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Dossier
Les relations entre pairs

Les tiers-lieux de l’école : des espaces d’expression de l’amitié et du bien-être des enfants.

Sophie Levrard

Résumés

Notre texte propose de répondre à la question suivante : en quoi les tiers-lieux se révèlent-ils comme des espaces d’expression du bien-être des enfants ? Nos travaux de recherche s’articulent essentiellement autour de deux sciences contributives – la sociologie de l’enfance et la géographie sociale – pour mettre en lumière le point de vue des enfants sur leurs relations sociales dans les espaces de l’école. S’intéresser aux problématiques inhérentes aux espaces scolaires, c’est tenter de comprendre les effets réciproques entre la structure de l’école et les processus de socialisation mis en place par les enfants pour atteindre un bien-être subjectif. Le groupe de pairs est un repère constant dans la vie de l’enfant à l’école notamment dans les tiers-lieux, à savoir dans des espaces qui ne sont ni scolaires, ni exclusivement récréatifs du point de vue des adultes. Issue d’une immersion longue dans une école en milieu rural, notre méthodologie d’enquête qualitative de type ethnographique croise différents outils et permet de saisir les systèmes de relations mis en place par les enfants eux-mêmes. Ainsi pour trouver des alternatives aux situations difficiles susceptibles d’évoquer un mal-être à l’école telles que la solitude, le travail scolaire, les relations conflictuelles avec les adultes ou les pairs, les enfants investissent des espaces spécifiques, les tiers-lieux, dans lesquels l’imaginaire, les pratiques ludiques et les transgressions sont au cœur des relations sociales enfantines.

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Texte intégral

Les tiers-lieux de l’école : des espaces d’expression de l’amitié pour le bien-être des enfants.

1Dans les travaux sur les espaces et l’architecture scolaires, et plus largement en géographie sociale, les effets réciproques entre l’établissement et le bien-être sont clairement démontrés (Bailly et Racine, 1988 ; Fleuret, 2006 ; Mazalto, 2017). Ainsi l’espace scolaire est un espace « socio-scolaire », « un espace de vie qui peut contribuer au bien-être de l’individu ou, au contraire, à l’insatisfaction et au stress » (Fleury-Bahi et al., 2009, p. 99). L’effet établissement est un processus selon lequel la réussite scolaire serait en partie liée aux « effets du contexte scolaire » (Cousin, 1998 ; Duru-Bellat, 2003), contexte politique, moyens, localisation et à des facteurs humains et psychologiques, les enfants entretenant avec l’établissement une relation particulière de l’ordre de l’attachement, de l’identification au lieu. Ces processus psychologiques, estime de soi, motivation, performance scolaire, sont eux-mêmes fortement liés à « l’expérience de vécus collectifs avec les pairs qui peut constituer un facteur favorable pour l’adaptation aux situations scolaires » (Kindelberger et al., 2007, p. 167). Le CNESCO (2016) différencie trois types de bien-être à l’école : le « bien-être physique », le « bien-être éducatif » et le « bien-être subjectif ». Nous nous basons dans notre étude sur le point de vue des enfants. Ces derniers, lorsqu’ils sont interrogés sur les lieux de leur école s’expriment peu sur leur réussite scolaire et sur leur bien-être physique ou leur sécurité qui sont des préoccupations essentiellement de l’adulte, mais ils s’expriment largement sur leurs relations sociales. Le « bien-être subjectif » est plus difficile à saisir pour les adultes car il est l’expression d’une socialisation et d’un réseau parfois complexe de relations amicales.

2Notre article propose d’étudier l’effet réciproque qui existe entre les espaces scolaires et les relations amicales, élément fondamental du bien-être des enfants à l’école (Buzaud et al., 2019). Les enfants investissent les différents espaces scolaires pour agir et interagir entre eux, développer leurs amitiés et trouver un territoire de bien-être à l’école, parfois en dehors d’un contrôle de l’adulte. Nous nous posons la question de savoir comment les enfants, au-delà d’un apprentissage de la vie sociale telle que les adultes la conçoivent pour eux, harmonisent leurs interrelations dans les espaces vécus à l’école ? Les enfants mettent en place des amitiés différentes en fonction des espaces occupés pendant la journée d’école pour atteindre un niveau de bien-être. Même si les amitiés des enfants sont généralement impactées par la gestion des adultes, les enfants résistent malgré tout aux contraintes en repoussant parfois les frontières de ce qui est autorisé, en investissant des espaces, que nous appelons tiers-lieux, pour vivre leurs amitiés tel qu’ils l’ont choisi. Mais, en quoi ces tiers-lieux se révèlent-ils comme des espaces d’expression du bien-être des enfants ?

Les tiers-lieux de l’école : des espaces construits ou imaginés par les enfants pour les enfants

3Pour les géographes, la notion de tiers-lieu traverse les époques et ses terminologies diffèrent pour définir des processus sociaux sensiblement distincts en fonction des contextes géographiques et des territoires étudiés. Ainsi, Brunet (1969) parle de « discontinuités » pour évoquer « un lieu de faiblesse » (Brunet et al., 1997, p. 302) dans les espaces géographiques qui ne sont pas favorables aux interactions ou aux échanges. Monnard (2016) s’est intéressée à l’espace de la cour de récréation et des jeux de pouvoirs qui s’organisent entre enfants. Elle utilise les termes d’espaces intermédiaires et de marges pour évoquer les « discontinuités physiques » (p. 133) des territoires dans lesquels les enfants jouent et se retrouvent. La notion de « tiers-espace » apparaît en particulier dans les écrits du géographe Vanier (2000, 2003) alors qu’on assiste à une profusion de termes, d’approches et de théories. La notion de tiers évoque aussi des espaces « où une identification positive s’est dessinée » (Le Gall et Rougé, 2014, p. 8) et dans lesquels on peut « saisir un processus suffisamment durable pour que l’on y reconnaisse une unité de situations » (Vanier, 2000, p. 87). Le tiers espace n’est pas idéal mais il est riche (Vanier, 2000, 2003), en témoignent les nombreux effets de contexte social, politique, géographique qui modifient et alimentent la sémantique et l’épistémologie de la notion.

4Des sociologues se sont également emparés de cette notion pour décrire des processus sociaux en jeu dans des contextes variés pour « saisir le potentiel relationnel et temporel des espaces et de ce qui s’y joue » (Le Gall et Rougé, 2014, p. 7). Ainsi, le sociologue urbain américain Oldenburg est le premier à conceptualiser en 1989 la notion de tiers-lieu. Il s’intéressait à la naissance de nouveaux lieux, intermédiaires entre le domicile et le travail. Burret (2015) en particulier s’est intéressé aux tiers-lieux avec l’émergence du télétravail en France dans les années 2000. Bien que ce contexte professionnel soit assez éloigné de celui que nous étudions ici, il décrit un phénomène social transférable au domaine scolaire et aux processus sociaux mis en place par les enfants. En effet, ce tiers-lieu constitue pour le groupe un endroit privilégié, « un socle de sens commun » (Burret, 2015, p. 12) car au-delà des murs et du bâtiment, c’est le processus de co-construction et la dynamique de partage qui donnent sa valeur au tiers-lieu (op. cit.).

5Il existe dans l’école, un ensemble de lieux tiers dont les enfants s’emparent comme d’une institution tierce pour résoudre l’inadéquation entre leurs projets et ceux des institutions scolaires et familiales (Burret, 2015). En effet, le projet des enfants consiste à faire de ces lieux des espaces de sens et d’identité commune pour faire cohabiter leur vie d’élèves et leur vie d’enfants. Alors, à l’école, il s’agit d’être avec ses pairs pour résister au mieux aux injonctions institutionnelles. Parce qu’ils déploient des stratégies pour se démarquer des adultes et du contexte scolaire qu’on leur impose, les enfants inscrivent leur culture enfantine (Delalande, 2007) dans les tiers-lieux de l’école, concept qui dépasse la connotation situationnelle dans l’espace puisqu’il révèle une construction de l’enfance. Les tiers-lieux sont des tiers enfantins, issus de la création, de la production et de l’imagination enfantines. Ce sont les espaces hybrides de rencontre et de partage entre enfants pour se constituer en « un ensemble hétérogène d’individus et de volontés autour d’une histoire commune » (Burret, 2015, p. 73).

6Cette culture commune constitue les critères qui définissent les tiers-lieux. On parle de tiers-lieux pour évoquer, dans l’école, ces espaces qui n’appartiennent ni aux espaces dédiés à la scolarité (la classe, la Bibliothèque Centre de Documentation (BCD)) ni aux espaces ludiques réservés aux jeux consentis par les adultes (cour de récréation, préau, structure...). Les tiers-lieux se démarquent de ces espaces car ils n’ont, aux yeux des adultes, aucune utilité, aucune fonction institutionnelle précise, ou la fonction institutionnelle a été détournée par les enfants pour leur donner une fonction sociale dont ils bénéficient directement entre eux et qui va dépendre d’un certain nombre de critères. Ce sont des lieux vides de sens, que les adultes ne voient pas, ou auxquels ils ne s’intéressent pas, parce qu’ils ne servent à rien ou bien parce qu’ils sont interdits et que les enfants n’ont rien à y faire. Pour les enfants, au contraire, ces tiers-lieux permettent de mettre en pratique des caractéristiques de leur culture enfantine que Delalande (2007) définit comme « l’ensemble des connaissances et des comportements attendu d’un enfant par ses pairs pour son acceptation dans le groupe » (p. 675). Ce sont donc des espaces de résistance au monde et aux règles des adultes qui sont construits par les groupes sociaux des enfants qui partagent entre eux « un même statut d’enfant » (op. cit., p. 3) en réaction et en opposition au statut de l’adulte. Nous faisons donc l’hypothèse suivante : la construction de ces tiers-lieux est une réponse sociale enfantine en résistance à l’hyper institutionnalisation de l’école. Les enfants résistent ainsi à la domination des adultes, prennent le pouvoir, au moins pour un laps de temps, sur leurs actions et mettent en place leur propre culture. Ils résistent aux contraintes spatiales et temporelles en repoussant les frontières de ce qui est autorisé, en explorant les endroits interdits, en déployant un imaginaire en lien avec leur culture enfantine. C’est cette recherche de bien-être qui se révèle dans ces tiers-lieux puisque « l’univers social des enfants s’élargit » à partir de 8 ans et « les relations paritaires » prennent une importance croissante (Coudronnière et al., 2015, p. 240). Alors les enfants vont s’approprier les tiers-lieux pour les ressources sociales riches qu’ils proposent.

7Les tiers-lieux sont physiques ou symboliques. On peut parler de tiers-lieux matériels ou réels pour désigner les espaces physiques conçus et habités par les enfants. On parle de tiers-lieux symboliques pour désigner ce que l’imaginaire permet aux enfants d’investir et en particulier, ce tiers-lieu plus insaisissable pour les adultes, les groupes de pairs comme identification symbolique ou un territoire identitaire. Le bien-être des enfants à l’école, notion relativement nouvelle que l’on retrouve d’abord dans les recherches anglophones (Epstein et al., 1976 ; Harter, 1982) voit un regain d’intérêt dans le domaine de l’école (entre autres) car « l’éducation et la formation doivent œuvrer à l’épanouissement des personnes » (Bacro et al., 2015, p. 164) en se référant à des données recueillies sur la qualité de vie, le degré de satisfaction des enfants, le climat de la classe. De plus, l’école est « un lieu de socialisation » dans lequel les enfants vont développer des « stratégies adaptives », des « ressources personnelles » (Ibid.) au-delà des compétences académiques pour atteindre le niveau de bien-être qui les satisfait.

8Une étude, publiée par l’OCDE en 2009 sur le bien-être des enfants, montre également qu’en France les enfants « ont une appréhension plutôt négative de l’école » entre autres, parce que « leur avis sur ce qu’ils vivent dans leur établissement apparaît peu sollicité » (op.cit. p. 166). Alors, que nous révèlent les enfants sur ces tiers-lieux qui abritent ces amitiés singulières et qui impactent tant leur bien-être ?

Contexte de l’enquête et méthodologie 

  • 1 Levrard, S. (2020). Les enfants dans l’école : une sociologie des acteurs sociaux et territoriaux.

9L’enquête, réalisée dans le cadre d’un travail de doctorat1 en Sciences de l’éducation et de la formation, combine les champs de recherche de la géographie sociale et de la sociologie de l’enfance. La méthodologie mixte croise des données de type ethnographique et des données visuelles issues de la géographie entre « le parcours commenté » (Grosjean et Thibaud, 2001) et « le parcours iconographique » (Le Guern et Thémines, 2011). Au cours d’une immersion longue (voir ci-dessous) sur le terrain, des observations participantes, un parcours photographique et des entretiens avec 80 enfants âgés de 6 à 11 ans sont réalisés dans une école rurale. Les enfants parcourent l’école avec l’appareil photo numérique, accompagnés par la chercheure. Ils décident ensemble des étapes du parcours pour prendre leurs clichés. Le parcours n’est pas balisé par la chercheure. Par groupe de quatre enfants, les clichés ainsi réalisés sont visionnés et font l’objet d’entretiens semi-directifs lors de focus group afin de développer précisément les conditions d’appropriation d’un lieu en fonction des amitiés qui y sont vécues et qui sont racontées. Dans cette étude qui s’échelonne sur trois années (2015-2016-2017) avec 24 journées cumulées de présence dans l’école, l’enquêtrice a pu créer des liens de confiance avec les enfants, intervient peu, uniquement pour relancer ou recentrer les discours. Bien qu’il n’y ait aucune contrainte d’accessibilité aux espaces intérieurs, très peu de clichés sont pris dans les locaux. A contrario, dans cette école rurale où l’espace disponible est assez conséquent, l’extérieur qui bénéficie d’espaces verts nombreux et étendus est surreprésenté dans les clichés. Ainsi sur les 122 photographies réalisées, 85 le sont en extérieur, 37 en intérieur. Rappelons à ce sujet que les parcours ont lieu sur les temps de classe, ce qui incite certainement les enfants à commencer leur parcours vers l’extérieur pour revenir à certaines occasions dans les locaux de l’établissement. Si nous avions procédé aux parcours pendant les récréations, l’effet aurait peut-être été inverse, les enfants profitant de l’occasion pour aller dans la classe, habituellement interdite d’accès sur ce temps. L’analyse combinée des photographies et des discours montre que les clichés réalisés font apparaître volontairement un ou plusieurs camarades, soit physiquement sur le cliché, soit dans le discours qui s’y rattache. Rappelons que l’enquête initiale porte exclusivement sur les espaces scolaires et que la consigne donnée aux enfants est de photographier des lieux. Finalement, seules 12% des photos et le discours qui s’y rattache ne montrent ou n’évoquent que le lieu pour le lieu majoritairement dans une visée critique et péjorative : « les toilettes, ça pue » (Laïa, 7 ans). Le reste des clichés et leur explicitation évoquent, un lieu et une activité qui sont appréciés et dans lesquels est toujours impliqué au moins un enfant. Pour cela, ils utilisent le « on » pour désigner le groupe auquel ils appartiennent et pour identifier les acteurs du fait, du jeu ou de l’activité relatés à travers le cliché. Dans les autres cas, les enfants sont mentionnées directement par leur prénom, ou par une étiquette de type classe « les CP » (6 ans en moyenne) par exemple ou catégorie d’âge « les petits » ou « les grands » ou par le genre « les filles » ou « les garçons », mais toujours il est fait mention des pairs. Les enfants font état de réseaux de communication variés en fonction des temps et des espaces investis. Bien que ces données constituent des observables qui ne permettent pas d’établir d’invariant (Sarremejane, 2017), les témoignages de ressenti personnel, les activités partagées et les relations amicales attestent un certain nombre de critères révélateurs de profils d’enfants qui se disent « satisfaits et sereins », généralement « bien intégrés dans leur groupe de pairs » (Bacro et al., 2017, p. 74).

10Nous verrons que les enfants ont révélé de nombreuses interactions amicales, entre le jeu, l’intime, l’interdit ou l’exclusivité. Nous avons catégorisé trois types de tiers-lieux selon des critères fonctionnels de l’amitié que nous développerons plus loin : les tiers-lieux du groupe, les tiers-lieux de transgression et les tiers-lieux symboliques.

Les tiers-lieux : un foyer pour accueillir le groupe et échapper à la solitude

  • 2 TAP : Temps d’activités périscolaires

11À l’échelle de l’école, les enfants s’identifient dans des catégories de classe, d’âge et de genre et mettent en place un certain nombre des stratégies pour trouver leur place et, sauf exception, ne jamais être seul‧e‧s. Si chaque enfant essaie d’« avoir sa place » dans l’école, « de la construire », cette construction est « indissociable d’une négociation socio-spatiale avec l’Autre » (Fort-Jacques, 2007, p. 265). Dans cette négociation de l’espace, les enfants font face à un certain nombre de « normes socio-spatiales comme les rapports ordre / désordre, accès sous conditions, seuils, respect de la fonctionnalité des espaces » (Frouillou, 2011, p. 12). La « socialisation par l’espace » paraît alors essentielle dans ce qu’elle apporte à notre recherche, car éviter la solitude est une des premières stratégies mise en place par les enfants. Dans les discours et les photographies des enfants, nous percevons l’importance des groupes de pairs mais surtout leur transversalité dans les différents espaces de l’école et leur fonction de repères dans ceux-ci : Hugo, 7 ans, déclare : « dans la classe, moi j’aime pas quand j’suis pas à côté de mes copains » ; Pauline, 8 ans : « aux TAP2, moi j’ai toutes mes copines, sauf au théâtre » ; Agathe, 8 ans, précise : « moi je préfère manger à la cantine parce que je parle avec mes copines » ; Fabien, 9 ans : « à la garderie, je joue avec mes copains ».

  • 3 Ce brassage est toutefois interdit depuis la pandémie de Covid et encore fortement limité actuellem (...)

12Les enfants s’identifient toujours à un groupe classe et très souvent à un groupe d’amis. Depuis la réforme des rythmes scolaires de 2014, de nouveaux groupes « intermédiaires » apparaissent, constitués pour les TAP et qui sont souvent différents des groupes classes et des groupes d’amis habituels. Les enfants sont brassés et mélangés entre les niveaux de classe, d’âge, se regroupant davantage par appétence ou goût pour une activité3. Ainsi, et finalement, même lorsque l’opportunité leur est donné de choisir leur activité selon leur désir, les enfants font le choix de se réunir d’abord entre amis.

Photographie 1 : Benoît, 7 ans

  • 4 Chercheure

13C4 : Benoît tu as pris Willy et Romain sous cet arbre-là, tu peux nous expliquer pourquoi ?

14Benoît : parce que on y joue des fois avec mes copains sous l’arbre. Aujourd’hui avec Willy, c’était juste un jeu de moto. Et j’ai pris Romain et Willy sur cette photo là parce que c’est mes copains.

15Les enfants se constituent en groupe de pairs, dont les membres sont identifiables grâce à leur appartenance, souvent à une même classe d’âge et de genre, et utilisent cette alliance pour éviter la solitude et l’ennui. Si les enfants font apparaître leurs pairs sur les clichés, c’est pour exposer une amitié qui rassure au quotidien, dans les différentes activités, différents lieux et temps dans lesquels elle prend vie. L’activité dans le tiers-lieu est très souvent informelle, c’est-à-dire qu’elle n’est ni encadrée, ni évaluée, ni programmée par l’adulte, elle reflète l’amitié par un jeu commun, ici « un jeu de moto ». Le tiers-lieu qui abrite cette relation est remarquable car il est le foyer du groupe et de leur jeu, Benoît ayant choisi de rendre visible le lieu « sous l’arbre » et les acteurs « Romain et Willy » pour évoquer un élément de leur culture enfantine.

Photographie 2 : Lucie, 10 ans

C : Lucie, pourquoi as-tu pris le dessous de l’arbre, le gros arbre en photo ?

Lucie : pour être tranquille, on est à l’ombre, et en général, les gens, ils ne viennent pas là.

C : tu dis « on », donc tu n’y vas pas toute seule ?

Lucie : bah non, on y va avec les copines et on parle, j’aime pas être toute seule. Des fois, on fait nos devoirs.

16Souvent, les tiers-lieux sont des espaces très recherchés par les enfants parce qu’ils n’ont pas d’utilisation architecturale définie par les adultes (Mazalto, 2017). C’est pourquoi ils aiment y pratiquer parfois une activité plus scolaire dans un espace utilisé pour l’occasion de manière informelle. Les pratiques enfantines dans ces espaces sont d’autant plus difficiles à catégoriser que les utilisations peuvent être diverses. La conversation et le jeu sont les activités dominantes, les ciments des relations évoquées par les enfants lors de l’enquête. Les tiers-lieux de l’école sont créés et gérés par les enfants pour les enfants qui s’y rencontrent ; ils n’y font pas nécessairement la même chose, au même moment, ni avec les mêmes individus mais créent en toutes circonstances les conditions nécessaires pour vivre leur amitié. Ils exploitent de manières différentes les espaces en fonction de leurs envies et de leur âge et montrent comment ils agissent lorsqu’on leur laisse la possibilité d’être des enfants ici et maintenant (Delalande, 2009). Ainsi la recherche de bien-être « pour être tranquille » tient d’une part à l’identification d’un abri pour se protéger des autres, mais aussi à la recherche d’un confort, « on est à l’ombre », et la réalisation d’une tâche scolaire, « on fait nos devoirs ». Le groupe de filles a annexé cet arbre, comme étant un attribut de leur groupe, un accueil de leur amitié, un abri aux regards des autres qui « ne viennent pas là ».

Karim, 8 ans, nous montre un recoin de la cour, il explique : bah moi c’est de l’autre côté, parce que dès que je pleure, je me mets là et personne ne me voit, on reste entre nous avec mes copains.

C : dès que tu pleures, tu dis ?

Karim : oui

C : et ça t’arrive souvent de pleurer ?

Karim : oui des fois, les grands me tapent. Ici c’est calme.

17Bien que l’insatisfaction renvoie plus directement aux « activités telles que les devoirs ou les évaluations » (Bacro, p.176), le mal-être souvent évoqué par les enfants provient majoritairement des mauvaises relations entre pairs, « des relations avec les pairs respectueuses » faisant partie des critères d’évaluation globale du bien-être des enfants (Hubert et Braud, 2017, p. 4). Ainsi, le tiers-lieu cache et protège, c’est un refuge qui permet au groupe d’amis de s’abriter, notamment des regards, « personne ne me voit », mais aussi des contacts physiques violents. Chaque enfant tente d’appartenir à un cercle d’amis, un groupe de pairs identifiable et identifié par ses membres. Cependant, des enfants expriment certaines difficultés à intégrer le cercle social restreint de l’amitié. Or si un enfant ne s’intègre pas à un groupe, il s’expose à deux types de danger. D’abord, il risque de s’ennuyer, ensuite, il s’isole donc il est vulnérable et peut être une cible facile pour les railleries des autres, eux regroupés en bande (Delalande, 2002). Karim évoque ici ce difficile équilibre entre les règles « d’acceptation d’un enfant dans le groupe » et « les règles d’exclusion » (Delalande, 2002, p. 30) qui le poussent dans un paradoxe : « on reste entre nous avec mes copains » et « les grands me tapent ». Ce sont à la fois ses relations entre pairs qui le confortent et l’abîment, toujours dans un même lieu.

18Partager ces valeurs telles que la solidarité entre pairs, la justice ou encore la pratique d’un jeu, nécessite de vivre au quotidien des relations collectives et des amitiés plus intimes qui vont pousser parfois à la transgression. Le tiers-lieu caché invite à dépasser certaines règles imposées par les adultes mais toujours dans le but d’établir des relations paritaires.

Les tiers-lieux de transgression : on ne transgresse jamais seul‧e

19Transgresser, c’est agir de manière consciente contre la volonté de l’autre. Pour les enfants, c’est aller à l’encontre de l’interdiction des adultes, figures d’autorité dans l’école. Parfois c’est aller à l’encontre de ses pairs, médiateurs de la bonne manière d’être un enfant à l’école. Transgresser, c’est aussi pour les enfants agir pour trouver une place sociale au sein d’un groupe de pairs, mais aussi une place dans la société. En effet, ils montrent de quelle manière ils agissent, se conforment, défient ou respectent les règles. Transgresser est enfin une manière d’agir parmi de multiples possibilités pour être acteur social (Brougère, 1999, p. 18). Nous regardons ici de quelle manière les enfants transgressent, parfois sous l’influence des autres pour se faire accepter.

Photographie 3 : Boris, 9 ans

Boris : bah en fait c’est des garçons qui m’ont incité à monter par-dessus alors qu’on n’a pas le droit.

C : pourquoi tu l’as fait ?

Boris : bah …

C : qui est-ce qui t’a demandé de le faire ?

Boris : Arnaud.

C : Tu voulais lui faire plaisir en le faisant ?

Boris : bah … euh … ouais … je sais pas. Il me demande donc si je fais pas comme eux, bah je sais pas, ils sont pas contents alors …

20Au-delà de se mettre au défi, les enfants tentent de trouver ou de prouver la légitimité de leur place au sein d’un groupe de pairs et vont sceller ces relations en démontrant les preuves de leur amitié, de leur fiabilité. Boris qui prend le cliché essaie donc de gagner l’admiration d’Arnaud en lui prouvant sa bravoure. Explorer un espace qui ne l’a pas encore été, du moins à leur connaissance, constitue un exploit qui pourra être valorisé auprès des autres camarades. La tentative de transgression permet à Boris d’accéder à l’amitié d’Arnaud, celle-ci étant contractée par une mise à l’épreuve ou comme l’a défini van Gennep (2013) par « un rite de passage », ici le franchissement de la barrière par lequel Boris doit prouver sa bravoure pour se conformer à la norme du groupe, « si je fais pas comme eux […] ils sont pas contents ». Le franchissement d’une règle établie par un adulte, et l’institution qu’il représente au-delà, marque un seuil dans l’amitié des enfants, valorise l’enfant dans son individualité – confiance en soi, identité – et sa capacité à faire partie du groupe. Si la validation de cette transgression permet à Boris d’accéder à un groupe convoité, on comprend aussi que l’effet d’imposition de ses camarades lui coûte et la sanction à laquelle il s’expose, s’il n’agit pas, lui coûte encore plus que la sanction institutionnelle. Entre bien-être et volonté d’appartenir à un groupe et le mal-être généré par cette situation, l’équilibre est parfois difficile à tenir.

21La transgression est aussi l’occasion de se socialiser selon son genre. Dans l’extrait d’entretien suivant, Clovis et Mélise, 10 ans tous les deux, nous expliquent pourquoi ils se cachent derrière un bâtiment interdit d’accès aux enfants. C’est une appropriation de l’espace pour loger les relations amicales et parfois amoureuses particulièrement intimes à cet âge de la vie, au moment de la pré-adolescence et de l’adolescence.

C : donc vous en profitez pour aller faire des bêtises ?

Clovis : non c’est pas des bêtises mais on va se cacher, jouer à quelque chose

C : et pourquoi vous avez besoin d’aller vous cacher ?

Mélise : parce que on parle de choses et on veut que personne n’entende, ou je sais pas moi !

Clovis : par exemple, les histoires d’amoureux

Mélise : voilà ! Et puis des fois, les copines, elles ne veulent pas qu’on les voit parce qu’elles ont une histoire.

22La transgression « ne se fait pas en solitaire mais au moins à deux, ce qui exige une complicité et une loyauté face à l’institution » (Martinez et Vasquez, 1990, p. 300). Ce qui est considéré comme une transgression par l’adulte ne l’est pas toujours du point de vue des enfants. En effet, selon eux, « c’est pas des bêtises », ils agissent selon leur désir d’être ensemble et de partager leurs histoires d’amitié ou vraisemblablement ici, d’amour. Plus que de s’approprier un espace parce qu’il est interdit, c’est ici l’appropriation d’un espace d’intimité, caché : « se cacher », « pas qu’on les voit ». C’est leur volonté qui s’exprime : « on veut », « elles ne veulent pas ». La socialisation est donc favorisée dans les espaces interdits car, ici, on ne vient pas les chercher puisqu’ils ne devraient pas être là mais ils ne s’aventurent pas et ne transgressent pas seuls dans ces lieux au risque de se faire prendre et d’être sanctionnés. Les enfants se sécurisent en s’aventurant à plusieurs et développent une complicité singulière car elle est la garante de ne pas être dénoncés ou du moins, d’être soutenus en cas de flagrant délit. Ainsi, lorsqu’ils sont pris en faute, ils ne sont pas seuls face à l’adulte. De plus, cela permet d’affirmer leur groupe de pairs et de s’identifier à ce groupe social en opposition au groupe social dominant des adultes. Ils construisent ensemble une culture de pairs, à part de la culture adulte, un jardin secret propre à leur groupe. Les transgressions sont propices à se réunir en bande et ainsi faire face plus facilement en cas de réprimande. Ceci n’exclut pas la délation et la dissolution du groupe après la transgression, surtout dans le cas où celle-ci est prise en faute.

Photographie 4 : Photographie prise à la demande de Francesco par la chercheure

Laure : quand il pleut et qu’on attend nos parents, on peut aller dessous.

Francesco : y’a plein de gros mots écrits dedans comme C.O.N, y’a P espace D, je montre avec mon doigt.

C : et donc c’est ça qui rend cet espace bien, c’est les gros mots qu’il y a dedans ?

Laure : non justement !

Francesco : c’est parce qu’il sert bien quand même. Déjà quand on a envie de se faire des bisous.

Laure : on n’a pas le droit de se faire des bisous

C : ah vous vous cachez là pour vous faire des bisous ?

Francesco : non moi j’allais pas là, c’est Léonie qui me planquait !

Laure : moi !! Moi, j’ai jamais fait ça !

Francesco : je sais plus, y’en a qu’avaient fait des bisous

C : et sinon vous vous cachez où ?

Francesco : en fait, on ne se cache pas, on n’a pas besoin

Laure : si derrière l’arbre

Francesco : moi je l’ai jamais fait !

Timéo : moi non plus

Laure : bah toi, t’as jamais embrassé personne !

23L’accès à l’abribus est interdit en dehors des heures de départ du bus. Pourtant malgré des propos parfois contradictoires, Francesco, 10 ans, évoquant ouvertement les pratiques « des gros mots écrits », « quand on a envie de se faire des bisous », et Laure répondant de manière normée « on attend nos parents », « on n’a pas le droit », on comprend clairement que les enfants ont des activités « illicites » du point de vue des adultes. Laure, malgré tous ses efforts, se trahit dans ses deux dernières répliques, « derrière l’arbre » et « t’as jamais embrassé personne », preuve qu’elle semble être bien plus au courant qu’elle ne veut bien le laisser croire. Les enfants sont donc dans une transgression et dévoilent des amitiés amoureuses dans leur appropriation de cet espace. Ils lui accordent une fonction détournée de celle prévue par l’école. D’ailleurs, « les conduites de séduction […] sont loin d’être rares mais toujours soigneusement cachées aux adultes » (Gayet, 2006, p. 59), c’est pourquoi les lieux interdits sont privilégiés pour l’expression de ces jeux, de ces relations particulières. Même s’il ne fait pas de doute que les enfants savent qu’ils transgressent des règles, ils ne le font pas toujours dans l’unique but d’aller à l’encontre de la règle de l’adulte. Ils le font d’abord pour eux, pour se construire socialement à l’abri des regards pour leur bien-être qui passe par l’établissement de relations plus ou moins intimes. Les enfants ont besoin d’espaces particuliers pour exprimer leur univers enfantin, pour construire leur identité sexuelle et pour donner libre cours, entre autres, à ce que Gaignebet (1974) appelle « le folklore obscène des enfants » alors qu’il analyse l’expression de la sexualité enfantine dans la littérature orale des enfants eux-mêmes. Francesco n’ose pas lire les mots alors il nous dévoile les acronymes. Le bien-être qui préoccupe le monde de l’éducation est un marqueur de la qualité de vie des enfants à l’école mais les espaces de jeux libres sont souvent très institutionnalisés (règles, planning) et peuvent être perçus comme très contraignants pour les enfants dans leur gestion souvent hygiéniste et sécuritaire d’où la récurrence des termes « on n’a pas le droit ».

Des tiers-lieux symboliques pour imaginer ensemble

  • 5 Violetta est une série télévisée argentine destinée à un public adolescent

24On parle de tiers-lieux symboliques pour désigner ce que l’imaginaire permet aux enfants d’investir et en particulier, ce tiers-lieu plus insaisissable pour les adultes, le groupe de pairs comme une identification symbolique. On parle de marquage idéel pour les espaces appropriés par les enfants de manière « symbolique » ou « identitaire » (Ripoll et Veschambre, 2004, p. 301). Il s’agit aussi des espaces qu’ils associent à des groupes sociaux au point de devenir l’un de leurs attributs, c’est-à-dire de participer à définir leur identité sociale, comme les arbres et les cabanes. Les enfants déposent une marque idéelle puisque l’espace a une signification pour eux et parfois une marque matérielle car ces espaces sont visuellement délimités comme ce petit duo de filles, 8 ans, qui joue à Violetta5 sur une plaque dans un coin de la cour.

Photographie 5 : Agathe, 8 ans

Agathe : on joue à Violetta, on dit que c’est chez nous, on disait que c’était son studio d’enregistrement. On joue presque toujours ici.

Léone : on a l’habitude de jouer ici. Parce qu’on aime bien cet endroit-là.

C : est-ce que c’est pour éviter de jouer trop près des maîtresses ?

Agathe : non ! Elles ont pris l’habitude aussi car elles nous voient toujours jouer là. Elles nous voient quand même.

C : est-ce que vous iriez jouer à côté des maîtresses ?

Léone : non, elles vont nous entendre. Y’a Willy et Romain qui viennent nous embêter des fois.

Agathe : ce matin, on n’était pas tranquille, ils viennent nous embêter.

25Pour les enfants, la qualité d’un tiers-lieu réside dans la possibilité d’y accéder de manière régulière pour leurs pratiques enfantines et d’y installer les habitudes du groupe : « presque toujours », « l’habitude », dans des temporalités précises « ce matin ». On retrouve le même lieu, à chaque récréation, avec les mêmes amis. Le tiers-lieu loge les jeux de manière contractuelle pour les enfants, c’est-à-dire qu’ils sont capables de se reconnaître entre eux et respecter les lieux qu’un groupe a annexé. C’est ainsi que les enfants imposent des marquages idéels, la pratique du jeu qui les unit symboliquement, et parfois matériels comme la plaque sur le sol qui délimite visuellement l’espace de jeu. Plus âgés, on retrouve les mêmes marqueurs au collège et au lycée, les groupes se faisant les « propriétaires » d’un lieu, banc, préau etc. (Mazalto, 2008 ; Poupeau et Moreau, 2020) ou tentant de « privatiser l’espace public » pour reprendre les termes de Roché (1996).

26La fonction socialisatrice du studio d’enregistrement fictif dans lequel Violetta a l’habitude de travailler son chant passe ici par les relations d’amitié et d’intimité qui réunissent les deux filles. On ne saurait en effet minimiser l’importance que revêt pour les enfants la socialisation par le groupe puisque « la moitié des enfants interrogés sur leur école mettent en avant la dimension interactionnelle » (Montandon et Osiek, 1997, p. 46). Elles ont créé un espace social fermé, qui n’appartient qu’à elles. Elles exercent leur liberté de jouer selon leurs propres règles et ont inscrit leur jeu dans cet espace. Si elles l’investissent aux yeux de tous, de manière publique et visible, elles s’isolent symboliquement des autres jeux, des enseignants et des autres enfants, « la cour d’école permettant peu l’isolement physique » (Delalande, 2003, p. 88). Dans cet imaginaire, les deux petites filles produisent une histoire en marge de la réalité scolaire. Le groupe leur permet de s’identifier aux autres membres qui partagent les mêmes capacités, les mêmes goûts, les mêmes connaissances et pratiques ludiques, cette complicité qu’on imagine mal intégrer, même en tant qu’enfant, sans en connaître les codes précis. En effet, leur imaginaire commun leur permet de conserver une exclusivité dans ce jeu puisqu’il faut en connaître les codes et les règles, ce qui réduit d’emblée le nombre d’enfants susceptibles de savoir y jouer.

Photographie 6 : Victor, 7 ans

C : Donc Victor, tu as pris Valentina, Nola et Bertrand sous l’arbre, pourquoi ?

Victor : parce que à la récré avec Paul on fait une cabane et on s’amuse.

C : et vous vous amusez à quoi sous cet arbre ?

Victor : on met plein de pommes de pin dans un coin

C : et ça correspond à quoi ces pommes de pin ?

Victor : on fait une muraille et je sais plus.

27Ici l’espace de la cabane est délimité par les pommes de pin puisqu’elles représentent une muraille qui a bien un caractère dissuasif pour les envahisseurs et protège le groupe d’amis dans son espace de jeu. Quand Victor parle de faire une cabane, il évoque un ensemble d’actes très symboliques qui suggère la construction d’un lieu impénétrable avec « une muraille », comme un château fort, avec une haute valeur symbolique, qu’il faut défendre mais aussi entretenir et décorer pour en faire un espace à soi. La cabane est un habitat imaginaire, un lieu d’appropriation et un espace ludique dans lequel les enfants peuvent exprimer leur besoin d’être ensemble, sans le regard des adultes. La « délimitation de l’espace peut être sommaire […] dans un contact continu avec le végétal » qui donne « un dedans et un dehors » (Bachelart, 2012, p. 4). Ces « moments régressifs de plaisir, bien-être, peurs, protection » (op. cit., p. 5) participent à donner une valeur particulière à la cabane que Bachelart (2012) va jusqu’à qualifier d’aire transitionnelle car s’encabaner est une activité rassurante pour les enfants.

Photographie 7 : Yannick, 7 ans

C : pourquoi vous avez pris l’arbre cabane ?

Yannick : parce que j’l’aime bien

Sébastien : on peut se cacher dedans

Sébastien : en plus, ça nous protège quand il pleut, on peut se cacher dedans.

C : et vous jouez à quoi ?

Yannick : au papa et à la maman

Sébastien : non !!

Les autres s’indignent : si !!!!!

Sébastien : pas moi, moi j’y joue jamais.

Quentin : si des fois, tu joues avec Nola et Valentina, Joséphine.

28Cette cabane abrite plus que des enfants sous la pluie, elle abrite des histoires, des relations amicales et amoureuses, des jeux. On se cache pour jouer à des jeux, interdits par les adultes, ou bien des jeux dont on veut garder le secret « au papa et à la maman », ces jeux spontanés qui permettent aux enfants d’explorer et d’expérimenter les rôles des adultes. Les enfants, surtout les plus jeunes, de 6, 7 et 8 ans, abordent en premier les thématiques proches des préoccupations adultes, « ça nous protège quand il pleut », alors qu’il s’agit pour eux de montrer plus avant leurs préoccupations entre pairs et d’évoquer devant nous, à demi-mots, l’intimité qui les lie. Abriter des relations, c’est une manière d’habiter l’espace, de l’investir pleinement en tant qu’acteur territorial, « se cacher dedans » étant bien la fonction première du lieu. Les enfants donnent un sens social à la cabane qui se constitue comme un véritable tiers-lieu de production et invention enfantines dans lequel l’adulte pénètre difficilement, l’enquêtrice en faisant l’expérience avec les enfants sur invitation de ces derniers. Dans l’enquête le nombre de clichés réalisés sur les cabanes montre l’intérêt supérieur évoqué par les enfants. Ces cabanes, présentes en grand nombre dans cette école, sont exceptionnelles. Située en milieu rural, l’école bénéficie en effet d’espaces verts nombreux, d’arbres notamment, qui permettent aux enfants d’utiliser les buissons, les trous dans les feuillages pour s’y cacher. En effet, la cabane procure un sentiment de bien-être, entouré d’éléments végétaux, que l’on peut manipuler et toucher (Berteloot et al., 1997). S’il est bien une façon de s’approprier un espace de végétation, c’est la cabane qui l’illustre le mieux. En effet, « la cabane est un refuge, espace de jeux moteurs, de jeux de socialisation, espace solitaire, de découverte de l’autre sexe » (Bachelart, 2012, p. 4). Dans cette école où il est possible de le faire, le bien-être évoqué par les enfants, ou l’absence d’évocation de mal-être récurrent, nous permet de constater que les cabanes entre autres, les espaces verts plus généralement, offrent un tiers-lieu de bien-être aux enfants.

Conclusion

29Dans les tiers-lieux, on choisit précisément ses ami‧e‧s pour jouer, pour transgresser, pour partager une culture commune. Les enfants décident ensemble de leur partenaire de jeux, de leurs allié‧e‧s et de leurs ennemi‧e‧s aussi. L’intégration d’un enfant dans un groupe se réalise par le groupe lui-même dont les membres se choisissent mutuellement. « Les copains représentent l’attrait le plus immédiat de la vie scolaire » (Montandon et Osiek, 1997, p. 200) bien que les adultes structurent fortement l’espace de la sociabilité enfantine. Les enfants ont des stratégies communes pour se créer des tiers-lieux dans lesquels ils peuvent exercer leur sociabilité à l’abri des regards des adultes. Souvent cachés du regard des adultes avec un accès parfois illégal, mais aussi cachés du regard des autres enfants, on peut y trouver l’intimité seul ou à plusieurs. En fonction de leur âge, de leur sexe, les enfants créent, détournent ces espaces pour les vivre ensemble, ce qui contribue à les faire exister (Le Gall et Rougé, 2014, p. 16). Ainsi, les enfants consolident leur culture enfantine, la font perdurer en agissant selon leurs désirs, la transmettent dans ces espaces de partage qui n’appartiennent qu’à eux, souvent dans le cadre de ce qui est autorisé mais parfois aussi dans ce qui ne l’est pas.

30Les tiers-lieux symboliques sont ceux auxquels on ne peut pas interdire d’accéder librement et les enfants les surinvestissent car ils offrent cette liberté par ailleurs très limitée. Alors, les groupes de pairs constituent un espace symbolique très fort dans le processus d’identification sociale et l’imaginaire rassemble les membres de ces groupes autour de thématiques enfantines, très souvent inaccessibles aux adultes. Ils créent des échanges, des activités plus créatives qui suscitent davantage leur imaginaire. Les enfants sont ainsi à l’origine des tiers-lieux de l’école pour échapper au scolaire et s’identifier en tant qu’enfants en opposition ou par différence avec la société des adultes. Ils créent et donnent à voir, à travers ces exemples de tiers-lieux, une culture enfantine riche, une manière d’habiter les lieux pour s’y sentir bien. En effet, le conseil européen de l’éducation (2001) évoque l’importance de considérer la vie des enfants à l’école, au-delà des compétences disciplinaires à acquérir car « la qualité des relations avec les pairs », entre autres, a « une incidence majeure sur le sentiment de qualité de vie » (Martin et al., 2019, p. 8).

31Plus l’espace de jeu est institutionnalisé et encadré, plus les enfants s’en remettent à l’adulte pour gérer les relations sociales et moins les enfants les habitent librement. Les enfants qui n’ont pas à « gérer leurs histoires les plus délicates » manquent « une occasion de se limiter par eux-mêmes » (Delalande, 2002, p. 31). En effet, plus l’espace de jeu est créé et organisé par les enfants eux-mêmes, plus ces derniers construisent et gèrent leurs relations amicales et habitent librement les espaces : ils se donnent leurs propres règles, gèrent davantage leurs relations et développent davantage leur culture enfantine.

32Les tiers-lieux, avant d’être des espaces géographiques, sont donc des espaces sociaux, construits par les acteurs eux-mêmes dans l’utilisation qu’ils en font. En cela, ils nous intéressent pour évoquer l’amitié partagée entre enfants en dehors des espaces institutionnalisés, créés et gérés par les adultes pour les enfants. Enfin, les enfants utilisent le tiers-lieu comme « espace de résilience » (Burret, 2015) et de résistance, en particulier pour mettre en place leurs jeux et faire face au stress que peut représenter l’institution, les pairs, la famille. Le groupe de pairs est un groupe de repères constant à travers les lieux et les temporalités. Il s’agit pour les enfants d’échapper à la solitude, l’isolement, de transgresser pour grandir, et s’opposer parfois, d’imaginer souvent pour vivre une vie d’enfants à l’école. Si les effets de réciprocité entre les espaces et les relations sociales sont indéniables, c’est parce que le lieu « n’existe » pas sans les amis qui le font vivre.

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Bibliographie

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Notes

1 Levrard, S. (2020). Les enfants dans l’école : une sociologie des acteurs sociaux et territoriaux.

2 TAP : Temps d’activités périscolaires

3 Ce brassage est toutefois interdit depuis la pandémie de Covid et encore fortement limité actuellement.

4 Chercheure

5 Violetta est une série télévisée argentine destinée à un public adolescent

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Table des illustrations

Légende Photographie 1 : Benoît, 7 ans
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Légende Photographie 2 : Lucie, 10 ans
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Légende Photographie 3 : Boris, 9 ans
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Fichier image/png, 510k
Légende Photographie 4 : Photographie prise à la demande de Francesco par la chercheure
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Légende Photographie 5 : Agathe, 8 ans
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Légende Photographie 6 : Victor, 7 ans
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Légende Photographie 7 : Yannick, 7 ans
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Pour citer cet article

Référence électronique

Sophie Levrard, « Les tiers-lieux de l’école : des espaces d’expression de l’amitié et du bien-être des enfants.  »Éducation et socialisation [En ligne], 67 | 2023, mis en ligne le 31 mars 2023, consulté le 07 juin 2023. URL : http://journals.openedition.org/edso/23061 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.23061

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Auteur

Sophie Levrard

Laboratoire CIRNEF - Université de Caen Normandie

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