- 1 Institut national supérieur du professorat et de l’éducation
1Envisagé parfois comme une finalité éducative (Necker et Boizumault, 2020), parfois comme une condition de la réussite éducative (Espinosa, 2018), le bien-être est au cœur des discours institutionnels actuels. Souvent associé à climat scolaire, mais aussi à estime de soi, plaisir d’apprendre, différenciation, émotions, il demeure toutefois une notion aux contours flous. Face à cette constellation de possibles, les professeurs des écoles stagiaires que nous accueillons à l’INSPÉ1 expriment de façon récurrente leur perplexité à mettre en lien le bien-être de l’élève et la position d’autorité de l’enseignant. Pour surmonter ce qu’ils nomment « leurs difficultés avec la gestion de classe », tout en cherchant à favoriser le bien-être des élèves, nombre d’entre eux tentent de mettre en place des ateliers de yoga, de méditation, ou encore de cohérence cardiaque. À l’instar du titre du livre de Grollimund Depoorter (2019), Être zen pour mieux apprendre, destiné aux enseignants, ils cherchent des techniques de « zénitude » permettant de retrouver un climat de classe apaisé et propice aux apprentissages. En tant que formateurs, nous observons que cette entrée par les techniques corporelles les amène parfois à cliver l’épanouissement de l’enfant et la réussite de l’élève. Ce texte, visant à resituer la notion de bien-être au cœur même de la situation d’apprentissage, émerge en quelque sorte de ce constat. Dans une approche clinique référée à la psychanalyse (Blanchard-Laville et al., 2005), il s’appuie sur l’analyse de matériaux issus de deux recherches distinctes pour interroger la dimension émancipatrice du processus d’apprentissage comme source de bien-être. Toutefois, penser la notion de bien-être en éducation à partir de coordonnées psychanalytiques nécessite un effort épistémologique, Freud et ses épigones n’utilisant en effet jamais ce terme. Le bien-être s’inscrit alors dans une réflexion prenant en compte la question du désir. Il s’agit de comprendre comment le désir de savoir, qui anime tous les enfants et les pousse à (se) poser des questions existentielles (Freud, 1905), trouve un prolongement dans le plaisir d’apprendre. Dans ce processus, l’énergie libidinale, incitant l’enfant à savoir, se transforme en énergie intellectuelle, renvoyant à une forme sublimée de la pulsion (Freud, 1923). Accompagner l’élève dans ce processus de sublimation nécessite des modalités pédagogiques donnant à l’enfant la possibilité d’« être », donc se constituer en tant que sujet. L’enseignant devient garant d’un cadre articulant le désir et la Loi, ou pour le dire autrement, d’un espace de répression pulsionnelle bien tempérée autorisant l’élève à être auteur, voire créateur de ses apprentissages. La perplexité des professeurs des écoles stagiaires à faire coïncider le bien-être de l’élève et l’autorité de l’enseignant met en évidence la complexité à construire cet espace d’apprentissage entre renoncement pulsionnel et sublimation.
2La première partie de ce texte aborde la multiréférencialité de la notion de bien-être et le « pas de côté » que nous invite à faire l’approche psychanalytique. Dans la deuxième partie, deux dispositifs de recherche sont présentés : l’un, mené dans une école primaire, l’autre, dans un collège, les deux établissements étant situés en réseaux d’éducation prioritaire (REP+) de la banlieue parisienne. L’intérêt de mobiliser différents matériaux réside dans le fait d’entendre la façon dont les élèves présents dans les deux recherches investissent différemment leur place subjective dans la situation d’apprentissage. L’analyse des matériaux référée à deux axes, la relation à l’enseignant et l’appropriation des savoirs, inscrit le processus de sublimation dans un rapport à soi, à l’autre et à l’environnement. Les éléments d’analyse sont repris dans une troisième partie au cours d’une discussion invitant à penser la notion de bien-être dans une mise en lien du processus de sublimation et de la position de l’enseignant dans le lien de transmission.
3Outre les théories philosophiques dans lesquelles le bien-être est articulé au bonheur, nous pouvons distinguer deux approches épistémologiques de cette notion. La première, psychologique, est travaillée selon deux axes : dans la perspective hédonique (Diener, 1984), le bien-être dit subjectif consiste à ressentir plus d’émotions agréables que désagréables, dans la perspective eudémonique (Ryff et Singer, 1996), le bien-être dit psychologique est défini à partir de six composantes : l’autonomie, la maîtrise de l’environnement, la croissance personnelle, les relations positives à autrui, l’acceptation de soi et les buts dans la vie. Cette approche connait actuellement un essor dans le courant de la psychologie positive créée par Seligman (2002) aux États-Unis, se déclinant en France dans ladite « pédagogie positive ». Il existe également une deuxième approche du bien-être, sociologique, mettant en lien la qualité de vie et la cohésion sociale, elle renvoie à ce que Delhey nomme la « qualité de vie subjective » (cité par Perron et al., 2019, p. 120). Dans cette perspective, la recherche du bien-être serait une demande sociale consécutive du sentiment de malaise et d’insécurité véhiculé par nos sociétés hypermodernes (Forsé et Langlois, 2014). Cette dimension sociale du bien-être alimente notamment la réflexion sur le climat scolaire. Ces deux approches montrent que le bien-être, notion polysémique, pensée dans une approche multiréférentielle, mobilise un certain nombre de ressources internes en lien toutefois avec l’environnement extérieur et la question de l’altérité. Il est alors aisé de comprendre la diversité des propositions émergentes en sciences de l’éducation et de la formation concernant cette notion. Le bien-être y est abordé sous l’angle psychopédagogique (Rousseau et Espinosa, 2018 ; Gobin et al., 2021), socio-pédagogique (Connac, 2020), mais aussi institutionnel (Réto, 2019). Ce ne sont là que quelques exemples qui nous permettent d’entrevoir les leviers de mise en œuvre de la notion.
4On peut toutefois se demander en s’appuyant sur les travaux de Jellab et Marsollier (2018) si dans un contexte social où le sujet se doit d’être de plus en plus performant, le bien-être ne constitue pas une ruse néolibérale. Le travail deviendrait alors un moyen d’auto-épanouissement et de réalisation de soi et le bien-être, un moteur de la performance, effet paradoxal d’une société qui se construit sur une idéologie managériale. L’école, en tant qu’institution ayant pour mission de former le citoyen de demain, n’échappe pas à ce paradoxe. Si les textes officiels (sur)investissent la notion de plaisir d’apprendre, un niveau d’exigence des compétences propre à chaque palier d’apprentissage (MEN, 2015a) est tout de même attendu. Les enseignants cherchent alors à articuler les conditions de la réussite scolaire de l’élève et l’épanouissement de l’enfant, non sans difficultés.
- 2 En psychanalyse, la Loi symbolique se réfère à l’interdit du meurtre et de l’inceste et définit la (...)
- 3 La sublimation est un processus par lequel une quantité d’énergie libidinale est dérivée de son but (...)
5Dans une approche clinique référée à la psychanalyse, Cifali (2022) se questionne sur la nécessité même de l’utilisation du terme de bien-être. En préférant avoir recours à la notion de « conditions essentielles pour apprendre », elle interroge la construction « d’un cadre de sécurité et de dispositifs qui cherchent à intégrer chacun parmi les autres » (2015, p. 13). L’éducation renvoie ici à un processus d’humanisation dans lequel l’enseignant accompagne l’enfant dans le passage du principe de plaisir au principe de réalité (Houssier et Marty, 2007). L’humanisation, comme le rappelle Dolto (1984), est un processus qui aide l’enfant à grandir et à prendre place dans le lien social et, nous pourrions ajouter, à y « être bien ». Dans ce processus l’autrice insiste sur la fonction de repère des « castrations symboligènes » permettant à l’enfant d’avancer sur le chemin de l’autonomie par intégration de la Loi symbolique2. La référence à la psychanalyse décale donc la question du bien-être en pensant davantage les conditions d’accès à un processus de subjectivation. La célèbre phrase de Freud « Wo es war, soll Ich werden » traduite par Zeitlin « Là où était du ça, doit advenir du moi » (Freud, 1933/1984, p. 110), nous rappelle que ce processus de subjectivation est inhérent à un processus de civilisation pulsionnelle (Freud, 1930). Accompagner l’élève dans ce processus du devenir sujet nécessite d’articuler les deux facettes du processus éducatif : le renoncement pulsionnel et la voie de la sublimation3. Si la contrainte du renoncement pulsionnel est nécessaire au « vivre ensemble » (MEN, 2015b), la sublimation est le destin pulsionnel privilégié de l’activité scolaire. Selon Freud, c’est une forme de satisfaction s’exprimant dans la « joie de l’artiste à créer » ou encore dans « celle du savant à résoudre des problèmes » (Freud, 1930/2010, p. 66). Permettre à l’élève d’accéder à la joie et au plaisir d’apprendre, telle serait sa fonction. La notion de bien-être étant souvent mobilisée par les enseignants pour déjouer les mécanismes de la « peur d’appendre » (Boimare, 1999), et/ou de refus de savoir de certains élèves, la question de la sublimation prend ici toute sa mesure, il s’agirait de redonner le goût de l’apprentissage aux élèves. Pour ce faire, l’enseignant cherche à créer les conditions dans lesquelles l’énigme du savoir (ou pulsion de savoir, Freud, 1905) pourrait rencontrer les savoirs scolaires. La construction de ce cadre d’apprentissage nécessite un double mouvement : « ne pas abandonner l’enfant à lui-même face à des questions qui concernent son intimité » (Houssier et Marty, 2007, p. 14), tout en lui permettant d’inscrire ses questions existentielles dans les savoirs scolaires. Dans cette perspective, ce n’est pas tant d’une technique pédagogique du bien-être dont il s’agit, mais de la qualité du lien de transmission (Cifali, 2019) et de la position occupée par chacun (enseignant et élève) dans la relation éducative. Enseigner devient alors un métier à tisser du lien : du lien entre un savoir intime et des savoirs scolaires mais aussi du lien à l’autre. Si en 1925, Freud définit l’enseignement comme un des trois « métiers impossibles », cet impossible ne signifie pas que l’enseignant ne peut pas « y arriver », simplement il met en exergue la difficulté à prendre place dans le lien de transmission en désignant une impossible complétude dans la relation éducative (Pirone, 2016).
6Les deux expériences de recherche présentées ci-dessous et leur analyse mettent en perspective cette complexité d’un tissage entre le bien-être des élèves et la difficulté des enseignants à occuper une place dans la relation éducative pour créer les conditions d’une voie de sublimation.
7Les matériaux présentés ont respectivement été collectés auprès de collégiens de classes de troisièmes (âgés de 14 à 16 ans) inscrits dans un établissement traditionnel et auprès d’enfants de cycle 3 (âgés de 10 à 12 ans) dans une école primaire fonctionnant en classes coopératives et comprenant deux classes de cycle 1, deux classes de cycle 2 et deux classes de cycle 3. Les premiers sont extraits de ma thèse de doctorat, intitulée « Le corps de l’adolescent à l’épreuve du scolaire : une clinique du passage » (Tissot, 2020), les deuxièmes sont extraits de mon mémoire de master intitulé « Vers une malléabilité du lien pédagogique » (Tissot, 2016). Pour ces deux recherches, menées en sciences de l’éducation et de la formation, les dispositifs élaborés sont de type « groupes de paroles à médiation ».
8Le groupe de parole permet de mettre au travail une question de recherche en donnant la parole aux enfants et aux adolescents sur leurs préoccupations. Faire le choix d’un groupe de parole, c’est proposer un dispositif « dans lequel une parole plus “libre” puisse émerger » (Gavarini, 2009, p. 54), c’est proposer un lieu qui permet « d’entendre, non pas des élèves, mais des sujets en situation scolaire » (op. cit., p. 61). Le dispositif « groupe de parole » nécessite donc l’instauration d’un cadre clinique reposant sur des règles de confidentialité, de non-jugement et d’accueil de la parole. Par ailleurs, le choix de s’appuyer sur un objet médiateur comme support de la parole offre la possibilité à chaque participant de déposer une trace singulière avant que la parole circule librement dans le groupe. L’objet de la médiation autorise l’enfant à se représenter dans un objet extérieur tout en conservant un voile sur son intimité (Chouvier, 2017). La construction des dispositifs « à médiation » proposés dans les deux recherches se réfère aux travaux sur les médiations thérapeutiques des chercheurs du Centre de Recherche en Psychopathologie et Psychologie Clinique (CRPPC) de l’université Lyon II. Toutefois, la démarche de recherche en éducation n’ayant aucune visée thérapeutique, un effort de transposition est à faire. Ainsi l’objet médiateur que Roussillon (2013) décrit comme un « médium malléable », objet pouvant être agressé sans être détruit, ne s’articule pas à un processus thérapeutique, mais à une démarche clinique en recherche s’attachant à la singularité de chaque élève dans sa relation à l’objet. Les objets de médiation ont été différents dans les deux recherches : le dessin pour les collégiens et la photographie pour les écoliers.
- 4 Le dispositif a été conçu au cours de programmes de recherche menés par les chercheurs de l’unité d (...)
- 5 Ce dispositif s’inspire de celui construit par Aurélie Maurin dans sa thèse de doctorat (2010).
9Les groupes de parole à médiation par le dessin menés avec les collégiens s’inspirent d’un dispositif créé par Pirone (2018) lors d’une recherche collective4. La demande faite aux collégiens était de dessiner leur représentation de l’école à partir de la consigne : « Pour toi, le collège, il ressemble à quoi ? ». Nous avons dans un deuxième temps accroché tous les dessins au mur, puis chaque élève, après avoir dit où il se situerait dans son dessin, pouvait commenter sa représentation, avant que les autres associent librement. Le dispositif, créé pour l’école primaire, prend appui sur la technique du Photolangage® de Bélisle (2014). Toutefois, si dans le Photolangage®, les photographies favorisant l’expression orale sur une thématique donnée sont apportées par les animateurs, la spécificité de ce dispositif repose sur le fait que les photographies ont été prises par les élèves eux-mêmes5. Les enfants de l’école ont donc pris chacun une photographie à partir de la consigne suivante : « Photographie un lieu de l’école important pour toi ». Puis, lors des groupes de parole, après avoir écouté chacun sur les raisons de son choix photographique, les autres ont pu associer librement sur ce qui venait d’être dit.
10La diversité de ces matériaux, recueillis dans des contextes très différents (les élèves n’ont pas le même âge, les modalités pédagogiques ne sont pas les mêmes), n’invite pas à une étude comparative. Toutefois, le choix de présenter ces matériaux très divers, repose sur le fait d’entendre, comment à partir d’une consigne portant dans les deux cas sur le lieu de l’école, chaque groupe d’élèves s’est emparé du dispositif pour s’inscrire dans une relation, aux enseignants et aux savoirs, complètement divergente.
- 6 Le syntagme « relation au savoir » est ici entendu comme une relation au savoir inconscient, celui (...)
11Une présentation ciblée des résultats de ces recherches à partir de quelques matériaux emblématiques montre que la position de l’élève dans sa relation au(x) savoir(s)6 et aux enseignants trouve deux issues distinctes : les collégiens se font l’objet de l’institution, les écoliers semblent prendre place en tant que sujet.
12Après avoir dessiné massivement des « collèges-prisons », les adolescents ont exprimé lors des groupes de parole, un manque de liberté, en investissant surtout, dans leurs récits, leur position face à des adultes « gardiens de l’école-prison ».
Dessins de Nawel et Brahim
- 7 Les élèves ont tous été renommés pour respecter l’anonymat de la recherche.
13Nawel7 énonce les raisons qui l’ont poussé à dessiner un « collège-prison » :
« On a même pas le droit de respirer, on est enfermé entre quatre murs comme en prison, la liberté corporelle c’est se sentir libre, on nous écoute pas, quand tu demandes un truc t’as des heures de colle, on nous réprimande ».
14Dans cet extrait, au milieu du bouquet de mots tels que « prison, enfermer, réprimander », venant signifier un contrôle des corps allant même jusqu’à l’interdiction de respirer, l’expression « liberté corporelle » fait contrepoint. Tel l’enfant qui prend vie sous la plume de Jacques Prévert dans le poème Page d’écriture (1946), Nawel se fait porte-parole des adolescents dans leur aspiration à « se sentir libres ». Au-delà de la contrainte corporelle, certains comme Brahim disent « se sentir mal et avoir peur », mettant ainsi l’accent sur une contrainte subjective. Selon Freud (1914), l’école devrait être un lieu rassurant permettant à l’adolescent de porter un regard sur le monde pour s’émanciper, or elle est dans l’imaginaire des jeunes un lieu assignant et immobilisant les corps et par là même les sujets, un espace de répression pulsionnelle empêchant finalement tout processus de subjectivation.
15Fatima ajoute :
« Sinon les profs et les surveillants, y nous accueillent mal et tout, y nous force à dire bonjour, y nous disent si on dit pas bonjour on aura des travail(s), moi des fois je suis pas bien, j’ai pas envie de sourire. En fait ils veulent qu’on soit soumis, y cassent la tête, j’ai l’impression qu’on est soumis à eux, qu’on est un peu leurs esclaves ».
16Elle décrit ici une relation de domination, qui n’est pas sans rappeler l’organisation panoptique de Foucault (1975) et place la situation scolaire sous l’égide d’une « autorité autoritariste » (Robbes, 2016). Sous le regard des enseignants et des assistants d’éducation qu’ils appellent encore les « surveillants », les adolescents décrivent un lieu clos et contraignant. Or, comme le souligne Douville (2016), ce que redoutent les adolescents, c’est de « se retrouver assignés, fixés par d’autres, et retenus dans une demeure » (p. 11). Au-delà de la notion d’enfermement, une attention particulière peut être portée à leur sensation de ne pas être entendus. « On ne nous écoute pas », cette plainte exprimée par Nawel a souvent été reprise dans les groupes de parole. Dans une dimension imaginaire, détachée du registre symbolique, les adolescents fantasment des adultes inquisiteurs qui les ont à l’œil mais ne les écoutent pas. L’appel qu’ils lancent aux adultes et dans lequel ils mettent leurs aspirations à la liberté reste sans réponse. L’écart entre leurs ressentis sur des pratiques pédagogiques qu’ils décrivent comme carcérales et la volonté institutionnelle de favoriser le bien-être pour créer un climat propice aux apprentissages dans un cadre sécurisant et bienveillant semble abyssal. Le débordement pulsionnel ne trouvant pas d’accroche symbolique, les adolescents ne parviennent pas à conquérir un lieu d’énonciation dans lequel leur parole pourrait être entendue.
17Outre la relation aux enseignants, qu’ils décrivent comme « enfermante », ils ne semblent pas non plus trouver de dimension émancipatrice dans les savoirs scolaires. Lorsqu’ils parlent des apprentissages, ils se détournent systématiquement des objets de savoirs proposés par les enseignants, comme le montre ce propos d’Ilyan :
« Mme R ça sert à quoi ce qu’elle donne, quand on va sortir du collège on va aller au lycée. Qu’est-ce que ça va faire ? À quoi ça va nous servir ? ».
18Plusieurs jeunes ont exprimé, à leur manière, ce manque de « sens » des savoirs scolaires, conduisant à l’impossibilité de se projeter dans l’avenir. Faute d’une rencontre entre leurs questions existentielles et les connaissances scolaires, la pulsion de savoir ne trouve pas à se lier, elle ne peut pas être sublimée. Le processus de sublimation, affirme Freud (1913/2001), ne peut pas relever d’un forçage éducatif, et il précise que l’école devrait se contenter de « favoriser les processus par lesquels ces énergies sont conduites vers le bon chemin » (p. 231). Le fantasme de maîtrise de l’enseignant que l’on retrouve dans les propos des collégiens aurait donc pour conséquence d’inhiber la capacité sublimatoire (Houssier et Marty, 2007).
19Les élèves de cycle 3 investissent une autre position. Alors que la consigne porte également sur les lieux de l’école, dans une proposition un peu différente de celle faite aux collégiens, ils se sont pour leur part réapproprié le mot en parlant « d’endroit » :
« On aime bien cet endroit », « C’est l’endroit où on venait faire les yamakasis », « On aime bien l’endroit des toboggans », « Le préau, c’est un endroit que j’aime parce qu’on se sent protégé », « Moi, j’aime bien rester dans la classe pendant la récréation », « J’ai pris la classe en photo parce que j’aime bien apprendre ».
20Ce qui peut interpeller dans cette réappropriation du mot endroit, c’est la façon dont il permet aux enfants de passer la présence de l’adulte sous silence, alors même que la place de l’enseignant était surinvestie dans les groupes de parole avec les collégiens. Si, comme déjà énoncé, le choix de présenter des matériaux de recherche très différente n’a pas de visée comparative, nous pourrions toutefois nous demander, avec beaucoup de prudence, si cette dé-coïncidence (Julien, 2020) est en lien avec le fonctionnement coopératif de l’école primaire et la place accordée à une « autorité éducative » (Robbes, 2016).
21Dans les phrases des enfants, le mot « endroit » exprime souvent un lieu qu’ils apprécient, dans lequel ils se sentent bien, un espace de liberté amenant les uns à se réfugier, les autres à se défouler ou encore à apprendre. Ces « en-droits » semblent décrire des espaces dans lesquels ils ont réellement des droits, non pas des espaces où tout est permis mais des lieux de socialisation et de civilisation de la pulsion (Freud, 1930). Au cours de la discussion, ces espaces de droits et de liberté ont fait émerger la question de la responsabilité. Ainsi, pour Victor :
« La cour et la classe, c’est pas la même chose, on a des responsabilités dans la classe, on n’en a pas dehors, dans la cour on fait ce qu’on veut ».
22Dans les propos de Victor, la question de la responsabilité semble liée à l’espace d’apprentissage. Mais, de quoi sont-ils responsables et envers qui ? Noam nuance les propos de son camarade de classe en resituant cette question dans l’espace de la cour, il explique que les toboggans sont réservés « aux cycles 1 », donc aux élèves des classes de maternelle :
« Les cycles 1, ils sont beaucoup plus petits, et si on court dans les toboggans, on risque de leur faire mal ». Un autre élève associe sur ces propos : « J’aime bien les toboggans parce qu’avant on avait le droit d’aller dedans, y a eu plein d’accidents, et je pense que c’est aussi un petit peu pour ça aussi qu’on n’a pas le droit, t’as juste le droit de passer, mais t’as pas le droit de slalomer entre les toboggans, on a droit de ne pas courir ».
23Nous entendons ici des espaces qui s’« inter-disent » (Vasse, 1988), des lieux dans lesquels la Loi symbolique semble faire sens pour les élèves. Une interprétation pourrait être de dire que dans cette école, la Loi est l’instance régulatrice du « vivre ensemble ». Et, pour pousser plus avant l’interprétation, nous pourrions dire que l’invisibilisation de l’enseignant dans les propos des enfants, alors même qu’il est le garant de la transmission de la Loi, renforce l’hypothèse d’une appropriation de cette Loi par les enfants. L’inter-dit met « en exergue cette dimension du “dire”, de l’énonciation de ce moment de loi : l’interdit est véritablement une Parole adressée par un aîné à un enfant, non pas pour le frustrer, mais pour l’aider à grandir » (Ginet, 2007, p. 49). L’espace de renoncement pulsionnel passant par la transmission de la Loi est reconnu comme nécessaire par les enfants. La formulation « on a droit de ne pas courir » est d’ailleurs très intéressante : la négation, placée sur l’action de courir, n’interdit pas le lieu qui reste un espace où l’on a des droits. L’écart entre l’en-droit et l’inter-dit traduit en quelque sorte le concept de « castration symboligène » (Dolto, 1984), opération subjective qui noue le désir à la Loi.
24Dans cette école, les enfants identifient également des lieux d’apprentissages en les articulant à une logique du désir. Liam, qui est un enfant particulièrement agité, a pris l’ordinateur de la classe en photographie et explique son choix en disant que c’est le lieu où il fait ses recherches :
« J’ai pris l’ordinateur en photo parce que pour faire mes projets je vais là-bas, c’est mon défi, c’est apprendre des choses sur les dinosaures, et leur lieu de vie ».
25Dans ses propos, il exprime un désir de savoir renvoyant au déploiement de ce que Freud nomme la pulsion du chercheur. Selon Freud (1905/1987), « La pulsion de savoir ne peut être mise au nombre des composantes pulsionnelles élémentaires ni subordonnée exclusivement à la sexualité » (p. 182-183), et il précise : « son action correspond à un aspect sublimé de l’emprise » (op. cit., p. 123). Chez Liam, la « désexualisation » de la pulsion se traduit par l’investissement de l’objet « ordinateur » comme lieu de recherche et d’apprentissage. Quelque chose circule : Liam peut se déplacer physiquement jusqu’à l’ordinateur mais aussi se situer dans les apprentissages. L’enseignant a ici construit un cadre dans lequel l’élève est autorisé à explorer les apprentissages scolaires à partir de son désir d’en savoir plus sur les dinosaures. Le fait que l’enseignant soit présent dans la classe, mais absent des propos de Liam pourrait être interprété comme la capacité à accompagner l’élève dans un processus de sublimation à partir d’une recherche qui fait sens pour cet enfant : la pulsion trouve ici à se lier dans un objet de savoir scolaire. Liam n’apprend pas uniquement pour faire plaisir à l’adulte, il n’est pas l’objet de désir de l’enseignant, mais il investit les savoirs scolaires à partir de son propre désir.
26L’intérêt de la mise en regard de ces deux recherches est d’observer la diversité des chemins pulsionnels investis par les élèves présents dans les dispositifs : les collégiens insistent sur la confrontation à un espace de répression pulsionnelle, les écoliers investissent un espace dans lequel la pulsion est sublimée, donc détournée de son but primaire vers des objets de savoirs scolaires. Nous pourrions dire à la suite de Weber et Voynova (2021) que le cadre scolaire de l’école primaire étudiée permet à « la curiosité sexuelle de l’enfant [de se développer et se transformer] en curiosité intellectuelle » (p. 48). Cette déconstruction-reconstruction du rapport au savoir (Mosconi et al., 2000), autorise l’élève à prendre place dans une forme sublimée de relation à l’objet. Dans le processus de sublimation, la satisfaction, en dérivant la pulsion de son but sexuel, s’apparente à un processus de création, l’enfant devient créateur d’objets de savoirs scolaires à partir d’un questionnement portant sur l’objet de son désir. Ainsi, comme l’écrivent Weber et Voynova, l’action d’étudier permet à certains élèves « de sublimer les pulsions agressives et sexuelles débordantes et d’éviter la confrontation à des fantasmes inquiétants » (op. cit., p. 58). La sublimation pourrait alors être entendue comme un destin pulsionnel permettant au sujet de faire l’économie du refoulement imposé par le processus de civilisation de la pulsion. Permettre aux élèves d’investir ce processus de sublimation, c’est leur donner les conditions de lier le savoir scolaire et le savoir inconscient par l’acte d’apprendre. Lire, écrire, compter ne seraient alors pas uniquement des règles de calcul et de grammaire à apprendre par cœur et à appliquer, mais des activités de création dans lesquelles l’élève peut dire « quelque chose sur les dinosaures » mais aussi « se dire ». La conquête de ce lieu d’énonciation conduit à « occuper un lieu de parole en tant que sujet dans le lien social » (Lajonquière, 2016, p. 66). Accompagner l’élève dans un processus de sublimation ouvre alors le passage de l’interdit à l’inter-dit, donnant ainsi la possibilité à l’enfant de prendre place dans le lieu de la parole et du langage. En favorisant l’émergence de la pulsion épistémophilique ou pulsion du chercheur (Freud, 1905), l’enseignant autoriserait l’enfant à « être » et de surcroit à « bien-être », lui permettant ainsi de prendre le risque d’apprendre.
27Par ailleurs, la difficulté des collégiens à investir un processus de sublimation pourrait être imputée aux remaniements subjectifs inhérents à la période pubertaire. Jacques Lacan (1959-1960/1986), en se décalant de la position freudienne, resitue la sublimation par rapport l’objet a, cause du désir. Dans cette perspective, l’objet créé dans le processus de sublimation résulte de la recherche de l’objet a. Or, le processus adolescent implique justement la reconnaissance de cet objet comme à jamais perdu (Rassial, 1996). Le processus de création, n’atteignant pour ainsi dire jamais son but, pourrait expliquer d’une certaine façon la désillusion des adolescents face aux apprentissages scolaires.
- 8 La pédagogie institutionnelle s’appuie sur un trépied : les méthodes Freinet, le groupe et la psych (...)
28Pour Glasman (2007), la réussite éducative se caractérise par un état de bien-être physique et psychique à l’issue du processus éducatif, processus dont nous disions au début de l’article qu’il contient deux facettes : « l’une de répression (interdits, formation du surmoi), l’autre de sublimation (formation de l’idéal du moi) » (Mannoni, 1973, p. 42). Dans les recherches précédemment citées, si les écoliers semblent trouver un équilibre dans ce processus éducatif, les collégiens se focalisent sur la dimension répressive qui n’est pas sans rappeler la dérive normative énoncée par Mannoni : « Le drame est que ces notions freudiennes ont été utilisées en pédagogie et en psychiatrie de façon uniquement normative, c’est-à-dire comme conditionnement à la société telle qu’elle existe, sans que soit nulle part questionnée la servitude dans laquelle le sujet se trouve emprisonné » (op. cit., p. 42). Accompagner l’enfant dans la voie de la sublimation nécessiterait de soutenir son désir « d’être », position qui ne vise pas simplement le bien-être de l’élève, mais également l’épanouissement du sujet. Freud affirme alors que l’école « doit procurer [aux jeunes] l’envie de vivre » et créer les conditions pour « éveiller l’intérêt pour la vie à l’extérieur, dans le monde » (Freud 1910/2001, p. 132). Dans cette perspective, la notion de bien-être se trouve liée à la capacité de l’enseignant à soutenir le désir de savoir et à accompagner l’élève, à l’appui des savoirs scolaires, vers un ailleurs. Pour que les savoirs conservent de la saveur, il ne suffit donc pas que l’enfant ou l’adolescent rencontre l’objet « savoir », mais un enseignant dont la qualité de présence favorise la transmission de celui-ci. Avec Prairat (2020), nous pourrions parler d’enseigner « avec tact ». Le sentiment de bien-être dans l’apprentissage dépendrait finalement de la place accordée à l’enfant dans le lien de transmission. Comme l’énonce Arendt (1961/1972), l’important n’est pas tant « de savoir pourquoi le petit John ne sait pas lire » (p. 230), mais d’accueillir le nouveau venu, donc de lui laisser la possibilité de « se faire » une place dans le monde. En ce sens, les enseignants ont la responsabilité de mettre le monde en signes par l’intermédiaire des savoirs scolaires pour que les jeunes aient envie d’y prendre place. L’école devient ainsi un trait d’union entre la famille et le monde, une passerelle qui permet à l’enfant de faire la traversée entre un espace intime et un espace social. Pour le dire autrement, nous pourrions parler d’un lieu où l’enfant et l’adolescent pourraient inscrire leurs questions existentielles dans les savoirs scolaires, un lieu dans lequel le travail de la culture (Kulturarbeit, Freud, 1930) s’articule au processus de sublimation. La Kulturarbeit, comme le rappelle Zaltzman (1998), est un processus psychique qui lie l’individuel au collectif. Le rapport au savoir est alors à entendre comme « l’ensemble des relations affectives, cognitives, psychiques, pratiques que le sujet confronté à la nécessité d’apprendre entretient avec les objets de connaissance du monde qui l’environne » (Menès, 2012, p. 22). De ce point de vue, le rapport au savoir est un processus qui permet d’élaborer un savoir sur soi (Mosconi et al., 2000), mais c’est aussi un processus qui inscrit le sujet dans le social (Charlot, 1997). Si l’école fonctionne comme une institution conditionnée à une autorité hétéronome, c’est-à-dire à partir de règlements édités par les adultes pour le bien des élèves, elle créée un lieu fermé sur lui-même, décroché du monde extérieur, contraignant les corps et bloquant le processus de subjectivation et d’émancipation, « école caserne » écrivait Oury et Pain (1972). Rappelons que la recherche d’une alternative à cette forme scolaire a donné naissance au courant de la pédagogie institutionnelle (Oury et Vasquez, 1971). Si la pédagogie institutionnelle se distingue d’autres pratiques coopératives par son appartenance à la psychanalyse8, et de fait par la prise en compte des mouvements inconscients circulant dans le groupe, tous les modèles pédagogiques coopératifs reconnaissent d’une part, l’importance du groupe et sa fonction d’étayage pour que chacun construise son propre savoir et d’autre part, la nécessité de prendre en compte l’intérêt de l’enfant comme point d’entrée dans les savoirs scolaires. Selon Serina-Karsky (2019), un des buts de ces pédagogies est d’« être bien avec soi-même et avec les autres » (p. 97) et d’« être bien dans les apprentissages » (p. 119). Dans ces modèles pédagogiques, l’élève trouve la possibilité de prendre place parmi les autres et de se situer dans les apprentissages. En distinguant la règle de la Loi (Imbert, 2007), il semble que ces pédagogies parviennent à tenir les deux dimensions du processus éducatif, celui de renoncement pulsionnel et celui de sublimation pulsionnelle. À leur image, nous pourrions envisager de penser la notion de bien-être dans la transmission à partir de l’importance de se déprendre d’une place de complétude dans laquelle l’enseignant saurait ce qui est bon pour l’élève pour occuper celle du maître ignorant (Rancière, 1987). Selon Cifali (2020), cette position impliquerait d’être responsable d’une « parole qui repère » (p. 78).
29Les adolescents de la recherche expriment un malaise passant par la sensation de ne pas être entendus et de ne pas trouver dans les savoirs scolaires de conditions d’émancipation. Les enfants de l’école coopérative semblent, eux, trouver une possibilité de sublimation pulsionnelle dans les apprentissages. Ainsi Liam, en cherchant à savoir quelque chose sur les dinosaures et leur lieu de vie, identifie un espace de symbolisation dans lequel il s’autorise et est autorisé par l’enseignant à mettre son désir à l’épreuve du travail scolaire. L’expérience de la classe coopérative semble lui conférer la possibilité de se situer dans les apprentissages dans un rapport à soi, et aux autres. L’intégration du principe de réalité inhérent à la situation scolaire s’articule alors au plaisir d’apprendre. Dans Malaise dans la civilisation (1930), texte freudien à portée sociologique, l’auteur avance que le bonheur est un idéal qui nous est en partie refusé par le travail de la culture. Il précise que si le « principe de plaisir » tient lieu de boussole pour s’orienter dans la vie, l’intégration du « principe de réalité » est nécessaire pour vivre en société. Un des points essentiels pour penser la notion de bonheur ou de bien-être dans la situation d’apprentissage consiste à ne pas oublier que, dans le processus éducatif, le travail de la culture est articulé à la question de la sublimation. En suivant cette conceptualisation, favoriser le bien-être de l’enfant à l’école ne fait pas l’économie du processus de renoncement pulsionnel accompagnant l’enfant vers l’intégration du principe de réalité, mais s’inscrit dans une logique du désir. Cette position dans la transmission, au-delà des questions de bien-être ou de mal-être de l’élève comme de l’enseignant, interroge le malaise intrinsèque à la relation éducative (Pirone et Weber, 2020). En tant que chercheurs et formateurs d’enseignants, nos recherches constituent un point d’appui pour ne pas laisser croire aux enseignants en formation qu’il existe une « pédagogie du bien-être ». À l’appui de ces recherches, nous avons peut-être un devoir, celui d’aider les jeunes enseignants à « accepter de travailler sur le fil de ce savoir qui ne se sait pas, et de ce malaise constitutif du lien à l’autre » (op. cit., p. 152). Les pédagogies coopératives, en articulant la relation à l’autre et la prise en compte du désir de savoir de l’enfant, semblent être une entrée possible pour s’exercer à ce travail de funambule. Accompagner les enseignants débutants dans la mise en œuvre de ces pédagogies pourrait alors faire du processus de formation, une voie d’émancipation de l’enseignant.