1L’interrogation sur les rapports entre chercheurs et praticiens est relativement ancienne. En sciences humaines et sociales, dès les années 1940, les travaux de Kurt Lewin allaient marquer l’héritage de l’activité de recherche dite « hors laboratoire » et jouer un rôle fondamental dans le développement des approches psychosociologiques se réclamant du courant de l’action-research (Dubost & Levy, 2002). Ces approches marqueront en effet une rupture décisive entre les conceptions du travail scientifique et les rapports entretenus avec la société et les acteurs qui la composent. Plus que de se fonder sur une position de surplomb étayée sur un savoir prescriptif dont les chercheurs seraient les seuls dépositaires, tout un courant de recherche en psychosociologie, valorisant l’intervention « avec » les acteurs plus que « sur » ces derniers, s’attachera à considérer que les connaissances produites dans le cadre de la recherche-action, outre le fait qu’elles visent une transformation des pratiques et des représentations qui les sous-tendent, ne peuvent être dissociées des conditions de mise en œuvre de la recherche et des enjeux éthiques qu’entrainent les modalités collaboratives construites entre praticiens et chercheurs (Lewin, 1944). En ce sens, les acteurs sociaux tendent à être considérés comme des partenaires plus que comme des « objets d’expérience » par les chercheurs se réclamant de ces approches.

2Dans le domaine de l’éducation, dès les années 1960, Paolo Freire, confronté aux problèmes d’alphabétisation des paysans brésiliens du Nordeste, optera quant à lui pour une approche résolument participative de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, en poursuivant une visée de conscientisation socio-politique appuyée sur des modalités collaboratives entre chercheurs et publics auxquels ils s’adressent. A la même période, Augusto Boal, dans les favelas de Sao Paolo, met au point une technique d’intervention théâtrale participative visant à faire émerger une parole collective autour de thèmes socialement vifs (Badache, 2002). Ces travaux, très inspirés par le souci de promotion de formes démocratiques d’organisation sociale, marqueront ainsi durablement certaines des conceptions idéologiques des politiques socio-éducatives humanistes et les enjeux collaboratifs liés aux orientations émancipatrices de ces dernières (Freire, 1969).

3Dans les années 1980, en formation des adultes, les travaux relatifs à la notion de « praticien réflexif » (Schön, 1983) vont profondément remettre en question une vision positiviste et instrumentale de la formation professionnelle et occuper ainsi une place décisive dans la recherche en sciences de l’éducation et dans la formation professionnelle des enseignants. En effet, l’apport des travaux de Schön va contribuer à déplacer la problématique de la formation des adultes. Celle-ci n’est plus uniquement entendue comme la réponse à de supposés « besoins de formation » pensés en extériorité par rapport aux bénéficiaires, mais plutôt envisagée comme la résultante de l’effort collaboratif entre chercheurs et praticiens en vue de la mise en évidence des savoirs dont ces derniers font montre dans un agir professionnel souvent efficient, mais généralement peu conscientisé.

4Plus récemment, en sciences de l’éducation, les travaux portant sur les rapports complexes entre praticiens et chercheurs (Perrenoud, Altet, Lessard & Paquay, 2008) se sont tout particulièrement intéressés à la formation professionnelle des praticiens de l’éducation via l’analyse conjointe de leurs pratiques (Altet, Bru & Blanchard-Laville, 2012). D’autres encore, s’appuyant sur les orientations de l’analyse de l’activité (Clot, 1999), renvoient aux conceptions développées par la didactique professionnelle (Pastré, 2011). Certains enfin, dans le domaine du travail éducatif et social, tentent de poser les bases épistémologiques, éthiques et méthodologiques des « recherches conjointes multiréférentielles » (Lyet, 2014, 2017). En bref, nous pourrions ici multiplier les auteurs et références qui attestent de l’intérêt croissant désormais porté aux pratiques qui hybrident enjeux de recherche et d’intervention et dont de nombreuses manifestations scientifiques se sont emparées jusqu’à aujourd’hui.

6Reste que ces différents travaux ont eu pour conséquence de réinterroger profondément les rapports qui s’établissent entre savoirs empiriques et savoirs scientifiques. En effet, à la différence de la rupture épistémologique habituellement prônée par le discours scientifique, la portée générale des savoirs mobilisés dans les recherches collaboratives ne se trouve pas épistémologiquement dissociée de la validité empirique des « savoirs d’action ». On postule ici que des savoirs de portée générale peuvent être produits à partir de l’expérience directe des acteurs pour autant qu’un espace de coopération entre chercheurs et praticiens puisse être effectivement mis en œuvre et que le cadre de l’intervention respecte la différentiation des rôles et des postures de chacun des partenaires engagés et impliqués dans ce type de travail.

7Dans le droit fil de cette perspective, le présent numéro entend questionner à nouveau des formes de travail visant un dialogue entre chercheurs et praticiens afin d’ouvrir des pistes d’intercompréhension que l’on espère fructueuses pour l’avancée des savoirs. Si les débats contemporains relatifs à la collaboration entre chercheurs et praticiens peuvent être rapidement résumés à partir de trois clés épistémiques principielles : a) le statut/rôle accordé aux « praticiens » (participants, co-chercheurs, etc.) ; b) les liens entre collaboration, utilité et scientificité ; c) la prise en compte des différences de nature entre connaissances des chercheurs et connaissances des praticiens (Mesny & Mailhot, 2010), de nombreux problèmes restent en suspens et interrogent la communauté scientifique. Ce dossier thématique tente d’éclairer quelques-unes des questions itératives qui ne cessent d’interpeler les rapports entre théorie et pratique : comment articuler les préoccupations du monde la recherche et celles des mondes professionnels ? En quoi les transformations contemporaines du travail rendent-elles souhaitable ou non l’intervention collaborative des chercheurs auprès des acteurs sociaux ? A quelles conditions ? Quelles sont aujourd’hui les attentes et les formes d’appropriation spécifiques de la recherche par les praticiens ? Comment et dans quelle mesure la recherche prend-elle en compte les questions des acteurs sociaux et leurs préoccupations pour co-construire avec eux de nouveaux savoirs ? Le développement actuel de la recherche nécessite-t-il de renforcer la circulation de l’information entre l’univers de la recherche et celui de la pratique ?...

9En s’appuyant sur de nombreux travaux traitant des collaborations chercheurs-praticiens (Cros, 1983 ; Desgagné, 1997 ; Fablet, 2004 ; Gâté, Robin & Clerc, 2004 ; Biemar, Dejean & Donnay, 2008 ; Kahn, Hersant & Orange-Ravachol, 2010), la réflexion engagée à l’occasion de ce numéro tente donc de questionner des formes de collaborations diversifiées, parfois émergentes, dans un espace scientifique soumis à l’impératif de collaborations pluridisciplinaires, inter-institutionnelles et inter-territoriales. Il s’agit ici d’en souligner les nouveaux enjeux dans un contexte socio-économique et politique qui s’invite désormais dans l’univers de la recherche.

• La question de « l’hybridation des genres » : dans certains domaines d’expertise en sciences humaines et sociales, la césure franche entre praticiens et chercheurs apparait aujourd’hui plus incertaine que par le passé. Le recours à la notion de continuum dévoile ainsi de nouvelles catégories (chercheur-praticiens/praticien-chercheur) possiblement heuristiques pour tenter de rendre compte de la manière selon laquelle les acteurs s’affrontent à la complexité du réel.

• L’élaboration co-construite d’intentions partagées : celle-ci résulte du rapprochement entre chercheurs et praticiens à propos de travaux majoritairement centrées sur l’activité professionnelle et sur le sens individuel et collectif donné à cette activité.

• L’importance des registres sémantiques mobilisés et de la nécessité d’un double processus d’acculturation, tant du côté des chercheurs que du côté des praticiens, afin de permettre un dialogue véritablement efficient.

• Les enjeux de temporalité et les ajustements nécessaires entre « temps de la recherche » et « temps de l’activité ».

• Les conditions relationnelles des échanges collaboratifs : s’il convient de ne pas occulter les questions relatives aux enjeux de pouvoir, d’influence et de disparités statutaires à l’œuvre dans les échanges entre chercheurs et praticiens, il reste que la qualité des relations intersubjectives, la confiance et le respect mutuel sont des facteurs qui apparaissent essentiels à une collaboration véritablement opérante.

• Les enjeux éthiques mobilisés dans les recherches collaboratives : la clarification de la demande, explicite et implicite, détermine en effet le positionnement respectif des protagonistes et ouvre aux questions relatives au système de normes sous-jacentes, aux modalités de co-construction retenues et finalement aux enjeux de contractualisation choisis.

• Le problème des dimensions sociopolitiques mobilisées dans les recherches collaboratives : comment les chercheurs composent-ils avec les questions idéologiques qui traversent aujourd’hui l’espace social ?

• Les dimensions cliniques au cœur du débat : quelle place accordons-nous au « sujet de l’inconscient » et au « sujet supposé savoir » dans les recherches mises en œuvre ? Comment articulons-nous les dimensions sociales, culturelles, psychologiques, groupales, territoriales, dans les travaux qui s’adossent à des recherches collaboratives ?

11Ces huit thématiques traversent toutes, à leur manière, les contributions présentées dans ce numéro que nous avons structuré autour de quatre parties distinctes :

12La première d’entre elles, intitulée « Milieu scolaire et développement professionnel des enseignants », regroupe quatre contributions dans lesquelles les auteurs interrogent les rapports qui s’établissent entre les connaissances issues de la recherche et les connaissances issues de la pratique au bénéfice de la formation des enseignants.

13Josianne Caron et Liliane Portelance présentent ainsi le détail d’une recherche collaborative qui fait appel à un dispositif de co-développement professionnel regroupant des enseignantes associées et une chercheure au Québec. Au travers de l’analyse détaillée d’un cas, les auteures montrent comment une enseignante associée utilise des connaissances issues de la recherche (CIR) dans l’encadrement réflexif qu’elle offre à sa stagiaire. Les résultats indiquent un accroissement significatif de l’autonomie professionnelle de l’étudiante. Également, il ressort que l’identification collective de pratiques et d’intentions d’utilisation de CIR, en complémentarité avec des connaissances issues de l’expérience, favorise le codéveloppement professionnel.

14Cécilia Borges et ses collaborateurs présentent ensuite un dispositif articulant recherche action, formation et collaboration dans le cadre du projet « Saines habitudes de vie – Education physique et à la santé (SHV-EPS) » se déroulant avec des enseignants francophones et anglophones à Montréal. Pendant deux années, des ateliers collaboratifs ont été mis sur pied sur une base régulière avec douze praticiens, visant à identifier les problèmes vécus dans leurs pratiques et à répondre à leurs besoins au regard de la promotion de saines habitudes et d’un mode de vie physiquement actif auprès de jeunes. Un bilan détaillé de ces deux années de travail fait apparaitre quatre grands points de débat : les différents rôles occupés par les participants au cours de la démarche, les modalités de collaboration entre chercheurs et praticiens, la co-construction de savoirs et de connaissances partagées et la temporalité de la recherche-action.

15Thérèse Perez Roux, dans l’article suivant, examine les effets d’une recherche collaborative réalisée auprès d’enseignants référents pour l’adaptation scolaire et la scolarisation des élèves en situation de handicap. Elle identifie, au travers de l’analyse du dispositif mis en œuvre, les effets pluriels d’un processus de co-implication au long cours tant du côté des praticiens que du côté du chercheur. Elle discute en particulier l’incidence de la double posture formateur-chercheur et réinterroge à cette occasion les liens qui s’établissent entre les univers de référence des protagonistes impliqués dans la recherche.

16Serge Leblanc conclut cette première partie en présentant un programme de recherche-conception technologique en ergonomie de la formation articulant des visées épistémiques et transformatives. Ce programme, destiné à la formation des enseignants novices volontaires, articule un cadre théorique destiné à analyser l’activité au travail et en formation avec un processus de conception d’artefacts techniques et de situations de formation instrumentées destinés à cette dernière. L’appropriation d’une innovation technique par les acteurs passe ici par un double processus d’instrumentation-instrumentalisation à partir duquel les utilisateurs développent des modalités d’action nouvelles. Au final, l’auteur montre comment le processus de collaboration entre chercheurs, formateurs et formés participe à la cohérence de la conception des outils et des modalités de formations qu’ils contribuent à alimenter.

17La seconde partie, consacrée aux rapports entre contextes pédagogiques et enjeux institutionnels, regroupe pour sa part trois contributions.

18Bruno Robbes présente ici le détail de trois moments-clefs de la phase initiale de contractualisation d’une recherche-action menée auprès d’une école française dont les pratiques pédagogiques s’inspirent des pédagogies actives. L’auteur détaille les conditions de rédaction du pré-projet, puis son élaboration avant d’analyser les suites de la communication de ce projet à l’inspecteur de l’Education Nationale en charge de la circonscription dans laquelle se situe l’école investiguée. A partir de ces éléments, l’auteur examine les articulations entre la demande initiale du terrain, portée par la directrice de l’école, les attentes et demandes des enseignants, celles des chercheurs et enfin les interférences institutionnelles liées au réactions de l’inspecteur sur l’élaboration du projet collaboratif.

19Rémi Casanova analyse les relations entre praticiens et chercheurs à la faveur d’une recherche collaborative consacrée à l’étude des pratiques professionnelles d’enseignants dans une école publique française dont le projet pédagogique emprunte au domaine de la pédagogie institutionnelle. L’auteur mobilise la figure du bouc émissaire et les notions de rivalité mimétique puis de tabous groupaux pour examiner le détail des interactions dans le positionnement et le déplacement des différents acteurs impliqués dans cette recherche.

20Nathalie Lafranchise et ses collaborateurs abordent, quant à eux, un ensemble de conditions relationnelles à prendre en compte pour établir et maintenir une collaboration entre chercheurs et praticiens, en contexte de recherche partenariale. Ces conditions mettent en relief l’importance de la qualité non seulement objective des rapports interpersonnels qui se nouent entre ces derniers, mais aussi affective en considérant les intérêts, les sensibilités, les besoins, les valeurs et même les identités et postures de chacun. Les résultats présentés rejoignent plusieurs caractéristiques relationnelles de la collaboration, soulevées par différents auteurs, comme par exemple : la mobilisation effective de chacun ; l’établissement d’une relation de sujet à sujet ; la présence nécessaire d’un rapport de confiance et de respect mutuel ; la reconnaissance et la prise en compte des savoirs de chacun. L’originalité de l’article tient du fait que les résultats permettent d’approfondir des aspects peu ou pas abordés à ce jour sur le sujet et mettent en lumière des liens existants entre les conditions énoncées. Les auteurs montrent que la combinaison de l’ensemble de ces conditions et aspects contribuerait ainsi à une meilleure compréhension coconstruite de l’objet de recherche, mais aussi de l’ensemble de la démarche de recherche, et donc à une pertinence accrue des recherches menées en collaboration, dans un contexte partenarial.

21La troisième partie s’intéresse au domaine du soin et des métiers de l’aide à autrui et regroupe deux contributions.

22Amélie Turlais réinterroge ici le paradigme positiviste et son corollaire de neutralité et d’objectivité du chercheur pour montrer combien l’analyse de l’implication de ce dernier peut au contraire présenter une source d’inférence fiable, non seulement dans la conduite relationnelle des recherches collaboratives dans lesquelles il se trouve engagé, mais également dans la fonction réflexive des savoirs produits. Prenant appui sur une recherche menée auprès d’une équipe de soignants en psychiatrie infanto-juvénile, l’auteure examine la nature et les types de dynamiques relationnelles entre chercheurs et praticiens aux fins de mobilisation effective des connaissances scientifiques produites sur le terrain.

23Christophe Niewiadomski, pour sa part, fait état de premiers résultats d’une recherche-action extensive conduite dans la région des Hauts-de-France auprès des professionnels de l’action sociale et du soin. Il montre combien les évolutions contemporaines des métiers de l’aide à autrui ont connu des transformations significatives ces dernières années du fait de la poussée des modèles néolibéraux en matière d’organisation du travail. Prenant appui sur l’exemple d’un service d’addictologie, l’auteur montre à quel point les acteurs de ce service se trouvent confrontés à des logiques paradoxales que la recherche collaborative entreprise permet d’identifier et donc de mettre en débat avec les participants.

24La quatrième partie enfin, consacrée au travail en réseau, est composée de deux contributions.

25Gilles Monceau et Marguerite Soulière, dans un article présentant le réseau international « Recherche avec », abordent un ensemble de questions épistémologiques, méthodologiques et éthiques destinées à éclairer les questionnements et les difficultés que rencontrent les chercheurs travaillant sur des objets généralement en rapport avec la santé collective, l’analyse institutionnelle ou encore l’ethnographie critique, dans le cadre d’un ensemble de recherches se réclamant des recherches dites collaboratives (recherche-action, recherche-intervention, recherche participative, recherche socio-clinique...).

26Faisant appel à plusieurs disciplines universitaires, approches théoriques et champs professionnels, ce réseau ambitionne de proposer aux chercheurs un espace collectif d’analyse réflexive et de contextualisation de leurs travaux, susceptible de relativiser les variables en rapport avec les contextes locaux des recherches entreprises. Plusieurs exemples montrent la typicité des résultats produits lorsque les chercheurs conduisent des recherches avec les acteurs concernés.

27Enfin, dans le dernier texte qui compose ce dossier, Jean-Marc Fontan et Isabel Heck présentent un environnement collaboratif en lien avec l’incubateur universitaire « Paroles d’excluEs ». Après avoir présenté le cadre d’émergence de ce dispositif en lien avec les activités extra muros de recherche de deux universitaires québécois, les auteurs analysent l’apport de dix années de travail collaboratif mobilisant des citoyens de quartiers paupérisés, des représentants de la société civile, d’agences publiques et de structures universitaires de recherche. Le texte discute tout particulièrement les enjeux de croisement des savoirs, des pouvoirs et des pratiques dont la triangulation constitue l’un des soubassements centraux de la démarche de co-construction de l’action collective au bénéfice d’une visée de transformation sociétale.

28A l’issue de cette trop rapide évocation des textes présentés dans ce dossier, nous invitons le lecteur à découvrir un panorama des recherches collaboratives et de quelques-uns de leurs prolongements épistémologiques, théoriques, méthodologiques, éthiques, politiques et clinique, tout en évitant, nous l’espérons, l’écueil du syncrétisme.