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La formation des enseignant·e·s en prise avec les réformes : un rapport au travail (dés)ajusté pour les formateur·trice·s ?

Teacher training in the context of reforms: a (dis)adjusted relationship to work for trainers?
Thérèse Perez-Roux, Christine Françoise et Frédéric Torterat

Résumés

En France, la dernière réforme de la formation initiale des enseignants (2019), mise en œuvre à la rentrée 2021, ravive les tensions entre logiques de professionnalisation, d’universitarisation et de certification. L’article tente de comprendre les reconfigurations des conditions de travail et de formation générées par la réforme puis de saisir dans quelle mesure la dérégulation des exigences institutionnelles a pu créer, chez les formateur·trice·s, une fragilisation ou un renforcement des professionnalités. Une enquête par questionnaire a été réalisée au printemps 2022 auprès de formateur·trice·s en INSPE1 sur l’ensemble du territoire (N =725). Les résultats des analyses uni et bivariées révèlent un rapport au travail (dés)ajusté et une tension renforcée entre théorie et pratique, entre croyances ou valeurs des formateurs et logiques institutionnelles. Ils éclairent, selon le statut des formateur·trice·s, les stratégies d’appropriation pour (re)donner sens à l’action. 

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Texte intégral

Introduction

  • 2 Dans le texte infra, le terme de formateur concerne autant les hommes que les femmes. Il en est de (...)

1Les conditions de travail, les compétences et les savoirs délimitant les professionnalités des formateurs et les formatrices2 ont été, dans les domaines de l’éducation, impactés par une série de réformes (Wentzel et al., 2015 ; Thémines et Tavignot, 2018). Ces évolutions s’inscrivent dans un double processus d’universitarisation et de professionnalisation qui génère des tensions (Etienne et al., 2009 ; Lessard, 2017) et interroge le travail des formateurs (Perez-Roux, 2012 ; 2014 ; Lavielle-Gutnik et al., 2013 ; Bodergat et Buznic-Bourgeac, 2015 ; Perez-Roux et Françoise, 2024).

  • 3 Le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation constitue la deuxième (...)
  • 4 Institut national supérieur du professorat et de l’éducation

2En France, plus récemment, la loi n° 2019-791 du 26 juillet 2019 « Pour une école de la confiance » entérine une amorce de reprise en main de la formation des enseignants par le ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse, le pilotage du référentiel de formation étant désormais confié aux deux ministères de tutelle3. Ce référentiel a pour objectif d’uniformiser la formation au sein des différents INSPÉ4, via une ventilation, exprimée en pourcentages, des principaux enseignements au sein d’un volume horaire uniformisé de 800 heures annuelles dans les instituts. La mesure phare de cette loi consiste à déplacer les concours de recrutement à la fin du cursus de master (semestre 4). Elle a des conséquences sur le format et la nature des épreuves de concours, ainsi que sur le statut des formés durant les stages en M2 : alternants (stage en responsabilité à un tiers de l’obligation réglementaire de service annuelle) ou étudiants (huit à douze semaines de stage en tutorat).

  • 5 MEEF : Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation

3Durant l’année 2019-2020, les personnels enseignants et administratifs élaborent par conséquent de nouvelles maquettes de formation. Celles-ci proposent différents parcours de formation, selon le statut des formés : étudiants, alternants ou encore stagiaires (ceux qui ont obtenu un concours sans être inscrits au sein d’un master MEEF5). Une fois mise en œuvre, la réforme est opérationnalisée à la rentrée 2021. Dans ce contexte, une enquête par questionnaire (mars-avril 2022) a été proposée aux formateurs d’enseignants travaillant en INSPE.

  • 6 Cf. Article de Françoise et Perez-Roux (2024), pour un historique détaillé des réformes portant sur (...)

4Rappelons que les réformes successives6 relatives à la formation initiale des enseignants sont centrées depuis 1990 sur une double intention affichée de professionnalisation et d’universitarisation. Si la création des Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) en 1990, a débouché sur une « fausse ou semi-universitarisation » (en lien avec l’Université, mais sans délivrance de diplôme à ce stade), le projet dit de « masterisation » (2009) et la tendance d’universitarisation de la formation qui l’a accompagné ont été sources de tensions dans les IUFM (Butlen, 2014). En raison d’un nouveau déplacement des concours de la fin du M1 à la fin du M2, la dernière réforme (2019) requestionne le double objectif d’universitarisation et de professionnalisation. L’article a pour objet : a) de comprendre les reconfigurations des conditions de travail et de formation ; b) de saisir dans quelle mesure la dérégulation des exigences institutionnelles a pu créer une fragilisation ou un renforcement des professionnalités. Dans cette perspective, la section suivante présente le cadre théorique mobilisé. L’inflexion des logiques de professionnalisation à l’œuvre dans ce temps de transition institutionnelle liée à la réforme vient requestionner l’implication professionnelle des formateurs et leur rapport au travail, envisagé à partir des représentations professionnelles et des valeurs plus ou moins partagées.

Cadre théorique et problématique

Des logiques de professionnalisation réorganisées

5Le triple processus de professionnalisation formalisé par Bourdoncle (1991) prend en considération à la fois les enjeux socio-politiques, professionnels et de formation. Ce dernier enjeu vise la construction de la professionnalité, c’est-à-dire l’amélioration, par la formation, des capacités et des savoirs mis en œuvre dans la profession pour une plus grande efficacité.

  • 7 Bulletin officiel n° 30, 23 juillet 2015. Référentiel de compétences professionnelles du formateur  (...)

6La professionnalité peut également être attribuée/reconnue à un individu ou à un groupe, à travers la manifestation d’une expertise à la fois complexe et composite, encadrée par un système de références combinant savoirs, valeurs, normes et pratiques, sous-tendues par une déontologie professionnelle (Aballéa, 1992). Cette expertise et les références auxquelles elle renvoie concerne directement les formateurs d’enseignants en prise avec de nouvelles logiques impulsées par la réforme de 20197.

7En effet, si la professionnalisation est encore envisagée à partir de deux « logiques de réflexion par et pour l’action » qui ont prévalu dans la mise en place des IUFM, une troisième « logique de la réflexion et de l’action » (Wittorski, 2008) semble désormais fonder les discours institutionnels ; elle est liée à une formation alternée entre la transmission de savoirs théoriques en centre de formation et la production de compétences en stage. Ces évolutions dans les logiques de professionnalisation ont des conséquences sur la formation ; elles engagent des choix curriculaires importants, notamment dans certaines disciplines jugées moins fondamentales, et des recadrages concernant la recherche : dans la logique de l’employeur, celle-ci doit être orientée par et vers les pratiques et transférable dans les classes, pour soutenir la construction professionnelle des étudiants.

8Enfin, notons que, dans le cadre de la formation, la professionnalisation s’opère différemment selon la nature des savoirs en jeu (tacites, formalisés et/ou validés par la recherche, disciplinaires ou transversaux), selon le statut (formateur à temps plein ou en prolongement d’une activité principale), selon le degré d’autonomie laissé aux professionnels ou encore d’après les modalités, voire l’existence ou non d’une formation pour pouvoir exercer l’activité (Bourdoncle, 2000). Cet ensemble d’éléments joue un rôle important dans le positionnement des formateurs vis-à-vis de la réforme et dans la manière d’investir les nouvelles prescriptions institutionnelles.

Transitions institutionnelles et formes d’implication professionnelle

9Au cœur des enjeux de professionnalisation et d’universitarisation qui traversent et requestionnent la formation des enseignants depuis l’intégration effective des IUFM à l’université (2008), l’arrivée d’une nouvelle réforme, plus radicalement orientée vers une « professionnalisation-préparation à l’emploi » constitue une forme de transition socio-politique ayant des incidences plus ou moins fortes sur l’activité des formateurs. En ce sens, les formateurs expérimentés sont confrontés à des changements institutionnels, à des réorganisations curriculaires, et se trouvent engagés simultanément dans une transition professionnelle. Celle-ci est entendue ici comme « un espace/temps de passage inscrit au cœur d’un changement, assumé ou non, abouti ou non, [nécessitant] pour l’individu la mise en œuvre de stratégies d’adaptation [afin de] mieux gérer éléments de rupture et (re)construction de continuités » (Balleux et Perez-Roux, 2013, p. 102). Un tel processus fait écho à un ensemble de changements dans l’activité de formation (niveau micro), dans les organisations de travail qui doivent s’adapter (niveau meso). Par ailleurs, les transitions restent sous-tendues par des évolutions plus profondes (niveau macro), référées à des choix politiques, qui ont des effets sur (et peuvent transformer) le travail, à la fois dans sa conception, sa mise en œuvre et dans la manière dont ses aléas et ses ruptures s’inscrivent dans un parcours individuel (Torterat, 2011, 2019 ; Bordeau et Torterat, 2022).

10En fonction de l’expérience antérieure et des compétences déjà construites par les professionnels dans le secteur étudié, la transition peut être considérée comme un « espace-temps de perte », notamment lorsque les professionnels étaient/sont reconnus pour leur travail et impliqués dans leur organisation. Les travaux de Mias (1999) constituent une entrée pour comprendre ce qui se joue dans les moments de transition professionnelle. L’auteure appréhende l’implication professionnelle à partir du triptyque « sens-repères-contrôle » qui peut se trouver désajusté. En effet, le sens renvoie à la signification que l’on attribue à ses actions ; il relève de l’intentionnalité et donne une cohérence à l’ensemble des éléments d’une situation. Les repères ont une action constructive et équilibrante dans la mesure où ils vont permettre à la fois : a) d’orienter les conduites en fonction d’un passé commun et de valeurs partagées dans un groupe identifié ; b) de s’ouvrir à un espace de réflexion par des renégociations à l’échelle interindividuelle, collective et/ou organisationnelle ; c) d’engager des actions durables et profondes soumises à l’approbation et au soutien des autres. Enfin, le contrôle, dernier aspect du triptyque, correspond à la possibilité de se sentir responsable et libre de ses choix, ce qui suppose la construction par le sujet de repères fiables à partir desquels il peut s’orienter et orienter son action. Cet ensemble d’éléments mobilise des représentations professionnelles, des valeurs plus ou moins partagées et vient interroger le rapport au travail.

Entre représentations professionnelles et rapport au travail

11Les débats suscités par les périodes de changement, nécessitant des réappropriations individuelles et collectives, mettent en lumière des représentations, des positionnements et des controverses professionnelles. Les représentations correspondent à des formes de connaissances porteuses de valeurs (Jodelet, 1989) qui donnent sens à la pratique et légitiment une certaine « vision du monde ». Elles permettent aux individus de fonder, de justifier et de rationaliser leurs registres d’action. Les valeurs sont mobilisatrices, car elles déterminent ce à quoi chacun tient et « ce qui vaut la peine » de s’engager, y compris dans un mouvement de transformation qui redéfinit les contours du métier, de la formation des futurs professionnels et plus largement du travail (Perez-Roux et Avenel, 2020). Pour Piaser (2013) les représentations professionnelles portent sur des objets appartenant à une profession particulière et sont partagées par tout ou partie des membres de cette profession. Elles participent à la construction, à la fois singulière et collective, d’un « rapport au travail ».

12Dubar (2010) définit cette notion à travers le monde vécu du travail et l’espace d’identification qu’il permet, en insistant sur le sens que les individus peuvent construire (ou non) dans l’univers professionnel : « J’appelle “sens du travail” la composante des identités professionnelles qui concerne le rapport à la situation de travail, à la fois l’activité et les relations de travail, l’engagement de soi dans l’activité et la reconnaissance de soi par les partenaires » (p. 104). Cette perspective se centre davantage sur la question des collectifs, des coalitions, des conflits et sur la capacité des acteurs à opérer des transactions pour gérer ressources et contraintes dans l’univers du travail.

13D’un point de vue plus singulier, nous prenons appui sur la notion de « rapport au savoir » développée par Charlot (1997). Avec prudence, nous avançons que le rapport au travail inclut des représentations, envisagées comme des systèmes de relation, d’interprétation, ancrées dans un réseau de significations (par exemple la représentation des tâches valorisées, dénigrées, exposées ; la représentation des patrons, des collègues, des usagers ; le sens attribué aux référentiels etc.). Ce panel d’éléments liés au métier (représentations, activités, rapport à soi, à l’autre, au monde) contribue à la construction de l’identité professionnelle.

14L’entrée par les représentations permet également de mettre en lumière l’idéal du métier pour des professionnels confrontés à la réalité des pratiques de formation en période de réforme. Un tel enjeu témoigne de la complexité de ce qui peut se jouer dans une période où se combinent des dynamiques d’appropriation de la réforme relativement contrastées, tant à l’échelle des individus que des collectifs et des organisations.

15La présente contribution tente en l’occurrence de comprendre les modes de réception et d’appropriation de la réforme par les formateurs, en considérant ce qui vient déstabiliser les représentations et le rapport au travail. Sans perdre de vue ce qui participe d’un positionnement critique, elle s’intéresse aux ressources mobilisées par ces derniers pour maintenir/transformer leur activité et aux tensions générées par la reconfiguration de la formation des enseignants.

16La section suivante indique la manière dont nous avons procédé pour conduire cette recherche.

Méthodologie

17Sur le plan méthodologique, une enquête par questionnaire a été réalisée avec le logiciel Sphinx on line auprès des formateurs INSPÉ (n =725) au printemps 2022. Les données sociodémographiques des répondants ont fait l’objet de vingt questions portant sur leur parcours universitaire et professionnel, leur statut, leur contexte d’exercice et leurs perspectives de carrière (deux questions fermées à choix unique et dix-huit questions à choix multiple ordonné : QCMO).

18Vingt-trois questions touchent au rapport au métier de formateur (compétences, qualités, types de difficultés rencontrées, priorités, besoins de formation, points forts et points de tension liées à leur activité, le profil des étudiants et leurs besoins de formation, etc.), aux savoirs et à la professionnalisation (articulation théorie-pratique, ressources, etc.) ainsi qu’à la dernière réforme en application (degré de satisfaction/positionnement, changements et évolution de la formation initiale des enseignants, degré d’adhésion aux nouveaux dispositifs ou nouvelles mesures). Elles comprennent trois questions fermées, trois questions utilisant une échelle, dont l’échelle de Likert à cinq niveaux (16 énoncés) et trois questions ouvertes, non mobilisées dans cet article. Les questions à choix multiple ordonné (QCMO) ont été privilégiées sur la base de la revue de littérature et du questionnaire administré en 2011, suite à la réforme de la masterisation (Perez-Roux, 2012) : onze QCMO composées de neuf à dix-huit modalités de réponses possibles (trois réponses hiérarchisées ou deux réponses possibles).

19Les données issues du questionnaire ont fait l’objet de tris croisés. Nous avons retenu les croisements de modalités considérés comme significatifs (p<0,05) ou très significatifs (p<0,01) à partir du test Khi2 : variables genre, statut, ancienneté, secteur(s) d’intervention.

20Le tableau ci-dessous présente les principales caractéristiques des répondants : genre, âge, ancienneté dans le métier de formateur, statut, temps de service, services et secteurs d’intervention.

21Les 725 répondants sont majoritairement des femmes et un peu plus de la moitié d’entre eux a plus de 49 ans. Au niveau des statuts, près de 51 % sont des formateurs issus de l’enseignement secondaire, 18 % de l’enseignement primaire et 28 % sont des universitaires. Enfin, trois quarts des répondants sont formateurs à plein temps. À cela s’ajoute le fait que 81,5 % des formateurs mobilisés sur cette enquête sont titulaires de leur poste en INSPÉ (université), 11 % sont des enseignants détachés de l’Éducation nationale et sont mis à la disposition des INSPÉ.

22Notons qu’au niveau du territoire national, sur les 32 INSPÉ, seuls 3 n’ont pas répondu. L’ensemble des réponses se distribue de la façon suivante : 8 INSPÉ obtiennent un score de 6,5 à 5,2 % (par ordre décroissant : Montpellier, Aix-Marseille, Versailles, Rennes, La Réunion, Paris, Créteil, Lyon) ; 6 INSPÉ se situent en dessous de 5 % (par ordre décroissant : Orléans-Tours, Nantes, Clermont-Ferrand, Bordeaux, Amiens, Caen). Les autres obtiennent un score distribué de 3,7 à 1 %.

  • 8 Les entretiens sont l’occasion de mettre en lumière les continuités, les désajustements voire les r (...)

23Enfin, dans les 725 répondants, 254 ont accepté un entretien complémentaire. Des entretiens semi-directifs (n =26 à ce jour) permettent d’approfondir les premiers résultats8. La section suivante a pour objectif de présenter les résultats issus du questionnaire.

Résultats

Être formateur en INSPE aujourd’hui : entre représentations et réalité des contextes de formation

Parcours universitaires et professionnels des formateurs INSPÉ

24Les premiers éléments du parcours professionnel concernent le dernier diplôme universitaire, le cursus post-bac, le dernier concours ou dernière certification professionnelle, l’expérience d’enseignement et les types de responsabilité des répondants.

25Les trois quarts des formateurs interrogés possèdent un diplôme égal ou supérieur à un master (ou équivalent), ce qui n’était pas le cas au moment de la masterisation (2011) où nombre d’entre eux possédaient un diplôme professionnel et un niveau licence. Ils relèvent pour la plupart des filières lettres, arts, langues, sciences et sciences humaines (78,5 %). De plus, un tiers d’entre eux sont détenteurs d’une certification professionnelle en plus d’un concours d’enseignants. En lien avec l’âge, l’expérience d’enseignement des formateurs est un élément caractéristique de ce groupe. Une grande majorité (70 %) a plus de 15 ans d’expérience d’enseignement et seuls 9 formateurs déclarent n’avoir jamais enseigné dans le primaire ou le secondaire. Certains des répondants, en fonction de leur ancienneté dans le métier de formateur (variable non clairement identifiée), ont donc connu un ensemble de réformes.

26En dehors des missions liées à l’enseignement, la grande majorité des répondants (76 %) remplit des missions relatives à l’accompagnement (encadrement de mémoire, visite de classe). Si ces dernières font partie intégrante du métier, elles sont souvent doublées de responsabilités liées à la coordination ou la responsabilité de parcours, notamment pour ceux qui interviennent sur les différents parcours du master (p<0,01). Les enseignants-chercheurs sont également particulièrement sollicités au sein de l’institution ou de leur laboratoire de recherche (p<0,01). Ces différentes responsabilités alourdissent considérablement la charge de travail des formateurs en INSPÉ.

27Au-delà de la diversité de leurs parcours, les formateurs interrogés s’accordent sur quelques traits saillants de leurs fonctions, en dépit évidemment d’avis disparates sur les tendances managériales à l’œuvre.

Des représentations sur les compétences de formateur

28Une question tentait d’approcher le registre de compétences valorisé par les formateurs : « Pour vous, un formateur d’enseignant compétent doit-il prioritairement ? » (Q20, 3 réponses possibles sur 18 modalités proposées). Cette question avait pour but de repérer les représentations dominantes des formateurs sur les compétences indispensables pour bien assurer leur mission.

  • 9 Les éléments indiqués correspondent aux tris croisés pour lesquels le Khi2 est très significatif (p (...)

29En première position, « Maîtriser et transmettre des savoirs théoriques jugés utiles pour un professionnel » constitue une compétence majeure pour les enseignants-chercheurs et mineure pour les formateurs issus du premier degré (test du Khi2 très significatif9). Elle est associée à deux autres propositions : « Réfléchir sur ses pratiques et analyser leurs effets » et « Susciter le plaisir de se former et de se professionnaliser ». Les trois modalités suivantes renvoient, plus directement ou indirectement, à l’accompagnement dont « Accompagner la construction professionnelle de l’étudiant (soi dans le métier) », qui revêt une importance particulière pour les formatrices. Si les formateurs semblent concernés par ce qui pourrait faciliter une socialisation professionnelle : « Permettre d’accéder à des valeurs et à une culture professionnelle », le score obtenu sur la modalité « Donner des repères à l’étudiant.e sur le métier » reste faible.

30Sur le plan des stratégies de formation permettant de répondre à la diversité des publics se formant « Mobiliser des compétences pédagogiques » et « Veiller à différencier son enseignement pour que chaque étudiant puisse progresser » n’apparaissent pas comme prioritaires pour les formateurs ayant répondu à l’enquête. Ces compétences, relativement minorées tandis que les publics en formation ne sont pas homogènes, ouvrent au moins trois pistes de réflexion : soit les formateurs partent du principe que les formés, quel que soit leur cursus antérieur, ont peu ou prou les mêmes besoins de formation ; soit les socialisations et les compétences construites par les formateurs ne leur permettent pas d’investir ces registres, dont le rejet participerait alors d’une forme de rationalisation ; soit les énoncés renvoient davantage à des logiques scolaires estimées peu pertinentes face à de jeunes adultes ou à des personnes en reconversion.

31L’inscription dans des dynamiques collectives semble également peu valorisée à travers le score obtenu pour la modalité « S’engager dans des projets collectifs (disciplinaires, interdisciplinaires) » alors que les qualités attendues du formateur intégraient le fait que ce dernier soit « Coopératif (travail avec d’autres collègues) » (35 %). Au-delà de ce qui pourrait ressembler à un désintérêt, la difficulté voire l’impossibilité à dégager du temps pour ce type de travail reste un élément à approfondir, notamment dans l’analyse des questions ouvertes.

32Notons également que la perspective de « S’adapter au contexte quitte à revoir les exigences de l’institution ou les prescriptions nationales » obtient seulement 4 % de réponses, ce qui interroge les marges de manœuvre des formateurs, leur positionnement idéologique, culturel et disciplinaire, ainsi que leur rapport à la réforme développé plus avant. Enfin, un dernier groupe d’énoncés (score égal ou inférieur à 1 %) se situe très loin des représentations sur les compétences attendues d’un formateur.

33Les écarts plus ou moins importants entre prescriptions institutionnelles et idéal du métier de formateur sont renforcés par les attentes des étudiants. L’ensemble (ré)interroge le rapport au métier et, plus largement, le sens du travail.

Rapport au métier de formateur et sens du travail

Des formateurs entre attentes des étudiants et logiques de professionnalisation

34L’enquête invitait les formateurs à « caractériser les étudiants/stagiaires/alternants d’aujourd’hui » (Q22, 3 réponses possibles sur 12 modalités proposées)

  • 10 Cet énoncé est significativement moins vrai pour les formateurs intervenant sur les parcours second (...)

35Les formateurs indiquent que ces étudiants sont avant tout « Désireux de cours pratiques et d’outils ‘clés en main’«  et « Demandeurs d’un accompagnement pédagogique ». Ils perçoivent également les étudiants comme « En difficulté pour faire des liens entre les cours suivis à l’université et la pratique dans les classes »10 et « Mobilisés sur la pratique pédagogique et investis dans les stages ». Par ailleurs, les formateurs (p<0,01) plus que les formatrices estiment que les formés restent « Focalisés sur le concours de recrutement » qui a lieu désormais en fin de master.

36Ces éléments donnent à comprendre les attentes supposées des étudiants, relativement décalées par rapport aux priorités que se donnent les formateurs. En effet, si les étudiants sont jugés « Inquiets par rapport à l’avenir », ils sont également perçus comme « Plutôt ‘consommateurs’ et peu impliqués dans les apprentissages attendus » et « Critiques envers la formation reçue ». À ce titre, les réponses à deux modalités indiquent que ces derniers restent faiblement « Intéressés par les cours théoriques » ou « par la recherche ». Ces éléments mettent en relief un écart avec les propositions du curriculum de formation, notamment les 55 % de volume horaire consacrés aux savoirs fondamentaux pour l’enseignement primaire et les 15 % attribués à la recherche pour les deux niveaux d’enseignement. Ces distorsions, déjà repérées dans des travaux antérieurs (Perez-Roux, 2016 ; Thémines et Tavignot, 2019) semblent se renforcer dans le cadre de la réforme, excepté sans doute pour les formateurs « experts de la pratique », intervenant à temps partagé et recrutés par l’employeur dans une logique de préparation à l’emploi. Notons enfin que les étudiants « Très investis dans les études (motivation) » obtiennent un score assez faible (10 % des réponses).

37Pris dans cette réalité, les formateurs sont invités à mentionner « Quels contenus/apports de la formation [vous] semblent être les plus utiles aux étudiants en formation initiale ? » (Q. 38, 3 réponses possibles sur 9 modalités). La modalité largement en tête concerne les « Didactiques disciplinaires », considérées comme essentielles pour 67 % des répondants. Les trois modalités suivantes obtiennent des scores proches et semblent constituer, avec les apports en didactique, le cœur d’une formation nécessitant une articulation théorie-pratique : si les « Stages » (55 %) sont jugés importants pour se professionnaliser, « L’analyse de pratiques professionnelles - études de cas » (54 %) permet de revenir sur l’action dans une démarche réflexive collective. La modalité « Pédagogie (relation pédagogique, rapport au savoir, différenciation… » obtient un score de 53 %, avec une différence très significative (p<0,01) entre formateurs issus du premier degré qui la jugent très utile, ce qui n’est pas le cas des enseignants-chercheurs.

38Les autres propositions se situent à un niveau nettement inférieur, ce qui peut s’expliquer par la notion d’« utilité » mise en avant dans l’énoncé de la question : « Apports des sciences humaines et sociales (psychologie de l’enfant/de l’adolescent, sociologie de l’éducation, etc.) (21 %), « Formation à et par la recherche-initiation à la recherche » (18 %), « Enseignements transversaux (valeurs de la République, égalité filles-garçons, pédagogie inclusive, pédagogie de projet, TICE, etc.) » (11 %). Enfin, on constate que « L’analyse des contextes d’exercice (établissement, publics accueillis, plurilinguisme, éducation prioritaire, etc.) » reste relativement loin des préoccupations ou des urgences de la formation initiale.

  • 11 Un article portant sur les écarts de perception de la formation entre formateurs et étudiants sur u (...)

39Ces derniers éléments peuvent mettre certains formateurs en porte à faux vis-à-vis des attentes jugées utilitaristes des étudiants11, selon les contenus qu’ils sont censés développer/réorganiser/réduire dans le curriculum de formation.

Une (ré)appropriation de la mission de formateur ?

40Les formateurs mettent en avant des priorités, repérables à partir de : « ce qui semble essentiel dans votre fonction ? » (Q26, 3 réponses possibles sur 17 modalités proposées).

41Dans les réponses, trois items se dégagent : « Adosser votre enseignement sur les apports de la recherche en éducation ou disciplinaire », préoccupation première pour les enseignants-chercheurs, « Préparer au « métier réel » d’enseignant » notamment pour les formateurs issus de l’enseignement secondaire et « Mettre en œuvre des dispositifs innovants en termes d’articulation théorie-pratique » plus spécifiquement pour les formatrices (p<0,01). « Dispenser un savoir professionnel » arrive en quatrième position, mais constitue une priorité pour les formateurs issus de l’enseignement primaire. La nécessité de « Préparer efficacement les épreuves du concours », notamment pour les formateurs qui interviennent au sein des parcours du second degré (p<0,01), vient faire écho, comme nous l’avons vu précédemment, à une demande des étudiants « Focalisés sur le concours de recrutement » (33 %).

42Un autre groupe de réponses relève davantage de ce qui viendrait soutenir le développement professionnel des formateurs (travail collaboratif, formation de formateurs, réflexion sur son activité de formateur et engagement dans la recherche). Les autres énoncés obtiennent des scores relativement faibles (entre 3 et 8 %) et indiquent un relatif désintérêt pour ces aspects. 

43Si cette section met en relief des éléments d’appropriation de la réforme, on repère également une manière de se positionner par rapport aux trois logiques : professionnalisation, recherche et certification.

44Au-delà des représentations professionnelles et des valeurs exprimées, certains formateurs voient leur mission reconfigurée. Une question explorait le « degré de satisfaction dans [votre] activité aujourd’hui, en contexte de réforme » (Q 23). Les réponses se répartissent d’un côté entre très satisfaits (1 %) et satisfaits (13 %), de l’autre entre insatisfaits (27 %) et très insatisfaits (18 %), 41 % se disant moyennement satisfaits. Toutefois, les analyses croisées indiquent que les formateurs peu expérimentés sont significativement très satisfaits (p<0,01) quand les formateurs très expérimentés se disent très insatisfaits (p<0,05). Ceci montre dans quelle mesure l’expérience de formation antérieure donne une approche différente des effets de la réforme. De plus, les enseignants-chercheurs expriment massivement une très grande insatisfaction (p<0,01). Précisément, celle-ci est-elle en lien avec les évolutions institutionnelles ?

Rapport aux évolutions institutionnelles

Un rapport à la réforme critique et contrasté

45Une question permettait de faire un point sur la réception de la réforme, quelques mois après sa mise en place : « Comment vous positionnez-vous par rapport à la nouvelle réforme de la formation des enseignants ? » (Q41, 4 modalités, 1 réponse possible). Les formateurs se positionnent en majorité soit « contre » (28 %), soit « plutôt contre » (44 %). 27 % se déclarent « plutôt pour » et 4 formateurs résolument « pour » (1 %). Les formateurs très expérimentés sont davantage « contre » cette réforme (p<0,05), tout comme les enseignants-chercheurs (p<0,01). De leur côté les formateurs peu expérimentés et ceux issus du premier degré se situent massivement « plutôt pour » (p<0,01). Les formateurs qui interviennent sur le parcours premier degré sont quant à eux « plutôt contre » (p<0,05) ou « contre » (p<0,01).

  • 12 Les réponses à l’ensemble de ces critères sont analysées dans l’article de Françoise et Perez-Roux (...)

46Cependant face à un ensemble de 16 modalités, construites en tant que critères à partir des dispositifs et ou mesures relevant de la réforme (Q 42, échelle de Lickert à cinq items, de tout à fait d’accord à pas du tout d’accord), on constate des différences importantes. Onze critères obtiennent un degré d’adhésion positif (d’accord ou tout à fait d’accord)12.

47Ainsi, c’est « Le positionnement du concours en fin de M2 » qui obtient le plus vif désaccord (avec un total de 64,5 % des réponses résolument contre et manifestant un désaccord). Deux autres critères sont vivement mis en cause : “Un statut d’étudiant au lieu du double statut d’étudiant et de fonctionnaire stagiaire” (59 % des réponses), ainsi que « La réalisation, au cours de la formation des futurs professeurs, d’un tiers-temps d’enseignement, d’un mémoire de recherche et la préparation d’un concours » (60 % des réponses). Enfin, le critère « 1er degré : 20 % du temps consacré à la polyvalence (autres aspects disciplinaires), à la pédagogie générale et à la gestion de classe » (43 % des réponses) est un peu moins remis en cause. Le score obtenu reste sans doute lié au profil des formateurs et aux enseignements qu’ils dispensent. En effet, si les formateurs de Français et de Mathématiques ont un volume d’heures relativement conséquent, les 43 % de réponses critiques peuvent concerner les autres disciplines qui doivent se partager 20 % du volume horaire, non seulement entre elles (ce qui laisse aux formateurs peu de temps pour aborder/expérimenter les repères didactiques et pédagogiques nécessaires pour enseigner cette discipline) mais aussi avec les contenus relevant de la gestion de classe, qui constitue pour les enseignants débutants un problème prioritaire (cf. Cadière et Chaliès, 2018).

48De façon plus générale, les évolutions repérées semblent désorganiser la formation. Les incidences sur l’activité sont appréhendées à travers la question proposant aux formateurs de spécifier : « Qu’est-ce qui, selon vous, a changé ces dernières années ? » (Q 40, 3 réponses possibles sur 8 modalités proposées).

49Si les enquêtés mettent largement en avant « Les contraintes institutionnelles en termes de contenus, horaires… » et dans une moindre mesure les « Objectifs poursuivis en termes de formation des enseignants », le référentiel de formation n’y est sans doute pas étranger.

50La perception des « Caractéristiques des étudiants » semble également avoir évolué, certaines d’entre elles ont été décrites plus haut. Notons que 6 % des réponses indiquent qu’il n’y a « pas de réel changement ».

51Ainsi les formateurs sont particulièrement opposés à l’agenda qui positionne le concours en fin de Master, ce qui a des incidences fortes sur la professionnalisation des étudiants. Ils mettent en avant un ensemble de contraintes et des orientations difficiles à tenir, tant pour les étudiants que pour eux-mêmes.

Des difficultés ressenties aux besoins en formation

52A la question « Rencontrez-vous des difficultés dans la formation des enseignants ? » (Q.24), 81 % des participants, quel que soit leur statut (formateurs issus du 1er ou du 2nd degré et enseignants-chercheurs), répondent par l’affirmative. Invités à préciser le type de difficultés (Q.25, 3 réponses possibles sur 9 modalités), ils mettent en avant des éléments qui font écho à la mise en place de la réforme.

53Ainsi, les difficultés les plus récurrentes sont, d’abord d’ordre extrinsèque, liées aux conditions de travail, à la fragmentation des interventions, à la pluralité des objectifs (particulièrement chez les formateurs issus du 2nd degré (p<0,01)) ou encore à l’évaluation.

54Les difficultés plus intrinsèques, concernant l’action (pédagogique et didactique) des formateurs auprès des étudiants obtiennent des scores nettement inférieurs. Enfin les difficultés liées au statut et aux interactions avec les différents acteurs de la formation mettent en lumière de possibles tensions au sein de l’INSPÉ et avec les partenaires extérieurs.

55Par rapport à ces difficultés, une question (Q27) portait sur d’éventuels besoins en formation. Si les enseignants-chercheurs sont plus enclins à indiquer ne pas avoir besoin de formation, les formateurs issus du premier ou du second degré sont davantage en demande (p<0,01). Les 86 % des enquêtés, dont plus particulièrement les formateurs peu expérimentés (p<0,01), ayant répondu positivement, ont été invités à spécifier les types de besoins (Q28, 2 réponses possibles sur 12 modalités). La modalité la plus mentionnée concerne « La formation à l’analyse des pratiques professionnelles » (24 %). Sans doute en lien avec les évolutions inhérentes à la pandémie de la COVID.19, « La formation à l’enseignement dans des environnements virtuels et hybrides » obtient un score de 18 % et « La formation aux nouvelles technologies de l’information et de la communication » 14 %. De façon plus transversale également, 17 % des enquêtés expriment des besoins de formation « en matière d’équité et d’inclusion ».

56Par ailleurs, les formations relevant de l’ingénierie pédagogique ne semblent pas constituer une réelle priorité. En effet, les modalités concernant la formation « aux méthodes d’enseignement : concevoir et mettre en œuvre un cours visant la mise en activité des étudiants » (12 %) plus demandée par les formateurs issus du premier degré (p<0,05), « pédagogique : outils, dispositifs, travail de groupe, etc. » (8 %) « à l’évaluation : savoirs/compétences, sommative/formative, etc » (9 %), voire « aux contenus disciplinaires » (6 %) obtiennent un score relativement faible. 

57Enfin, dans une visée de professionnalisation, une « Formation au tutorat et à l’accompagnement des étudiant.e.s en stage » est souhaitée dans 11 % des réponses.

58Les formations « à la méthodologie de recherche » (12 %) ou « à la recherche » (9 %) particulièrement plébiscitées par les formateurs issus du second degré (p<0,01) donnent une indication sur la manière dont les formateurs investissent ou se projettent dans ce secteur.

Discussion conclusive

Un rapport au travail des formateurs bousculé par les réformes 

59Les réformes, en éducation comme en formation, s’inscrivent dans des contextes socio-politiques et des conjonctures institutionnelles qui influencent en tout ou partie, simultanément ou non, le quotidien des usagers, les conditions de travail des intervenants, mais également les rapports qu’entretiennent l’ensemble des acteurs concernés à la commande qui leur est faite.

60L’approche longitudinale (2007-2015) des réformes de la formation des enseignants réalisée par Thémines et Tavignot (2019) montre dans quelle mesure les changements perturbent les représentations des formateurs vis-à-vis de leur mission. Deux raisons sont avancées : la multiplicité des prescriptions et la montée en puissance de la pression évaluative ; la mise en concurrence des logiques de réussite du concours, d’universitarisation (obtention d’un master nécessaire pour enseigner) et de professionnalisation-préparation à l’emploi.

61Dans leur étude sur les répercussions des réformes éducationnelles imposées dans les années 2000 dans l’État australien de Victoria, lesquelles présentent d’ailleurs d’évidentes similitudes avec celles survenues en France de 2010 à 2019, Blackmore et Thorpe (2003) rappellent dans quelles proportions, tout à fait significatives, les logiques gestionnaires ont eu des incidences sur les discours relatifs à la profession, les représentations des personnels (permanents et non permanents), mais aussi leur implication dans les cursus, y compris sur les sujets controversés. Les conclusions des auteurs sont sans appel sur les désajustements provoqués par un morcellement des professionnalités, une dispersion des initiatives et celle des effectifs.

62La réforme de 2019, en France, a eu pour principaux effets, selon le premier volet de notre enquête, d’accroître les tensions tant sur la vie étudiante que sur les conditions d’exercice des formateurs (Françoise et Perez-Roux, 2024).

63En effet, le triple objectif du M2 visant à concilier les stages (éventuels), la préparation au(x) concours et la rédaction d’un mémoire de niveau master, autant que possible, confrontent les formateurs à un dilemme : comment maintenir certains apprentissages tout en tenant compte des attentes d’un public qui fait face aux urgences, à des temps de travail alourdis et aux besoins particuliers des élèves ? L’écart entre ce qui est affiché sur le plan des compétences et ces récentes nécessités ne semble certes pas inciter les formateurs à différencier leurs enseignements (seulement 6 % d’entre eux déclarent s’y employer). On repère un accroissement des dissensions déjà documentées lors des réformes de 2010-2013 (Perez-Roux, 2012, 2014), perçues alors comme l’opportunité d’éviter une perception conformisante et étriquée du métier. Ce mouvement conduit à un affaissement de l’individualisation et de la part d’initiative des équipes, sur les versants spécifiques comme transversaux de la formation.

64Il conduit également à un désajustement du triptyque « sens-repères-contrôle » (Mias, 1999) qui organise l’implication professionnelle des formateurs. En effet, dans la mesure où les choix portés par les réformes successives produisent des effets jugés inadéquats ou contre-productifs dans la formation des enseignants, une partie des formateurs ne s’y retrouve pas : les évolutions conduisent ainsi à une remise en cause du sens du travail, combinée à la perte de certains repères. Par ailleurs, suite aux remaniements curriculaires, aux réorientations vers des aspects jugés essentiels, les anciens repères peuvent être bousculés, sans que des négociations collectives ou des ajustements individuels n’aient été prévus, voire même anticipés. La mise en place de la réforme peut, là encore, déstabiliser les individus et leur donner le sentiment qu’ils sont davantage « agis » par le système qu’acteurs de ces évolutions.

Une tension renforcée entre « théorie » et « pratique »

65À cet égard, la primauté laissée à une certaine « expérience » de la profession est à première vue confortée par le fait qu’un tiers de cette formation initiale est assuré par des enseignants exerçant en parallèle dans le premier ou le second degré, avec comme discours sous-jacent l’hypothèse d’une compréhension plus efficace des missions d’enseignement et d’éducation, désormais plus transmissive et rapportée à des témoignages du « terrain ».

66Comme on s’en doute, l’enquête confirme une fragilisation des liens qui s’établissent entre l’accès aux terrains, avec les éléments d’empirie et de contextualisation qu’il permet, et une mise à profit des constats opérés avec l’appui des apports de la recherche (cf. Torterat, 2012). Compte tenu des conditions de travail des formateurs, qu’il s’agisse par exemple de service partagé ou d’interventions dans des offres multiples, cette double compétence se heurte aux quotidiens des uns et des autres, à la reconnaissance institutionnelle de leur autodidaxie, ainsi qu’à la diversité des statuts.

67La question se pose de savoir dans quelle mesure cette nouvelle configuration remet en cause le consensus de la réforme de 2013 entre universitarisation et professionnalisation, consensus de ce fait relativement empêché six ans plus tard, par « manque de temps », et du fait des « contraintes » générées tant par le calendrier des épreuves des concours, que par une contractualisation variable des étudiants.

68Une telle logique gestionnaire, peu assumée par la décision politique mais insidieuse et désormais établie, s’assortit par conséquent d’une tension entre « théorie » et « pratique », ou plus exactement entre le « tout concret » des « bonnes pratiques » et la possibilité de s’en abstraire, dans une réciprocité dont on se souvient qu’elle a été l’une des premières orientations de la création des IUFM. Qui plus est, l’enquête confirme parallèlement non pas seulement une subsidiarisation des apports de la recherche, mais aussi un affaissement de l’assiduité des analyses de pratiques, dorénavant moins orientées par les exigences du terrain ou par les domaines de préoccupation des étudiants, que par les attendus d’un concours, lui-même garant d’une hypothétique employabilité.

Faire face aux évolutions et trouver des stratégies d’appropriation 

69Plus encore que ces récentes réalités de la formation, ce vers quoi conduit la série de réformes depuis 2010 paraît susciter une forme de résignation vis-à-vis d’orientations managériales ; celles-ci contribuent progressivement à confronter les ÉSPÉ, puis les INSPÉ, à des configurations profondément désorganisatrices et déprofessionnalisantes, au profit d’une logique d’employabilité et de certification préalable, confisquant par là-même au master ses enjeux proprement universitaires. Les réponses des enquêtés vont dans le sens de cet état de fait en concédant une faible mobilisation pour infléchir les politiques publiques. Notons que l’éventualité de « revoir les exigences de l’institution ou les prescriptions nationales » obtient seulement 4 % de réponses, tandis que celle consistant à « Se mobiliser syndicalement pour tenter d’infléchir les décisions politiques » ne dépasse pas 7 %.

70Les entretiens réalisés à la suite de cette enquête par questionnaire montrent des ajustements et des stratégies d’adaptation chez les formateurs. Le renouvellement des effectifs, notamment le recrutement de formateurs à temps partagé, joue un rôle important. Les équipes pluridisciplinaires se partagent les enseignements et de nombreux formateurs qui conservent une partie de leur service d’enseignement, paraissent s’approprier cette nouvelle configuration de la formation dans laquelle leur expertise de terrain est valorisée. Chez les enseignants chercheurs, des stratégies de contournement permettent de tenir ensemble, dans la mesure du possible, logiques de professionnalisation et dynamiques de recherche. En effet, depuis 2013, le déploiement de l’offre master (mention 4) crée de nouvelles opportunités ; en s’investissant dans ces masters moins orientés vers l’enseignement, certains formateurs peuvent maintenir des enjeux propres à l’universitarisation et sortir d’une professionnalisation jugée étriquée et conformisante pour former au métier d’enseignant.

71Il ne nous appartient pas ici de livrer des pronostics ou de nous prononcer sur ce que la série de réformes et ses suites prévisibles préfigurent pour les modalités de professionnalisation, ainsi que pour le devenir des INSPÉ, de leurs équipes plurielles et de leur implication dans la recherche en formation initiale des enseignants. Outre la nécessaire mise en discussion de ses résultats, la présente enquête s’en tient à quelques constats qu’il convient de confronter à d’autres études, quantitatives comme qualitatives, sur le vécu de ce mouvement réformateur non dépourvu d’équivoques.

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Notes

1 Institut National Supérieur du Professorat et de l’Education.

2 Dans le texte infra, le terme de formateur concerne autant les hommes que les femmes. Il en est de même pour les étudiant.e.s qui seront regroupé.e.s sous la dénomination générique d’étudiant(s), excepté dans les références au questionnaire, construit en intégrant une écriture épicène.

3 Le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation constitue la deuxième tutelle.

4 Institut national supérieur du professorat et de l’éducation

5 MEEF : Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation

6 Cf. Article de Françoise et Perez-Roux (2024), pour un historique détaillé des réformes portant sur la formation initiale des enseignants.

7 Bulletin officiel n° 30, 23 juillet 2015. Référentiel de compétences professionnelles du formateur : https://eduscol.education.fr/document/18352/download

8 Les entretiens sont l’occasion de mettre en lumière les continuités, les désajustements voire les ruptures dans la nouvelle configuration de la formation. Bien que le corpus des entretiens soit encore en cours d’analyse, des éléments ont été utiles pour préciser les réponses et soutenir l’analyse des données du questionnaire.

9 Les éléments indiqués correspondent aux tris croisés pour lesquels le Khi2 est très significatif (p<0,01) ou significatif (p<0,05).

10 Cet énoncé est significativement moins vrai pour les formateurs intervenant sur les parcours second degré.

11 Un article portant sur les écarts de perception de la formation entre formateurs et étudiants sur une même base de questions (dont celle-ci) est en cours de rédaction.

12 Les réponses à l’ensemble de ces critères sont analysées dans l’article de Françoise et Perez-Roux (2024) à paraître dans la revue Phronesis.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thérèse Perez-Roux, Christine Françoise et Frédéric Torterat, « La formation des enseignant·e·s en prise avec les réformes : un rapport au travail (dés)ajusté pour les formateur·trice·s ?  »Éducation et socialisation [En ligne], 71 | 2024, mis en ligne le 09 mars 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://journals.openedition.org/edso/26620 ; DOI : https://doi.org/10.4000/edso.26620

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Auteurs

Thérèse Perez-Roux

Univ Paul Valéry Montpellier 3, Univ. Montpellier, LIRDEF EA 3749, F34000, Montpellier, France

Therese.perez-roux@univ-montp3.fr

Articles du même auteur

Christine Françoise

Université de La Réunion, INSPE, ICARE, 97487 Saint-Denis

christine.francoise@univ-reunion.fr

Frédéric Torterat

Univ Paul Valéry Montpellier 3, Univ. Montpellier, LIRDEF EA 3749, F34000, Montpellier, France

frederic.torterat@umontpellier.fr

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