. Des recherches antérieures qui seront discutées, alimentent l’hypothèse selon laquelle les degrés d’attention et les modes d’action concernant les difficultés des élèves sont très variables selon les enseignants, les classes et les situations pédagogiques (Merzejewski et al., 2018 ; Nonnon et David, 2014 ; Reuter, 2013). Après avoir objectivé assez précisément certaines de ces variations à l’école élémentaire, nous discuterons des interprétations suggérées par des travaux antérieurs, puis formulerons les hypothèses qui nous paraissent les plus cohérentes avec les données d’ores et déjà recueillies. Pour ce faire, l’article sera d’abord centré sur les stratégies opposées à maints égards de deux enseignants d’une même école, avant de proposer une hypothèse sur leurs liens avec les solutions de compromis décelées dans les autres pratiques étudiées. Nous indiquerons aussi pourquoi nous nous sommes particulièrement intéressés aux pratiques adoptées durant des séances mobilisant des outils numériques.

Références, controverses et problématisations

4Nous nous référerons d’abord aux travaux qui ont montré l’importance des interactions socio-langagières dans les apprentissages, puis à ceux qui ont porté sur les progrès différentiels des élèves selon les classes et les pratiques adoptées en vue de spécifier ensuite notre approche des gestions des difficultés d’apprentissage des élèves en classe , nous discuterons enfin plusieurs recherches et controverses portant sur les facteurs et logiques qui sous-tendent les variations observables dans la distribution de la parole et les interactions en classe selon les réussites et difficultés des élèves perçues par les enseignants et selon les situations pédagogiques.

Interactions socio-langagières et apprentissages

5A la suite de Vygotski (1934) et Bruner (1983), de nombreux chercheurs ont mis en lumière l’importance de la médiation du langage dans le développement social et cognitif. C’est par l’interaction au sein d’environnements socioculturels que les fonctions mentales élémentaires se transforment en processus et stratégies mentaux plus sophistiqués et que l’école organise des processus d’appropriation des outils culturels au moyen d’interactions sociales instrumentées (Altet, 1994 ; Bressoux, 2002 ; Cnesco, 2017 ; Giglio et Arcidiacono, 2017 ; Kail et Fayol, 2003 ; Perrenoud, 1998). L’enseignant est dans cette perspective un médiateur chargé de faire découvrir et intégrer ces outils aux élèves au moyen de tâches appropriées et de stimulations ou d’étayages ajustés aux difficultés susceptibles d’empêcher la réalisation des tâches proposées, afin que chacun puisse développer ses compétences « à un rythme qui dépasse de beaucoup celui qu’il aurait atteint par ses efforts s’il était resté sans aide » (Bruner, 1983). D’autres auteurs ont enrichi la spécification des divers étayages et interactions de tutelle susceptibles de favoriser les compréhensions et apprentissages d’élèves initialement démunis face à certaines tâches (Barth, 2015 ; Lescouarch, 2018 ; E. Nonnon, 1989). Il en ressort que les (im)possibilités d’apprentissage des différents élèves dépendent quotidiennement de l’anticipation de leurs difficultés prévisibles et des vigilances des enseignants vis-à-vis de leurs besoins d’étayage.

6Ces résultats s’avèrent assez convergents avec ceux des travaux portant sur les progrès différentiels des élèves selon les classes.

Progrès différentiels des élèves

7Les constats et analyses relatifs aux progrès des élèves selon les classes et les pratiques d’enseignement dépendent des modèles théoriques mobilisés et de l’organisation du travail d’observation, ainsi que des domaines et compétences évalués et des niveaux de classe considérés. Deux sortes de constats récurrents s’en dégagent cependant :
1/ « Les différences d’efficacité entre classes se font surtout sentir auprès des élèves ayant un niveau plus faible » (Bressoux, 2000, 2001 ; Jarlégan et al., 2016)
2/ Les progrès maximaux sont associés à un plus large éventail de stratégies pédagogiques et didactiques tenant compte des difficultés des élèves (Jarlégan et al., 2016 ; Piquée, 2008, 2010 ; Talbot, 2008).

8Ces constats sont cohérents avec le fait que les élèves les moins dotés des acquis attendus, sont les plus exposés à ne pas saisir le sens et l’intérêt des tâches proposées ou à s’estimer incapables de les maîtriser ; ils ont donc particulièrement besoin de pratiques et de médiations les aidant à surmonter les obstacles risquant de compromettre l’activité nécessaire à leurs apprentissages (Clanet, 2012). Or, les compétences, motivations et stratégies des enseignants relatives à ces démarches de régulation s’avèrent très variables sur ce point, d’après leurs déclarations et toutes sortes d’observations (Broccolichi et al., 2018a ; Broccolichi et al., 2018b ; Broccolichi et al., 2014 ; Clanet, 2012 ; Cnesco, 2017 ; Monfroy, 2002 ; Rochex et Crinon, 2011 ; Saillot, 2015, 2020). Il nous semble donc utile de contribuer à éclairer cette forte variabilité en prenant en considération les facteurs contextuels et sociaux qui sous-tendent les vigilances manifestées, en complément des travaux davantage centrés sur les compétences didactiques des enseignants.

Disparités observées dans les interactions enseignants-élèves et logiques sous-jacentes

9Everett Hugues est un précurseur de la distinction entre curriculum formel (prescrit), réel et caché reprise notamment par Perrenoud (1993). Dès les années 1950, il identifie « une altération majeure des finalités et des relations officiellement définies : il en va ainsi dans la salle de classe, la clinique, la salle d’opération (…). Tout enfant à l’école est amené parfois à penser que certaines choses sont faites sur lui plutôt que pour lui (…). » (Hugues, 1956). L’analyse des interactions sociales dans le travail peut alors « éclairer ces déformations subtiles des fonctions et des rôles » (ibid) et les relier à divers traits pertinents des situations et dispositions impliquées (Hugues, 1996 ; Cartier,2005). En ressort la notion de « client idéal » avec qui le rendement du travail est jugé optimal (selon les normes d’une profession et les critères d’appréciation variables des agents), à l’opposé de ceux qui impliquent du « sale boulot », des résultats décevants ou une faible reconnaissance (Gadrey, 1994). En étudiant les interactions de classe, Howard Becker, alors étudiant de Hugues, a ainsi constaté d’importantes disparités de distance et d’attention selon les attitudes et performances des élèves corrélées à leur origine sociale (1952a) ; ce qui l’a conduit à souligner le rôle des décalages culturels entre élèves et institutrices. Des travaux ultérieurs ont cependant montré que la très inégale fréquence des interactions entre enseignants et élèves était liée au rang de ceux-ci dans leur classe (d’après leurs notes) plus qu’à leur origine sociale : dans L’école primaire au quotidien, Régine Sirota (1988) constate ainsi que les enseignants donnent la parole trois fois moins souvent aux élèves du dernier interquartile qu’à ceux du premier interquartile, alors que ces fréquences varient au maximum du simple au double selon les origines sociales des élèves pourtant découpées plus finement.

Controverse sur l’évolution des réponses aux difficultés des élèves

  • 3 « Positionnement dans le courant de l’éducabilité positive et rejet des thèses innéistes et fixiste (...)

10Vingt ans plus tard, Talbot (2008) prend acte des nombreux constats indiquant la tendance marquée à « ignorer davantage les élèves faibles » associée au souci de ne pas « laisser retarder ou perturber l’avancée didactique et pédagogique de la classe par les lacunes, les manques ou les erreurs de certains élèves » (PP. 81-82), mais il émet l’hypothèse d’une évolution produite par les prescriptions en la matière. Et son étude exploratoire l’amène à observer cinq enseignantes de l’école primaire qui « loin de délaisser leurs élèves faibles, leur consacrent au contraire une grande partie des activités didactiques et pédagogiques individualisées ». Il attire ainsi l’attention sur le fait que dans les phases d’activité individuelle, interagir avec des élèves éprouvant d’importantes difficultés n’engage pas les mêmes risques qu’en situation d’enseignement avec toute la classe ; et il n’omet pas de signaler (p. 92) des particularités des enseignantes de son échantillon, susceptibles d’expliquer les résultats obtenus3.

11Des travaux ultérieurs indiquent toutefois que l’inégale distribution de la parole et des interactions élèves-enseignant reste souvent en faveur des élèves les mieux classés, y compris en école maternelle (Millet et Croizet, 2016 ; Nonnon, 2014). Et plus globalement, les constats d’évolutions problématiques signalés dès l’introduction de cet article, témoignent plutôt d’une accentuation des inégalités d’acquis scolaires et de difficultés en tous genres d’élèves et d’enseignants en France. Tout porte ainsi à penser que les vigilances et compétences relatives à la régulation des difficultés des élèves restent très variables selon les enseignants et selon les situations pédagogiques.

Variations liées aux situations pédagogiques et à l’usage d’outils numériques

  • 4 Plan numérique pour l’éducation » de 2015 ; Dossier « Le numérique au service de l’Ecole de la conf (...)

12Si la tendance à ignorer davantage les élèves aux acquis les moins assurés sert surtout à préserver l’avancée de la classe de complications liées à leurs difficultés, en évitant le risque de retard ou de perturbations, on doit l’observer dans les situations de travail avec le collectif classe bien plus que quand les élèves ont à travailler individuellement et que l’enseignant peut évaluer leurs activités et tenir compte de leurs besoins d’étayage sans risque majeur (Cnesco, 2017). Nous nous sommes intéressés aux incidences d’usage d’outils numériques sur les pratiques de repérage et de régulation des difficultés des élèves. Les discours institutionnels présentent souvent ces outillages comme d’importants vecteurs d’ activités et interactions optimisées en faveur de la « réussite de tous les élèves »4, mais les principales évaluations sur ce sujet invalident jusqu’à présent cette hypothèse (OCDE, 2015) ; et la plupart des recherches suggèrent que les bénéfices potentiels restent hypothéqués par l’insuffisante formation des enseignants en divers domaines (Amadieu et Tricot, 2014 ; Baron et Bruillard, 2004 ; Bernard et Fluckiger, 2019 ; Chaptal, 2007 ; Fluckiger, 2019 ; Leroux et al., 2017), les rares progrès observés s’avérant « dépendants d’individus exceptionnels » (Linard, 2003). Ainsi, beaucoup d’enseignants n’utilisent le TBI que comme un vidéo projecteur sans tirer profit des fonctions interactives disponibles (Karsenti, 2016 ; Karsenti et al., 2012). Quant aux usages des tablettes en classe, ils confrontent souvent à des situations et contraintes que les enseignants peinent à maîtriser (Villemonteix et Nogry, 2016) ; ils peuvent conduire à se méprendre sur l’autonomie des élèves (Linard, 2003), ou faciliter des « comportements souterrains » problématiques (Devauchelle, 2019) que nous avons aussi observés ; d’où notre idée d’approfondir ce point, en lien avec la question des vigilances, des perceptions et des évitements relatifs aux difficultés des élèves de la part des enseignants.

Objectifs, stratégie d’enquête et corpus

13Les données mobilisées sont issues d’une recherche doctorale portant sur les pratiques et interactions observées dans les classes élémentaires de dix professeurs suivis durant deux années scolaires. L’objectif privilégié pour cet article est celui d’appréhender les logiques qui sous-tendent des stratégies variables en matière d’identification et de traitement ou d’évitement des difficultés des élèves par les enseignants. Il s’agit de repérer et d’analyser des variations dans la distribution des paroles des interactions enseignants-élèves selon les situations pédagogiques, en distinguant dans chaque classe trois sous-groupes d’élèves respectivement nommés pour le reste de l’article 1er tiers, 2ème tiers et 3ème tiers, ce dernier étant celui des élèves éprouvant le plus de difficultés selon l’enseignant.

Stratégie d’enquête, classement des élèves et démarches d’observation

  • 5 Des entretiens plus poussés sur leurs parcours et leurs pratiques ont été récemment entrepris, aprè (...)

14Sachant que les conditions actuelles de formation et d’enseignement empêchent souvent les enseignants de respecter les recommandations institutionnelles relatives à la prise en compte des difficultés et besoins des élèves, nous avons préféré ne pas tout de suite évoquer ce sujet délicat avec ceux qui ont accepté de faire partie de notre échantillon (et risqué d’induire des pratiques inhabituelles en ce domaine). Dans un premier temps, de brefs entretiens informels ont été réalisés avec eux sur leur métier et leurs élèves5, suivis dans un deuxième temps d’observations qui ont été présentées comme motivées d’abord par l’étude des usages d’outils numériques dans leur enseignement, reliée secondairement à celle des difficultés des élèves. Comme demandé, ils se sont prêtés à l’exercice de classer les élèves pour les répartir en trois groupes selon leurs réussites et difficultés, sans guère d’hésitation ou d’objection tenant à des différences selon les domaines d’enseignement. Des disparités significatives de fréquence et de nature des interactions selon ces groupes ont ensuite été constatées pour tous les enseignants étudiés mais selon des configurations variables.

15Ces constats sont cohérents avec l’hypothèse de catégorisations assez globales des élèves qui orientent des choix d’enseignants (d’interroger plutôt tel élève à tel moment par exemple, ou d’observer prioritairement et de plus près les activités et productions de certains élèves).

16Après une phase de mise en confiance des élèves, l’enquêtrice a souvent interrogé ceux d’entre eux qui n’entraient pas dans la tâche attendue au moyen d’entretiens qui portaient sur leur ressenti de difficulté et sur ce qui les poussait à solliciter ou non leur enseignant. Nos analyses intègrent ces éléments mais portent avant tout sur les interactions observées selon les situations et les catégories d’élèves.

Les composantes du travail d’observation

17Sur la base d’une centaine de journées d’observations directes et d’une quarantaine d’heures filmées, l’analyse de données a porté principalement sur les fréquences, durées, tonalités des interactions ainsi que sur leur statut (par exemple, si elles concernaient le travail des élèves ou leur comportement, si elles incluaient des questions, explications, encouragements, réprimandes…). Les déplacements de l’enseignant et l’ordre des attentions accordées aux élèves en phase de travail individuel ont aussi été étudiées en phase de travail individuel, en s’intéressant aux postures, aux tons des paroles échangées, aux mimiques et aux changements éventuels d’attitudes et d’activité des élèves entre avant et après l’interaction.

18Une caméra fixe a permis de filmer l’ensemble de la classe. Une caméra mobile a servi à filmer plus précisément diverses (in)activités d’élèves classés parmi les plus en difficulté et de noter d’importantes différences d’attitudes de leur part selon les styles d’interactions instaurés par leurs enseignants, en particulier concernant leurs réactions en cas d’incompréhension et de blocage de leur activité.

19Dans les limites de cet article, nous ne rendrons compte que très partiellement des gestions des difficultés des élèves en classe des dix enseignants étudiés. Ayant fait le constat d’une tendance centrale majoritaire (explicitée plus loin), mais aussi d’importantes variations des logiques de distribution des interactions selon les enseignant.e.s, s, nous avons choisi de nous centrer sur deux cas opposés de pratiques observées pourtant dans le même contexte d’enseignement : en centre-ville et en cycle 3, en disposant des mêmes équipements numériques utilisés quotidiennement (TBI et tablettes). Des moments de décloisonnements les conduisant à échanger leurs élèves quelques heures par semaine, ont aussi permis de vérifier certaines permanences des logiques de gestion des difficultés de chacun et des réactions des élèves à leurs pratiques. Leur ancienneté est en revanche bien différente puisque Jérôme enseigne en cycle 3 depuis plus de dix ans, tandis que Perrine est une jeune professeure des écoles nouvellement titularisée. Ces deux cas mettent en relief des préoccupations et des logiques antagonistes intervenant par ailleurs dans les solutions de compromis adoptés par les autres enseignant.e.s.

Résultats des observations portant sur deux gestions (à maints égards) opposées des difficultés des élèves

20Nous décrirons d’abord les répartitions de prises de paroles et d’interactions observées en phase collective dans les classes de Jérôme et de Perrine, en y relevant quelques liens entre leurs modes d’orchestration des interactions et ce qui relève de l’initiative des élèves. Nous nous intéresserons ensuite aux stratégies interactives perceptibles dans des situations où les élèves avaient des tâches à réaliser, et où l’enseignant.e pouvait se déplacer pour observer leurs activités, identifier leurs difficultés et interagir avec eux selon un ordre et des logiques que nous avons cherché à identifier. Pour ces deux types de situations, nous illustrerons les tendances observées de façon récurrente par quelques exemples de séances décrites et analysées plus précisément. Les résultats ainsi obtenus seront discutés ensuite.

Observations en phase collective

Des hiérarchisations marquées dans la classe de Jérôme

21Jérôme est référent numérique de son école, et l’évocation du numérique dans la présentation de notre recherche a favorisé sa prompte acceptation des observations répétées que cette recherche impliquait. Sa classe fait partie de celles qui nous ont fourni l’occasion d’observer régulièrement la tendance identifiée par Régine Sirota et d’autres auteurs (Cf. Talbot, 2008, p. cité précédemment) d’interactions plus rares et plus sommaires avec les élèves vus par l’enseignant comme les plus en difficulté. On commence par illustrer ces deux points à propos de deux séances résumées à grands traits.

22Les élèves en binôme devaient d’abord écrire une fiche descriptive d’une œuvre d’art choisie par leur soin pour alimenter un blog artistique disponible sur l’ENT de l’établissement, puis en réaliser une seconde sur un livre lu afin de la partager sur un second blog de l’ENT. Cette longue séance (1h44) comprenait des phases de travail individuel mais aussi trois phases collectives d’échanges : de 8 minutes pour les deux premières (plutôt centrées sur la compréhension des consignes) et de 20 minutes pour une phase finale dévolue à l’examen de fiches de production d’élèves. Le graphique indique qu’en moyenne, les « bons » élèves du 1er tiers ont eu la parole au moins deux fois plus souvent que ceux des deux autres tiers dans chacune de ces trois phases, y compris en tenant compte du fait que seuls cinq des huit élèves du 3ème tiers étaient présents. Sur l’ensemble des trois phases, on trouve une moyenne de 3, 75 occurrences par élève dans le 1er tiers contre 1,4 et 1,8 pour les deux autres tiers.

23De plus, les élèves du troisième tiers font surtout l’objet de critiques, alors que ceux du premier tiers sont davantage invités à expliciter leur démarche. Ces disparités de contenu des interactions selon le statut des élèves sont récurrentes et elles apparaissent notamment lors des usages de la plateforme Wooclap, découverte par Jérôme lors d’une formation entre pairs.

24Cette plateforme lui permet de voir en temps réel les productions écrites des élèves, de les projeter sur le TBI, et d’en faire un objet de discussion collective, y compris dans le cas d’élèves qui restent habituellement hors-jeu des interactions en classe. Il s’agit alors d’observer comment il gère cette possibilité virtuelle d’élargissement des interactions durant une séance consacrée à l’invention de néologismes à partir de deux mots préexistants.

25Après un premier temps de productions individuelles qui ne répondent pas à ses attentes (et qu’il ne projette pas), il choisit de rappeler ses consignes, insuffisamment comprises selon lui.

  • 6 Le gras indique une insistance dans le ton employé.

« Ne vous avais-je pas demandé pour aujourd’hui un autre travail ? […] Il faut écrire des mots […] inventer des mots, voilà : des néologismes. […] vous allez en lire quelques-uns avec leur définition, ce que vous avez fait, vous nous partagez un petit peu, et ensuite vous pourrez les noter sur l’application avec le flash code comme on fait d’habitude. D’accord ? Au lieu de faire un nuage de mots, vous marquerez votre mot et la définition qui se situe à côté pour qu’on puisse les récupérer sur l’écran et que je puisse le diffuser à toute la classe6 ; car l’objectif après c’est de s’en servir pour essayer d’écrire des choses avec. »

26Quand il commence à projeter des productions sur le TBI, il reproche à quelques élèves d’avoir séparé le néologisme proposé de sa définition et qualifie de « pauvres » les définitions se limitant à relier les deux mots initiaux (exemple : « Chameaurat : un chameau avec un corps de rat »). Il se réfère ensuite à des exemples de définitions trouvées dans un dictionnaire puis donne longuement en exemple le seul élève (appartenant d’ailleurs au 1er tiers) ayant répondu à ses attentes avec « fantomate : légume écarlate à la forme onduleuse ». Après un second temps accordé pour améliorer les mots et définitions, il projette et commente diversement les propositions des élèves.

Tableau 1 : Réactions différenciées aux productions jugées inappropriées en phase collective

Réactions selon les trois tiers d’élèves concernés

Type d’imprévus

Verbatims de l’enseignant

Face aux imprévus du 1er tiers d’élèves, l’enseignant cible la difficulté et explique collectivement les nouveaux critères à respecter collectivement

- Un élève pense inventer des mots alors que leurs formes existent déjà.

Exemple : ragoûts, raton

« Quand vous inventez un mot, il faut vérifier s’il n’existe pas d’abord ! »

- Un élève invente un mot en tronquant les radicaux.

Exemple : une synture = une ceinture malade

« Tu as trop retiré. Quand on prend par exemple le verbe ACHETER. Quel est son radical ? ACHE. Si maintenant vous prenez que A dans ACHETER, y a pleins de mots qui commencent par A. C’est pareil dans syndrome. Si vous ne prenez que SYN vous perdez le radical et le sens. »

Face au 2nd tiers d’élèves, l’enseignant cible l’imprévu, réprimande les élèves mais leur explique la consigne à respecter

- Deux élèves sur une même tablette ont inventé un mot ensemble

« Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans le principe : j’écris mon mot avec ma définition ? Tu n’écris pas le mot de Noah parce que forcément y a des choses qui ne vont pas. C’est lui qui sait ce qu’il a à mettre »

Face aux imprévus du 3ème tiers d’élèves, l’enseignant ne trouve pas d’explication logique au mot inventé, puis élude les difficultés sous-jacentes

- Quatre élèves inventent des mots sans lien avec les définitions.

Exemple : Rameler = voiture sans roues

Bertroller = faire de la mobylette

« Alors RAMELER, c’est un verbe. Tu l’as écrit avec ER à la fin. On peut considérer que c’est un verbe, alors pourquoi tu dis que c’est une voiture sans roues ? [L’élève hausse les épaules] Donc en fait, c’est un mot farfelu. Point. »

« tu ne sais pas ? moi, non plus. »

27Dans cette séance et de façon générale, il fournit des indications plus susceptibles d’enrichir la compréhension des élèves à ceux du 1er tiers, se limitant davantage à pointer les insuffisances du travail effectué par les autres élèves (qui ne font alors que hocher la tête). Nous faisons l’hypothèse que la tonalité des messages qu’il leur adresse contribue à inhiber leurs demandes de participation et leurs initiatives de questions à l’enseignant en cas d’incompréhension ; car dans ce cas, c’est seulement l’enquêtrice qu’ils sollicitent (en ayant remarqué que l’enseignant le tolère mieux que quand ils s’adressent à d’autres élèves).

Désinhibition des élèves et équilibration des prises de paroles avec Perrine

28L’hypothèse que les postures et attitudes de Jérôme induisent l’apathie qu’il reproche à ses élèves de rang peu élevé trouve des éléments de confirmation lors de décloisonnements où ils ont affaire à Perrine et où les élèves participent tous volontiers. Certes le fait qu’il s’agisse de séances d’anglais avec elle n’est pas négligeable en raison de la discipline enseignée, mais leur « désinhibition » très visible est clairement liée à la tonalité positive de ses réactions aux productions des élèves, y compris en cas d’erreurs qui donnent alors souvent lieu à des tentatives d’étayage ou d’aide à la rectification.

29Avec eux comme avec ses propres élèves Perrine adopte aussi un système lui permettant de savoir à qui elle a déjà donné la parole, traduisant par là son souci d’équilibrer la répartition des prises de parole et de favoriser l’implication de tous les élèves, même en phase collective. Disparaît ainsi la hiérarchie très marquée des participations selon le rang dans la classe observée avec Jérôme (et perceptible aussi, quoique à des degrés moindres, dans les autres classes étudiées).

Observations en phase individuelle

30Les phases de travail individuel des élèves laissent aux enseignants une grande latitude quant aux moyens qu’ils se donnent de porter attention aux activités et difficultés des élèves et d’y réagir. La combinaison de leurs déplacements et de leur mode d’interaction avec les élèves peut donc être considérée comme révélatrice de leur vigilance et de leur implication en matière d’identification et de régulation des difficultés des élèves.

Autonomie exigée des élèves et découverte tardive de leurs difficultés

31Dans ce type de situation, Jérôme reste souvent à son bureau tandis que les élèves doivent effectuer silencieusement les tâches prescrites, en cohérence selon lui avec l’objectif d’autonomisation des élèves en vue de leur passage au collège l’année suivante. Cela est d’autant plus vrai lorsque les élèves sont dotés de tablettes censées garantir davantage leur autonomie, avec l’accès en ligne à des dictionnaires, des générateurs de synonymes ou des contenus encyclopédiques pour réaliser des recherches, lors des séances de productions d’écrits. Il s’intéresse ensuite plus volontiers au travail des élèves déjà les plus avancés (en général situé dans le premier tiers), les seuls qui osent le solliciter, et qui glanent ainsi quelques indications supplémentaires.

32Lors d’une séance de ce type (en mars 2021) comprenant deux phases de travail individuelles, respectivement de 25 et 18 minutes, entrecoupées d’une brève phase collective de correction d’une production d’élèves, les déplacements de Jérôme ont été transcrits sur le plan de la classe où le rang des élèves (dans l’un des trois tiers) est indiqué par un jeu de couleurs.

Figure 2 : déplacements de Jérôme – phase 1 (30/03/21)

33Durant la phase 1 les élèves du premier tiers utilisent plus vite les tablettes (une par binôme d’élèves) et c’est vers eux que Jérôme se déplace en premier lieu (n° 2-3-4-7 de la figure 1). Il ré explicite des consignes, regarde les productions réalisées et prend un temps conséquent pour les amener à opérer des corrections.

Figure 3 : déplacements de Jérôme – phase 2 (30/03/21)

34C’est seulement vers la fin de la phase 2 qu’il s’approche des élèves du 3ème tiers, les réprimande (n° 12 de la figure 3), leur adresse des recommandations sur le travail à rendre dans les minutes qui suivent (n° 17 et 18) ou leur demande s’ils ont fini leur travail (n° 19). En ressort la faible propension de Jérôme à s’impliquer dans le travail sur les difficultés des élèves du dernier tiers, mais sa vision est toute autre, car l’utilisation de tablettes numériques rend tous les élèves bien plus autonomes selon lui :

« C’est toujours une histoire de deux premières semaines où ils doivent se familiariser avec l’outil et puis à la fin, moi je... ils n’ont plus besoin de moi. Ils sont super à l’aise avec tous les trucs, parce qu’ils s’amusent, ils s’essaient, et puis ils créent pleins de choses donc du coup c’est beaucoup moins flagrant cette disparité de niveaux effectivement avec l’ordinateur. »

35Son fréquent maintien à son bureau quand les élèves travaillent avec des tablettes est ainsi justifié. Les voir manipuler les tablettes lui fait penser qu’ils sont engagés dans l’activité attendue ; alors que d’après nos observations, bon nombre d’élèves, notamment du 3ème tiers, s’en désengagent pour des raisons parfois exprimées à l’enquêtrice (manque d’intérêt perçu de la tâche, manque d’inspiration, etc.). D’ailleurs lorsque Jérôme finit par circuler et constater les insuffisances de leur travail, il se limite souvent à adapter certaines consignes (en réduisant le nombre de lignes qu’il leur demande d’écrire par exemple), sans guère chercher à cerner leur (in)compréhension.

Les déplacements de Perrine au service d’étayages

36Dans les situations de travail individuel, Perrine accorde au contraire une place importante aux interactions visant à optimiser la compréhension des consignes et l’entrée dans les activités attendues. Et c’est en circulant dans la classe dès le début de leurs activités qu’elle repère les difficultés risquant d’hypothéquer l’activité de certains élèves, y compris lors des séances instrumentées avec des tablettes. C’est le cas notamment lors d’une séance d’anglais de juin 2021 au terme de laquelle, les élèves doivent réaliser un exposé sur un pays anglophone de leur choix. Et cette stratégie de régulation des difficultés des élèves ressort de la transcription de ses déplacements et interactions lors des deux phases individuelles de travail de 8 et 6 minutes, suivies d’une phase de travail par groupe de 28 minutes (figures 4 à 6).

Figure 4 : déplacements Perrine phase 1 (15/06/21)

37Sitôt après l’énoncé des consignes [figure 4], Perrine circule dans la classe pour s’assurer de l’activité des élèves (n° 1 à 7 de la figure 4). Vérification faite, elle interagit à plusieurs reprises avec Vincent (qu’elle considère le plus en difficulté en lecture et en compréhension de l’écrit). Se plaçant derrière lui afin d’observer ce qu’il réalise avec sa tablette, elle l’assiste par du pointage sur l’outil numérique, des étayages verbaux d’encouragements et d’aide à la compréhension pour stimuler son activité (n° 8-10-13-14 de la figure 4). Et c’est ainsi qu’elle finit par déceler et lever un malentendu (n° 24 de la figure 5) qui avait d’abord conduit l’élève visiblement découragé à souffler : « bon ben ça, demain j’y suis encore » :

« Vincent : Mais Madame, Irlande ça s’écrit comme Irlande en français ?

Perrine : Oui, mais juste qu’il n’y a pas de -e en anglais

[…]

Vincent : Mais Madame, il faut marquer la superficie en anglais ? [parlant du mot à écrire dans le moteur de recherche et non de l’information à noter sur l’affiche]

Perrine : Oui, c’est ça, Vincent. D’abord, tu peux récolter les informations, Vincent, et après si tu veux, on fera les phrases ensemble

Vincent : Non, mais la superficie je ne sais pas comment ça s’écrit en anglais

Perrine : Ben tu tapes la superficie de l’Irlande... d’accord ? Toi, sur le moteur... Ah ! [se rendant compte du quiproquo] mais d’abord tu notes les informations en français et après on fera ensemble les phrases en anglais. »

Figure 5 : déplacements Perrine phase 2 (15/06/21)

38Rectification faite, Vincent poursuit l’activité congruente à la tâche de façon autonome, tandis que Perrine, qui se détache de plus en plus de Vincent, interagit avec d’autres élèves qui la sollicitent à propos des recherches effectuées sur leurs tablettes. D’une façon plus générale, il apparaît que Perrine a créé les conditions permettant aux élèves d’oser aller vers elle en cas d’incompréhension et de risque de blocage de leur activité.

Figure 6 : déplacements Perrine phase 3 (15/06/21)

39Ce constat s’est poursuivi lors des travaux de groupe de la dernière phase [figure 6]. On observe bien une marche circulaire plus systématique, Perrine va alors prendre le temps de s’asseoir auprès d’un groupe d’élève pour engager une démarche d’explicitation et de régulation de leurs procédures (n° 41 de la figure 6). Peu avant la fin de cette dernière phase, le processus de désétayage semble en bonne voie puisque les élèves poursuivent leurs activités de façon autonome en étant tous bien impliqués dans le travail attendu.

Discussion

40L’objectif premier de cet article était de mettre en lumière la variabilité des positionnements adoptés vis-à-vis des difficultés d’élèves perçues comme plus ou moins importantes par leurs enseignants, en privilégiant les cas des deux pratiques les plus opposées de priorités accordées aux difficultés maximales des élèves parmi les enseignants observés, alors qu’elles se situent dans un même contexte d’école. L’idée sous-jacente est que l’étude de ces deux cas extrêmes de pratiques facilite le travail d’identification des logiques antagonistes (ainsi mises en relief) ordinairement présentes de façon moins nette et plus entremêlées. Dans tous les autres cas étudiés, on retrouve en effet sous des formes atténuées, la hiérarchie des paroles données aux élèves selon leur rang dans la classe en phase collective, et une attention accrue aux difficultés des élèves du 3ème tiers durant les phases de travail individuel. Ces constats accréditent ainsi l’idée d’une co-présence des deux types de préoccupations concurrentes déjà relevées par Talbot (2008) : d’un côté le souci de ne pas avoir à gérer en situation collective de trop importantes difficultés d’élèves susceptibles d’engendrer des troubles ou de retarder l’avancée dans le programme ; de l’autre celui de ne pas bloquer l’activité des élèves les plus exposés à être mis en échec par certaines des tâches proposées, en phase de travail individuel.

41Identifier plus précisément les facteurs contribuant à la plus ou moins grande intensité des divers « soucis » concurrents selon les enseignants et les situations, est un objectif secondairement visé. Pour commencer à nous en rapprocher, des recherches accomplies sur des questions adjacentes nous paraissent aptes à nourrir l’interprétation des données d’ores et déjà recueillies. Et des progrès devraient par ailleurs résulter des prolongements de la recherche, par le biais notamment d’entretiens plus poussés avec les enseignants observés (et de retours ultérieurs sur les pratiques filmées) dans deux perspectives différentes : en savoir plus sur le sens qu’ils donnent aux décisions et routines qui sous-tendent leurs pratiques (à partir d’entretiens d’auto-confrontation) et identifier des particularités de leurs parcours qui ont pu contribuer à moduler la place qu’ils accordent au travail sur les difficultés de leurs élèves dans leur métier (à partir d’entretiens biographiques).

42Ces deux démarches amorcées, n’ont pas encore conduit à des résultats tangibles. Elles nous inspirent néanmoins des éléments de discussions sur des pistes interprétatives à creuser et sur des hypothèses susceptibles d’être rectifiées concernant d’importantes variations relevées dans la gestion des difficultés des élèves. En particulier à propos du fait que le degré d’engagement en ce domaine et le souci de favoriser l’implication de tous les élèves durant les phases collectives, soient portés à leur maximum par la plus débutante des enseignants observés. Ce constat nous semble en effet pouvoir être relié à ceux issus de travaux sur les priorités professionnelles des PE débutants, notamment à propos des difficultés des élèves, ainsi qu’aux informations dont nous disposons à propos du bref parcours professionnel de Perrine.

43Une longue recherche portant sur l’évolution des priorités des professeurs débutants a en effet permis de relever les deux constats suivants (Broccolichi et al., 2018 a et b). À l’issue de leur formation initiale, les PE stagiaires accordent un haut degré de priorité aux objectifs relatifs à l’évaluation et à la régulation des difficultés des élèves, et ce sont sur ces objectifs qu’ils sont les plus nombreux (pour près de la moitié d’entre eux) à juger insuffisante l’implication de leurs collègues déjà titulaires. Au cours des années suivantes cependant, ils peinent à assumer leurs ambitions en ce domaine et tendent à davantage aligner leurs positionnements sur ceux de leurs collègues plus anciens. D’où l’idée de fréquentes socialisations professionnelles paradoxales produisant des déclins d’ambitions plutôt que des gains d’expertise dans la régulation des difficultés des élèves (Mierzjejewski et al. 2018), suite à des séries d’épreuves professionnelles « désarmées », c’est-à-dire en manquant des ressources requises pour surmonter ces épreuves autrement que de façon défensive (Bouchetal, 2019 ; Bouchetal et Lantheaume, 2015).

44Les éléments indiqués par Perrine et la lecture de son mémoire de master MEEF (centré sur ses expériences et réflexions en tant que professeure stagiaire à mi-temps en REP+) indiquent qu’elle a été confrontée à des difficultés et comportements d’élèves particulièrement éprouvants à ses débuts, - au point d’envisager de démissionner -, mais qu’elle a trouvé les ressources lui permettant de développer par étapes son pouvoir d’agir, en bénéficiant d’un accompagnement formatif très « étayant » de son tuteur de terrain (conseiller pédagogique). Le développement de sa capacité d’ajustement à de multiples difficultés d’élèves s’est effectué au cours de cette série d’expériences formatrices et « réconfortantes » (porteuses de confiance et de fierté professionnelle) semble reposer sur un investissement hors du commun qui a pu être observé en faveur de tous ses élèves, quelles que soient leurs difficultés ; au point d’avoir constamment le souci de maintenir l’implication de tous, même durant les phases de travail collectif en classe entière. Après seulement deux ans d’expérience d’enseignement, on ne peut cependant rien en conclure sur la durabilité d’un tel investissement, encore susceptible d’être entamé par les épreuves professionnelles à venir ou par la difficulté à le concilier avec l’évolution de sa situation personnelle.

45Les données et analyses se rapportant aux parcours, dispositions et logiques d’action des enseignants étudiés nécessitent encore de nombreux prolongements et approfondissements. Elles nous incitent néanmoins d’ores et déjà à étudier particulièrement les relations entre les difficultés éprouvées par les enseignants face aux difficultés des élèves, les conditions d’acquisition des compétences que nécessitent une maîtrise croissante de ces difficultés et le degré d’investissement dans les démarches de régulation des difficultés des élèves nécessitant de multiples ajustements. Car la principale hypothèse inspirée par les données de cette recherche et des travaux antérieurs est que l’évolution des dispositions (convictions, investissements, savoir-faire…) des enseignants en matière de régulation des difficultés des élèves est étroitement dépendante de leur capacité d’apprendre à anticiper sur toutes sortes de difficultés, et à élaborer des réponses ajustées à celles qu’ils n’ont pu prévoir.

46Pour enrayer l’aggravation de multiples difficultés et malaises d’élèves et d’enseignants de l’école primaire constatées en France, il paraît donc essentiel d’améliorer considérablement la formation (initiale et continue) des enseignants. Des conditions d’exercice moins saturées de doubles contraintes et moins chronophages semblent à promouvoir aussi pour favoriser des coopérations conflictuelles entre professionnels de terrain, centrées sur l’enjeu d’une qualité de leur travail congruente avec leur santé au travail, si l’on en croit les derniers travaux de l’équipe d’Yves Clot (2021).

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Notes

1 « Le Centre national d’étude des systèmes scolaires (Cnesco) analyse et accompagne des politiques, dispositifs et pratiques scolaires » (extrait du site du Cnesco).

2 Ces difficultés d’apprentissage sont bien sûr souvent associées à des problèmes de comportement ou à des manques d’implication dans les activités attendues, voire à des refus de travail.

3 « Positionnement dans le courant de l’éducabilité positive et rejet des thèses innéistes et fixistes explicatives des difficultés scolaires » (p. 92) ; aux antipodes, donc, de positionnements relevés dans d’autres travaux (Broccolicihi et al., 2021 ; Croizet, 2011 ; Monfroy, 2002).

4 Plan numérique pour l’éducation » de 2015 ; Dossier « Le numérique au service de l’Ecole de la confiance » https://www.education.gouv.fr/le-numerique-au-service-de-l-ecole-de-la-confiance-308365

5 Des entretiens plus poussés sur leurs parcours et leurs pratiques ont été récemment entrepris, après avoir suffisamment visionné et analysé les films réalisés dans les différentes classes.

6 Le gras indique une insistance dans le ton employé.

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Table des illustrations

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Légende Figure 2 : déplacements de Jérôme – phase 1 (30/03/21)
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Légende Figure 3 : déplacements de Jérôme – phase 2 (30/03/21)
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Légende Figure 4 : déplacements Perrine phase 1 (15/06/21)
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Légende Figure 5 : déplacements Perrine phase 2 (15/06/21)
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Légende Figure 6 : déplacements Perrine phase 3 (15/06/21)
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Pour citer cet article

Référence électronique

Laure Sochala et Sylvain Broccolichi, « Des gestions contrastées des difficultés des élèves en classe »Éducation et socialisation [En ligne], 66 | 2022, mis en ligne le 15 décembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/edso/21807 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.21807

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Auteurs

Laure Sochala

Université de Lille, laboratoire CIREL-RECIFES

Sylvain Broccolichi

Université de Lille, laboratoire CIREL-RECIFES

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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