1De Gaulejac souligne dans ses travaux la perte de sens qu’ont engendré chez les professionnels les nouvelles logiques de gestion managériale en entreprise. Selon lui, cette idéologie managériale, qui se veut a-idéologique, priorise la visée pragmatique et se reconnait dans « les paradigmes de gestion - l’utilitarisme, l’objectivisme, le positivisme » - pour se prémunir de toute trace de subjectivité (2011). Le système éducatif est également impacté. Les entrées technicistes se multiplient et tendent à s’imposer, déniant tout ce que l’apprentissage implique du côté du sujet, de la relation et du désir dans une volonté gestionnaire adossée aux mêmes paradigmes. Ce mouvement vient conforter autrement « cette tradition de l’École républicaine construite sur le refoulement de l’altérité comme de tout processus de subjectivation des liens », justifiant la mise à distance excessive des émotions et des affects (Roux-Lafay, 2016, p. 5). Pourtant comme l’illustre la parabole des porcs épics schopenhauerienne, qui décrit le ballotement de ces derniers entre un rapprochement nécessaire à leur survie dans le froid de l’hiver et un éloignement tout aussi indispensable du fait de leurs piquants, ce sont bien les mouvements d’attirance et de rejet qui contraignent les hommes à imaginer « l’éloignement moyen » pour pouvoir vivre en commun (Schopenhauer, 1851/2020). Prairat, philosophe de l’éducation, avance quant à lui, que « la qualité du lien en matière d’enseignement, ne se mesure pas à un degré de proximité mais à la manière dont on fait vivre la bonne distance » (2017, p 75).
- 1 Loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République du 8 juillet (...)
2Invités à s’exprimer sur le signifiant « bienveillance » au cours d’entretiens cliniques de recherche menés dans le cadre de ma thèse en sciences de l’éducation (Frigout, 2021b), des enseignants d’école primaire, pour la plupart novices, évoquent leur difficulté à trouver cette « bonne distance » et à bien la définir. L’usage du terme limites est récurrent dans leur discours et questionne le tissage du lien éducatif et ses aléas ; le désir de créer un climat serein dans une relation éducative apaisée et de correspondre ainsi aux idéaux professionnels projetés sur le métier viendrait en effet se heurter au vécu de la classe et aux affects ambivalents qui s’y projettent. La prescription à la bienveillance, dont la définition oscille dans les textes institutionnels1 entre une posture attachée à des valeurs éthiques, une éthique appliquée et un outil pragmatique, semble bousculer les représentations des enseignants sur leur rôle à jouer dans la classe.
3Cet article se propose de montrer l’intérêt d’interroger les enjeux des limites - aux autres, à soi - pour penser la relation éducative en termes de « bonne distance » et suggère quelques perspectives de formation de type clinique qui pourraient y contribuer.
4Une première partie apportera des éclaircissements conceptuels quant à la relation éducative et ses limites en appui sur des chercheurs qui se sont intéressés au lien entre pédagogie et psychanalyse. Une deuxième partie permettra de confronter ces premiers éléments aux discours et dires subjectifs des enseignants interviewés lors d’entretiens cliniques à visée de recherche. Enfin, la dernière partie esquissera une réflexion sur la formation, et plus spécifiquement, sur des dispositifs d’accompagnement clinique susceptibles de permettre aux enseignants d’élaborer autour des affects et d’opérer des déplacements féconds dans la manière de concevoir et d’éprouver la relation éducative pour un bien-être partagé à l’école.
5Etymologiquement, la limite désigne d’abord « le chemin bordant un domaine, un sentier entre deux étendues »2. Topologique, elle marque autant la fin d’un territoire que le début d’un autre, mais aussi un espace entre deux. Rapidement, elle est devenue une « ligne, une démarcation ou encore une frontière ». Chez les romains, les limes, édifications humaines, séparaient les habitants de la cité des étrangers, ces barbares qui parlaient une autre langue. La définition de limite est aussi corrélée à celle d’interdit et ne s’adresse pas seulement à ceux du dehors ; ainsi bannir, c’est interdire l’accès à la cité ou exclure hors des murs qu’il a donc bien fallu matérialiser.
6Cette première inscription étymologique du terme limite permet de dégager des éléments de signification qui soulignent des tensions contraires - dedans/dehors, inclusion/exclusion ou encore natif/étranger – nuancées par la possible place à l’entre-deux présente dans la définition primordiale. Son sens figuré, comme « ce qui peut ou ne doit être dépassé », vient encore ouvrir le champ des possibles tout autant que celui des fantasmes. La question des limites fascine et le désir humain sans cesse renouvelé de les outrepasser pose plus que jamais la nécessité d’une réflexion éthique qui veille à définir les frontières entre l’acceptable et l’inacceptable, et à les penser en termes de franchissement ou de transgression (Atlan et Droit, 2021). La réaction horrifiée de Victor Frankenstein devant l’animation de sa créature - « Où trouver les mots pour décrire l'être repoussant que j'avais créé au prix de tant de soins et tant d'efforts ? » - illustrait déjà l’ambivalence des sentiments éprouvés dans le rapport aux limites (Shelley, 1818/2015).
7Pour ce qui nous intéresse dans cet article, les limites sont également symboliques, intériorisées ou encore psychiques et donc en partie inconscientes. Freud montre combien, dans la théorisation de sa deuxième topique, les tensions sont aussi présentes dans les interactions entre les différents espaces/instances intrapsychiques - le Ça, le Moi et le Surmoi - et ne résistent pas à la porosité des limites. Dans sa conception de l’appareil psychique, le Moi a peu de pouvoir car il est à la fois soumis à la réalité extérieure, mais aussi aux instances de l’intérieur que sont le Ça, domaine des pulsions inconscientes et le Surmoi, censeur de la Loi intériorisée dont les exigences sociales et culturelles sont rapidement venues confortées la potentielle tyrannie ou cruauté. Freud qualifie d’ailleurs le Surmoi d’« instance de surveillance » placée par la culture à « l’intérieure de l’individu » (1930/2010, p. 148). La culture est donc édifiée à partir du renoncement pulsionnel, la vie en commun supposant une restriction de la liberté individuelle et donc des limites plus ou moins conscientisées.
8Enfin, si la recherche de limites est synonyme de tensions, elle est aussi désir de se protéger du chaos, de sortir de la confusion d’un tout indifférencié et de laisser place à l’altérité par l’instauration de repères et de règles structurants, y compris implicites. Ayraud rappelle que « la limite définit un espace clos qui enserre et contient, protège du "trop", désigne l’intériorité ; espace qui fonde le sentiment de sécurité et permet l’investissement de la pensée » (2012, p. 28). Ces limites, au carrefour d’influences multiples et protéiformes, vont donc nécessairement être génératrices de conflits psychiques. L’institution École et ses acteurs n’y échappent pas et ces premiers éléments d’élaboration autour du terme limite vont nourrir la réflexion sur la relation éducative au sein de la classe, une relation qui se construit autant dans le lien que dans ses limites.
- 3 Depuis son inscription dans la Loi pour la refondation de l’école de la République en 2013.
9Interpellée par la progression du terme bienveillance dans l’institution École3 et les réactions qu’il suscitait sur le terrain, mes travaux de recherche m’ont conduite à tenter de comprendre la manière singulière dont les enseignants s’emparaient de sa prescription institutionnelle. En effet, si « vouloir le bien » des élèves est d’abord une visée éthique, le fait de sa prescription en norme de comportement pouvait faire obstacle à son appropriation subjective. Etait-il envisageable d’interpréter l’injonction à la bienveillance comme une forme de « totalitarisme non violent » quand elle intime aux enseignants d’en faire preuve en déniant la conflictualité psychique immanente à tout être humain et à la relation éducative elle-même (Huxley cité dans Leguil, 2018) ? Débordant le cadre professionnel pour s’immiscer « dans l’intimité des personnes » en convoquant une « qualité de l’être humain », cette injonction a pu semer le trouble sur la façon de concevoir la relation éducative et provoquer chez les enseignants « un dilemme entre éthique professionnelle et éthique personnelle » (Paré 2018, p. 105).
10Pour mieux comprendre ces processus, je me suis appuyée sur des chercheurs qui considèrent que « la relation éducative ne se situe pas seulement au niveau visible de la communication interpersonnelle » mais qu’« elle se déroule aussi au niveau des affects, des fantasmes, donc sur le registre de l’inconscient » (Postic, 1979, p. 227). La pédagogie est en effet progressivement devenue, au cours du XXè siècle, « l’objet d’interrogations de la part de la psychanalyse, questionnant les bases inconscientes du processus pédagogique » (Filloux 2000, p. 6). Depuis la naissance de la discipline Sciences de l’éducation dans les années 70, de nombreux travaux de recherche, inscrits notamment dans l’approche clinique d’orientation psychanalytique, continuent d’interroger les processus psychiques à l’œuvre dans les situations éducatives (Blanchard-Laville, Chaussecourte, Hatchuel et Pechberty, 2005). Rappelons que ces « travaux cliniques, portent (seulement) sur la part professionnelle ou instituée des sujets enfants ou adultes concernés – élève, enseignant, formateur » (Pechberty, Houssier, Chaussecourte, 2013, p. 19).
- 4 Elle en tire des conséquences potentielles, sur la façon de vivre « le mode de pouvoir » dans la re (...)
- 5 Pour n’en citer que quelques-uns et certaines de leurs publications de manière non exhaustive.
- 6 « [...] L'espace d'enseignement est structuré au niveau psychique par un scénario projeté par l'ens (...)
11Cette approche souligne le fait que « le mode de lien aux autres répète et met en scène ce qu’il y a de plus profond en nous, le rapport à nous-même dialectiquement relié au rapport aux autres » (Blanchard-Laville, 2013, p.19). Filloux, déjà en 1974 dans son ouvrage Du contrat pédagogique, montre comment, au contrat originaire asymétrique enseignant/élève - « rapport de supérieur à inférieur où l’on promet obéissance et respect à celui qui promet des biens » - se superpose un « autre contrat » dont la clause centrale est « celle du rapport d’identité et d’identification fondé sur l’amour », décrit comme « aliénation totale et réciproque »4 (1974/1996, p. 315). Kaës déplie, quant à lui, les différents fantasmes liés à la réminiscence de conflits infantiles et à l’identification aux figures parentales qui prévalent au désir de former (1975/2007). D’autres chercheurs (Cifali, 1994/2019 ; Imbert, 1996 ; Blanchard-Laville, 2013)5 ont contribué à nourrir cette réflexion notamment en éprouvant l’usage de certains concepts issus de la théorie psychanalytique, comme transfert, contre-transfert ou encore projection pour n’en citer que quelques-uns, dans le champ de l’éducation et de la formation, mais aussi par la création de nouveaux concepts comme celui de « transfert didactique » (Blanchard-Laville, 1997)6.
12Cette approche, en prenant en compte tout ce qu’implique la relation éducative, y compris de mouvements négatifs, en questionne les limites car « un lien est une construction à deux. Nous ne faisons pas lien tout seul. Un lien ne s’impose pas. Il se tisse entre-deux » (Cifali, 2019, p. 41). Et ce lien, comme l’écrit Janine Puget, en impliquant nécessairement le Deux, se constitue par la présence de l’autre et son « effet d’imposition dû à l’irréductible altérité et "étrangéité" de chacun » (2016, p. 103). L’enseignant est donc soumis à des tensions diverses qui parfois le dépassent dans sa rencontre avec l’élève. La relation éducative peut réactiver des désirs inconscients infantiles et générer des tensions dans les résonances que les problématiques de l’élève rencontrent chez lui et réciproquement, mais aussi parfois dans l’impossibilité à pouvoir contenir ce qui fait irruption à son insu dans la classe. Les enseignants, pris dans la complexité de « mondes superposés », enchevêtrés, plutôt que bien délimités, que sont « l’intrapsychique, l’intersubjectif, le groupal ou le social » peineraient à se repérer et rechercheraient des limites (Puget, 2005). Les débutants sont particulièrement concernés, car la demande institutionnelle de bienveillance pourrait venir s’ajouter, se confondre ou parfois s’opposer à leurs préoccupations concernant la « gestion de classe » (Saujat, 2004, Chouinard, 2007) ou leur « représentation de l’autorité » (Robbes, 2016). Blanchard-Laville insiste également sur leur difficulté à composer avec la « double polarité de leur soi professionnel » : une composante « bienveillante, généreuse, altruiste » pouvant aller jusqu’à « se manifester sous une forme masochiste » et une composante « agressive, violente voire sadique, qui peut conduire à des passages à l’acte rompant le lien didactique » (2006, p. 104).
13Dorey, quant à lui, s’appuie sur le concept d’ « emprise » pour interpréter ce qui peut se jouer dans la relation éducative. Situant l’emprise « au cœur de la relation intersubjective en tant que relation dialectique au désir de l'autre », elle est décrite comme « un mode relationnel particulier qui vise la neutralisation du désir d’autrui » (1992, p. 1426). Il distingue la modalité « obsessionnelle » de l’emprise - visant à ramener l’autre à une chose, à l’asservir par la force - de la modalité « perverse » où il s’agit de séduire l’autre en lui faisant croire que le désir de l’enseignant est le sien pour le réduire à « n’être plus qu’une image, un reflet ». Cette deuxième modalité favorise la relation duelle ou spéculaire, sans médiation, à la recherche d’une unité originaire. Nous verrons que ces deux modalités de l’emprise sont des analyseurs pertinents pour interroger les limites de la relation éducative dans le discours des interviewés.
14« Toute situation de formation est une situation dangereuse, où le mal rôde là où on croit édicter le bien, où la bonne volonté se heurte constamment à un désir d’être le maître, maître à penser, maître de la vie des autres, de leurs désirs et de leur développement » (Enriquez, 1981/2018, p. 159).
15Le dispositif de l’entretien clinique de recherche (Castarède, 1983/2018, Yelnik, 2005), utilisé comme méthodologie et recueil de données dans le cadre de la recherche, infère que tout n’est pas conscientisé et ouvre l’accès, par l’analyse du discours, au fonctionnement psychique d’un sujet, « aux effets de l’inconscient » qui « sont le plus souvent ignorés, du moins rarement abordés en tant que tels » dans l’éducation et la formation (Yelnik, 2005 p. 135). La consigne volontairement ouverte favorise les associations libres ; le chercheur intervient très peu et le plus souvent « en reflet ». À partir de l’écoute de l’enregistrement et de la retranscription intégrale de l’entretien, « incluant les "ratés", les répétitions de mots et de syllabes, les silences, etc », il en analyse le contenu manifeste et propose des éléments d’analyse du discours latent car selon la psychanalyse, ce dernier « est toujours sous-tendu par des affects, désirs, fantasmes inconscients, ainsi que des mécanismes de défense contre l’angoisse suscitée par leur émergence » (ibid., p. 139-140). Le mode de traitement du discours se réfère donc à la fois à la linguistique de l’énonciation et à la psychanalyse. Dans ce type d’entretien, le chercheur est aussi attentif à sa propre implication ; il en livre une analyse fine lors de son travail d’écriture, car elle participe au processus interprétatif. Enfin, rappelons que le chercheur clinicien propose une interprétation du discours des interviewés qui « ne vise pas le vrai dans la situation mais le sens potentiel » (Blanchard-Laville, Chaussecourte, Hatchuel et Pechberty, 2005, p. 125).
- 7 Par souci d’anonymat, les interviewés ont été renommés. Selma, Solène et Fanny sont étudiantes fonc (...)
- 8 Antoine a eu une consigne un peu différente, du fait de son statut et de sa place dans le protocole (...)
16Dans le cadre de cet article, seront présentés des extraits des entretiens de Selma, Solène, Fanny et Antoine7 auxquels j’ai proposé la consigne suivante : « on parle beaucoup de bienveillance en ce moment. Vous découvrez le métier d’enseignant, est-ce que vous pourriez me raconter comment ce terme résonne avec votre expérience et votre pratique »8. Si dans les articles antérieurs, j’ai évoqué plus spécifiquement les entretiens dans leur singularité (Frigout, 2020a, 2020b, 2021a), je propose ici, en lien avec la problématique de cet article, de les faire dialoguer pour tenter d’interpréter ce que recouvre le mot limites pour chacun quand il s’agit de s’exprimer sur la relation éducative à partir du mot bienveillance.
- 9 Les relations parents/enseignants ont déjà fait l’objet de recherches notamment dans le champ de la (...)
17Les parents d’élèves sont particulièrement présents dans le discours des interviewés, certainement du fait de la référence à la bienveillance comme préoccupation partagée. Sa prescription a en effet pu modifier les attentes des parents vis-à-vis de l’école - non plus comme le lieu de la seule transmission des savoirs mais aussi du souci du bien-être de l’enfant - et des enseignants à l’égard des parents, comme potentiels relais de l’institution9. Postic rappelle combien la relation éducative « est affectée par la signification que les parents accordent à l’école et aux études de leurs enfants, sur le registre de l’imaginaire » (1979, p. 229). Si la relation éducative désigne bien la relation enseignant/élève, elle ne peut donc ignorer les effets des projections réciproques, l’enseignant étant comme l’écrit Cifali « inséré dans une triangulation : lui, le parent et l’enfant » qui peut s’interpréter en termes de « rivalité œdipienne » (1994/2014, p. 184).
- 10 Dans cette partie consacrée à l’analyse des entretiens, les extraits des discours sont rapportés en (...)
18Dans les entretiens, les enseignants évoquent avec insistance la nécessité de poser des limites pour trouver leur place auprès des élèves mais aussi des parents d’élèves. Derrière la référence récurrente à la « grille »10 ou au seuil de la classe, délimitations matérielles et symboliques des espaces, les enseignants disent les angoisses d’empiètement et le besoin de situer chacun, dans un lieu. Selma énonce être particulièrement « gênée » par les demandes de certains parents d’élèves vécues comme potentiellement persécutrices. Elle évoque les propos d’une mère d’élève qui l’ont troublée parce qu’elle les considère comme « déplacés » : « mon fils vous aime beaucoup donc essayez de montrer que vous l’aimez lui aussi ». Pour Selma cette mère a dépassé les « limites » et le martellement du substantif dans ce passage de l’entretien traduit l’émotion suscitée par la demande. Or Selma redit son rôle tel qu’elle le perçoit : « je ne suis pas là pour aimer je suis là pour les aider ». « Les limites », pour Selma, sont d’abord celles du langage et de l’adresse. Il y a des mots qu’on n’adresse pas, des attentes que l’on tait. Ces « limites » qu’elle tenterait d’imposer pour se préserver de toute proximité, de toute relation duelle, concernent également les élèves et la conduisent à cliver, bienveillance d’un côté et autorité de l’autre, tout en affirmant vouloir être « neutre » ; une neutralité que j’interprète comme potentiellement défensive, un évitement pour contrer l’angoisse générée par l’autre, enfant ou parent. Il semble surtout s’agir d’expulser, d’invisibiliser l’objet persécuteur. Pourtant, une telle attitude poussée à l’excès pourrait faire obstacle au tissage du lien, aux aléas de la relation éducative simplement en pensant pouvoir en faire l’économie (Frigout, 2021a).
19Ce sentiment d’empiètement est également ressenti par Solène avec une jeune mère d’élève qui recherche, autant qu’elle la force, sa compagnie. Sa familiarité se traduit notamment par le tutoiement et la tentative de « gratter au niveau de la vie privée » comme l’énonce Solène. On peut constater la syllepse de sens du mot « gratter », à la fois comme quelque chose qui démange, désagréable, et au sens familier de « gagner (de petits profits) souvent de manière illicite »11. Sa tentative de s’imposer se traduit aussi par son empiétement physique dans la classe avec « ses deux autres enfants ». En accaparant son espace professionnel, elle contraindrait Solène à se rendre disponible pour elle et la situation se complique encore davantage quand cette mère d’élève l’astreint à assister à « des scènes » de conflit entre elle et sa fille. Solène est prise dans un dilemme : se sentant « obligée » d’intervenir en s’immisçant dans l’éducation de cette maman et entretenir ainsi la confusion des rôles ou refuser d’intercéder ce qui, dans le même temps, signifie refuser d’assumer sa fonction d’enseignante dans l’espace classe. Ce qui me semble surtout gêner Solène, c’est la remise en question de sa propre autorité dans ces moments d’entre-deux et la confusion des places que cela engendre car la petite fille ne lui obéit plus quand la mère est présente.
20À considérer comme le propose Postic que les parents d’élèves miseraient sur l’école et les enseignants qui l’incarnent pour soutenir le désir parental de placer dans son propre enfant « l’image idéalisée du moi » (1979, p. 229), il parait bien difficile pour les enseignants novices, de soutenir un tel désir et de trouver la limite entre les attentes légitimes ou trop accaparantes des parents. Quant aux élèves, ils pourraient se sentir pris plus ou moins consciemment dans des conflits de loyauté qui les dépassent et dont l’impact sur leur mode de relation à l’enseignant et dans leur rapport aux apprentissages n’est pas négligeable.
21Au cours des entretiens, plusieurs interviewés font également référence à leurs propres « limites » dans la relation éducative. Quand Antoine y fait allusion c’est pour signifier qu’il s’inquiète de ses réactions face aux enfants qui résistent à son autorité. Il illustre son discours par un épisode vécu dans la journée qui reviendra à plusieurs reprises pendant l’entretien : « j’étais face à mes limites voilà bah hop je le prends puis je lui dis non tu t’assois sur la chaise et puis tu bouges plus voilà bon bah c’est pas du tout la solution que je veux mettre en place dans ma classe mais à ce moment-là j’ai pas d’autres alternatives et je suis pris au dépourvu ». Dans la situation, Antoine considère qu’il a dépassé ses limites, ce qu’il associera ensuite à « son vécu d’enfant ». Il dit en effet s’être construit dans des repères autoritaires, legs paternel, qu’il craint de reproduire ; c’est aussi ce qui l’amènera à s’engager derrière de grandes figures des pédagogies nouvelles, d’abord Freinet puis Montessori, dans un mouvement que j’ai qualifié de « contre-identificatoire à la figure paternelle » (Frigout, 2020b). Malgré cet engagement et le désir de faire autrement, il se voit encore parfois fonctionner dans la répétition et le débordement pulsionnel quand il est confronté à l’impossible maîtrise/emprise sur l’enfant. Sa peur de dépasser les limites serait plutôt ici référée à celle d’exercer une « emprise obsessionnelle » telle que décrite par Dorey, c’est-à-dire, d’imposer par la force (1992, p. 1427).
22Quant à Solène, elle s’est vue confrontée à un retour violent du refoulé dans un moment de classe qu’elle qualifie de « crise » parce qu’elle a « crié » de manière démesurée sur les enfants. Cet épisode est vécu de manière douloureuse car il ne coïncide pas avec son idéal de bienveillance fantasmé, d’autant qu’à l’inverse d’Antoine, Solène cherche à ressembler à sa mère enseignante qu’elle considère comme l’incarnation de la bienveillance. Plusieurs des expressions dont elle use dans son premier entretien - « pousser dans ses retranchements », « je suis un peu sortie de mes gonds » ou encore « la patience qu’arrive à un moment donné à des limites » - viendraient évoquer le bord, la limite, la tension d’un possible dépassement ; la « crise » aurait, selon moi, provoqué le surgissement de quelque chose de soi qui n’aurait pas dû sortir mais qui ne pouvait plus être contenu, laissant Solène quelque peu sidérée par sa propre réaction.
23La relation éducative se construit autour de cette incertitude de la rencontre qui amènerait les enseignants à sans cesse repenser les limites, notamment quand ils sont aux prises avec l’« enfant court-circuit », cet enfant « qui vient soudain solliciter chez l’enseignant des éléments psychiques appartenant plus au registre personnel que professionnel » (Geffard, 2018, p. 151).
24Roux-Lafay constate que certains jeunes enseignants, sous couvert de bienveillance, ne s’autorisent pas « à occuper une place d’adulte référent susceptible de poser un cadre contenant et sécurisant », la sanction éducative devenant « impossible » parce qu’« assimilée à une forme de malveillance ». Elle ajoute encore la possible confusion des places quand la bienveillance est « comprise comme une disposition sentimentale sur le modèle de la dyade mère/enfant » (2016, p. 6). Craignant de ne plus être « la maîtresse aimée », Solène s’interroge sur les limites de la bienveillance dans la classe, à la recherche d’un curseur entre « trop laxiste » et « trop sévère » qui s’accorderait avec son désir de conserver une bonne image d’elle-même. Tout comme « la parentalité contient souvent l’exigence de maintenir en vie un bon parent », on pourrait envisager que Solène, par identification à la figure maternelle, attende de ses élèves-enfants l’assurance d’« une illusion de continuité narcissique » (Ciccone, 2012, p. 180). Quant à Fanny, elle se pose encore autrement la question des limites dans la classe qu’elle partage avec un enseignant aguerri. Il semble que la prescription à la bienveillance l’autoriserait à assumer ouvertement de privilégier la relation sur la transmission des savoirs, ce qui a certainement à voir avec les déplacements qu’implique sa reconversion, de « chargée de communication » à professeure des écoles. Elle dit laisser les savoirs à son binôme et se complait dans une posture moins contraignante qui entretiendrait une certaine confusion chez les élèves dans leur rapport à l’école et à l’enseignant. Qu’en est-il quand, sous-couvert de bien-être des élèves, les enseignants adoptent une posture surétayante voire très/trop maternante proche de l’« emprise perverse » telle que décrite par Dorey (1992, p. 1427) ? Solène ou Fanny décrivent en effet les rapports privilégiés qu’elles entretiennent avec certains élèves sans questionner leurs effets sur le reste du groupe ou sur ces quelques favoris dans leur processus d’individuation.
25Lors du second entretien, Solène dit être plus confiante et apprécie d’enseigner dans une école maternelle. Sa référence aux « barrières » pour éviter « de trop (s’) attacher » aux enfants est très vite balayée par le récit de son « coup de cœur » pour un petit garçon : « j’étais très très très très proche de lui et heu il me le rendait parfaitement ». La répétition de l’adverbe mélioratif « très », qui s’entend presque comme « trop », viendrait traduire son ressenti. L’usage en miroir des pronoms personnels « je/il », renforcé par celui de l’adverbe « parfaitement » permet de décrire la symétrie parfaite de la relation idéalisée et exclusive avec cet enfant. L’usage du verbe « rendre » au sens du don et du contre-don conforterait cette symétrie. Le rendu de cet enfant passe par des marques d’affection non verbales, « câlins » et « sourires », et par des sollicitations orales qui semblent la mettre à la place espérée. Elle poursuit : « et parfois même il m’appelait maman sans faire exprès et c’est vrai que c’est un peu déstabilisant parce que / je me suis sent… enfin je veux pas dire que je me suis sentie sa mère mais…». Son désir d’occuper fantasmatiquement la place de la figure maternelle est peu remis en cause par ses tentatives d’euphémisation - « sans faire exprès », « un petit peu » - et renforcé par l’usage de la prétérition. « Déstabilisant(e) » est la place où la met l’enfant et surtout le plaisir qu’elle en tire à convoiter une place autre. Solène semble se sentir rassurée par ces « débordements d’amour » car ils paraissent correspondre davantage à la représentation qu’elle se fait de la posture bienveillante. Pourtant, ce que j’interprète comme un désir implicite de maternité – elle dira notamment plus loin qu’elle voit en cet enfant « un fils idéal » - pourrait la mettre dans une place toute-puissante qui favoriserait la relation fusionnelle pour garder l’enfant sous son emprise. Or Kaës rappelle la nécessité pour le formateur d’être « un différenciateur » pour laisser place à l’altérité et à la rencontre (1975, p. 7).
26Comme nous l’avons vu avec Solène, Selma, Fanny et Antoine, la difficulté à trouver la posture la plus adéquate pourrait se traduire par des positions défensives, oscillant entre l’effacement des limites - selon « les modalités obsessionnelle ou perverse de l’emprise » - et une distance excessive. Dorey propose pourtant une autre alternative à « l’emprise » avec la notion de « maîtrise » qu’il définit comme « reconnaissance et acceptation de l'Autre en tant que sujet désirant » (1992, p. 1428). Ferrant, quant à lui, conserve le terme emprise mais le nuance avec le qualificatif « tempérée » ; il parle également d’« emprise de vie » pour montrer sa nécessaire et relative présence dans les relations. A considérer qu’« on grandit pour soi et contre l’autre, contre l’emprise que cet autre exerce » mais aussi « contre sa propre tendance à rester dépendant et pour répondre au désir de l’autre, de la mère et du père qui poussent à l’autonomie », « l’emprise tempérée » devrait permettre de conserver un équilibre entre ces quatre points de tension décrits par Ferrant (2008, p. 83). Cette modélisation de « l’emprise tempérée » et de sa visée me semble assez opérante dans le champ scolaire, pour penser le maillage ambigu entre dépendance et autonomie au sein de la relation enseignant/élève. C’est une visée qui rappelle combien le tissage du lien, du « nous » autant que du Deux, est sans cesse à reconsidérer pour trouver la juste distance entre son désir et le désir de l’autre.
27Plus qu’une ligne de démarcation, la limite est bien davantage un « sentier », cet espace entre-deux où la rencontre est possible. Rupture liminaire avec le corps à corps, elle est d’abord langage. Or, Prairat rappelle, dans sa définition du tact, la nécessité d’une adresse qui respecte son interlocuteur dans son identité et son intimité et qui permettrait de « maintenir une distance symbolique » également « distance protectrice ». Il ajoute que « le tact » est primordial en ce qu’il se soucie « de la relation elle-même » (2017, p. 77). C’est également un des grands enjeux de la pédagogie institutionnelle, de mettre en place des institutions internes à la classe qui limitent, médiatisent et régulent les relations, notamment par les échanges langagiers qu’elles induisent ; ces institutions permettent que s’articulent au mieux le désir de faire de l’élève, celui de l’enseignant et les règles sociales.
28« Ce qui, dans le rapport à l’institution, demeure en souffrance doit au refoulement, au déni, au désaveu de demeurer impensé » (Kaës, 1987/2012, p.2).
29Comme le suggère Marsollier, « on ne peut pas se prévaloir d’être bienveillant. Il ne suffit pas de vouloir pour parvenir effectivement à exprimer cette attention à l’autre » (2018, p. 63). Dans les entretiens, les enseignants insistent sur leur difficulté à définir la bienveillance, et le désir que l’institution la circonscrive davantage, leur donne des limites, pour éviter les confusions.
30 Si Antoine se sent pris dans des injonctions paradoxales, Selma a le sentiment d’être « jeté(e) sur le terrain » et Solène, d’avoir été « mis(e) dans une cage aux lions ». Difficile pour les enseignants de construire leur rapport aux textes officiels ou aux mots des injonctions quand ils deviennent des « énoncés complètement acéphales, c’est-à-dire vides de toute subjectivité » (Gavarini, 2021). Les enseignants se sentent encore moins autorisés à parler de leurs difficultés voire de leurs souffrances quand l’institution les recouvre de beaux mots ou invisibilise ce qu’implique l’instauration et le maintien même d’une relation bienveillante. Blanchard-Laville, en référence aux travaux de Ferenczi sur les traumatismes, fait l’hypothèse que refuser aux enseignants de reconnaitre leurs souffrances amplifie « les effets traumatiques des difficultés rencontrées ». Le « désaveu » ou le « déni » entraîne notamment des « mouvements d’auto-culpabilisation » alors que la « levée de l’occultation » pourrait les soulager (2013, p. 14). La négation de la souffrance est aussi non reconnaissance des mouvements transférentiels et contre-transférentiels dans un métier qui ne peut pourtant ignorer l’implication psychique des enseignants. Or comme le dit Cifali, ce n’est pas « tant la difficulté qui pose problème, que le regard posé sur elle, regard qui dépend de celui qu’on jette sur soi » (2019, p. 50).
- 12 dont est garant l’animateur
31La vigilance est donc de mise afin que « le langage humaniste », porté par des termes comme bienveillance ou confiance, ne devienne pas « un alibi » et que ces « mots de l’intériorité » trouvent des « espaces pour les accueillir » (Cifali, 2020, p. 29). Cela implique d’accepter le travail du négatif dans des dispositifs qui donnent la subjectivité à éprouver. Il pourrait s’agir de dispositifs groupaux d’accompagnement clinique dont l’enjeu est de permettre aux participants d’élaborer autour des ressentis singuliers, subjectifs, parfois violents et culpabilisants, éprouvés dans la classe, et d’envisager des compromis et des dégagements. De tels dispositifs pourraient trouver leur place dans la formation initiale ou continue des enseignants pour questionner les mots de l’institution, en tracer les contours, en les confrontant à la fois aux préoccupations contemporaines de l’école et à l’écho singulier qu’ils rencontrent dans l’expérience professionnelle de chacun. Les enseignants seraient invités, dans un cadre sécurisant et contenant propice au travail du groupe12, à associer des mots, des ressentis, des questionnements, des récits et des témoignages à partir d’un mot inducteur comme bienveillance.
32De tels dispositifs groupaux à médiation auraient aussi la vertu, comme le suggère Geffard, de favoriser le « transfert des modes de liaison ». En effet, la participation des enseignants à ce travail d’élaboration au sein d’un groupe de pairs pourrait leur permettre « d’introjecter des modalités de liaison aux autres susceptibles d’être ensuite réutilisées au sein de la classe ». En d’autres termes la façon de se relier et d’échanger entre participants au sein du dispositif, d’y éprouver « la bonne distance » avec les pairs, pourrait se transférer dans la classe, favorisant des déplacements féconds dans la manière de concevoir la relation éducative et la parole de l’élève pour un bien-être partagé à l’école.
33« La mort forçait les portes avec indifférence. La cité était livrée à tous les vents. On s’y affolait, on y divaguait, on y mentait, on y mourait. Plus de portes, donc plus de barrières, plus de filtres, plus de mesures, plus de censures, plus de limites.
34- Qui a dit que l’absence de portes c’était l’Âge d’Or ?
35- C’est l’enfer ! » (Lamaison, 1994, p.96)
36Les enseignants interviewés insistent sur leur difficulté à cerner les limites dans la relation éducative. Les effets en sont divers, se manifestant sous forme d’emprise, ou au contraire de mises à distance excessives pour s’éviter tout affect. De tels constats montrent que l’incertitude, propre à la rencontre entre deux sujets désirants, nécessite d’interroger sans cesse le tissage et les implications du lien éducatif, de se questionner soi à travers lui et réciproquement. En effet, prendre conscience des enjeux des limites, des tensions qui les traversent rendrait l’enseignant davantage vigilant aux effets de sa présence et de sa posture auprès des élèves ; il aurait alors à trouver sans cesse cette « bonne distance », celle où l’élève se sent suffisamment sécurisé, dans un cadre souple et contenant, pour éprouver du plaisir à apprendre.