1C’est le droit à la réussite en réhabilitant la question de l’inégale transmission des savoirs scolaires à l’aune de la condition étudiante (Felouzis, 2001) qui réunit Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec dans l’ouvrage L’université qui vient. Un nouveau régime de sélection scolaire publié en 2022. Le titre univoque affiche très clairement la thèse défendue : un « nouveau régime de sélection scolaire » existe au sein des universités françaises. Il a été mis en lumière par la crise sanitaire liée à la covid-19 et sa gestion. Ce régime est observé sous l’angle des disparités inter-étudiantes, présentes dans l’enseignement supérieur mais accentuées par la pandémie. Plus précisément, c’est à travers un « statactivisme » (p. 11) assumé que ces inégalités sont analysées, autant grâce à la mobilisation des panels de suivi des élèves dans l’enseignement secondaire et supérieur de la Direction de l'évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP), du Système d'information et d'études statistiques (SIES) que des enquêtes de l’Observatoire de la vie Étudiante (OVE) et de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). En suivant la structure fluide et compréhensive de l’ouvrage, cette recension propose de relater ses idées principales conformément au prisme socio-historique choisi par les sociologues.
2Tout d’abord, c’est un système universitaire en « crise organisée » (p. 15) qui est dénoncé (chapitre 1). Institution de massification scolaire, l’université française a été fondée par des politiques volontaristes d’élévation du niveau d’études à tout détenteur d’un baccalauréat (ou équivalent). Mais, depuis 2018, cette condition d’accès n’est plus suffisante. La mise en place de Parcoursup instaure une forme de sélection dans le système d’affectation des néo-bacheliers, renforçant ainsi le mythe méritocratique au nom d’une justice scolaire (Duru-Bellat et Tenret, 2009). Effectivement, Parcoursup bouleverse le processus d’orientation en imposant un traitement institutionnel local des demandes d’inscription, enfermant les lycéens dans une logique prédictive et préventive de l’orientation (Bodin et Orange, 2019). Ces logiques se concrétisent dans le ciblage du potentiel échec des bacheliers et introduisent une sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur en demandant aux formations postbac de classer les candidats en fonction d’attendus nationaux et locaux. Bien qu’établissement de droit public, l’université, en généralisant un processus de sélection, s’ouvre à des mécanismes d’éviction qui l’écartent de l’égalisation des destins socio-scolaires à laquelle elle a été assignée depuis la massification du supérieur qui repose sur un droit d’accès reconnu à tout titulaire du baccalauréat. Ces mécanismes reflètent alors les conséquences d’un système scolaire massifié et éconduisent en priorité la jeunesse populaire.
3Une telle dynamique justifie l’étude des parcours des « enfants de la démocratisation scolaire » (Beaud, 2003). Effectivement, les transformations historiques des scolarités de ces élèves témoignent de « l’appropriation d’un nouveau seuil scolaire » (p. 33) mais aussi, et surtout, d’une distinction sociale infra-classe (chapitre 2). Mêlée d’un rapport différencié à l’institution scolaire, cette distinction est ici développée par deux types d’analyse générationnelle. Au niveau intergénérationnel, l’aspiration populaire aux études longues marque un tournant historique dans la culture ouvrière dont la tradition s’est formée selon une culture anti-école (Laurens et Mischi, 2011). En cela, la classe populaire se révèle divisée en raison de ses représentations hétérogènes du jeu scolaire. Quant à l’analyse intragénérationnelle, celle-ci montre que les conceptions sont fortement dépendantes de la composition et des ressources de la famille. En d’autres termes, l’existence de clivages internes (résidentiels, patrimoniaux, économiques, migratoires et professionnels) conduit à des parcours scolaires antinomiques au sein de la classe populaire. À titre d’exemple, l’élite ouvrière (Terrail, 1984), généralement formée par un couple hétérogame biactif occupant des emplois les plus qualifiés, se distingue par le fait que ses enfants empruntent majoritairement la voie de la faculté et des études longues. À l’inverse, les fractions inférieures, caractérisées par l’ambivalence de l’enjeu scolaire et l’importance accordée au baccalauréat professionnel, sont celles dont les enfants se dirigent davantage vers les Brevets de Technicien Supérieur (BTS). Ainsi, cette quête du diplôme s’apparente plus à une « diversification historique » (p. 45) des destins scolaires populaires qu’à une démocratisation qualitative de l’enseignement (Prost, 1986). Or, ce dualisme, présent au sein de la classe populaire, l’expose davantage aux nombreuses « ruptures universitaires » (p. 55).
4La transformation socio-historique des ruptures en connivence avec l’évolution démographique de l’université invite à reconsidérer les sortant sans diplômes (chapitre 3). Par extension, c’est la question de l’échec universitaire qui est repensée au travers de l’unique indicateur politique utilisé dans le calcul. C’est pourquoi, le taux de « 60 % d’échec » en première année de licence couvre un mésusage statistique puisque seule la dimension administrative, le taux de passage en seconde année, est prise en compte. C’est pour cette raison que les étudiants sortant sans diplômes sont ici appréhendés dans une perspective compréhensive au regard des « parcours de ruptures universitaires » (Millet et Thin, 2000). Ce phénomène n’est autre que le résultat d’un long processus, datant au moins de l’enseignement secondaire, dont les raisons enchevêtrées sont alors cumulatives et multifactorielles. Ces « espoirs déçus d’être diplômés de l’université » (p. 79) sont corrélés à une appartenance socio-culturelle particulière (37 % de ces étudiants sont d’origine ouvrière), malgré une aspiration commune à un diplôme égal ou supérieur au niveau licence. Plus encore, ces ruptures mettent en avant des étudiants au passé scolaire fragile, caractérisés par des acquis instables dont l'actuelle fragilité ne leur permet pas de répondre aux exigences universitaires. Dit autrement, ce sont des inégalités sociales, devenues scolaires au travers des disparités d’apprentissages, qui sont à l’origine des sorties sans diplômes.
5De façon connexe, c’est la manière de « décrocher une licence » (p. 86) (chapitre 4) qui est affectée par la sélectivité scolaire. Les conséquences de ce nouveau régime de sélection s’observent chez tous les bacheliers, mais particulièrement auprès des lycéens les moins bien préparés, voire des collégiens les moins prédisposés scolairement. Toutes choses égales par ailleurs, c’est principalement le niveau d’acquis des connaissances antérieures qui se révèle le plus décisif sur la carrière scolaire et l’acquisition d’une licence. Bien qu’imputée au parcours scolaire, la diversité des parcours étudiants au sein des détenteurs d’une licence rend compte de différents indicateurs : le type de baccalauréat, le genre, l’appartenance sociale, l’origine migratoire, la mention au baccalauréat, l’activité rémunérée en cours d’études, le redoublement ou encore le niveau scolaire sont autant de variables qui créent des manières différentes d’être licencié. De surcroît, un lien de causalité entre les conditions scolaires et l’acquisition d’un diplôme se dessine : ce n’est pas tant le capital culturel (Bourdieu, 1979) parental qui est questionné mais davantage les possibilités matérielles et économiques d’être diplômé. Dans cette perspective, les contextes de vie et d’études dégradés jouent sur les enjeux scolaires puisqu’ils influent sur la capacité à se mobiliser pleinement pour les études. Au regard du nouveau régime de sélection scolaire, la hiérarchisation matérielle, temporelle et symbolique des conditions d’obtention d’un diplôme structure aussi bien les aspirations étudiantes que les possibilités d’être diplômé. Or, malgré et en raison de son aspect discriminant, l’acquisition d’un diplôme conditionne l’entrée de son détenteur sur le marché du travail.
6De plus, l’injonction politique à la professionnalisation (chapitre 5) s’impose comme nouvelle exigence académique et explique une entrée différenciée sur le marché du travail. Or, sa répartition au sein de l’espace universitaire se révèle inique. Parallèlement, la loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités de 2007 exige de ces dernières d’attester de leur performance par leur « rentabilité économique » (p. 119) sur le marché de l’emploi, tel un « palmarès » (p. 121), au travers de la valeur des diplômes qu’elles délivrent. Par conséquent, la normalisation des diplômes professionnels s’accompagne d’une dévaluation symbolique des diplômes plus généraux, disqualifiant les « filières de la démocratisation » (p. 130) bien à l’écart de cette nouvelle norme. Dans cette optique, la valorisation de l’employabilité de certaines filières oppose un « mode scolaire » à un « mode managérial d’accès à l’emploi » (p. 120). En conséquence, c’est la technicité scolaire par la maîtrise de savoirs généraux et abstraits qui est dépréciée au profit de savoir-faire opérationnels anticipateurs du marché de l’emploi. Cette politique néo-libérale donne une mission nouvelle à l’institution universitaire dans le devenir professionnel étudiant qui est évalué par le taux d’insertion. Et ce taux devient un nouveau critère de pilotage universitaire et de hiérarchisation des diplômes. Il est à l’origine d’une double vérité, à la fois économique et professionnelle : les conditions décentes d’emploi et de rémunération sont garanties a minima par le niveau master, diplôme inéquitablement obtenu par les étudiants selon leur origine sociale, leur genre et la formation suivie. En conséquence, ces inégalités de rendement professionnel et salarial nuancent la thèse de l’inflation des diplômes qui devrait être davantage étudiée au prisme des mécanismes de valorisation de certains diplômes au détriment des autres. Effectivement, la dévaluation salariale n’est que le fruit des transformations des conditions d’emploi des jeunes diplômés. Considérée ainsi, la théorie de massification des diplômés de l’enseignement supérieur invisibilise la dépendance des jeunes diplômés aux conjonctures socio-économiques, confirmant le caractère protecteur des diplômes pour ceux qui détiennent ceux qui sont les plus valorisés (Poullaouec, 2010).
7Pour conclure, « l’université qui vient » est le résultat de bouleversements dans les conditions de vie et d’études qui conduisent à questionner l’actuel continuum « bac moins trois-bac plus trois », amplificateur d’inégalités socio-scolaires.
8Bien que le nouveau régime de sélection scolaire atteste d’un allongement des études de plus en plus banalisé, il n’en clive pas moins la classe populaire pour qui la « polarisation scolaire et territoriale » (p. 142) accentue les disparités étudiantes. En ce sens, les auteurs plaident pour un enseignement démocratique (Bourdieu et Passeron, 1964) en instaurant un baccalauréat unifié qui permettrait à la fois une amélioration des acquis antérieurs et le libre choix des études supérieures. Pour cela, la suppression de la procédure d’affectation postbac, Parcoursup, serait nécessaire afin de neutraliser les logiques de sélection.
9Parallèlement, les aspirations aux études postbac sont parsemées d’obstacles liés au coût de la vie étudiante non assumables par tous. Or, le processus de réussite étant intimement lié à l’assiduité, une allocation d’études garantirait davantage cette condition sine qua non. Finalement, Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec désirent réhabiliter la fonction de l’université en la replaçant au cœur de l’enseignement supérieur.
10Aussi, l’insécurité du marché de l’emploi associée aux conjonctures socio-économiques impose aux universités la professionnalisation comme nouveau critère de pilotage. Les sociologues proposent de repasser à un mode scolaire d’accès à l’emploi pour revaloriser les diplômes de l’ouverture sociale, tout en prônant une professionnalisation « par le haut » (p. 142). C’est donc le caractère national et disciplinaire des formations par la défense du monopole des grades universitaires, exclusivement réservées à l’université, qui est mis en avant.
11Finalement, cet ouvrage revient sur les conditions de vie et d’études indécentes à l’université en requestionnant notamment l’échec. Cédric Hugrée et Tristan Poullaouec appréhendent ce phénomène par l’intermédiaire du mésusage statistique qui dissimule la réalité étudiante. Or, l’échec est ici critiqué d’une manière reposant sur son exploitation exclusivement statistique alors qu’il pourrait être repris et utilisé comme une arme possible dans la lutte contre l’instrumentalisation des indicateurs. En effet, ce sont davantage les enjeux et les conséquences de l’échec qui sont étudiés mais qu’en est-il de sa définition et des représentations qu’il suggère ? Même si la définition de ce terme et, in fine, celle de son antonyme fait dissensus (Romainville et Michaut, 2012), il semble pertinent de continuer à l’interroger pour ainsi mieux capter le processus de réussite. Effectivement, l’échec couvre diverses réalités en particulier par les différentes réorientations existantes. En ce sens, il est nécessaire de s’intéresser à la terminologie utilisée : le véritable enjeu serait alors d’objectiver un phénomène aussi subjectif grâce à une définition élargie en mesure d’attester de l’hétérogénéité des situations et de la complexité du processus.
12Les auteurs offrent un ouvrage engagé et engageant qui contribue à interroger le champ de la jeunesse et de l’enseignement supérieur grâce aux connaissances qu’il apporte. Sa revue de littérature dense, récente et accessible, mêlant à la fois histoire et sociologie, propose une lecture plus approfondie de ce que c’est d’être néophyte à l’université à l’ère de Parcoursup et de la pandémie. L’exhaustivité étant impossible, les sociologues ont fait le choix d’étudier cette thématique sous le regard quantitativiste. Leur transparence quant à la limite de l’unique usage de cette méthodologie a été appréciée. De fait, ce travail nécessite une continuité. Dans la poursuite de cette initiative, une piste de réflexion possible serait l’étude de la condition étudiante (Felouzis, 2001) sous l’angle qualitativiste. En effet, cette dernière conduirait à déceler les mécanismes sous-jacents, notamment ceux inhérents aux ruptures universitaires dont les données statistiques fournissent des indicateurs clairs. La perspective compréhensive permettrait de montrer que l’expérience étudiante (Dubet, 1994 ; Geuring et Masy, 2022) regroupe des propriétés intrinsèques, parfois non généralisables, fugaces, voire éphémères, que la nomothétique ne permet la mise en évidence du caractère idiosyncrasique individuel. En d’autres termes, il s’agirait de continuer la démarche engagée des sociologues en interrogeant la subjectivité des acteurs, particulièrement celle des sortants sans diplômes et ceux en réorientation à travers la manière dont ces derniers appréhendent le processus de sortie car, même si les institutions politiques et universitaires les considèrent en situation d’échec, qu’en est-il du sens que ces jeunes attribuent à ce processus ?