1Nous inscrivons nos recherches sur le travail en éducation et en formation dans une approche systémique selon laquelle les modifications des métiers aboutissent à des transformations des sujets (Thievenaz, 2012). Elles peuvent être « silencieuses » (i.e. se passer sans qu’ils en prennent conscience sur le moment). À la suite de nombreux travaux sur le changement en éducation scolaire (Étienne, 2010), nous avons déterminé que l’effectivité du changement dans ce domaine dépend largement de l’effet-chef d’établissement dans le cadre d’un effet-établissement (Progin, Letor, Étienne et Pelletier, 2021), constat qui rejoint celui de la communauté scientifique (Gather Thurler, Pelletier et Dutercq, 2015).
- 1 Nous utilisons le caractère italique pour les mots étrangers, notamment quand ils peuvent prêter à (...)
2C’est la raison pour laquelle nos recherches récentes ont porté sur le travail des directions d’établissement. Elles sont effectivement au cœur du changement dans la gouvernance du système éducatif, notamment par leur action et les diverses appellations qui lui sont attribuées : pilotage, collaboration, leadership1, management, accompagnement des équipes éducatives, etc. Prises entre des injonctions verticales institutionnelles et des pressions horizontales des personnels, des parents, et même des élèves, ces directions sont en proie, pour une part non négligeable d’entre elles, à une souffrance au travail (stress et épuisement professionnel) qui détermine des difficultés à faire, donc à agir, à faire faire, donc à exercer leur autorité, et à se faire, donc à évoluer sur des plans personnel et professionnel, en contexte scolaire (Étienne, 2020), même si une recherche récente vient confirmer que « le burn-out n’est pas une fatalité » (Robin, 2022).
- 2 L’utilisation du verbe « faire » est liée au symposium que nous avons coordonné, Samira Mahlaoui, E (...)
3Cette évolution relativement récente est à l’origine des deux questions de recherche que nous traiterons dans cet article : quelles spécificités pour un faire2 très particulier, car il se présente sous la forme d’un agir qui consiste à faire agir les autres dans une institution où la hiérarchie des savoirs est confrontée à celle du pouvoir théorique ? Qu’est-ce que cet agir spécifique, que l’on peut qualifier de faire faire ou de factitif, fait à ceux qui le font ?
4La notion de chef d’établissement ne s’est imposée que progressivement dans le système éducatif français, voire dans tous ceux qui ont un lien historique et culturel avec le monde latin. Elle est encore exclusivement réservée au second degré en France puisque la tentative de créer des maîtres-directeurs ainsi dénommés par un décret (2 février 1987), qui ne fut jamais appliqué puis fut abrogé deux ans plus tard, est révélatrice d’une culture du primus inter pares (« le premier au sein de pairs ») qui s’oppose à un pouvoir hiérarchique descendant.
5L’impensé du travail dans le service public réside dans le fait que le fonctionnaire, sélectionné dans le cadre de l’élitisme républicain, ne peut qu’appliquer les lois et règlements. Ou alors, il est sanctionné, comme Célestin Freinet en 1933 frappé par une décision de mutation d’office qui le conduisit à la démission et à la création d’une école « privée ». Les appellations de proviseur, censeur et principal relèvent de la même logique d’un collectif au sein duquel est choisi un membre qui sera garant des bonnes mœurs et de la régularité des procédures mais son pouvoir est limité par la « liberté pédagogique » reconnue à chaque enseignant. Incluse dans le Code de l’éducation en 2005 (MEN), sa définition ne fait aucun cas du personnel de direction : « Art. L. 912-1-1 - La liberté pédagogique de l’enseignant s’exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l’éducation nationale et dans le cadre du projet d’école ou d’établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d’inspection ».
6Ce n’est qu’à la fin des années 1980 que la tendance a commencé à s’inverser avec l’introduction d’un nouveau corps dans la fonction publique, celui des personnels de direction qui a été créé en 1988. Une fois titularisée, la personne « change » de corps au sens figuré mais aussi, parfois, au sens propre (Abadie, 2006). L’article 18 de la Loi d’Orientation de juillet 1989 impose l’adoption d’un projet d’établissement par la communauté éducative au sein de chaque Établissement public local d’enseignement (EPLE) lors d’un vote en conseil d’administration (CA) qui peut être considéré comme le pouvoir législatif alors que l’équipe de direction serait l’exécutif (Étienne et Amiel, 1995, p. 82-94). Ce projet est donc censé fournir le cadre dans lequel s’exerce la liberté pédagogique. Or, nommé, promu et muté par le ministre ou son représentant territorial, le chef d’établissement de l’Éducation nationale devient à la fois le représentant de l’État, donc un fonctionnaire d’autorité, et le président du conseil d’administration, théoriquement le responsable d’un fonctionnement démocratique (ibid.). Sa voix n’est qu’une parmi d’autres lors des votes. Ses collègues de l’enseignement agricole public n’héritent pas, eux, de cette présidence du CA qui échoit à une « personnalité extérieure », ce qui lève une ambiguïté sur les attributions du chef d’établissement car sa fonction exécutive apparaît comme primordiale. Comment l’ambivalence relevée ci-dessus est-elle vécue par les personnels de direction ? C’est ce questionnement que nous avons essayé de traiter dans le cadre d’une recherche binationale.
7Les données recueillies et analysées dans cet article proviennent d’une recherche menée sur la base de deux questionnaires renseignés par un grand nombre de personnels de direction : les 351 réponses obtenues pour la France ne portent que sur le second degré alors que les 935 exprimées pour le Québec incluent le premier degré dans la mesure où cette province du Canada s’est dotée de directions à part entière. Nous nous appuyons aussi sur 24 entretiens semi-directifs (moitié pour chaque pays) et « compréhensifs » (Kaufmann, 1996) ainsi que l’exploitation d’un focus group de 5 chefs d’établissement (pour la France) et sur une approche ethnographique dans le cadre d’une recherche collaborative (Étienne, 2019a). Le financement de cette recherche a été obtenu grâce à la coopération franco-québécoise sur l’initiative de notre collègue France Gravelle (2009). Nous nous contenterons de revenir sur les résultats de la recherche française, en signalant que les données québécoises (Gravelle, 2020 ; Gravelle, Étienne, Gagnon et Monette, 2023) vont aussi dans le sens d’un métier « doublement impossible » – gouverner et enseigner – pour reprendre la boutade de Freud (Cifali, 1999).
8Frédéric Yvon, Emmanuel Poirel, Julie Rousselle et Christian Girouard (2022, p. 70) se sont appuyés sur des observations vidéoscopées suivies d’autoconfrontations simples, croisées et collectives. Leur but était d’obtenir des données qu’ils qualifient d’« objectives » mais ils reconnaissent ne travailler que sur des situations d’exercice du leadership, ce qui ne représente qu’une partie du travail de chef d’établissement, celle qui consiste à faire adhérer les personnels à ce qu’ils entendent mettre en place pour obtenir les résultats évoqués ci-dessus. Nous pouvons considérer que leurs apports confirment a posteriori la difficulté de connaître l’activité du chef d’établissement en situation de travail :
Nous avons présenté dans cet article une démarche méthodologique qui permet d’explorer l’expérience vécue des directions d’établissement scolaire en situation d’exercice d’un leadership sur les pratiques pédagogiques. Cette démarche articule plusieurs méthodes successives : la captation vidéo d’une séquence d’activité professionnelle, un entretien de rétroaction sur la base de la vidéo (autoconfrontation simple), une confrontation avec un pair filmé lui aussi sur une activité comparable (autoconfrontation croisée), et une confrontation avec un groupe de pairs (autoconfrontation collective).
- 3 Les propos des personnes sont reproduits verbatim en italiques pour les différencier des citations (...)
9Le but de leur article est clairement énoncé dans l’extrait ci-dessus ainsi que dans le titre qu’ils ont choisi. Toutefois, la lecture des données citées permet d’établir un lien entre ce qu’ils ont recueilli et notre propre ensemble de données plus déclaratives qui confirme la clarté de l’intention qui est celle des chefs d’établissement en même temps que la difficulté de définir de manière précise la finalité assignée : « C’est ça ultimement le but, c’est que nos élèves réussissent3 » (ibid., p. 67).
- 4 Pour des raisons de protection des données personnelles de nos « informateurs » (Kaufmann, 1996), i (...)
10Comme déjà indiqué, le faire spécifique du chef d’établissement a tardé à se caractériser. Le multi-agenda (Bucheton, 2019) qu’il doit assumer en fait le responsable (au pénal), le gestionnaire (c’est à lui d’assumer le rôle de l’ordonnateur qui décide des dépenses dans le cadre du budget), l’échelon intermédiaire incontournable (tout courrier administratif doit passer par lui dans le cadre de la voie hiérarchique), la personne en charge du législatif (CA et divers conseils), de l’exécutif (avec des réformes qui se succèdent à un rythme accéléré depuis la fin du vingtième siècle), du judiciaire (présidence du conseil de discipline qu’il a seul pouvoir de réunir) et le « premier pédagogue » de son établissement (Barrère, 2013, p. 21). Ces rôles multiples lui imposent un surinvestissement extrêmement chronophage : « […] si on veut vraiment faire notre travail, avec tout ce qu’il comporte à la fois technique, l’administration, la proximité auprès des gens, les parents, les élèves, les enseignants, ce sont maintenant des boulots qui demandent de travailler au moins 60 heures par semaine. Ce n’est pas du tout prévu dans nos statuts » nous déclare l’un d’eux, proviseur d’un lycée général4. Ce résultat est corroboré par les réponses au questionnaire français selon lesquelles sur 351 répondants plus de 200 travaillent entre 51 et 60 heures en moyenne et un peu plus de 50 dépassent ce volume horaire (Étienne et Gravelle, 2020, p. 63).
11Le lien avec les métiers de l’humain est aisé à établir : d’une part, la tâche n’est jamais achevée car les personnels de direction, comme cadres intermédiaires, voient remonter vers eux tous les dysfonctionnements mais aussi les souffrances des enseignantes et enseignants, des parents et des élèves. D’autre part, pour faire, ils attendent un appui de leur hiérarchie mais c’est là où le bât blesse car les trois quarts des répondants disent n’avoir jamais ou qu’occasionnellement un tel support en cas de conflit avec le personnel ou les parents. Ce que résume parfaitement cette intervention de l’un d’entre eux : « Quand on a des attaques, des insultes, des menaces, qu’au moins notre hiérarchie nous dise : "On est là, on vous soutient" et que la hiérarchie dise à la personne : "Attention, vous pouvez tomber sous le coup de la loi". Mais ça, ce n’est jamais le cas, jamais, jamais, jamais. Et si vous avez le malheur de demander la protection professionnelle, vous êtes tout de suite montrés du doigt. Et c’est ça qui ne va pas ! Les collègues souvent ont peur. Ils ne parlent pas. Ils ont peur qu’après on va dire qu’ils ne savent pas, qu’ils ne sont pas compétents » (entretien réalisé avec une principale de collège ayant levé l’anonymat pour avoir un entretien avec les chercheurs).
12Ce raidissement de la « hiérarchie » est dû à une accélération de la mise en œuvre de réformes qui se succèdent à un rythme de plus en plus rapide. Ainsi, 95% des répondants ont eu à mettre en place des réformes nationales, faire faire « extra-ordinaire » s’ajoutant à l’ordinaire sans le diminuer, ce qui nécessite de nombreuses réunions, des négociations, une réorganisation de l’emploi du temps lié aux convocations pour des réunions d’information, une révision des procédures et normes administratives (réforme du lycée avec suppression des filières, nouvelles épreuves du baccalauréat avec délégation aux lycées de toute l’organisation, mise en place de Parcoursup qui est une modalité nouvelle d’affectation dans l’enseignement supérieur rapidement mise en place et imposée aux établissements du supérieur et du secondaire sans concertation, etc.), de la formation du personnel qui désorganise l’établissement et met en évidence la fragilité du statut de chef d’établissement coincé « entre l’écorce et l’arbre », selon l’expression québécoise.
13Tout cela provient d’un passage précipité de la notion de stabilité comprise dans l’appellation même d’établissement à une notion d’accréditation et de remise de compte (accountability) qui a été poussée à son terme au Québec avec l’imposition d’une Gestion axées sur les résultats (GAR) dont la philosophie est inspirée des tableurs en informatique : le meilleur moyen pour obtenir un résultat est de partir de celui-ci et de faire en sorte que la chaîne d’actions finisse par y aboutir. D’où de nouvelles injonctions qui ne concernent plus le respect de normes mais s’attachent à l’efficience selon une logique néo-libérale implacable : « La direction d’établissement ne doit plus concerner seulement l’administration des ressources matérielles, humaines, financières de l’établissement et la mise en œuvre des directives et politiques dérivant des instances centrales ; il s’agit aussi de développer au-delà un leadership pédagogique ou transformationnel dans le but d’améliorer l’efficacité et les performances des établissements » (Maroy et al., 2016, p. 104). Autrement dit, cette direction est tenue pour responsable du changement obtenu ou non au cours et au terme de son mandat.
14Pareille évolution a été observée en France avec la création en 2001 d’une Lettre de mission adressée par le Recteur ou son représentant à tout nouveau chef d’établissement. Elle lui fixait trois objectifs à atteindre en trois ans, le tout sous le sceau du secret. Le 28 novembre 2019, la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) rend un avis qui invalide cette clause, ce qui aboutit au décret n°2021-121 du 4 février 2021 qui supprime cette lettre secrète. Le ministère a-t-il considéré que cette levée du secret faisait perdre toute raison d’être à des instructions que tous les intéressés pourraient découvrir en arguant du doit d’accès aux documents administratifs ? Cette décision n’a pas été motivée.
15Enfin, cette exigence de mener à bien les réformes décidées lors de chaque mandature, qui s’ajoute au manque de soutien de la hiérarchie, se double d’une gestion relativement opaque des carrières et des mutations. Elle vient même d’être accentuée par la suppression des commissions paritaires en 2020. Or, elles étaient le seul endroit où leurs membres, notamment les représentants syndicaux, pouvaient obtenir des informations sur les promotions et les mutations, voire négocier des améliorations du mouvement. Ce qui se traduit dans ces deux opinions : « Cette accélération est aussi politique, le ministre veut aller vite, quel qu’en soit le prix à payer pour les cadres qui doivent porter des réformes bâclées, portées dans la précipitation et qui nous placent entre le marteau ministériel et l’enclume des profs mécontents » (proviseur de lycée professionnel) et « le manque de confiance de la hiérarchie vis-à-vis de nos missions et de notre travail sur le terrain est usant » (principale d’un collège).
16Dès lors, les directions se trouvent sommées de faire agir mais sans avoir la maîtrise du temps de la mise en œuvre du changement qui est bien différent de celui des alternances politiques comme l’a montré l’exemple du long terme choisi par la Finlande (Robert, 2009) et sans avoir d’autres ressources que celles qui sont diffusées officiellement en reprenant les notions de leadership – sur lequel nous reviendrons – ou de « premier pédagogue de l’établissement ». Cette pression temporelle en conduit certains vers des situations de stress (92%) qui peut devenir chronique et aboutir à l’épuisement professionnel (50%) ainsi qu’en témoignent des recueils de résultats qui se succèdent et ne marquent que de légers progrès sur ce plan (Fotinos, 2008 ; Fotinos et Horenstein, 2020). Autrement dit, freinées dans leur faire faire, les directions concernées en France sont alors contraintes de se résoudre à « faire avec » les personnes mais aussi les éléments d’un système qui s’est construit par vagues successives, sans être remis à plat et donc « en crise » comme l’a déjà montré en son temps la thèse de Jean-Pierre Obin (1993).
- 5 « Le chef d’établissement doit devenir un véritable manager et le concours vise à détecter les pers (...)
17Les cadres intermédiaires du système éducatif français que sont les personnels de direction du second degré en France (environ 12000 personnes) sont encore souvent considérés par les professeurs comme des traîtres qui ont abandonné le dur métier de pédagogues (la plupart sont d’anciennes et anciens enseignantes et enseignants malgré des tentatives de plus en plus fréquentes d’ouverture à des métiers liés à la gestion d’entreprise avec la création d’une troisième voie dans le cadre de l’’arrêté du 3 août 20215). Ils sont vus et vécus par leurs anciens collègues comme étant « l’administration », c’est-à-dire « le souci du peu » -voir le radical mini qui contraste avec le magis, les grandes choses qui résident dans le magistère. Ils ont donc à faire leur preuves en naviguant entre la disqualification qu’ils risquent de provoquer en s’immisçant dans le couple disciplinaire que constituent les enseignants d’une discipline et les inspecteurs d’autant plus invoqués qu’ils sont éloignés de l’établissement dans lequel ils n’interviennent que tous les sept ans en moyenne (Étienne, 2019b) et un laisser faire qui leur vaudrait un rapide rappel à l’ordre de leur hiérarchie en attente de résultats fondés sur la conviction qu’un management de proximité est plus efficace qu’une gestion liée à une organisation pyramidale, conviction qui est issue des théories de la nouvelle gestion publique (Papa, 2007). Ainsi, ils ont dû, non sans mal, mettre en place en lycée les Travaux Personnels Encadrés (TPE) en 2000-2001. La démarche innovante qui reposait sur des projets d’élèves réalisés dans au moins deux disciplines a été très mal reçue par les enseignants mais leur réduction à la seule classe de première en 2005 a déterminé une autre vague de protestations, en sens inverse cette fois. Le métier de promoteur du changement est difficile à exercer, y compris quand il y a une nouvelle injonction à changer le changement, voire à revenir au statut quo ante. Un autre exemple de réforme de la réforme est signalé par Joël Lebeaume et Nathalie Magneron : « À la rentrée 2002 les "Itinéraires De Découverte" (IDD) succèdent aux éphémères "Travaux Croisés" (TC) initiés en 2000 parmi les mesures d’aménagement "du collège pour tous et pour chacun" (cf. BO,1999) » (2004, p. 102). Aux principaux de collège de se débattre avec cet « éphémère » qui peut les épuiser. Plusieurs s’en sont ouverts à propos de la réforme du collège initiée par la ministre Najat Vallaud-Belkacem en 2015 et rendue facultative par son successeur en 2017 (Étienne, 2019b), épisode qui est étudié infra.
- 6 Il s’agit de l’attribution des classes aux enseignants de l’établissement qui est à leur discrétion (...)
18Les parents, quant à eux, attribuent aux chefs d’établissement un pouvoir qu’ils n’ont pas en pratiquant une analogie avec le monde de l’entreprise et en méconnaissant les contraintes historiques, culturelles et juridiques qui forment le contexte de leur action. Selon leur place dans le système (délégués, enseignants eux-mêmes ou personnes éloignées de l’école et de son histoire) et leurs connaissances juridiques ou sociologiques, ils se situent « entre méfiance, déviance et bienveillance » (Fotinos, 2014). Obligé de jouer avec l’instrument de régulation que constitue l’organisation des services6, il arrive qu’un principal ou un proviseur compense une année « difficile » pour certains élèves dont les parents sont influents par un jeu d’affectation l’année suivante dans une classe dont les professeurs (surtout dans certaines disciplines comme les mathématiques) bénéficient d’une meilleure « réputation ». Enfin, certaines recherches tendent à montrer une montée de la violence des parents sur les chefs d’établissement (Feyfant, 2015, p. 5), ce qui n’est pas contradictoire avec le fait que « les enseignants parlent plus souvent de l’absence des parents ou de leur manque d’investissement » (ibid., p. 4). Cette relation parfois difficile avec les parents a été confirmée par plusieurs de nos « informateurs » qui nous ont signalé que, lors de la crise sanitaire de 2020-2022, la communication gouvernementale les a « court-circuités » dans la mesure où il leur était demandé de préciser leur mise en œuvre des décisions ministérielles dont ils n’avaient reçu aucune transmission par la voie hiérarchique descendante (Bouvier, 2021). Ce diagnostic n’est infirmé que par les chefs d’établissement qui ont pu mener ou faire participer leur établissement à un projet spécifique les incluant comme « la mallette des parents » (Gurgand, 2011). Les références à un projet de « co-éducation » se multiplient sans que la relation des chefs d’établissement avec les parents soit cadrée et encadrée comme nous avons pu l’établir (Étienne et Amiel, 1995). Or, il s’agit d’un élément-clé dans l’évolution du système éducatif.
19De plus, nous venons de le voir, la hiérarchie traite souvent les personnels de direction en courroies de transmission, pressée qu’elle est elle-même par le ministère de mettre en œuvre la prochaine réforme en raison d’une durée de vie d’un ministre qui s’inscrit dans un créneau allant de trois mois (Benoit Hamon, du 2 avril au 26 août 2014) à cinq ans (Jean-Michel Blanquer (17 mai 2017 au 20 mai 2022). Ainsi, celle des collèges impulsée par Najat Vallaud-Belkacem a entraîné une année de formation et de résistances diverses en 2015-2016 suivie d’un début d’application en 2016-2017 qui était une année d’élection présidentielle. Cette réforme était approuvée dans ses objectifs par les chefs d’établissement rencontrés lors de la recherche (Étienne 2019b) mais elle fut imposée sur un rythme trop rapide en fin de la fin du quinquennat de François Hollande qui ne put se présenter à nouveau à l’élection présidentielle et donc poursuivre sa politique éducative. Certains chefs ont alors « joué la montre » pour éviter les conflits en interne et le nouveau ministre Jean-Michel Blanquer les a confortés dans cette attitude en la rendant facultative dès septembre 2017. Aucun suivi ne fut mis en place sur le plan institutionnel et aucune recherche n’a été commanditée sur les éventuels résultats de cette énième réforme enterrée discrètement à la fin de sa première année de mise en œuvre.
20Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le faire faire entravé par le faire avec entraîne pour une grande majorité des personnels de direction des troubles physiologiques dont la fréquence est attestée par notre recherche (Étienne et Gravelle, 2020) : seuls 3 % de celles et ceux qui ont répondu à notre questionnaire en ligne n’ont jamais eu de troubles du sommeil ; 85 % ont éprouvé des prises ou pertes de poids ; 84 % en ont eu « plein le dos », ce qui se traduisait par des lombalgies ; 75 % ont souffert de problèmes gastro-intestinaux ; 73 % de migraines et 54 % des troubles cardio-vasculaires), psychologiques (100 % ont ressenti de la fatigue ; 93 % de l’anxiété et de la frustration ou de l’irritabilité ; 85 % de l’isolement ; 83 % une perte du sens de leur travail ou un sentiment de culpabilité) et enfin du comportement (crises d’angoisse ; évanouissements ; perte d’intérêt pour le travail ; isolement ; dépendance à des personnes et addictions ; hypervigilance, pour ne citer que les plus fréquents). Or le système est calé de telle sorte que les personnels de direction apprennent très rapidement à dissimuler à leur hiérarchie les atteintes subies dans l’exercice de leur métier. Mais comment anticiper sur elles ?
21Réalisées dans un cadre coopératif ou collaboratif, ces recherches et d’autres (Étienne, 2019a) ont permis de faire émerger des pistes de solution pour anticiper sur la survenue du stress des personnels de direction, français ou québécois entre autres. La première consiste à faire un bilan de ce que n’apporte pas la formation très technique des personnels de direction qui vise d’abord le métier d’adjoint en France ; les lauréats du concours de recrutement se trouvent stagiaires dans cette position dans la mesure où « le recteur d’académie les affecte dans un établissement pour exercer les fonctions de chef d’établissement adjoint, ou le cas échéant de chef d’établissement »7. Cette disposition ne permet qu’un faible développement dans la formation initiale ou continue des moments et des méthodes d’analyse de pratiques (Étienne et Fumat, 2014) afin de repérer les « signaux faibles » qui permettraient de « ménager les managers », ou mieux encore, qui leur amèneraient à se ménager et à anticiper sur l’épuisement dont ils percevraient les prémices. C’est ce que revendique ce proviseur à six mois de la retraite : « Moi, j’aurais souhaité qu’on puisse mettre en place des analyses de pratiques type GEASE ou GAPP8 […]. Ce qui fait que nous, en fait, on n’a pas du tout d’analyse de pratiques ».
- 9 Les proviseurs vie scolaire sont placés auprès du Recteur ou du Directeur Académique des services d (...)
- 10 Propos tenus au sein du focus group par un proviseur de lycée général en région parisienne.
22Outre ces temps et démarches globalement consacrés à des « retours d’expérience », la solitude du chef d’établissement détermine une seconde nécessité éprouvée comme un besoin par la plupart de ceux que nous avons rencontrés, que ce soit dans le focus group ou dans les entretiens semi-directifs : elle consiste à offrir un accompagnement personnalisé dans chaque département et/ou rectorat. Il serait effectué à la demande par un personnel de direction expérimenté dont la mission serait clairement de cet ordre : « Je demande aujourd’hui sur le département où j’exerce qu’il y ait deux proviseurs vie scolaire9. Il n’y en a qu’un ! J’ai demandé qu’un se spécialise dans la sécurité et un se spécialise dans la pédagogie, l’accompagnement pédagogique. Donc, pour avoir des moyens, je n’ai pas assez d’influence »10.
23Dès avant la crise sanitaire de 2020 et 2021, il est apparu essentiel de gérer avec des restrictions strictes le temps de travail et de télétravail. Si la responsabilité pénale ne peut pas être retirée aux chefs d’établissement, en revanche, ils devraient disposer d’un « droit à la déconnexion » qui s’exercerait tant à distance que dans l’établissement pour tout événement ou démarche qui n’engagerait pas leur responsabilité pénale et leur assignation à résidence dans le cadre du logement « par nécessité de service ». Cette dernière obligation a d’ailleurs fortement étonné leurs collègues québécois qui n’y sont pas soumis. Cela est confirmé dans les faits par la prise de distance que s’est autorisée un principal de collège après un sévère burn-out : « En tout donc, 5 semaines en non présentiel sur l’établissement. Et puis après, je suis revenu avec un autre état d’esprit. J’avais fait un travail sur moi et puis j’ai dit "OK, il y a un moment ou un autre où on peut faire des grosses journées, des fois ça arrive. C’est exceptionnel. Mais, bon…, ben… J’arrive à telle heure et l’objectif, c’est de repartir à telle heure". Et de prendre une bonne pause déjeuner d’une demi-heure le midi. C’est des petites choses toutes bêtes mais ça évitera de te dire "ah, aujourd’hui, j’ai pas mangé, j’ai pas eu le temps". C’est tout simple de se dire "passé telle heure, on est à la maison". Sinon, tu y passes le samedi, tu y passes le dimanche. C’est le droit à la déconnexion ». Une illustration peut être trouvée dans le cérémonial de ce proviseur auquel son fils reprochait d’être « chi… » lorsqu’il revenait du travail : après avoir quitté son bureau et parcouru les quelques dizaines de mètres qui le sépare de son logement de fonction, il patiente trente secondes avant d’entrer pour se déconnecter, exerçant concrètement ce droit, presque ce devoir, de déconnexion. Un droit certes qui est souvent pris mais que le ministère a pu contourner en lançant des alertes incendies ou attentats sur les téléphones portables de fonction pour transmettre des consignes moins urgentes, notamment lors de la crise de la Covid-19 entre 2020 et 2022.
- 11 Une personne par rectorat a été nommé Directrice ou Directeur des Ressources Humaines (DRH) et c’es (...)
- 12 Le gras a été mis par cette personne dans le cadre de sa réponse à une question ouverte.
24Enfin, plus vagues dans leur définition et donc plus difficiles à instaurer ou à restaurer, la confiance et le dialogue au sein du système sont deux conditions à rétablir ou établir (en raison de sa récente transformation) pour que le management intermédiaire s’estime en capacité d’exercer un leadership collectif ou, si l’on préfère respecter la langue française, un pilotage qui ne ressemble pas à de la « godille » (Étienne, 2017). Or, « un décret, deux arrêtés publiés au JO du 23 juin annoncent la création, le 1er juillet, d’une direction de l’encadrement au ministère » (Expresso du Café pédagogique, 23 juin 2021). Cette décision peut aussi bien préluder une (re)prise en mains autoritaire qu’une volonté de traiter la spécificité de ce métier dans lequel se mêlent de façon très subtile le pouvoir d’agir et le pouvoir de faire agir, ce qui menace le développement professionnel de ces « managers de la république » (Barrère, 2006) que sont les chefs d’établissement français. En témoignent ces propos d’un proviseur scolaire d’une cité de plus de 3000 élèves qui déplore, contrairement aux déclarations inspirées des théories se référant à la gestion des ressources humaines11, d’avoir « l’impression nette les dernières années d’être un petit caporal qui doit exécuter les ordres. Même si toutes les précautions oratoires sont prises, les dernières crises autour de la réforme des lycées, les épreuves communes de contrôle continu (E3C)12 du nouveau baccalauréat multiplient le phénomène par dix ».
25Nous n’avons pu qu’évoquer très rapidement nos recherches à propos de leur travail sur et avec les personnels de direction, notamment avec les chefs d’établissement. Il en ressort toutefois une récente transformation en managers intermédiaires, de moins en moins tenus de contrôler la conformité de la façon de servir et de plus en plus enjoints de faire exécuter des instructions descendantes. Il leur est enjoint d’obtenir des résultats définis très précisément alors qu’ils ne sont pas portés à la connaissance de la « communauté éducative ». Cette mutation n’a fait qu’accentuer la tension entre leur mission historique de gardiens de la mise en œuvre du Code de l’éducation et cette nouvelle obligation, qui leur est faite dans tous les pays, notamment au Québec qui a imposé une « gestion axée sur les résultats » (Maroy, 2021). L’exécution des instructions de leur hiérarchie tient peu compte des buts du projet d’établissement, de ses particularités et de son implantation, comme vient de le relever l’Inspection Générale de l’Éducation, du Sport et de la Recherche (IGESR, 2022) dont la deuxième recommandation est de « laisser aux autorités déconcentrées et opérateurs locaux la définition des méthodes et outils à utiliser pour atteindre ses objectifs dans la limite des moyens qui leur sont notifiés » (p. 51).
26En France, la « lettre de mission », instaurée en 2001 et au contenu secret jusqu’à son abolition, leur indiquait ce qu’ils devaient obtenir comme résultats dans le collège ou lycée qu’ils avaient à diriger et ce dans un délai de trois ans. Supprimée en 2021, cette lettre pouvait constituer une commande, même si son rapport avec le projet d’établissement n’était pas évident, et sa disparition peut avoir un effet contraire à celui visé car les membres du CA de l’établissement ne peuvent pas accéder aux instructions données par la hiérarchie au principal ou au proviseur de l’établissement.
27Sommés de faire agir des personnels sur lesquels ils n’ont plus autorité depuis les lois de décentralisation (le personnel d’entretien, voire administratif, est confié aux régions et aux départements), les chefs d’établissement se trouvent placés face à une alternative qui peut se résumer ainsi : prendre le temps assez long d’une construction collective d’un projet ou indisposer le personnel politique national (le ministre) dont la vie est limitée à un quinquennat avec au mieux une première année de conception de réformes et une dernière de survie qui incite à se contenter de gérer les affaires courantes. Le problème relevé est celui de la nécessité de disposer d’un temps long pour transformer un système éducatif qui se heurte au moyen terme d’un calendrier politique facilitant de trop nombreux changements de cap relevés ci-dessus.
28Les personnels que nous avons rencontrés dans nos recherches ont, dans leur immense majorité, choisi la première solution mais ils se trouvent peu soutenus par leur hiérarchie, voire même entravés, manquant de ressources humaines et peu ou pas accompagnés en termes de développement de leur compétence humaine et sociale. Ils voient dans une plus grande confiance qui leur serait accordée un moyen pour que leur faire faire soit à l’origine de leur développement professionnel et personnel, de celui des enseignants, du personnel, des élèves et de leur établissement. Selon eux, ils n’ont actuellement ni le temps ni les moyens pour le faire. Et cette observation est constante, qu’on les appelle ou qu’ils s’appellent eux-mêmes des managers, des leaders, des pilotes ou des chefs de projet.