1Comme l’affirme Pierre Kahn dans sa préface, « cette approche est tout autant problématique qu’originale » (p. 9). Dans le cadre d’une recherche doctorale publiée dans cet ouvrage, Séverine Fix-Lemaire s’est fixé pour but de « comprendre, depuis le champ épistémologique et méthodologique de la clinique orientée par la psychanalyse en sciences de l’éducation et de la formation, un peu des causes inconscientes de l’épreuve de l’EMC [enseignement moral et civique] pour un professeur des écoles et comment il se mobilise pour la traverser » (p. 275). C’est en effet une entreprise « singulière et risquée » (p. 9) que de proposer une analyse fondée sur onze entretiens menés avec trois personnes (André, Romy et Sébastien). Conseillère pédagogique et formatrice pour l’EMC, la chercheuse reconnaît que « ce travail doctoral […] a immanquablement impacté [s]on travail analytique » (p. 279), même s’il n’y a pas eu confusion entre son directeur de thèse et son analyste.

2Le but de cette recherche est compréhensif, au sens d’une saisie de la complexité qui fait de cet enseignement une épreuve et un embarras. Seule une approche clinique d’une activité humaine permet de tenter ce tour de force, d’où des choix qui expliquent le plan de l’ouvrage : une première partie s’empare de l’objet, l’EMC, Phénix qui renaît de ses cendres depuis Jules Ferry et « l’instruction morale et civique » (article 1^er de la loi du 28 mars 1882) dont le dernier avatar étudié ici remonte à 2015, avec une « simplification » datant de 2018, la deuxième s’intéresse aux liens qui peuvent être noués entre cet objet et le cadre conceptuel de la psychanalyse, la troisième s’attache à la démarche méthodologique fondée sur l’analyse clinique d’orientation psychanalytique qui repose sur des entretiens individuels réitérés avec trois sujets et la quatrième détaille les résultats obtenus. Une courte conclusion reprend les principaux éléments de la recherche et pose les jalons d’études futures.

L’éternel retour de la morale et du civique1

4C’est à cette question que s’efforce de répondre le chapitre 2 qui met en tension « la socialisation du citoyen » et « la formation de la personne ». Comme l’école devra « transmettre les valeurs de la République », est-il exagéré d’y discerner une trace inconsciente de la posture du missionnaire reprise aux collèges et séminaires catholiques ? Et ce d’autant plus qu’une référence au Surmoi rend assez vaine cette pétition de principe et qu’il ne s’agit pas de les imposer mais de les proposer en les rendant désirables. Plusieurs sorties de cette impasse résident dans le concret de l’action formatrice : développer le « vivre ensemble » et « former des élèves responsables et autonomes », ce qui peut s’envisager dans le cadre de la classe et de l’école. Mais la psychanalyse a établi que le Moi n’est pas maître chez lui et les deux mots sont à définir car le premier ne marque qu’une possibilité, la capacité de répondre de ses actes, et le second, grec d’origine, signale une compétence, celle de « faire sa loi », qu’il ne faut pas confondre avec l’indépendance, signe d’une déprise, alors que c’est bien une finalité de socialisation démocratique qui est visée. Tout cela s’entend sans la moindre illusion sur la toute-puissance qui peut se développer chez le sujet. D’où une synthèse assez pragmatique : « La finalité de l’EMC réside dans le fait que l’élève se construise une culture morale et civique pour vivre dans le monde démocratique qui est le nôtre » (p. 55).

5C’est alors qu’émerge la double nécessité d’une didactique de l’EMC et des pratiques pédagogiques qui permettent de la mettre en œuvre (chapitre 3). Ainsi posée, l’ambition affichée repose sur un allant de soi qui n’est pas encore tranché : du côté de la didactique se trouverait la science de l’enseignement et de tout ce qu’elle induit alors que la pédagogie, caractérisée par ses pratiques, serait en quelque sorte vassalisée. Il en va ainsi du débat argumenté mais le développement de cette « forme pédagogique » qui s’appuie sur les analyses de François Galichet et de Dominique Bucheton établit que cette distinction simplifie trop les choses alors que l’essentiel réside dans une socialisation où l’affirmation des divergences permet de faire société. Parmi les questions qui se posent en ce qui concerne la pratique enseignante, celle de l’évaluation est prioritaire, même si elle est plus traitée de manière incantatoire dans les programmes de 2015 ou 2018 et l’analyse des textes en souligne la confusion avec le contrôle. C’est donc à juste titre que sont avancées deux modalités permettant de valoriser les valeurs, l’auto- et la co-évaluation qui sont à rapprocher de la formation générale des enseignants (Étienne, 2016), même si, dans cette circonstance aussi, une rupture est à effectuer avec le « départ en formation » et les « modules » déconnectés de la réalité de la classe afin de développer un « savoir-y-faire » (Montagne, 2011) situé.

6Après ces prolégomènes, le chapitre 4 élabore une typologie de « la difficulté à enseigner l’EMC » qui s’intéresse d’abord à son contexte avec un programme très (ou trop ?) ambitieux en termes de références universitaires et d’exigences interdisciplinaires mais surtout dont le versant moral est de plus en plus remis en question par des enseignants moins enclins à s’engager politiquement. D’autres difficultés contextuelles sont liées à la prééminence de l’oral qui est « périlleux » selon Bruno Maurer (2001) et peu propice à une évaluation traditionnellement appuyée sur la trace écrite. La clarification des valeurs se situe sur le même plan pour des raisons pratiques car le recours à des situations de dilemme moral ne fait pas partie de la panoplie enseignante mais aussi, plus profondément, en raison de la neutralité liée au statut de la fonction publique. Enfin, le risque d’une perte d’autorité lié à la présence de partenaires invités n’est pas à négliger et il pourrait être aggravé par une dépolitisation des enseignants (Bongrand, 2016). Il faut ensuite faire l’inventaire de difficultés plus structurelles liées à la personne de l’enseignant qui se réfère parfois plus inconsciemment que consciemment à « [s]es valeurs et convictions morales personnelles [qui] n’entrent pas en congruence avec les valeurs promues par l’école » (p. 90). Ce qui donne lieu à l’étude fine d’une recherche de Chauvigné (2013) qui confirme cette prééminence du « s’autoriser » à organiser un exercice du métier permettant de garder sa place dans l’école ou l’établissement au lieu de se mettre dans l’embarras.

Le recours à la psychanalyse pour définir un cadre épistémologique

8Avoir établi la pertinence du recours à la psychanalyse pour les SEF ne suffit pas, encore faut-il en marquer l’opportunité dans l’analyse de l’activité des sujets. C’est l’objet du chapitre 2 et la notion d’épreuve est alors reprise à la sociologie de l’éducation (Barrère, 2002 ; Périer, 2014), voire aux moments vécus par tout débutant (Perez-Roux, 2016 b). La nécessité d’une rigueur fait adopter la proposition de Terrisse de « l’épreuve comme la scène originelle et centrale de la confrontation à un impossible à prévoir » (1994, p. 16). Confronté à cette imprévisibilité, l’enseignant développe un rapport à l’épreuve que crée la difficulté qu’il éprouve dans son enseignement et ce sera le point nodal de cette recherche centrée sur l’EMC mais qui pourrait être conduite sur toute autre activité éducative.

La clinique comme boussole méthodologique

9La nécessité impérieuse pour tout chercheur de justifier sa démarche dans un cadre correspondant à sa question de recherche est traitée dans cette partie, notamment ce chapitre 1, avec toute la rigueur nécessaire par Séverine Fix-Lemaire qui l’explicite en se fondant sur l’étymologie des mots mais aussi leur usage scientifique. Ainsi, est mise en évidence l’approche qualitative qui part du singulier pour viser par induction le général mais aussi son intérêt pour le compréhensif, au détriment du mécanique, du reproductible et prévisible. Elle justifie l’emploi du substantif démarche au détriment de celui de méthode trop extérieur et mécaniste (Étienne, Ragano et Talbot, 2019). Autre élément incontournable, l’implication de la personne en recherche qui ne peut pas ne pas livrer quelque chose de son intimité. Dès lors, autre transfert d’un mot repris à la médecine, la clinique (du grec klinein, se pencher sur le patient, au pied de son lit) devient une « ardente obligation » pour traiter la singularité de la situation. Et c’est de cette rencontre asymétrique que peut naître un accompagnement, un « savoir être » avec l’autre (Cifali, 1998), condition pour une co-construction du savoir dans une démarche heuristique dont l’objet est le sujet. Viennent ensuite toutes ses spécificités dans un cadre psychanalytique : attention flottante, transfert et contre-transfert, etc. Le tout dépend de cette certitude : « Le savoir est du côté du sujet : il s’agit de se laisser enseigner par le sujet » (p. 147).

10Le chapitre 2 présente le recueil de données avec cette particularité d’une population ayant assisté à un stage animé par la chercheuse. Un entretien collectif avec le groupe a permis de repérer trois personnes qui vont donner leur accord pour une série de quatre entretiens individuels : André, pseudonyme choisi, Sébastien « qui assume » et Romy, autre pseudonyme choisi mais qui a contraint à fusionner deux entretiens pour des raisons d’emploi du temps, ce qui donne un total de onze. L’entretien collectif est présenté comme un « préalable à la recherche » (p. 152) et l’acte manqué réussi a voulu que l’enregistrement prévu n’ait pas « fonctionné », ce qui confirme son statut pré-scientifique et sa fonction de sélection de sujets pour des entretiens qui sont définis comme « semi non directifs de recherche » dans la mesure où la chercheuse cherchait consciemment à concilier la non influence sur l’expression de l’autre et la poursuite de sa quête en terme d’épreuve exprimée par l’enseignant et/ou par ses propos.

11Le chapitre 3 détaille le traitement des données recueillies avec une « analyse [qui] repose sur l’interprétation des paroles de professeurs des écoles » (p. 167), ce qui semble marquer un saut méthodologique dans la mesure où l’analyse est classiquement distinguée (analuein, c’est décomposer, détisser, le travail nocturne de Pénélope) de l’interprétation qui va contraindre la personne en recherche à prendre le risque de « prêter à discussion entre membres » de la communauté scientifique, d’où la présence habituelle de cette ultime partie en SEF. Ainsi, quand Sébastien utilise 50 fois le mot autonomie, c’est le résultat de l’analyse mais la signification avancée par la chercheuse en lien avec le cadre ressort de l’interprétation. Le chapitre se termine par la distinction faite entre l’étude de cas bien trop polysémique et la construction de cas, choix de Séverine Fix-Lemaire mais aussi du groupe dans lequel elle travaille. Le but visé est de faire émerger un cas unique à partir des trois présentés. Les nécessités inhérentes à la démarche ont influencé tant la mise en œuvre des entretiens que leur présentation dans la dernière partie : utilisation de « l’histoire du sujet qui donne matière et fondement à la situation étudiée » (p. 176). Le chercheur est alors guidé par sa volonté d’intelligibilité de l’objet et non du sujet. La tentation de généralisation est tempérée par la recherche de redondance de ses acquis, élément classique en recherche qualitative et contrôlée par la présentation de l’objectivation produite aux sujets. Enfin, la méfiance du chercheur vis-à-vis de sa satisfaction personnelle doit le conduire vers un doute systématique. L’autrice en tire une « procédure de la construction du cas » (p. 180) cohérente avec ces exigences.

Les trois cas, présentations et discussion

13Romy enseigne depuis 19 ans, actuellement en classe de cours élémentaire première année (CE1) mais elle attend un poste de directrice car elle vient d’obtenir l’habilitation pour l’obtenir. Pour elle qui est mère de deux enfants, l’éducation revient aux parents et elle affirme se limiter à l’instruction civique. De famille catholique avec un père qui fustige ces « conneries » (p. 214), elle a épousé un juif pratiquant d’où un conflit de loyauté entre les deux, même si elle affirme se situer du côté de son père. Ce qui lui vaut le reproche conjugal de « prôner la tolérance et pratiquer l’intolérance » (p. 216). Pour Séverine Fix-Lemaître, il y aurait bien « une intolérance effective, mais non assumée » (p. 220). Et l’analyse se poursuit par l’hypothèse d’une désillusion qui s’explique par son renoncement contraint aux études de vétérinaire en raison de ses résultats en mathématiques. L’EMC doit servir à « ouvrir les yeux des élèves » (p. 225) mais cette ambition s’éloigne de tout ce qui est moral pour insister sur l’esprit critique des élèves et elle s’imagine bien en tant que directrice « embrigader un peu tout le monde » (p. 228) dans le même objectif de réflexivité. Cependant, en conformité avec sa répartition des responsabilités, elle souhaite « rester dans son rôle » (p. 229). Mais pour elle, tout cela est « compliqué » (p. 236) et son impatience à vouloir devenir directrice pour « embrigader un peu tout le monde » résonne un peu comme une fuite en avant.

14Sébastien (chapitre 3) présente un tout autre cas de figure, celui de la reconversion, ou deuxième carrière puisqu’il a travaillé dans l’industrie automobile allemande. Il a choisi « le luxe de devenir enseignant » (p. 239). Il trouve le temps d’avoir une activité d’agent immobilier et de s’occuper du conseil de son quartier. Il assume son prénom et son côté un peu obsessionnel. Que cachent ou révèlent ces mots forts ? Un besoin d’être cadré, affirme-t-il en même temps qu’il estime que son métier souffre d’une « absence de cadre » (p. 240). Cette quête d’un cadre qu’il a trouvé dans sa formation et ses collègues manifeste son appréhension par rapport au risque de la perte de contrôle. Le paradoxe est que cette recherche de cadre ne se double pas d’une volonté de maîtrise sur les autres mais bien d’une situation où il peut « improviser » (ibid.). S’ensuit une partie plus autobiographique que professionnelle dans laquelle il parle de son père parti quand il avait onze ans et qu’il n’a pas revu depuis, contraint qu’il a été et qu’il est encore de materner sa mère. Si l’autonomie revient 25 fois dans le premier entretien et 50 dans la totalité des quatre, c’est le néologisme « désautonomisation » qui est le plus marquant à partir de la page 245 et « le constat du manque d’autonomie d’une élève qui semble l’affecter le renverrait à sa propre histoire (p. 249), à sa mère et à son compagnon désautonomisés. Bien qu’il ne sache pas définir l’EMC, il s’y investit au point de dépasser les horaires, de faire un échange de service avec une collègue pour l’enseigner dans deux classes et pourtant « c’est clair que c’est embarrassant » (p. 250). Il est le seul des trois à évoquer une pratique en lien direct avec l’EMC : « le conseil d’élèves permet d’ailleurs de… de rendre plus concrets des concepts » (p. 257). Mais cette pratique remplit une fonction autre que pédagogique puisque « ça [lui] fait du bien » (p. 261) et lui procure « un "bénéfice de surcroît" (Lacan, 1966, p. 324) » (ibid.).

15Le chapitre 4 propose une discussion des cas ensemble pour aller vers le cas unique évoqué plus haut. Il semble alors évident que « [l]EMC oblige les sujets de cette thèse à faire des compromis, voire des compromissions » (p. 267). Par ailleurs, ils évoquent tous leurs père et mère incitant Séverine Fix-Lemaire à revenir sur le complexe d’Œdipe dont elle emprunte l’analyse à Freud puis à Lacan qui a défini les trois instances paternelles comme étant le Père réel, le géniteur, le Père symbolique, incarnation de la loi, et le Père imaginaire ou idéalisé. Et reprenant ses analyses, Séverine Fix-Lemaire démontre que ces trois professeurs des écoles reconvoquent « une ou plusieurs instances de la figure paternelle lacanienne » (p. 272) : Romy le Père symbolique et son interdit fondamental, Sébastien le Père symbolique au prix de la désautonomisation de sa mère et d’un jeu à éclaircir avec le Père réel, présent, bien qu’absent et André le Père imaginaire qui se voit en patriarche.

16La conclusion reprend et synthétise les analyses-interprétations tout en soulignant à nouveau l’omniprésence du désir dans la mesure où le sujet enseignant est alors dans une rencontre non seulement avec les élèves mais aussi avec lui-même. Ce qui amène Séverine Fix-Lemaire à revenir sur sa rencontre avec elle-même dans cette recherche menée en parallèle avec sa psychanalyse. Elle aussi a été « dé-rangée » (p. 278). Son travail analytique en a été « perturbé parfois, bouleversé souvent, enrichi toujours » (p. 279). Consciente des limites de cette recherche, elle envisage de « considérer le point de vue de l’élève sur l’embarras de l’enseignant » (p. 282).

17Ce travail doctoral écrit dans une langue accessible avec des notions et concepts toujours clairement définis nous fournit une triple sujet de réflexion : d’abord sur l’EMC dont les évolutions ne sont pas achevées avec des métamorphoses constantes aussi bien issues de l’histoire que de décisions politiques et structurelles, ensuite sur l’extension de cette approche quasi monographique à des cheminements personnels et professionnels d’enseignants bien trop rarement étudiés (voir, par exemple, Chaussecourte, 2015) et enfin sur une formation des enseignants qui prendrait en compte non seulement les savoirs à enseigner mais aussi l’acquisition des didactiques et pratiques pédagogiques ainsi qu’un accompagnement permettant d’assumer les responsabilités des métiers de la transmission (Cifali, 2020) et de faire face au risque d’enseigner (Blanchard-Laville, 2013).