1Éric Sanchez offre aux enseignants et aux formateurs un ouvrage particulièrement riche pour penser les questions de pédagogies par le jeu. En moins de 170 pages, il décrit ce qui existe dans ce domaine, tant en matière de pratiques que de travaux de recherche. Il présente son propos à travers cinq grands chapitres : une banque de jeux pour enseigner et former, les fondements théoriques de l’apprentissage par le jeu, pour introduire et orchestrer un jeu pédagogique, pour en faire le bilan et pour en concevoir de nouveaux en classe ou en formation.

2Nous n’avons pas choisi de décrire cet ouvrage selon sa structure, mais plutôt autour de trois grands thèmes : les démarches de ludicisation, ce qui fait d’un jeu une source d’apprentissages et ses modalités pédagogiques de conduite.

Vers une « ludicisation » de l’apprentissage

3En éducation, le jeu est souvent associé au développement de l’enfant et à ses activités récréatives. Mais il est aussi utilisé par les professionnels de l’enseignement et de la formation comme méthode pédagogique. C’est à cet aspect précis que cet ouvrage s’intéresse : l’apprentissage par le jeu et les pédagogies ludiques, « sous l’angle des pratiques actuelles, des modèles théoriques qui sous-tendent ces pratiques et des outils qui peuvent être mobilisés » (p. 8). On parle alors conjointement d’edutainement ou de ludicisation, domaines appliqués à une transposition didactique des savoirs (par exemple avec UbiSoft qui recrute des historiens pour la représentation de l’Égypte antique) ou à des modalités d’évaluation permettant de la rétroaction immédiate aux élèves. Plusieurs types de jeux existent, notamment ceux qui entrent dans la sphère du ludus (qui font vivre des expériences par le respect de règles spécifiques) et ceux de la paidia (le jeu libre qui suscite de l’improvisation et de l’allégresse selon la fantaisie du joueur).

4De nombreuses ressources existent déjà pour mettre à disposition des enseignants et des formateurs des jeux destinés à un usage éducatif. Éric Sanchez en indique plusieurs (p. 42) : Edubase, GAMAE, Seriousgameclassification, Mobygames, le réseau Ludus ou des sources d’escape games. L’ouvrage présente également les clés utiles pour la conception de jeux éducatifs. Il est notamment précisé que la logique première est de penser l’activité, « designer l’expérience de jeu plutôt que le jeu » (p. 115). L’intention est de prévoir les activités intellectuelles que les élèves vont être amenés à engager (au regard des objectifs pédagogiques fixés) plutôt que la mécanique du jeu en tant que telle. Éric Sanchez regrette que « la formation initiale et continue des enseignants prenne rarement en compte la question de l’usage du jeu en contexte éducatif » (p. 87). Cette formation serait d’autant plus nécessaire parce que « l’expression apprentissage par le jeu est trompeuse » (p. 91).

5Les critères qui déterminent un jeu sont divers (p. 13) : il s’agit d’une activité libre avec un défi à relever (vis-à-vis d’autres, de soi, du jeu), un univers narratif (une histoire), des règles qui encadrent les actions réalisées, de la frivolité (l’absence de conséquences en dehors de l’univers du jeu), une incertitude quant à l’issue du jeu. Un jeu fait entrer les participants dans une culture spécifique (Éric Sanchez parle souvent de « cercle magique »), il exige de leur part une attitude subjective et ludique (« le jeu n’est pas dans la chose mais dans l’usage qu’on en fait », p. 46) et il déclenche une forme de métacommunication. Il correspond à une situation adidactique dans le sens où « les objectifs d’apprentissage ne sont pas explicites, l’intention d’enseigner n’est pas affichée par l’enseignant ou le formateur et l’activité est motivée par l’exploration, la découverte ou l’aventure » (p. 57).

6Mais au-delà de ces repères, comme dans beaucoup d’autres champs pédagogiques, ce sont les manières dont les enseignants présentent le jeu aux élèves et dont ces derniers s’en emparent qui déterminent leur impact éducatif (l’effet maître). C’est ce qui « va rendre possible ou pas un apprentissage » (p. 43). Cette influence intervient dès les étapes de conception ou de choix du jeu mais aussi « lorsque l’enseignant introduit le jeu, l’anime et amène ses élèves, étudiants ou stagiaires, à porter un regard réflexif sur l’expérience » (p. 67). C’est pour cela que les études ayant tenté de comparer les apprentissages issus de jeux ou de situations didactiques plus traditionnelles « ne sont pas convaincantes » (p. 52), parce que l’accompagnement pédagogique par l’enseignant semble une variable plus importante à prendre en compte que le choix du jeu. Plusieurs travaux cités dans l’ouvrage en déduisent l’importance d’un temps de bilan à l’issue d’une situation de jeu, pour aider les élèves à distinguer l’essentiel du subalterne.

Jeu et apprentissages

7Au sujet de la portée éducative des jeux, Éric Sanchez dresse un état de l’art particulièrement précis et précieux. Il permettrait aux élèves « d’évoquer des objets ou des situations non perçus en se servant de signes ou de symboles » (p. 49). Il s'opposerait non pas à ce qui est sérieux mais plutôt à ce qui est réel. Il favoriserait donc l’assimilation des informations ainsi que la dévolution des problèmes par les élèves. C’est ce que l’on retrouve par exemple avec les jeux Dragon Box ou Civilization qui « facilitent la dévolution dans la mesure où il n’est pas nécessaire pour le joueur de décoder les intentions de l’enseignant pour s’engager dans la situation » (p. 56).

8Les pratiques du jeu apporteraient aux élèves un enrichissement d’expériences : d’un côté sous forme d’expérimentation (« l’action que le sujet exerce sur le monde », p. 62) et d’un autre par de l’expérience faite (« ce que le sujet vit d’un point de vue physique, cognitif et affectif », ibid.). Les joueurs investissent l’existence d’un avatar qui devient ainsi une identité projective aidant à « porter un jugement sur ses propres choix et valeurs » (p. 65). Mais parce qu’il s’agit de composantes passives, les situations de jeu ont besoin, pour s’accompagner d’apprentissages, d’une phase de métacognition nécessaire au transfert des connaissances.

9Le jeu serait aussi un moteur du développement cognitif et de l’intelligence des élèves, « car il répond à ses besoins et attentes et lui procure de nouveaux désirs » (p. 50). Il libérerait ainsi les élèves des contraintes du réel en permettant d’apprendre à agir à un niveau cognitif, plus sur la base des motivations internes que sous la contrainte d’influences extérieures. C’est en ce sens que l’expérience ludique contribuerait à accroître la créativité.

11Le jeu serait aussi vecteur d’apprentissages collaboratifs parce que, en valorisant une qualité épistémique des dialogues au sein d’une équipe, il favoriserait et travaillerait « les interactions entre les joueurs » (p. 59). Par ces interactions, des élèves en viendraient à procéder à un échange de savoirs dès lors qu’ils sont conduits à prendre une décision collective pour réussir le jeu. Or, ce qu’Éric Sanchez ne nous semble pas décrire, c’est qu’un fonctionnement collaboratif basé sur la quête d’une réussite commune peut conduire, sans précaution, à des stratégies d’évitement sous forme de consensus de complaisance : les élèves qui se pensent moins compétents se mettent en retrait au profit de camarades estimés plus légitimes. L’équipe augmente alors ses chances de gagner, mais sans le souci d’un bénéfice cognitif pour chacun des joueurs. C’est pour cela que nous proposons qu’une pratique du jeu en contexte éducatif correspond mieux aux exigences d’une coopération que d’une collaboration, la coopération priorisant ce que chacun en retire sur ce que le collectif réalise.

Organiser des jeux pour enseigner et former

12Éric Sanchez apporte également une formalisation pour les usages de jeux en contexte éducatif. D’abord, un temps de briefing, c’est-à-dire d’introduction du jeu. « Il permet en premier lieu d’expliciter les rôles et les règles du jeu, de construire l’univers narratif du jeu et de rendre possible son appropriation » (p. 69). Le joueur a besoin d’être informé du but du jeu et de ses conditions de réussite. Il sait notamment qu’il a franchi la frontière entre le non-jeu et le jeu. Le joueur peut ainsi plus facilement comprendre qu’il va s’agir d’une fiction et se dire que « ceci n’est qu’un jeu » (p. 72). Ce qui va advenir est alors sans grande conséquence sur la vie des joueurs, d’où la dimension de frivolité déjà évoquée.

13Ensuite, une phase de dévolution (du côté des élèves). Ils ont besoin de s’approprier la proposition de jeu à travers cinq niveaux : son acceptation, un test (pour voir ce que ses actions pourraient avoir comme effets), la réalisation de choix (une sélection d’actions envisageables), l’anticipation (la formulation d’hypothèses et l’adoption d’une stratégie), puis le niveau de maîtrise dans lequel le joueur est « non seulement capable de développer une stratégie pour sa propre manière d’agir, mais il communique, par exemple à ses coéquipiers, comment faire et pourquoi le faire de cette manière » (p. 74).

14Également, pendant les phases de jeu, des occasions de retours d’informations (feedback) et de supervision. Éric Sanchez défend que le jeu « constitue un dispositif d’auto-évaluation très performant qui permettra au joueur d’ajuster sa manière de penser et d’agir en fonction des conséquences de ses actions » (p. 70). Le rôle de l’enseignant serait alors d’analyser ce qui se passe au niveau des participants pour soutenir leur sentiment de compétence (pour que le défi soit à la fois suffisamment difficile et pas trop éloigné de leurs capacités), préserver l’univers narratif, faire respecter le contrat et les règles du jeu et garantir les conditions éthiques des échanges.

15Enfin, un temps essentiel d’analyse réflexive (débriefing), sous forme d’un entretien semi-directif collectif guidé. « L’expérience de jeu n’est pas suffisante par elle-même. [...] L’apprentissage par le jeu implique que l’expérience fasse l’objet d’un retour réflexif avec l’aide d’un expert capable de donner du sens à ce qui a été vécu, et d’aider à en tirer des enseignements qui pourront être utiles dans d’autres contextes » (p. 89). Éric Sanchez évoque à cet effet la nécessaire phase d’institutionnalisation des savoirs, parce que, dans le cadre d’une éducation formelle, un apprenant a besoin de conscientiser que les connaissances qu’il a mobilisées correspondent à des savoirs formalisés et mobilisables dans d’autres contextes. « Pour qu’il y ait apprentissage expérientiel ludique, il faut que le joueur soit en mesure de développer un raisonnement analogique qui lui permette de faire le lien entre la situation de jeu et les situations - scolaires, professionnelles ou de la vie courante analogues - au cours desquelles il pourra mobiliser les mêmes connaissances et les mêmes procédures » (p. 92). Cela se traduit par une explicitation et une déconstruction des métaphores du jeu et une décontextualisation des concepts mobilisés. Pendant ce temps d’analyse réflexive, l’enseignant ou le formateur dévoile ses intentions didactiques au joueur redevenu apprenant. « Il est capable d’expliquer et de définir les savoirs mobilisés dans le cadre du jeu » (p. 96). L’objectif est ici de généraliser les savoirs employés pendant la phase de jeu afin d’en permettre le futur transfert par les élèves.

Expression des émotions	« Je crois que nous avons passé un moment intense, n’est-ce pas ? » « Il me semble que certains d’entre vous ont passé un mauvais quart d’heure… » (p. 101)
Institutionnalisation des savoirs	« Qu’avez-vous appris ? » « Comment avez-vous résolu le problème ? » « Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez procédé ? » « Quelle définition donnez-vous à cette notion ? » (p. 102)
Généralisation et transfert	« Dans quelle situation pensez-vous que ce que vous avez appris sera utile ? Quelles différences voyez-vous entre la situation de jeu et la situation qui fait l’objet d’un apprentissage ? » (p. 102)

Tableau 1 - Étapes pour la conduite d’un temps d’analyse réflexive

16Outre les interrogations que nous avons déjà soulevées sur l’utilisation de la notion de collaboration pour les jeux en équipe, il nous semble que la littérature scientifique (Bautier et Goigoux, 2004 ; Bonnéry, 2015 ; Netter, 2018 ; etc.) souligne une autre réserve sur l’usage du jeu en pédagogie : celle d’un obstacle supplémentaire vers des postures de secondarisation. À l’école comme en formation, l’objectif n’est pas de jouer, mais d’apprendre. Or, pour certains élèves, souvent parmi les plus éloignés de la culture scolaire, ce n’est pas une évidence : les faire jouer peut véritablement les faire tomber dans le piège de prioriser la recherche de plaisir ou de victoire sur la reconfiguration cognitive. Certes, la phase d’analyse réflexive longuement décrite par Éric Sanchez existe pour atténuer les éventuels malentendus et implicites. Mais, à l’instar de ce qu’écrivait Célestin Freinet, nous pensons que ce qui est naturel à l’enfant n’est pas le jeu mais le travail (Invariant pédagogique 10ter). Il n’est pas toujours nécessaire d’introduire du jeu pour motiver un élève à apprendre, au risque d'utiliser de fausses séductions pour mieux faire accepter un savoir reconnu comme austère. Par exemple, le travail en groupe, parce qu’il valorise les désaccords d’idées, cherche clairement à orienter les élèves d’abord vers une mise en doute de leurs certitudes, puis vers le besoin d’apprendre de nouveaux savoirs, plus performants dans la résolution des problèmes qu’ils rencontrent.

17Voici les deux seules réserves qui nous sont venues à l’esprit suite à la lecture de cet ouvrage. Elles pourraient avantageusement être associées aux nombreuses autres propositions, pistes et appuis pédagogiques décrits par Éric Sanchez pour penser une action pédagogique par le jeu.