1Après plusieurs échecs retentissants dont le plus connu est l’épisode des maîtres directeurs de Monoury (décret de 1987 supprimé en 1988), la question d’un statut d’autorité pour les directions d’école se posait encore au moment où Cécile Roaux a conduit une recherche sur leur « pouvoir ». Elle l’a publiée en 2021 sous le titre La direction d’école à l’heure du management. Elle y mobilise un ensemble de méthodes allant du questionnaire à l’observation ethnographique en passant par des entretiens avec des directrices et directeurs mais aussi des enseignantes ainsi que des personnes exerçant aux différents niveaux de la hiérarchie. L’organisation de l’ouvrage est d’une grande clarté avec une introduction, six chapitres allant du contexte sociohistorique aux conditions d’exercice d’une mission confiée à un « marginal sécant », présenté comme « coincé » (p. 234) entre de trop nombreux interlocuteurs, et une conclusion s’interrogeant sur la possibilité pour elle ou lui d’être un « agent de changement ».
2L’introduction permet en effet à Cécile Roaux de poser la question essentielle du livre tout en se positionnant : « comprendre et […] analyser de manière objective ce qui "se joue" au sein d’un système dans lequel nous évoluons depuis plus de vingt ans, dont quatorze années dans la fonction directoriale dans différentes écoles » (p. 26). Le lecteur est averti : cette recherche de type compréhensif vise implicitement une visée d’utilité sociale, même si le parcours professionnel de l’autrice requiert de sa part un effort assumé d’objectivité.
3Le premier chapitre consacré aux « éclairages sociohistoriques » se heurte à la difficulté de traiter une longue période au cours dans laquelle un historien (Lelièvre, 1994) voit « cohabitation biséculaire ». Autrement dit, l’école du peuple, la « communale », a été dès l’origine confiée aux municipalités, même si le pouvoir central a dû très vite reprendre en mains le salaire, le recrutement et la formation du personnel enseignant. Pourquoi ne pas donner une autorité statutaire à la personne qui dirige l’école ? Dans la France rurale des années 1900, plus de 80% des écoles ont une classe unique alors qu’en 2012 ce pourcentage s’est réduit à 7,31 ; il s’est accompagné de dizaine de milliers de fermetures d’écoles (ibid.). Le « conseil des maîtres » (p. 36) instauré en 1908 pour les écoles à plusieurs classes consacre une vision qui fait débuter la hiérarchie au niveau de « l’inspecteur primaire ». Il est donc question de confier la transmission des instructions à un « primus inter pares », ce qui a déterminé une organisation cellulaire gravée dans le marbre… et dans la mémoire des acteurs ! Quand sonne l’heure de l’unification du système qui marque ce que Cécile Roaux voit comme un « déclassement du premier degré » (p. 38), la massification monopolise l’attention des décideurs et le collège devient un « maillon faible », même quand il est qualifié d’unique (Haby, 1975). Pourquoi les lois de décentralisation de 1982 et 1983 n’aboutissent-elles pas à traiter à égalité l’école de la république et les établissements publics locaux d’enseignement en la dotant elle aussi d’un personnel de direction (1988) ? Il est possible d’avancer l’hypothèse de la rémanence d’une vision dépassée du premier degré. Elle expliquerait bien d’autres difficultés comme l’intégration tardive (en 2013) du cours moyen de première année (CM1), deuxième année (CM2) et de la sixième dans le même cycle 3 créant ainsi la première continuité dans le parcours de l’élève. Mais il y a aussi une marque de désintérêt du pouvoir central pour tout ce qui n’est pas « l’élitisme républicain » dans la mesure où ce qui le préoccupe, ce sont essentiellement les Grandes Écoles, filière sélective commençant dès les « petites classes » des lycées inventés par Bonaparte en 1802 ! Le chapitre se termine sur la mise en place de la notion de pouvoir selon plusieurs approches dont celle de Weber pour le « bureaucratique » (p. 53) et celle de Crozier (pour ne citer que lui) selon laquelle « les acteurs de terrain s’aménagent et aménagent le système, créant des espaces d’exercice de leur liberté ou tentant de contrôler ces espaces de liberté » (p. 57).
4Cet acteur dans le système qu’est la directrice ou le directeur est donc placé au « cœur de la complexité » sans avoir une légitimité reconnue par les autres et c’est l’objet du deuxième chapitre. D’où les reproches adressés à la hiérarchie qui « n’affiche aucun soutien, se protège avant toute chose »2. Classique, ce reproche qui concerne surtout les Inspecteurs de l’Éducation nationale (IEN) ne tient pas compte « mal-être » qu’ils ressentent eux-mêmes, comme en témoigne une récente tribune syndicale3. La figure 1 (p. 74) établit clairement la position spécifique de la direction d’école en bas d’un top down hiérarchique (avec une ambiguïté sur le positionnement par rapport aux enseignantes), en relation avec une municipalité et du personnel communal qui détiennent la clé de tout ce qui est matériel, sans oublier les rapports constants entretenus avec les élèves et leurs parents. C’est ainsi que se construit le « désarroi du directeur d’école » (p. 77). Une situation rapportée de déclenchement d’une mise en sécurité d’une école, en opposition avec les directives a posteriori d’une IEN, lors des attentats terroristes de janvier 2015 illustre cette solitude de la direction en prise avec la nécessité d’agir vite sans la possibilité d’en référer a priori à une hiérarchie tentée de différer ses réponses en se référant au « pas de vagues » en vogue dans une gestion bureaucratique. D’où le problème ainsi résumé : « Comment piloter un établissement si on n’a pas d’outils pour le faire ? » (p. 93). Or, circonstance aggravante, l’école n’est pas un établissement, du moins dans l’enseignement public en France.
5C’est donc au travail quotidien de la direction d’école que Cécile Roaux consacre son troisième chapitre. S’inscrivant plus dans l’épistémologie de la sociologie des organisations que de l’analyse du travail, elle aboutit au même constat qu’Yves Clot et ses collègues (2001) : la dispersion des tâches, la longueur infinie des journées, l’attribution de responsabilités sans clarification sur l’autorité et le « sale boulot » lié à la gestion d’élèves que les enseignantes ne veulent garder dans leur classe rendent le métier « impossible » (Freud, cité par Cifali, 1999). En témoignent plusieurs récits dont celui d’une « Journée ordinaire » (p. 98-102). Cette réalité ne s’expliquerait-elle par le mythe du travail en équipe ?
6C’est à cette hypothèse qu’est consacré le quatrième chapitre. Renforcée par la reconnaissance tardive de la « liberté pédagogique », l’autonomie individuelle des enseignant.e.s est d’autant plus prégnante que l’on n’imagine pas un sport collectif qui se jouerait sur autant de terrains qu’il y a de joueurs. Dès lors, il est difficile de faire prévaloir le projet collectif quand toutes et tous s’adonnent à une navigation solitaire. Au capitaine de cette flottille d’envisager une stratégie pour que l’ensemble se soucie d’un cap commun et de manœuvres à son service. Selon Cécile Roaux, il a le choix entre le laisser-faire au service d’une paix sociale plus ou moins armée, une convivialité qui évite d’aborder les questions qui fâchent et une rigidité suicidaire fondée sur la mise en œuvre des instructions officielles et l’inféodation à la hiérarchie de proximité. Réduit aux réunions, le travail en équipes est un mauvais moment à passer et le récit de l’une d’entre elles (p. 135-136) révèle les jeux d’acteurs qui marquent leur territoire en arrivant en retard, en dénonçant les collègues flagorneurs ou en hurlant contre une directrice qui « met[…] la pression ». Plusieurs autres analyseurs viennent confirmer ce comportement individualiste, notamment la coopérative scolaire servant de « caisse » de résonance (p. 139-144) mais aussi de caisse noire. Par ailleurs, les élèves sont parfois les grands absents des entretiens. Biais lié aux méthodes utilisées ou révélateur d’un métier exercé dans des conditions difficiles ? Enfin, certaines démarches peuvent entraîner de graves conséquences pour une direction située « entre traîtrise et délation » (p. 151-153). Son tort étant d’avoir produit une trace écrite figurant dans le dossier d’une enseignante déplacée d’office en raison d’un comportement pour le moins incorrect. S’il n’y a pas d’équipe, faut-il un statut de personnel de direction ? Le tableau 2 (p. 156) révèle des opinions tranchées, des plus favorables pour les directions avec décharge totale aux plus opposées pour les enseignantes mais l’analyse peut sembler biaisée à qui a fait le tour du mal-être des personnels de direction en France et au Québec (Étienne, à paraître en 2023), l’autorité attribuée n’étant pas toujours celle exercée (25% d’épuisement professionnel et 14% de burn out chez les personnels de direction français).
7Un autre mirage de la langue managériale très usitée dans l’Éducation nationale émerge dans le recours au mot-clé du partenariat. C’est à lui qu’est consacré le cinquième chapitre car sur le risque de se faire des ennemis à l’intérieur de l’école pendant les heures d’enseignement se greffe une pratique généralisée mais souvent défaillante qui va de la (ou des) liaison école-collège avec une dissymétrie entre principale et directrice ou directeur à une absence de rémunération de ces heures pour les personnels du premier degré sans parler d’une carte scolaire incohérente qui multiplie les collèges de ma carte scolaire pour une seule et même école. S’y ajoutent les conséquences du millefeuille administratif qui fait de la municipalité et de son personnel les propriétaires et opérateurs de l’entretien des locaux ainsi que du temps périscolaire. Là encore, l’éloignement du donneur d’ordres et les pressions exercées sur la direction pour qu’elle dirige sont source de difficultés car les agents peuvent en jouer (p. 176-177) et, dans le cadre périscolaire, certains animateurs sont parfois protégés par leurs relations familiales bien placées (p. 181-182). Le partage des locaux met aussi les nerfs à rude épreuve car il repose sur un respect strict des horaires qui détermine des responsabilités pénales lourdes, étant entendu que les avocats des familles savent que la responsabilité civile est celle de l’État depuis 1932. Tout cela dans un cadre flou où « [l]a seule instance de concertation officielle qui réunit les représentants élus des parents d’élèves, les enseignants et les élus locaux est le conseil d’école, où l’accessoire prend la place de l’essentiel » (p. 188). Mais il arrive qu’en usant de bon sens et en pratiquant avec prudence une alliance avec les parents la direction rétablisse une situation délicate comme celle d’une stagiaire en difficulté (p. 190-191). Cependant, les parents peuvent devenir « un problème » d’où l’impression que le métier impose de naviguer à vue dans « une sorte de "kaléidoscope" » (p. 198) qu’est le quotidien d’une école.
8Le sixième et dernier chapitre revient sur la question essentielle de partage du pouvoir avec une approche sociologique qui entend « pouvoir croiser analyse stratégique des organisations et analyse cognitive » (p. 202). De fait, depuis la hiérarchie de proximité (IEN) jusqu’au sommet de la pyramide se déploie de plus en plus le discours du « nouveau management public ». Le mot-clé est l’accompagnement des directions qui feraient du pilotage (responsable ministériel, recteur, conseiller de la ministre) mais la réalité contraste fortement avec sa gestion bureaucratique bien incapable de « faire travailler en équipe les enseignants des écoles » (p. 211) et Cécile Roaux de recourir à la métaphore de la « patate chaude » (p. 215) pour définir le jeu de l’IEN qui ne trouve plus que ce dernier échelon (qui n’en est pas un) pour lui imputer la faute. Or, il n’est pas lui-même dupe de cette structuration pyramidale : « il ne faut pas se leurrer, le statut de directeur, qu’il soit hiérarchique ou non, ne leur simplifiera pas les choses parce que ce que l’inspecteur vit avec le directeur académique adjoint qui lui-même le vit avec le directeur académique, et ainsi de suite, vous voyez, euh donc, il y a un rapport de force » (p. 220). Finalement, le recours à la notion d’« anarchie organisée » (Tardif et Lessard, 199, p. 103-104 cités p. 227) permet de comprendre que le recours à une compréhension de l’activité humaine et sociale s’organise à partir de la notion de légitimité qui ne se décrète pas mais dépend d’une accord entre les acteurs concernés. De plus, ce consensus doit respecter les règles imposées par l’organigramme de référence pour éviter une cascade de sanctions.
9En conclusion, se dessine une double mission pour le directeur ou la directrice : tenir sa place « dans un processus de changement » et fournir une aide pour « l’ajustement des politiques publiques, voire contribuer à les créer localement » (p. 233). Mais c’est là que son rôle de « marginal sécant » se trouve empêché car il est « coincé […] entre ceux qui décident et ceux qui exécutent » (p. 234-235). Il devient donc urgent de lui donner « une vraie place dans le système scolaire » (p. 241). Oui, mais comment, demanderait Philippe Meirieu (1987) qui a constamment posé cette finalité du changement positif pour l’élève et toutes les personnes qui l’ont en charge ?
10Même si quelques affirmations peuvent sembler un peu trop générales, comme le reproche d’individualisme et de refus de l’autorité fait aux enseignants (p. 239), ce livre a le mérite de poser nettement la double question du rôle et de la reconnaissance de la directrice et du directeur d’école dans une France urbaine qui n’a pas encore su achever le travail d’unification de son système dont les deux versants de la plus grande pyramide du monde éducatif (l’Éducation nationale) sont encore très dissymétriques et empêtrés dans leurs vieux habits hérités d’une « cohabitation biséculaire ».